Intervention de Danielle Simonnet

Réunion du mercredi 16 novembre 2022 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanielle Simonnet, rapporteure :

En juillet dernier, l'enquête journalistique sur les Uber Files a permis de révéler l'ampleur de la stratégie de lobbying employée par la société Uber pour s'implanter en France. Cette enquête, publiée par le Consortium international des journalistes d'investigation, a été rendue possible par la transmission de centaines de milliers de documents internes à la société Uber par son ancien lobbyiste, devenu lanceur d'alerte, Mark MacGann. Si l'existence d'une telle stratégie de lobbying était déjà supposée, cette enquête en a révélé l'ampleur et a montré la façon dont l'action – ou l'inaction – des pouvoirs publics lui a permis de prospérer.

C'est la raison pour laquelle j'ai déposé le 10 octobre, avec l'ensemble du groupe LFI-NUPES, une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête qui doit permettre de comprendre les mécanismes ayant permis à l'entreprise Uber de faire plier le droit français pour imposer son modèle. Le rôle de la commission des lois est de se prononcer sur la recevabilité et l'opportunité de la création d'une telle commission d'enquête.

Examinons d'abord la recevabilité de la proposition de résolution au regard de notre règlement.

Premièrement, pour être recevable au titre de l'article 137 du règlement, une proposition de résolution doit « déterminer avec précision les faits qui donnent lieu à enquête ». La recevabilité est, de ce point de vue, indiscutable. L'enquête portera sur les pratiques de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France et sur la réaction ou l'inaction des pouvoirs publics face à ces pratiques. L'audition du journaliste du Monde Damien Leloup, à laquelle certains d'entre vous étaient présents, a permis de constater que l'enquête journalistique a révélé des faits précis, sur lesquels la commission d'enquête pourra enquêter.

Deuxièmement, l'article 138 du règlement de l'Assemblée nationale exige qu'aucune autre commission d'enquête n'ait été créée ou qu'aucune commission n'ait demandé à faire usage des pouvoirs dévolus aux commissions d'enquête dans les douze mois précédents afin d'analyser les mêmes faits. En l'occurrence, rien de tel n'est advenu à l'Assemblée nationale pour enquêter sur l'implantation d'Uber. La résolution est donc également recevable à ce titre.

Troisièmement, la proposition de résolution doit se conformer à l'article 139 du règlement, qui précise qu'une telle initiative ne peut être mise en discussion si le garde des sceaux fait connaître que des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt du texte. Le garde des sceaux a fait savoir, par une lettre datée du 14 novembre, qu'une procédure judiciaire était en cours dans le périmètre de la commission d'enquête, mais il n'a pas jugé utile de nous indiquer, et je m'en étonne, quel était l'objet de cette procédure. Je l'invite donc à nous en faire part, et je vous indique que la commission d'enquête, une fois créée, veillera évidemment à ce que ses investigations ne portent pas sur des questions relevant de la compétence exclusive de l'autorité judiciaire. Il s'agit, d'une manière tout à fait classique, de permettre à la représentation nationale d'investiguer sur des faits tout en étant respectueuse de l'indépendance de l'autorité judiciaire. C'était, par exemple, le sens du vote émis par la commission des lois en décembre 2018 s'agissant de la recevabilité de la résolution tendant à créer une commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en France.

Sous la réserve que je viens d'indiquer, la proposition de résolution qui vous est soumise me semble ainsi répondre aux conditions requises pour la création d'une commission d'enquête.

Le garde des sceaux s'est également exprimé sur la méconnaissance supposée de la séparation des pouvoirs, au motif de l'évocation dans le titre de la proposition de résolution du « Président de la République ». Je tiens à vous rassurer sur ce point. Cette commission d'enquête ne vise M. Emmanuel Macron que pour son implication, en tant que ministre de l'économie, dans l'implantation d'Uber en France lorsque M. François Hollande était Président de la République. Le titre de la proposition de résolution ne visait qu'à se référer à la fonction actuelle du Président de la République, par respect du protocole. J'en veux pour preuve que le dispositif de la proposition de résolution mentionne très explicitement qu'il s'agit d'enquêter sur le rôle du Président de la République actuel « lorsqu'il était ministre de l'économie ». Or c'est au dispositif de la proposition de résolution qu'il convient de se référer pour cerner l'objet de l'enquête, le titre étant, quant à lui, dépourvu de toute portée normative. Pour achever de vous convaincre de la clarté de nos intentions, j'ai déposé deux amendements concernant le titre et le dispositif de la proposition de résolution.

Il apparaît ainsi que la proposition de résolution ne pose pas de difficulté au regard des conditions de recevabilité.

Examinons à présent son opportunité. Celle-ci me semble indiscutable. Les auditions que j'ai organisées en préparation de cette réunion ont permis d'entendre le témoignage poignant de plusieurs organisations défendant la profession de taxi, qui nous ont fait part des conséquences économiques et sociales de l'implantation d'Uber pour leur profession et des drames humains qui en ont résulté. Alors que le soutien apporté à l'implantation d'Uber par certains décideurs, dont M. Macron, était présenté comme motivé par la perspective de créations d'emplois, nous savons que la réalité de l'ubérisation du monde du travail est bien plus sombre. En dehors de la déréglementation du secteur du transport public particulier de personnes qu'a suscitée l'arrivée d'Uber en France, les conséquences économiques, sociales et environnementales sur l'ensemble de la société sont loin d'être anodines. Cela conduit à s'interroger sur le soutien et les facilitations dont a pu bénéficier cette entreprise américaine pour s'implanter en France, alors que l'existence de sérieux doutes sur les conséquences de son modèle économique aurait dû inciter à se demander où se situait l'intérêt général dans cette affaire.

Il est question d'une entreprise qui a pu, sans réaction immédiate ou suffisante des pouvoirs publics, lancer une application ouvertement illégale ; d'une entreprise qui, par l'utilisation de techniques informatiques, est parvenue à empêcher des contrôles administratifs et judiciaires d'être réalisés ; d'une entreprise dont l'implantation sauvage a suscité de nombreux troubles à l'ordre public, lorsque les affrontements physiques entre des conducteurs de taxi et les chauffeurs de la société Uber faisaient quotidiennement la une ; d'une entreprise dont l'activité a eu des conséquences sociales dramatiques, non seulement au sein de la profession de taxi, mais également, par la suite, pour les chauffeurs de VTC – voiture de transport avec chauffeur –, qui travaillent dans des conditions de précarité croissante ; d'une entreprise qui est parvenue à exploiter chaque faille de la réglementation et à mener chaque manœuvre dilatoire possible, y compris sur le plan judiciaire, pour empêcher les pouvoirs publics de rétablir la légalité ; d'une entreprise dont la stratégie consistait à créer le chaos, pour qu'un état de fait s'impose à notre État de droit, mais qui a trouvé des alliés dans l'appareil d'État ; d'une entreprise qui a été attaquée pour des faits de violence et de viol ; enfin, d'une entreprise qui n'a pas hésité à développer des stratégies d'optimisation et d'évasion fiscale.

L'ancien député Laurent Grandguillaume a témoigné, lors de son audition, des pratiques d'Uber auxquelles il a fait face lorsqu'il était rapporteur, en 2016, de la loi qui porte désormais son nom. Par ailleurs, l'écrivain Laurent Lasne nous a dit qu'il lui paraissait opportun que l'Assemblée nationale puisse enquêter, avec les moyens qui sont les siens, sur la stratégie d'implantation de la société Uber. Il m'apparaît, en effet, indispensable de comprendre les mécanismes mis en place par cette société pour parvenir à jouer avec les limites de la légalité. De quelle façon les décideurs publics ont-ils été approchés ? Comment ont-ils répondu aux sollicitations de cette entreprise ? Surtout, pourquoi l'ont-ils fait ? Au-delà de ces interrogations se pose en filigrane des révélations des Uber Files la question de la détermination de l'intérêt général. Celle-ci exige de la transparence, là où l'implantation d'Uber en France contient son lot de zones d'ombre.

Notre rôle est d'éclairer ces zones d'ombre. Il est de notre devoir de comprendre comment la société Uber est parvenue à faire plier le droit français en fonction de son modèle économique. Nous devons mener ce travail afin de nous assurer, pour l'avenir, que les pouvoirs publics sont davantage capables de faire face au lobbying et de garantir que l'intérêt général est l'unique intérêt visé lors de l'élaboration de la législation et de la réglementation dans notre pays. Tel est notre rôle de députés, et je pense que tous les groupes politiques de l'Assemblée pourront s'accorder sur ce point.

Voilà les raisons pour lesquelles je vous invite à constater que toutes les conditions requises pour créer cette commission d'enquête sont réunies.

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