Intervention de Christopher Weissberg

Réunion du mercredi 23 novembre 2022 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristopher Weissberg, rapporteur :

Cher président, difficile de ne pas commencer cette intervention à vos côtés sans quelques références, puisque vous êtes maître en la matière. Sur ce sujet, permettez-moi d'évoquer Hannah Arendt, qui a énormément travaillé sur la responsabilité et la justice. Pour celle qui avait échappé aux camps de concentration, observé le procès des criminels nazis à Nuremberg, puis analysé l'indifférence d'Eichmann en Israël, ne plus se sentir responsable de nos actes, voilà le ressort de la « banalité du mal ».

Aussi imparfait que soit le principe de responsabilité pénale dans le système international, il demeure le corollaire indispensable pour combattre l'impunité. Les crimes commis, en ce moment même, en Ukraine nous incitent plus que jamais, je crois, à faire tout notre possible pour renforcer la Cour pénale internationale.

Vous l'avez rappelé, cette cour a été créée en 2002 par le statut de Rome, qui a été ouvert à la signature des États en 1998. Elle est la première et unique juridiction pénale à la fois permanente, internationale et à vocation universelle. Elle compte aujourd'hui 123 États parties, dont la France, qui s'est mobilisée en faveur de la CPI dès l'élaboration du statut de Rome, posant ainsi les jalons d'une coopération dense sur laquelle je vais revenir.

Je rappellerai tout d'abord quelques points fondamentaux, à la fois sur le bien-fondé et sur le fonctionnement de la CPI, qui seront utiles pour éclairer les objectifs poursuivis par l'accord bilatéral dont nous sommes invités à autoriser l'approbation.

La Cour est compétente pour juger les crimes internationaux les plus graves : le génocide, le crime contre l'humanité, le crime de guerre et, dans certains cas, le crime d'agression. Elle a été conçue en priorité pour juger les principaux responsables et ceux qui ont agi en qualité officielle de chef d'État ou de gouvernement, de membre d'un gouvernement ou de parlementaire. L'enjeu est bien là de rejeter la question d'une quelconque immunité.

La Cour ne peut exercer sa compétence à l'égard de ces crimes que si ceux-ci ont été commis sur le territoire d'un État partie ou par un ressortissant d'un État partie. Elle peut ouvrir une enquête sur l'initiative de son procureur, lorsqu'un État partie lui défère une situation ou encore par voie de résolution du Conseil de sécurité de l'organisation des Nations Unies (ONU) ; dans ce dernier cas, tous les États peuvent être concernés, même s'ils ne sont pas parties au statut de Rome.

Enfin, la CPI ne peut poursuivre et juger des personnes que si les systèmes nationaux concernés n'engagent pas de poursuites ou s'avèrent ne pas être en capacité réelle de le faire. Il s'agit là du principe de complémentarité, qui est essentiel pour comprendre les travaux de la Cour. En effet, la CPI n'a pas vocation à se substituer aux États mais, au contraire, à compléter leur action. Symétriquement, il s'agit d'une juridiction indépendante mais qui a besoin du concours des États, à la fois financier et en matière d'exécution des mandats d'arrêt qu'elle délivre, pour pouvoir fonctionner.

La coopération entre la Cour et les États est fondamentale, et les accords bilatéraux de coopération en sont l'un des principaux aspects. Ces accords peuvent porter sur différents domaines : réinstallation des témoins, mise en liberté ou encore exécution des peines, à l'instar de l'accord qui nous occupe aujourd'hui. En quelques mots, l'entrée en vigueur de cet accord bilatéral, signé le 11 octobre 2021, fournira un cadre juridique stable à l'éventuel transfèrement de personnes condamnées par la CPI dans une prison française, afin d'y purger leur peine. Notre code de procédure pénale permet déjà l'exécution en France d'une peine prononcée par la CPI mais, en l'état actuel du droit, la mise en œuvre d'une telle coopération nécessiterait de négocier un accord ad hoc à chaque fois qu'il serait question de désigner la France comme lieu d'exécution.

L'accord, qui permet aussi de clarifier le cadre juridique en vigueur, a pu tirer les enseignements d'un accord similaire conclu en 2000 avec le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, et qui a abouti à l'incarcération en France de quatre personnes condamnées par ce tribunal, créé en 1993 et dont les fonctions ont pris fin en 2017.

La CPI a déjà conclu treize accords bilatéraux relatifs à l'exécution des peines et l'accord conclu avec notre pays a pu s'appuyer sur un modèle d'accord-cadre.

Tous les accords bilatéraux conclus avec la CPI sont d'application volontaire et reposent sur un principe de double consentement. Dès lors, l'entrée en vigueur de l'accord qui nous occupe aujourd'hui ne créera aucune obligation d'accueil d'une personne condamnée et supposera un accord réitéré par notre pays, d'abord sur le principe, puis sur la base d'une évaluation rigoureuse par le ministère de la justice, en concertation avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Plusieurs critères seront pris en compte, tels que l'existence de places disponibles en détention ou les liens éventuels entre la personne condamnée et la France. En outre, la CPI applique de son côté un principe de répartition équitable dans les sollicitations qu'elle est amenée à formuler auprès des États parties.

Ainsi, l'impact concret de cet accord sur les prisons françaises – qui n'accueillent à ce jour aucune des personnes condamnées par la CPI – sera limité par ces différentes considérations, ainsi que par le nombre très modeste de condamnations prononcées par la Cour, qui s'élève à ce jour à seulement cinq condamnations définitives.

Néanmoins, la portée symbolique et diplomatique de cet accord est majeure. En d'autres termes, nous touchons avec cet accord à l'influence de notre pays dans le système multilatéral et dans le système juridique international. Comme je l'ai évoqué en introduction, la France est l'un des pays qui collabore le plus avec la CPI. Notre pays a été un soutien de la Cour dès les origines et s'efforce aujourd'hui de promouvoir l'universalité du statut de Rome et de répondre de la façon la plus fluide possible aux différentes demandes d'entraide judiciaire transmises par la CPI. Nous sommes le troisième contributeur au budget de la CPI, à hauteur de 13,3 millions d'euros en 2022 pour les contributions obligatoires, sur un budget total de près de 155 millions d'euros. Par ailleurs, la nationalité française est la plus représentée parmi les personnels de la Cour, qui emploie environ 900 personnes.

Notre pays est resté en retrait sur un point, comme je le rappelle dans mon rapport : la France n'a pas ratifié les amendements dits de Kampala, qui étendent la compétence de la Cour pour y intégrer le crime d'agression, uniquement pour les États ayant ratifié ces amendements qui datent de 2010. Les autorités françaises ont jugé trop large la définition retenue, en identifiant un risque de difficultés d'interprétation dans certaines situations conduisant à l'emploi de la force telles que la légitime défense et un risque d'exposition de la politique d'intervention extérieure de la France, compte tenu d'une absence de délimitation claire du champ de l'incrimination. Ces réserves sont partagées par les États ayant une politique d'intervention proche de la nôtre, tel le Royaume-Uni, et seuls 35 % des États parties ont ratifié à ce jour les amendements de Kampala.

Ce positionnement ne réduit en rien la mobilisation de notre pays, notamment de nos diplomates, pour promouvoir le statut de Rome, tant au plan multilatéral qu'au plan bilatéral. À La Haye, où la Cour a son siège, l'ambassade de France est mobilisée au quotidien par cette coopération, et je souhaiterais souligner un point particulièrement important : la place du français à la CPI et plus généralement dans le système pénal international. Le français est, aux côtés de l'anglais, l'une des deux langues de travail officielles de la Cour mais, dans les faits, notre langue perd du terrain. Toutes les personnes que j'ai auditionnées, à commencer par les praticiens du droit et Robert Badinter, ont souligné l'importance de ce sujet et son caractère crucial pour l'influence de notre pays. Des actions sont menées localement par notre ambassade, avec l'aide de l'Alliance française mais il pourrait être utile d'interroger, à l'occasion d'auditions nos ministres, sur cette question, qui ne se limite pas à la CPI et se situe au cœur de notre diplomatie d'influence. Dans le cas de la CPI, la place du français doit d'autant plus nous mobiliser que la procédure en vigueur est très largement inspirée de la tradition anglo-saxonne de common law plutôt que de la procédure de droit civil telle que nous la connaissons.

En résumé, l'approbation de cet accord aura le double mérite de renforcer la crédibilité de l'engagement français en faveur de la CPI et, par-là même, de la lutte contre l'impunité des crimes les plus graves, tout en entraînant des conséquences pratiques modestes et faciles à anticiper.

La réaffirmation du soutien de la France à la Cour est d'autant plus importante qu'elle interviendra dans un contexte de bilan pour l'institution, qui a fêté cette année ses vingt ans. La vingt-et-unième session de la CPI se tiendra dans quelques jours. À première vue, il est facile de critiquer le bilan quantitatif de la Cour, qui n'a prononcé que cinq condamnations définitives et quatre acquittements. Les critiques formulées sur cette juridiction internationale concernent ainsi tantôt son efficacité, tantôt sa légitimité. Je suis sûr que nos collègues auront des questions à ce sujet.

En matière d'efficacité, il faut rappeler que si les procédures sont longues, de l'ordre de dix ans, la collecte des preuves, le recueil des témoignages, ainsi que les procès prennent par nature du temps et que le temps juridique n'est pas le temps politique, tout particulièrement dans des États dont la situation n'est pas toujours stabilisée lorsque les verdicts tombent. Concernant les condamnations, comme cela a été souligné en audition, on juge une cour sur ses acquittements bien plus que sur ses condamnations : la CPI traite de façon rigoureusement égale les accusés et les victimes, et c'est une force. Pour paraphraser Paul Ricoeur, la réponse aux grands criminels de l'histoire, c'est de leur appliquer équitablement tout ce qu'ils ont nié par leur action criminelle. Pour rappel, les victimes occupent une place procédurale à la CPI, empruntant en cela à la procédure de droit civil, mais aussi institutionnelle, puisqu'un fonds d'indemnisation a été créé en leur faveur afin de garantir l'octroi d'une réparation pouvant prendre différentes formes.

Sur le plan de la légitimité, nous avons tous ici en tête le procès en néo-colonialisme fait à la Cour il y a quelques années face à une succession d'enquêtes et de procès ouverts concernant exclusivement le continent africain. Aujourd'hui, on peut dire que cette critique, qui touche à l'universalité de la CPI, a été entendue. Les dix-sept enquêtes menées actuellement touchent ainsi tous les continents : on peut citer, parmi les États concernés, la Géorgie, l'Afghanistan ou encore le Venezuela, la Libye et le Mali. Sur le plan de l'efficacité, la Cour, qui est encore jeune – et il est important de le rappeler – a fait l'objet, sur demande des États parties, d'un audit indépendant visant à identifier des pistes d'amélioration sur de nombreux sujets, allant de la gouvernance aux ressources humaines, en passant par la procédure et les méthodes de travail.

Tout n'est pas parfait à la Cour, mais ce qui est perfectible peut être identifié comme tel. Gardons-nous par ailleurs d'être naïfs : le système international connaît des faiblesses et nous sommes bien placés dans cette commission pour le savoir. La CPI, qui est structurellement située au carrefour du juridique et du géopolitique, n'est pas à l'abri des critiques, ni des instrumentalisations. C'est la raison pour laquelle un soutien renforcé des États parties est le meilleur moyen de consolider l'indépendance et l'efficacité de la CPI.

Il ne vous aura pas échappé que la Cour fait aujourd'hui face à un défi de taille, avec l'ouverture dès le mois de mars dernier d'une enquête sur la situation en Ukraine sur « toute allégation passée et actuelle de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide commis par quiconque sur quelque partie du territoire ukrainien que ce soit ». L'ouverture de cette enquête a été permise par un collectif de quarante-trois pays, dont la France, qui a déféré à la CPI la situation en Ukraine. Ni la Russie, ni l'Ukraine ne sont parties au statut de Rome, mais la Cour est compétente pour enquêter car l'Ukraine a reconnu, par deux déclarations transmises en 2014 et en 2015, la compétence de la CPI en matière de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité commis depuis le 21 novembre 2013. La Cour est toutefois concurrencée par l'idée, défendue par différents juristes et institutions, mais aussi appelée de ses vœux par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, et visant à créer un tribunal spécial ad hoc pour juger les crimes commis en Ukraine. Un tel tribunal permettrait notamment de juger le crime d'agression, sur lequel la Cour n'a pas compétence en l'espèce, et pourrait juger les principaux responsables, dont Vladimir Poutine, in abstentia, ce que la CPI n'est pas en mesure de faire. À ce stade, il semble que la Cour, en appui des juridictions ukrainiennes qui demeurent les premières concernées, ait le mérite comparatif d'exister et surtout d'avoir préexisté au conflit, ce qui a priori la place à une plus grande distance d'un risque d'instrumentalisation. Les États qui ont déféré la situation à la Cour se sont pour la plupart mobilisés matériellement et financièrement pour favoriser la lutte contre l'impunité des crimes commis en Ukraine et nous devons dès à présent veiller à ce que toutes les enquêtes en cours, concernant près de vingt pays, puissent avancer dans de bonnes conditions, sous peine de remettre en cause la légitimité de la Cour. Les discussions menées par le président de la République dans ce contexte poursuivent ce même objectif : avoir une approche opérationnelle de soutien à la CPI et à l'Ukraine.

Mes chers collègues, j'espère vous avoir convaincus de l'importance symbolique et diplomatique de cet accord, dont la portée concrète demeure modeste et dont l'approbation peut apporter un gain relatif particulièrement important, à la fois pour notre pays et son influence et pour la lutte contre l'impunité dans le monde.

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