Intervention de Aurélien Pradié

Réunion du mercredi 23 novembre 2022 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurélien Pradié, rapporteur :

Madame Chandler, je ne comprends pas du tout le ton de votre intervention. Je ne sais pas où vous vous trouviez en 2019. Nous sommes ici quelques-uns, issus de tous les groupes politiques, à mener avec constance le combat contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Lorsque nous avons prévu la généralisation du bracelet antirapprochement, la réduction à six jours du délai de délivrance des ordonnances de protection, et la protection des logements et des enfants, les députés de votre groupe n'avaient pas le même ton que vous aujourd'hui. Si nous avions adopté un ton aussi polémique et violent en commission, nous n'aurions jamais fait avancer cette cause.

Je ne vous permets pas de dire que nous serions en train de faire du mal, de jouer avec des vies, et que tout cela serait une plaisanterie. Vous avez le droit d'avoir les positions que vous voulez – vous les assumerez dans l'hémicycle –, mais si vous voulez que nous puissions demain travailler ensemble sur des causes aussi importantes, de grâce, mesurez la portée de vos propos. Nous sommes nombreux ici, sur tous les bancs et depuis des années, à être engagés pour cette cause. Nous avons relevé de grands défis, avec intelligence, respect et la capacité de nous rassembler lorsque les sujets le méritent.

Vous avez été missionnée par le Gouvernement pour évaluer l'opportunité de la création d'une juridiction spécialisée. Je comprends qu'il puisse y avoir chez vous une certaine frustration à nous voir avancer avant même que vous ayez déposé votre rapport. Pardon de vous le dire, comme je l'ai déjà fait hier lorsque je vous ai rencontrée, mais la création d'une juridiction spécialisée n'est pas une idée qui vient de sortir du chapeau : cela fait au moins dix ans que des magistrats, des spécialistes et des responsables politiques travaillent sur cette question. Nous disposons aujourd'hui de suffisamment d'éléments pour avoir du recul.

Par ailleurs, votre travail n'entre pas en contradiction avec le nôtre. La procédure parlementaire, que vous connaissez sûrement aussi bien que moi, prévoit plusieurs lectures, une navette entre l'Assemblée et le Sénat. Nous pouvons parfaitement faire un premier pas dès maintenant et laisser les sénateurs traiter à leur tour cette question, selon un calendrier fixé par le Gouvernement : ce dernier peut proposer l'inscription du texte à l'ordre du jour du Sénat après le mois de mars, une fois présenté votre rapport, qui redira certainement ce que nous disons depuis dix ans – et ce sera d'ailleurs une bonne chose que tout cela soit confirmé.

Cessons d'avoir peur. Lorsque nous avons voté en décembre 2019, à l'unanimité, un texte qui a généralisé le bracelet antirapprochement, nous avons su dépasser bien des prudences et des peurs. Voulez-vous que je vous rappelle combien de fois nous avons entendu, dans cette commission, qu'il était trop tôt pour généraliser le bracelet antirapprochement et qu'il ne fallait pas limiter à six jours le délai de délivrance des demandes d'ordonnance de protection, parce que cela serait trop court et ne marcherait jamais ? Nous avons pourtant avancé et cela fonctionne aujourd'hui. Toute la Chancellerie était opposée au délai de six jours pour les ordonnances de protection, et les professionnels aussi : ils nous disaient que cela ne marcherait pas. Si nous avions été prudents, comme beaucoup le demandaient, cette avancée qui permet de mieux protéger les femmes et les enfants n'existerait pas.

Ne croyez pas que nous ne sommes pas prêts. Nous avons un recul international, puisque l'Espagne a mis en place une juridiction spécialisée depuis 2004. En France, cette juridiction spécialisée, ou ce pôle spécialisé, ne serait pas une exception : depuis 1945, nous avons un juge spécialisé, qui est celui des enfants, et nous avons aussi un juge des tutelles et un juge aux affaires familiales. Nous ne sommes pas en train d'inventer quelque chose de nouveau mais de décalquer des modèles qui existent et fonctionnent déjà dans notre pays, ainsi qu'en Espagne, pour une matière devenue grave, la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.

On ne peut pas passer sous silence les chiffres actuels. Ils déclenchent une alerte absolue. Entre 2020 et 2021, le nombre de morts violentes au sein des couples a augmenté de 14 %, et nous en sommes depuis le début de l'année à 101 féminicides. Quel autre pays d'Europe l'accepterait, comme nous le faisons ?

Que les textes portent sur le handicap, les violences conjugales ou d'autres sujets, j'ai toujours fait en sorte que nous puissions nous retrouver. Si je vous ai fait part de ma colère, parce que je considère que le ton de votre intervention n'était pas à la hauteur, je vous redis que d'ici à la séance, je me tiens à la disposition de chacun, au-delà des divergences, comme je l'ai toujours fait, pour avancer ensemble et rassurer si nécessaire.

J'ai compris que notre collègue du Rassemblement national souhaitait être concrète et cohérente ; or le premier amendement que nous allons examiner propose une suppression sèche de l'ensemble du dispositif. Être concret, pour le Rassemblement national, quand il s'agit de lutter contre les violences faites aux femmes et aux enfants, consiste donc à tout supprimer : circulez, il n'y a rien à voir ! C'est manifestement un sujet qui vous intéresse peu. Vous avez déposé un autre amendement pour corriger ce texte dont vous ne voulez pas : voilà pour vous ce qui s'appelle être cohérent.

Vous avez évoqué, madame Lechanteux, la question de l'éloignement potentiel des victimes de leur juridiction, et vous avez raison : c'est une préoccupation. Si vous aviez pris la peine de corriger votre projet d'intervention après avoir entendu la mienne, vous auriez intégré le fait que j'ai déposé un amendement pour que le ressort soit celui du tribunal judiciaire et non celui de la cour d'appel.

Vous avez dit que vous étiez, par principe, opposée à la création de juridictions spécialisées parce qu'elles seraient source de confusion. Je pense que la création de cette juridiction spécialisée permettra au contraire de clarifier la situation. Il y a quelques années, votre parti plaidait d'ailleurs de toutes ses forces pour la création d'une juridiction spécialisée en matière d'antiterrorisme, en disant que c'était la seule solution pour clarifier les choses et avancer vite et fort. Vous aviez tout à fait raison : la création de juridictions spécialisées ne brouille pas les cartes, bien au contraire. Lorsque nos prédécesseurs ont créé, en 1945, la juridiction spécialisée qu'est le juge des enfants, cela a clarifié la situation, et il en est allé de même lorsque le juge aux affaires familiales et celui des tutelles ont vu le jour.

En réponse à notre collègue de La France insoumise, je pense que nous disons, sur le fond, la même chose. Vous avez parlé de la création de pôles : c'est ce que je vais proposer par amendement. Malgré les divergences que nous avons souvent, vous avez aussi défendu la création de juridictions dédiées, parfois avec nous. Je suis à votre disposition pour apporter les précisions qui seraient nécessaires, mais je n'imagine pas que vous puissiez vous opposer à cette proposition de loi.

Des propositions relevant de l'ambiance électorale seront présentées. Nous savons le faire et nous le ferons, mais je ne pense pas pouvoir être soupçonné d'électoralisme en la matière, pas plus que quiconque. Nous avons toujours travaillé sur ce sujet avec la volonté de faire avancer les choses, et nous avons déjà réussi à le faire ensemble.

Notre collègue du MODEM a évoqué le risque d'une complexification du parcours des victimes. Je me suis moi-même beaucoup interrogé sur ce point. Nous ne complexifierons pas, en vérité, le parcours : nous allons le simplifier. Ce qui est complexe actuellement, pour une victime, c'est de ne pas savoir à qui s'adresser, et pour les magistrats, c'est de ne pas être parfaitement formés dans ce domaine. Certains disent l'être, mais aucune formation obligatoire n'a été mise en place, contrairement à ce qui a été fait dans tous les autres pays qui ont organisé la lutte contre ces violences, notamment en Espagne. Je n'accable pas nos magistrats, car ils n'ont pas le temps de le faire, mais combien d'entre eux sont vraiment allés sur le terrain pour se former ? Très peu, en réalité.

La création d'une juridiction spécialisée, loin de complexifier la situation, permettra d'adresser un message au pays, comme nous l'avons fait en matière de protection des enfants, il y a quelques décennies, et pour la protection juridique des majeurs vulnérables : il y aura désormais une juridiction dédiée. En Espagne, cela a permis trois avancées : avoir des magistrats meilleurs, parce qu'ils pratiquent davantage la matière, et qui décident plus vite, pour la même raison, tout en augmentant la saisine des juridictions, parce que les avocats et les victimes savent que la protection est renforcée. En Espagne, la création d'une juridiction spécialisée a permis non seulement de faire baisser d'un tiers le nombre de féminicides, mais aussi d'augmenter de près d'un tiers le nombre de dépôts de plaintes, parce qu'on sait maintenant à qui s'adresser.

Par ailleurs, je ne crois pas que nous ayons encore le temps d'attendre. Lorsque nous avons créé le bracelet antirapprochement, beaucoup nous disaient qu'il fallait attendre, y compris au sein du MODEM, mais je pense que nous avons bien fait de passer, peut-être, en force, malgré les doutes que nous avions – ils ont ensuite été levés. Le travail parlementaire permet souvent d'aller plus vite que pourraient le souhaiter l'institution judiciaire et le Gouvernement, de dépasser la prudence qui peut les caractériser.

Vous avez beaucoup travaillé sur ce sujet, madame Untermaier. S'agissant du périmètre, nous aurons l'occasion de débattre des violences sexistes et sexuelles, mais je crois qu'il faut s'en tenir à cette matière spécifique qui est celle des violences commises au sein du foyer, par un compagnon ou un ex-compagnon. Quant à l'appel, j'ai déposé un amendement tendant à instaurer aussi une spécialisation à ce niveau.

Monsieur Acquaviva, vous avez eu raison de rappeler que la question de la proximité est absolument fondamentale. Nous débattrons du périmètre de compétence de la juridiction spécialisée. J'ai évolué sur cette question, et il existe peut-être des angles morts sur lesquels il faudrait travailler dans le cadre de cette proposition mais aussi dans celui de la mission confiée à deux de nos collègues. La vie de ce texte ne sera pas terminée si nous l'adoptons la semaine prochaine. Le travail parlementaire continuera et permettra d'enrichir le texte.

Je donnerai un avis favorable à l'amendement évoqué par notre collègue écologiste. Elle a eu raison de poser la question des moyens, comme l'a également fait le groupe GDR. Je ne peux la traiter dans ce texte mais j'ai souvent déposé des amendements aux projets de loi de finances pour faire en sorte que le milliard d'euros fictif qui est consacré aux violences conjugales devienne un milliard d'euros réel. Sur le strict plan du fléchage budgétaire, avoir une juridiction spécialisée est une manière d'y voir clair, de savoir quels moyens sont réellement prévus et d'allouer des moyens beaucoup plus significatifs à la lutte contre ce défi gigantesque, qui mérite tout sauf d'attendre encore.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion