Intervention de André Merlin

Réunion du mercredi 1er février 2023 à 14h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

André Merlin, président d'honneur du Réseau de Transport d'Électricité (RTE) :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, vous me faites un grand honneur en m'invitant à m'exprimer devant votre commission. En effet, la question de la souveraineté énergétique et électrique de notre pays me tient particulièrement à cœur.

Je reviendrai sur mon parcours professionnel afin que vous puissiez bien situer mon domaine d'expertise. Je souhaite également traiter du grand réseau européen d'interconnexions d'électricité, celui-ci jouant un rôle majeur dans les échanges d'électricité entre les différents États membres et dans la construction du marché de l'électricité européen. Je parlerai également des sujets d'actualité, qui concernent directement les travaux menés par cette commission. Les risques de coupure d'électricité qui peuvent survenir cet hiver et les hivers suivants, les prix sur les marchés d'électricité ainsi que les dysfonctionnements apparents du marché européen de l'électricité sont en effet des sujets de première importance. D'ailleurs, les médias ont communiqué des informations sur ce dernier point et j'estime qu'elles ne correspondent pas tout à fait à la réalité. En outre, il me semble important d'aborder le sujet du mix à privilégier pour la France à horizon 2050, en relation avec le rapport produit par RTE à destination des pouvoirs publics. Je terminerai par évoquer le mix électrique tel qu'il peut être envisagé au niveau de l'Union européenne à horizon 2030.

Ma vie professionnelle a été entièrement consacrée à l'électricité et, plus précisément, au service public de l'électricité. Ma carrière a débuté en 1968 et a pris fin en 2016. J'ai également été élu local de 2014 à 2020, car j'ai été maire adjoint de ma commune de naissance, située aux confins du Cantal et de la Corrèze. À ce titre, j'ai d'ailleurs beaucoup œuvré à la réduction de la facture énergétique de la commune et du département, car j'ai aussi été le premier vice-président du syndicat départemental de l'énergie du Cantal.

Je suis rentré chez EDF, après mes études supérieures, au sein de la direction de la recherche et du développement. Je développais alors des outils d'aide à la décision pour la conduite en temps réel, la gestion prévisionnelle des systèmes électriques et le choix des investissements en matière de réseaux électriques, c'est-à-dire pour le transport et la distribution. Pour information, le transport regroupe les lignes à haute et très haute tension, tandis que la distribution concerne des lignes à moyenne et basse tension. J'ai commencé à travailler en tant qu'ingénieur chercheur avant d'évoluer vers le poste de chef de département. Avec des ingénieurs de très haut niveau, nous avons développé des outils qui sont maintenant diffusés dans le monde entier. Les outils de simulation et d'optimisation sont aussi utilisés partout en France. Cette époque correspond en quelque sorte à l'émergence de l'intelligence artificielle. Nous avions la chance, au sein de la direction de la recherche d'EDF, de disposer d'un centre de calcul parmi les plus puissants d'Europe, ce qui nous a permis de développer des algorithmes tout à fait originaux. Ces travaux étaient tout à fait passionnants, ce qui explique que je suis resté seize ans dans cette activité.

Par la suite, j'ai pris un poste de responsabilités au sein de la direction production transport d'EDF, d'abord comme chef du département automatisation des réseaux. Nous commencions à utiliser les technologies d'information et de communication pour la surveillance et la téléconduite des réseaux de transport ainsi que pour leur protection. Ensuite, j'ai été directeur régional du transport d'électricité et des télécommunications pour la région Auvergne-Rhône-Alpes avant d'être nommé numéro 2 de la direction de la recherche au niveau national. À ce moment, j'ai engagé des projets de développement tout à fait novateurs sur des câbles électriques à isolation synthétique, comme le câble à 400 000 volts. Nous travaillions alors avec Prysmian, anciennement Pirelli, et Nexans, anciennement Câbles de Lyon. Ces câbles sont maintenant largement utilisés pour la réalisation des interconnexions à la fois souterraines et sous-marines.

Je suis ensuite revenu pour diriger toute la partie non nucléaire de la production et du transport d'électricité d'EDF, qui regroupait 20 000 personnes. J'avais donc la charge de la production hydraulique, de la production thermique à flamme, du transport, de la gestion des flux d'électricité sur le réseau de transport et d'interconnexions ainsi que de la vente aux grands clients industriels.

En 1997, à la suite de l'adoption de la directive qui libéralisait le marché de l'électricité en Europe, le président et le directeur général d'EDF de l'époque m'ont chargé de préparer la mise en place du gestionnaire du réseau de transport d'électricité français. Ce travail devait être accompli pendant les trois années qui nous séparaient de la transposition de la directive dans le droit français. Cette tâche fût très importante et nous y avons consacré énormément de temps. La loi, dite « loi Pierret », ayant été votée en février 2000, la commission de la régulation de l'électricité a été créée au mois de mars et RTE, qui s'appelait autrement, a été créé au 1er juillet 2000. Christian Pierret m'a alors fait l'honneur de me nommer à la tête de cette organisation.

À travers ce processus, nous avons créé un objet juridique non identifié, car il constituait un service indépendant au sein d'un établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC). La gestion de ce service devait effectivement être totalement indépendante du reste d'EDF et une séparation devait être mise en œuvre dans la gestion technique, comptable et financière de cet ensemble, ce qui a mené à une séparation de ses comptes et de son bilan de ceux d'EDF. Nous avons, à cette occasion et sur proposition de la commission de régulation, récupéré la moitié de la dette d'EDF, soit 8 milliards d'euros. À la fin de mon mandat, cette dette avait été réduite de 25 %, malgré les investissements importants que nous avions consentis au cours de ces sept années.

L'appellation de ce gestionnaire de réseau était extrêmement importante, car elle traduisait la prise d'indépendance de cette activité. J'ai donc proposé au PDG d'EDF, à savoir François Roussely, l'appellation « RTE », que ce dernier a immédiatement acceptée. Cette décision a d'ailleurs suscité certaines interrogations de la part du personnel d'EDF, qui n'a pas directement compris la signification de ce changement. Le statut d'EDF a donc évolué, car il est passé du statut d'EPIC à celui de société anonyme, ce qui induit une possibilité d'ouverture du capital. À cette occasion, RTE a été filialisé, EDF restant entièrement propriétaire des infrastructures de RTE. Lors du débat sur la loi de transposition de la directive, d'importants échanges ont eu lieu sur le fait d'intégrer ou non les infrastructures de transport et de ne pas se limiter à la gestion des flux d'électricité sur le réseau. J'ai d'ailleurs milité pour la réunion de la gestion des flux et des infrastructures à la fois pour leur maintenance et leur développement. Le rapporteur de la loi a finalement penché de mon côté.

Nous avons ensuite créé la bourse de l'électricité en 2001, à la demande de la commission de régulation. Cette bourse formant un marché spot a été opérationnelle dès 2001 et elle a constitué un élément très important pour la vision de la Commission européenne et des concurrents d'EDF sur le fonctionnement de RTE. Nous avions également subi les conséquences des deux tempêtes survenues à la fin de l'année 1999.

J'ai été conduit à quitter la présidence du directoire de RTE en 2007, car j'avais atteint la limite d'âge, et j'ai été nommé en tant que conseiller spécial du commissaire européen à l'énergie. J'étais également en relation directe avec Mme Neelie Kroes, la commissaire européenne à la concurrence, car je jouais le rôle de médiateur, à sa demande, pour un contrat commercial à long terme Exeltium qui avait été établi entre EDF et les électro-intensifs. Après deux ans de discussions intenses, nous avons obtenu le feu vert de la direction générale de la concurrence pour un contrat sur vingt années. J'ai aussi eu à donner mon avis sur l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), ayant été auditionné par la commission Champsaur. J'avais d'ailleurs fait part de mes réserves quant à la proposition faite par l'administration française sur ce sujet.

À la fin de l'année 2009, M. Henri Proglio a fait appel à moi afin que je sois son conseiller dans le domaine des réseaux électriques et il m'a proposé de prendre la présidence de deux conseils de surveillance, à savoir ceux de RTE et d'ERDF, Électricité Réseau Distribution France devenue ENEDIS. Je l'ai directement assuré que je serais très attentif à son indépendance de gestion. M. Jean-Louis Borloo m'a ensuite demandé en 2011 de créer un consortium pour l'étude de la faisabilité technique et économique d'interconnexions électriques de grande capacité entre l'Europe du Sud et l'Afrique du Nord. Les études ont démontré qu'il était possible de construire des interconnexions, principalement sous-marines, entre l'Europe et le Maghreb. En 2016, j'ai mis fin à ma vie professionnelle, mais je suis devenu maire adjoint de ma commune de naissance. Je n'ai donc jamais exercé de responsabilités effectives dans le domaine du nucléaire. J'ai, par conséquent, une vision extérieure du parc nucléaire, ce qui ne m'empêche certes pas d'avoir mes propres opinions à ce sujet.

Par ailleurs, le grand réseau européen d'interconnexions électriques est l'un des plus importants au monde. Aujourd'hui, seul le réseau chinois peut être comparé au réseau européen. Celui-ci est le fruit du développement du réseau d'électricité pendant tout le XXe siècle. Le transport à haute et très haute tension a d'ailleurs commencé après la Première Guerre mondiale. Ce réseau est constitué de plusieurs niveaux de tensions. Nous pouvons d'ailleurs le comparer au réseau routier : le 400 000 volts correspond aux autoroutes ; le 225 000 volts représentent les routes nationales ; le 63 000 et le 90 000 volts peuvent quant à eux être apparentés aux routes départementales ou régionales ; les réseaux de distribution correspondent enfin aux routes communales. Ce système découle du fait que l'électricité ne se stocke pas, ou du moins elle ne peut être stockée qu'indirectement, sous différentes formes, gravitaire pour l'hydraulique, charbon pour les centrales à charbon, gaz pour les centrales au gaz, uranium pour les centrales nucléaires. De plus, elle se transmet instantanément, c'est-à-dire à la vitesse de la lumière. Pour rappel, un fil électrique conducteur est nécessaire pour la transmission de cette électricité : celui-ci génère des pertes selon l'effet Joule, qui se calcule en multipliant la résistance électrique par le carré de l'intensité. Lorsque nous étendons le réseau, la résistance s'accroît et, pour limiter les pertes, il est nécessaire d'augmenter la tension. La puissance transmise correspond au produit de la tension par le courant : par conséquent, lorsque nous augmentons la tension, le courant baisse. Les différents niveaux de tension ont donc vocation à réduire les pertes électriques. Enfin, pour opérer le changement entre ces niveaux de tensions, nous utilisons le courant alternatif.

Le courant alternatif permet, en utilisant le transformateur inventé par Nicolas Tesla, de monter ou de descendre en tension. Aujourd'hui, le courant continu présente à nouveau de l'intérêt à très haute tension pour les liaisons sous-marines ou souterraines. En Europe, nous utilisons du 50 hertz, tandis que les Américains ont opté pour le 60 hertz ; les Japonais utilisent quant à eux les deux modalités. Ce grand réseau électrique européen est géré de manière décentralisée, car chaque état membre dispose de centre de conduite. En France, il existe un dispatching national à Saint-Denis et il permet de coordonner l'ensemble des échanges. Ce dispatching national est donc en relation avec les dispatchings des autres pays. À ce sujet, l'Allemagne présente une particularité, car elle dispose de quatre dispatchings. Pour piloter ce réseau d'interconnexions, il est nécessaire de contrôler en temps réel trois grandeurs déterminantes, à savoir la fréquence, la tension et le courant. Si ce contrôle n'est pas effectué correctement et que la fréquence dévie trop par rapport à la fréquence de référence de 50 hertz, nous risquons de connaître un black-out. Celui-ci ne correspond pas à des coupures comme celles dont il est question actuellement et qui sont programmées. Le black-out constitue plutôt un effondrement du système électrique qui entraîne une coupure d'électricité instantanée pour tous les clients, qu'ils soient prioritaires ou non. La France en a connu deux à travers son histoire, dont un le 19 décembre 1978 qui a duré 24 heures. À cette occasion, tous les métros et tous les ascenseurs se sont arrêtés soudainement.

Le deuxième black-out survenu en France s'est produit en janvier 1987. La centrale à charbon de Cordemais avait été contrainte de s'arrêter brutalement, car une crise sociale venait d'être essuyée et des coupures importantes d'électricité avaient eu lieu. En sortant de cette crise sociale, nous avons connu un coup de froid et de la glace a obstrué la prise d'eau de la centrale de Cordemais, entraînant l'arrêt de celle-ci et une instabilité en tension sur toute la partie ouest de la France. Le black-out n'a finalement impacté que la moitié ouest de la France. Concrètement, il est assez imprudent d'affirmer que la France ne connaîtra jamais de black-out.

D'ailleurs, un black-out a été enregistré en Italie en 2003 en raison d'un immense court-circuit survenu sur une interconnexion entre la Suisse et l'Italie. Cette même année, les États-Unis et le Canada ont également été victime d'un black-out. Certaines parties du réseau n'ont pu être réalimentées qu'au bout de quarante-huit ou soixante-douze heures. Enfin, en novembre 2006, un paquebot très haut devait sortir d'un chantier naval pour aller sur la rivière Ems en Allemagne. Il était prévu de mettre hors tension une ligne qui surplombait cette rivière et du fait de l'anticipation de l'opération sur le calendrier, une erreur de coordination est survenue entre les deux gestionnaires de réseau allemands et la charge était beaucoup plus importante que prévu. La ligne a été mise hors tension et du fait des reports de charge, un phénomène de déclenchement en cascade de l'interconnexion s'est produit : le réseau européen a été séparé entre l'ouest et l'est. Nous importions 10 000 mégawatts à cette époque : immédiatement, la fréquence a chuté à moins de 49 hertz et nous avons alors connu un décrochage des moyens de production non pilotables. Nous avons donc perdu 7 000 mégawatts supplémentaires. Il a fallu rétablir très rapidement, en quelques secondes, l'équilibre entre la consommation et la production, ce qui a nécessité de faire appel à des relais de baisse de fréquence. Nous avons heureusement réussi à rétablir cet équilibre en baissant la consommation. Par ailleurs, le réseau ibérique a lui aussi été impacté, notamment car il était en avance en termes de production d'énergies intermittentes. Nous avions pu exporter 2 000 mégawatts grâce à l'hydraulique français qui présente une grande flexibilité et, sans cela, le réseau ibérique se serait effondré à l'image du réseau italien.

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