Intervention de Delphine Batho

Réunion du jeudi 9 février 2023 à 14h30
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDelphine Batho, députée, ancienne ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie (2012-2013) :

Toutes celles et tous ceux qui viennent répondre à vos questions éclairent telle ou telle période de l'histoire récente, assurant qu'ils ont fait au mieux. On pourrait en déduire qu'il existe une sorte de mystère aux origines de la situation énergétique actuelle de la France, ou encore s'abriter derrière la thèse selon laquelle cette situation s'expliquerait par un retournement soudain de la conjoncture que personne ne pouvait prévoir.

Il n'en est rien : la situation énergétique actuelle de la France était prévisible. À la question : « Qui aurait pu prédire ? », je répondrai : « Tout le monde ». Il n'y a pas d'imprévu dans les principales données qui sous-tendent le choc énergétique ; les gouvernements successifs pouvaient les anticiper.

En ce qui concerne, d'abord, la hausse des prix des énergies fossiles et ses conséquences, il est de notoriété publique que l'ensemble des risques est associé au fait que la principale énergie consommée en France est à 63 % d'origine fossile et importée. La France est à la merci de la hausse des prix du baril et des dépendances géopolitiques induites par le souci d'assurer son approvisionnement. Celles-ci engagent son autonomie stratégique sur la scène internationale.

La hausse des prix des énergies fossiles n'est pas conjoncturelle. Elle a d'ailleurs commencé, pour le pétrole comme pour le gaz, avant la guerre en Ukraine, dans le contexte de la reprise de la demande, après la première phase de la pandémie, qui avait mis à l'arrêt l'économie mondiale. Le phénomène est assez comparable à la hausse qui avait suivi la crise de 2008. Loin de provoquer un changement de modèle ou la construction d'un « monde d'après », les lendemains de la pandémie ont été marqués par un effet rebond et par une course à la reprise économique, avec l'augmentation dans les mêmes proportions des émissions de gaz à effet de serre – lesquelles ont atteint un nouveau record.

À défaut que l'état d'urgence climatique ait convaincu de longue date notre pays d'organiser une sortie rapide de la dépendance aux énergies fossiles, on aurait pu espérer que les enjeux de résilience, de sécurité et d'indépendance guident les choix publics. Force est de constater qu'il n'en a rien été. Pourtant, les sources d'approvisionnement de la France en hydrocarbures, bien que diversifiées, sont pour une bonne partie en déclin ou le seront au cours de la décennie 2030. Quant au déficit de la balance commerciale, lié aux importations d'énergie, il atteint un record historique.

L'exposition de la France à la volatilité des prix des énergies fossiles et à la hausse tendancielle liée à leur déclin n'est pas une nouveauté. Lorsque j'étais aux responsabilités, le déficit de la balance commerciale – plus de 60 milliards d'euros à l'époque – était au fondement de la nécessité de planifier la transition énergétique : il s'agissait de se défaire du boulet des énergies fossiles pour être enfin libres.

Les énergies fossiles sont la cause du changement climatique, mais aussi celle de l'inflation, puisque toute matière première, toute marchandise qui est fabriquée et qui circule en dépend. Quand le pétrole augmente, tout augmente. S'y ajoute, sur le front des prix de l'alimentation, l'augmentation du prix des denrées de base provoquée pendant l'été 2021 par l'impact du changement climatique. Là aussi, l'inflation est liée à l'impact des activités humaines sur le climat. Je fais notamment référence aux pertes de production de céréales liées aux vagues de chaleur en Amérique du Nord, en Europe et en Asie au cours de l'été 2021, dont on a vu les conséquences sur les marchés mondiaux dès l'automne de la même année.

Dans le débat public, on évoque souvent les conséquences de l'inflation. Or il est nécessaire d'ouvrir enfin les yeux sur ses causes. Celles-ci portent un nom : énergies fossiles.

Prévisibles aussi étaient les conséquences de l'absence de politique puissante et efficace en matière d'économies d'énergie. La hausse structurelle des coûts de l'énergie et la prévision de hausses futures plaident de longue date pour une politique soutenue de réduction des besoins et de protection des ménages face aux conséquences sociales de l'augmentation des prix, qu'il s'agisse du carburant pour se déplacer, du gaz ou de l'électricité pour se chauffer ou de tous les autres usages de la vie courante.

Le retard de la France en matière de réduction de la consommation d'énergie, d'éradication des passoires thermiques, d'économies d'énergie dans tous les secteurs d'activité et les bâtiments publics gonfle la facture et se paie cash. La précarité énergétique qui touche de nombreux ménages frappe aussi, désormais, les entreprises et les collectivités locales, qui sont soumises aux tarifs de marché pour le gaz ou l'électricité : elles sont dans l'incapacité de faire face à la hausse des prix.

J'invite à mettre en regard le coût astronomique du bouclier tarifaire et celui des investissements budgétaires dans les économies d'énergie, qui ont été pourtant refusés dans un passé récent. Si ces investissements avaient été massivement réalisés, nous serions bien plus résilients. Attendre de se retrouver au pied du mur et de n'avoir d'autre option que de sortir le carnet de chèques en urgence, ce n'est assurément pas un bon calcul pour la nation.

Le refus, depuis au moins quinze ans, de mener une politique de décroissance assumée de la consommation d'énergie a des conséquences lourdes dans les domaines social, économique et budgétaire.

Prévisibles également étaient les conséquences des règles absurdes du marché européen de l'électricité, selon lesquelles c'est le dernier moyen entré en production qui détermine le prix. Ainsi, d'une certaine manière, les prix de l'électricité sont indexés sur celui du gaz.

Prévisible, enfin, le fait que la trop grande dépendance de la France à l'égard d'une source de production électrique – à savoir le nucléaire – constituait une vulnérabilité. Le risque d'une mise à l'arrêt d'une partie importante du parc nucléaire pour raison de sûreté, à cause d'un défaut générique, avait été énoncé clairement et fortement depuis longtemps. M. Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire – dont j'avais proposé la nomination –, avait lancé l'alerte à ce propos en 2013, dans le cadre du débat national sur la transition énergétique que je présidais, et cet élément avait été pris en compte dans la synthèse. À ce risque identifié de longue date se sont ajoutés le décalage de certaines opérations de maintenance, lié à la pandémie, ou encore les dérogations demandées lors de la sécheresse. Ces événements illustrent la sensibilité du nucléaire aux chocs externes. Les conséquences sont très lourdes sur les plans économique et social, mais aussi écologique, avec une augmentation du bilan carbone de l'électricité.

Tous ces risques étaient donc connus. Ils sont au fondement de la nécessité d'une grande transformation de la politique énergétique du pays, et ce depuis longtemps.

Soit on recherche des boucs émissaires, dans une sorte de jeu politicien du mistigri, ce qui serait de peu d'intérêt et représenterait une immense perte de temps pour votre commission d'enquête, soit – et ce serait l'intérêt de la nation – on peut prendre un peu de hauteur et de recul, et constater, par-delà les alternances et les changements de ministre, certainement trop nombreux dans ce domaine, qu'il y a une permanence de l'inertie française. Il y a, en fait, une ligne de fuite continue, dont il faut examiner les causes profondes.

La première de ces causes est la négation des limites planétaires et de notre entrée dans une nouvelle ère géologique : l'Anthropocène. Celle-ci se caractérise par la destruction, à un rythme qui s'accélère, des conditions d'habitabilité de la Terre et par l'épuisement des ressources, résultat de la civilisation thermo-industrielle. Elle est porteuse d'une dynamique d'effondrements systémiques, de tout ce qui nous permet de vivre : chaos climatique, risques pour les éléments de base de la subsistance comme l'eau et l'alimentation, exacerbation des tensions géopolitiques face à la pénurie des ressources, et son cortège de guerres, conventionnelles ou hybrides.

Reconnaître les réalités de l'Anthropocène implique d'en finir avec une vision du monde relevant de « l'illimitisme », alors que les ressources terrestres sont limitées. Cette notion de limites physiques est au cœur des enjeux de la politique énergétique. Or, dans la prise de décision, les limites planétaires définies par les scientifiques ne sont pas considérées comme un déterminant fondamental. Ne sont prises en compte ni les conséquences de la poursuite de la consommation d'énergies fossiles – alors que le nouveau régime climatique qui en résulte constitue une menace existentielle sans équivalent dans l'histoire de l'humanité –, ni les contraintes physiques et la notion de sécurité d'approvisionnement, alors que le pic de l'extraction de pétrole a été franchi en 2008 et que celui du gaz l'a été en 2004 en Europe – au niveau mondial, on estime qu'il se situe à l'horizon de 2030-2045.

Bref, les données de base du nouveau régime énergétique sont niées. Le temps du pétrole pas cher, des ressources illimitées, de l'approvisionnement à flux tendu venant de l'autre bout du monde, auprès de puissances peu fréquentables, est révolu. On ne reviendra ni au capitalisme du xixe siècle ni aux Trente Glorieuses. Ce n'est ni possible ni souhaitable – si nous entendons rester en vie.

Aussi, quand TotalEnergies affirme devant votre commission d'enquête qu'il n'y a pas de problème de souveraineté pour la France, ou encore qu'il compte continuer d'exploiter les énergies fossiles à leur niveau actuel, permettez-moi de dire, en tant que membre de la représentation nationale, que c'est du climato-obscurantisme et que c'est criminel.

Sortir des énergies fossiles est une urgence vitale pour le climat, mais c'est aussi un enjeu majeur de sécurité nationale : nous devons nous défaire de dépendances hautement problématiques et assurer la résilience de notre société face à la hausse des prix des énergies fossiles.

La place centrale qu'occupe le nucléaire dans le débat sur l'énergie est donc fallacieuse. Au mépris du bon sens le plus élémentaire, elle occulte le fait principal, l'éléphant dans la pièce, à savoir que l'énergie finale consommée en France est principalement d'origine fossile. Le nucléaire donne l'illusion d'un confort qui n'a jamais existé quand on considère l'ensemble de l'énergie consommée, et qui n'existe plus s'agissant de l'électricité. Le débat se focalise à nouveau sur les moyens de production – et parmi eux sur l'électricité –, et non sur la demande.

La première cause profonde de l'inertie que j'évoquais est donc le déni ou le relativisme dont fait preuve la décision politique à l'égard des connaissances scientifiques et physiques élémentaires. J'ai cru comprendre que votre commission s'interrogeait à ce propos. La démarche est fondée et le constat est exact, hélas, dans le domaine de l'énergie comme dans bien d'autres. En voici quelques exemples.

L'horizon de temps de l'état d'urgence climatique, scientifiquement, c'est 2030, et non 2050. Est-ce que l'on discute des décisions de politique énergétique sur cette base ?

La décision de réautoriser le glyphosate, malgré les alertes du Centre international de recherche sur le cancer, est-elle prise sur une base scientifique ?

La décision de réautoriser les néonicotinoïdes, malgré plus de mille études indépendantes sur leur impact destructeur sur le vivant, a-t-elle été prise sur une base scientifique ?

La décision de lancer un parc de réacteurs pressurisés européens de deuxième génération (EPR 2) a été annoncée alors que leur design n'est pas encore achevé – soit la même erreur que celle qui avait été commise avec l'EPR 1. Qui plus est, ils ne verront le jour qu'entre 2040 et 2045, dans le meilleur des cas, alors que l'enjeu est de réduire les émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030. De surcroît, la décision a été prise en dehors de toute nouvelle programmation globale de la politique énergétique et sans tenir compte de ce que sera le climat en 2080. Une telle décision est-elle donc prise sur la base d'analyses scientifiques, énergétiques, techniques et industrielles robustes ?

L'importation de gaz de schiste par l'intermédiaire d'un terminal méthanier récemment autorisé – avec un bilan carbone pire que celui du charbon, pour l'un, et 2,5 fois plus élevé que celui du transport par gazoduc, pour l'autre – est-elle conforme aux conclusions des rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) ?

Le soutien de la France au projet de TotalEnergies en Ouganda, véritable bombe climatique, est-il conforme aux recommandations de l'Agence internationale de l'énergie, qui proscrit toute nouvelle exploitation des énergies fossiles ?

Le législateur lui-même a-t-il tenu compte, dans ses travaux sur la loi « climat et résilience », des recommandations du Haut Conseil pour le climat, qui démontraient l'indigence du texte ?

À chacune de ces questions, la réponse est non, et je pourrais allonger à l'infini la liste des exemples. Il faut donc se demander pourquoi la science n'est pas entendue. Le déni est tel que certains scientifiques, ne sachant plus comment lancer l'alerte, s'engagent dans des actions de désobéissance civile.

L'explication est assez simple : les conclusions de la science contrarient la vision du monde obsolète selon laquelle la croissance ferait le bonheur. Elles contredisent radicalement le productivisme et le consumérisme. Par conséquent, de puissantes résistances se dressent face à toute décision prise en cohérence avec ces connaissances. Le ministère chargé de l'écologie et de l'énergie doit être un ministère de combat, car il est difficile d'obtenir des décisions politiques fondées sur la science. C'est son lot quotidien et la cause de bien des tensions qui l'entourent.

J'en viens à la deuxième cause profonde, qui tient au fait que la nation a perdu la main. En l'espace de vingt ans, l'édifice de la maîtrise par la démocratie de la politique énergétique a été abandonné à la main invisible du marché. Ayons à l'esprit que la France n'aurait jamais construit son parc nucléaire si EDF n'avait pas été une entreprise publique, dont l'endettement était adossé à la garantie implicite et illimitée de l'État.

L'ouverture à la concurrence du secteur de l'énergie et la transformation des entreprises de service public en sociétés anonymes étaient des hérésies. Ces choix ont produit d'énormes dividendes, sur la base de rentes découlant des investissements consentis de longue date par la nation, alors que les profits étaient précédemment réinvestis et partagés au travers de tarifs de l'énergie abordables. Les actionnaires ont pris leur dû, l'État actionnaire aussi, jusqu'en 2015, dans un contexte d'austérité budgétaire.

L'entreprise EDF a été abîmée dans son identité. Si la culture du service public reste profondément celle de ses agents, auxquels je rends hommage, l'ouverture des marchés, la séparation des activités de réseau, de distribution et de production, la transformation en société anonyme ont provoqué une déstabilisation profonde, par étapes, à la façon d'un supplice chinois. Une fois cela fait, est venu le temps de la folie des grandeurs, de la bourse et de l'international, et de l'externalisation par la sous-traitance, bien loin du cœur de métier et du maintien de la performance industrielle.

Les mêmes règles, acceptées et négociées par la France à l'échelon européen, ont aussi fait obstacle à des décisions relevant de ce que j'avais appelé le « patriotisme écologique », qui visait à soutenir fortement le développement de filières industrielles dans le domaine des énergies renouvelables, enjeu absolument déterminant. Pourquoi confier l'éolien offshore à une multitude d'acteurs industriels ? Pourquoi interdire que les capitaux publics importants engagés dans les mécanismes de soutien aux énergies renouvelables s'accompagnent de critères élémentaires tels que le « made in Europe » ou le « made in France », alors que les panneaux importés de Chine étaient vendus à un prix de 90 % inférieur au coût de production ? Fallait-il accepter la capitulation européenne à cet égard ?

Là où nous avions des entreprises de service public, nous avons désormais une anarchie de développeurs et de fournisseurs, à laquelle plus personne ne comprend rien et qui ne produit aucune retombée industrielle d'ampleur. Le comble de l'absurde est que ces règles sont en réalité faussement libérales, car le secteur de l'énergie reste fortement régulé et que des capitaux publics importants continuent d'y être investis.

Nous sommes à la fin d'un cycle historique. Le retour de la puissance publique s'impose. Si, dès le début des confinements liés à la pandémie, l'Europe a su suspendre le pacte de stabilité, force est de constater que près d'un an après le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle n'a toujours pas suspendu les règles du marché européen de l'électricité. Le secteur privé ne pourra jamais supporter la charge de l'investissement nécessaire pour conduire une politique énergétique : dans ce domaine, les cycles de rentabilité sont longs et l'intensité capitaliste élevée. Or, à partir du moment où c'est l'État qui porte cette charge, on ne voit pas pourquoi il devrait partager la rente qui en découle.

Ces constats ne sont pas nouveaux : ils m'avaient conduite, en 2012, à refuser la mise en concurrence de la première source d'électricité renouvelable de France, à savoir les barrages hydrauliques, qui sont un actif stratégique, et, en 2013, à proposer au Gouvernement la mise à l'étude de la renationalisation d'EDF. En responsabilité, j'étais très rapidement arrivée à la conclusion que cette opération était non seulement incontournable, mais qu'elle devait être également rapide – et ce, quels que soient les choix de politique énergétique.

La troisième cause est l'affaiblissement de l'État. Si la tendance s'observe dans toutes les politiques publiques, le ministère chargé de l'écologie et de l'énergie, ainsi que les directions qu'il partage avec ceux du logement et de la cohésion des territoires, selon les appellations, a subi un plan social massif au cours des quinze dernières années. La révision générale des politiques publiques (RGPP) et sa successeure, la modernisation de l'action publique (MAP), ont détruit plus 15 000 emplois d'agents de l'État et des opérateurs publics. Perdre des agents dans ce département ministériel, c'est se priver de techniciens et d'ingénieurs participant à la conception et à la mise en œuvre efficace de la politique énergétique au niveau central, puis à son déploiement à l'échelon local, en liaison avec les territoires.

On ne peut pas avoir un État fort, stratège et agile en supprimant un poste de fonctionnaire partant à la retraite sur deux. À ce titre, la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), malgré la qualité remarquable de ses agents, est clairement sous-dimensionnée au regard des défis que présente la transition énergétique. Elle n'est pas en mesure de produire tout ce qui est attendu d'elle avec la rapidité nécessaire. Sa charge de travail est considérable. Elle est dépendante des sources d'information des opérateurs et ne peut pas toujours lancer des contre-expertises dans les délais requis.

Il y a là un paradoxe : les éléments qui sont parmi les plus fondamentaux pour ce qui est de conquérir notre souveraineté – je parle de l'énergie – et d'assurer notre sécurité dans le chaos climatique à venir – à savoir l'écologie – ne sont toujours pas considérés comme relevant d'un ministère régalien. Avoir récemment cassé ce grand ministère en séparant l'énergie de l'adaptation au changement climatique et d'une approche systémique de l'ensemble des enjeux écologiques ne contribue pas au renforcement de la puissance publique dans ces domaines.

La quatrième cause réside dans une forme de confiscation démocratique hautement problématique. Historiquement, sous la Ve République, le nucléaire est le domaine réservé du Président de la République, notamment en raison du lien entre nucléaire militaire et nucléaire civil, mais c'est aussi vrai pour le pétrole et le gaz, et, par extension, pour l'ensemble de la politique énergétique. L'énergie appartient en quelque sorte au domaine de la raison d'État.

Cela explique un manque de culture démocratique, et celui-ci joue un rôle central dans la perte de souveraineté qui est au centre des travaux de la commission d'enquête. Il règne dans le secteur de l'énergie un entre-soi et un élitisme puissants, qui font que l'on accueille avec paternalisme l'avis des citoyens, des élus, de la représentation nationale et des ministres.

Cette culture issue des institutions présidentialistes de la Ve République a formé un cocktail détonnant et hautement problématique une fois qu'EDF, GDF et Elf sont devenues des entreprises privées. Depuis lors, la relation entre ces entreprises et la France, au travers de ses représentants, est ambiguë : on observe une savante confusion entre éthique de l'État et intérêts privés, d'autant qu'au moment de la privatisation partielle ou totale, la haute fonction publique a été fascinée par l'appel du secteur privé, par le pantouflage et le rétropantouflage.

Qui décide dans le domaine de l'énergie – et de quoi, étant entendu que chacun devrait être à sa place ? Ce n'est pas aux industriels de fixer les objectifs de la politique énergétique de la nation, même si leurs contraintes et leurs réalités peuvent être prises en compte. Inversement, ce n'est pas à l'État de dire quels choix industriels doivent être faits pour atteindre les objectifs fixés. À chacun son métier. Toutefois, la question se pose dès lors que les opérateurs continuent d'avoir besoin de certaines décisions de l'État, tout en se considérant comme émancipés, voire supérieurs aux gouvernants ou autorisés à louvoyer avec la décision publique. Lorsqu'ils ont besoin de l'État, ils savent le trouver, mais quand celui-ci énonce une décision qui contrarie une vision conservatrice, ils rappellent qu'ils ont des actionnaires et que la bourse ne sera pas d'accord, voire combattent publiquement la décision en question.

Un tel cocktail rend difficile pour les gouvernements l'exercice de leurs prérogatives en matière de politique énergétique, a fortiori quand le débat démocratique entend fixer un nouveau cap. Ce constat va au-delà d'une habituelle résistance au changement, car les opérateurs ont bénéficié d'une logique de passe-droit telle qu'ils semblent s'étonner lorsque les plus élémentaires exigences en matière de performance industrielle s'appliquent à eux, qu'il s'agisse du retard de l'EPR de Flamanville ou du scandale des forges du Creusot.

L'interview donnée ce matin par le PDG de TotalEnergies est à l'image de la prétention d'une sorte de caste d'énergéticiens à s'exonérer de ses responsabilités et à gouverner. Ce mélange des genres est celui auquel j'ai été confrontée lorsque j'étais aux responsabilités. Je ne vois pas en quoi il entre dans les prérogatives du PDG de TotalEnergies de criminaliser la jeunesse qui dénonce ses projets climaticides, ni au nom de quoi il s'autorise à interférer dans le débat politique national en soutenant la réforme visant à repousser l'âge légal de départ à la retraite.

Beaucoup s'imaginent que le secteur du pétrole et celui du nucléaire ne défendent pas les mêmes options dans les coulisses du pouvoir, qu'ils exercent des influences contradictoires auprès des décideurs. Bien sûr, il existe des points de frictions, mais la réalité est tout autre : si j'en crois mon expérience, les membres de ce couple dominant cheminent souvent bras dessus, bras dessous ; ils se retrouvent sur l'essentiel, c'est-à-dire quand il s'agit de prôner le conservatisme énergétique et la continuité de la politique énergétique, alors même que tout a changé.

Quand j'étais ministre, leurs relais technocratiques et politiques défendaient aussi bien le gaz de schiste que le nucléaire, le pétrole et le gaz. Ils militaient conjointement contre les énergies renouvelables, vues comme une politique superficielle, relevant de l'affichage, et non comme un enjeu industriel, pour la simple raison qu'ils n'y croyaient pas. Surtout, ils s'associaient, sur le fond, pour combattre toute politique rigoureuse d'économies d'énergie et pour s'opposer à une donnée scientifique pourtant indiscutable : toute feuille de route visant à atteindre la neutralité carbone doit commencer par diviser par deux la consommation d'énergie en France. Il n'y a pas de plan B à la réduction de la demande.

L'enjeu central est donc de reprendre le contrôle de la politique énergétique. Ce que je vous dis n'est pas nouveau : c'est ce qui a guidé mes décisions et mes orientations, et qui a donné lieu à un chapitre intitulé « De la souveraineté énergétique » dans le livre que j'ai consacré à l'exercice du pouvoir. J'y expliquais pourquoi le statu quo n'était pas une option et pourquoi la nation devait reprendre la main.

Selon l'article 3 de la Constitution, la souveraineté « appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants ». Il ajoute : « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice ». La lettre et l'esprit de cet article sont-ils respectés dans le domaine de l'énergie ? La réponse est non.

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