Intervention de Éric Dupond-Moretti

Séance en hémicycle du lundi 6 mars 2023 à 16h00
Garantir le respect du droit à l'image des enfants — Présentation

Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice :

et la moitié d'entre eux partagent des photos avec des amis virtuels qu'ils ne connaissent pas vraiment.

Avec cette vitesse de diffusion, d'ici 2030, les informations partagées en ligne par les parents seront la première cause d'usurpation d'identité pour leurs enfants. Or les images des enfants sont des données personnelles sensibles, qui soulèvent des enjeux de pédocriminalité, d'identité numérique, d'exploitation commerciale ou encore de harcèlement. S'agissant de la pédocriminalité, je partage le constat alarmant des auteurs de la présente proposition de loi : en 2020, 50 % des images qui s'échangent sur les sites pédopornographiques ont été initialement publiées par les parents.

Parallèlement, les données personnelles des enfants mises en ligne par leurs parents posent la question du droit à l'oubli et de l'identité numérique. Sur le long terme, les contenus publiés, même en toute bonne foi, par leurs parents, pourraient porter préjudice aux enfants et compromettre par exemple leur crédibilité lors d'une candidature scolaire ou professionnelle. Selon la directrice de l'association e-Enfance, les enfants devenus jeunes adultes ne sont pas libres de constituer leur propre identité numérique : ils ne partent pas de zéro. En effet, un quart des enfants nés avant 2015 possédaient déjà une identité numérique avant leur naissance.

La société du « tout-image » dans laquelle nous vivons incite chacun à mettre en scène sa vie réelle ou fantasmée. Pour cela, les parents n'hésitent pas à commettre des intrusions quotidiennes dans la vie privée de leur enfant, à des fins tant commerciales que récréatives. On ne compte plus les vidéos postées sur les réseaux sociaux, parfois de manière quasi professionnelle, dans lesquelles les enfants sont exposés à l'initiative malheureuse de leurs parents. La mise en scène de la vie des enfants peut même aller jusqu'à l'humiliation, comme le montre l'exemple particulièrement révoltant du cheese challenge. Récemment la publication de vidéos de punitions a été qualifiée par les tribunaux américains d'actes de maltraitance aggravée justifiant le retrait de la garde de l'enfant. Enfin, je n'oublie pas que, dans certains cas, les contenus mis en ligne par les parents peuvent alimenter une vague de haine et de cyberharcèlement.

Face à ces risques, et dans l'intérêt supérieur de l'enfant, il est nécessaire de cadrer les conditions d'exercice par les parents de leur autorité parentale en matière de vie privée et de droit à l'image de leurs enfants. Pendant la minorité de l'enfant, ce sont en effet les parents qui sont chargés de la protection de sa vie privée et de son droit à l'image.

Je veux ici rappeler la loi « enfants influenceurs » – loi du 19 octobre 2020 visant à encadrer l'exploitation commerciale de l'image d'enfants de moins de 16 ans sur les plateformes en ligne –, dont vous étiez déjà à l'origine, monsieur le rapporteur. Elle a constitué une première étape importante dans la protection de l'exercice du droit à l'image des enfants exposés sur les réseaux sociaux. Cependant, les risques induits par la diffusion d'images de mineurs s'étendent bien au-delà du monde des influenceurs.

C'est pourquoi la présente proposition de loi prétend aller plus loin. Dans une démarche pédagogique, sans bouleverser l'état du droit, elle prévoit des mesures graduées permettant de s'assurer de la bonne utilisation par les parents de l'image de l'enfant.

L'article 1er modifie l'article 371-1 du code civil afin d'introduire la notion de « vie privée de l'enfant » dans la définition de l'autorité parentale. Pour rappel, l'article 371-1 indique ceci : « L'autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs » ; elle vise à protéger l'enfant « dans le respect dû à sa personne ». Or, parmi les droits de la personnalité de l'enfant figure, bien sûr, celui au respect de la vie privée, lequel inclut le droit à l'image. Cet article du code civil, qui définit de manière large l'autorité parentale, se verrait ainsi précisé d'une mention relative à la vie privée du mineur. Il s'agit pour vous, monsieur le rapporteur, d'un moyen pour mettre en exergue cette notion importante, de lui donner davantage de visibilité.

L'article 2 permet d'ailleurs d'atteindre cet objectif : il prévoit de réintroduire l'article 372-1 du code civil afin de préciser que le droit à l'image de l'enfant mineur est exercé en commun par les deux parents. Le texte renvoie à l'article 9 du code civil, lequel dispose que « [c]hacun a droit au respect de sa vie privée ». Je suis favorable à l'article 2, qui pose le cadre dans lequel les parents exercent le droit à l'image de leur enfant, ce qui me semble particulièrement important à la lumière des innombrables dérives observées, que je viens d'évoquer.

L'article 3 passe au cran supérieur, si je puis dire. En cas de désaccord entre les parents dans l'exercice du droit à l'image de l'enfant mineur, il prévoit que le juge aux affaires familiales peut, en référé, interdire à l'un des parents de publier ou de diffuser tout contenu lorsque l'autre parent n'a pas donné son autorisation. Cet article est important car il rappelle que chaque parent ne peut mettre en ligne, en dehors du cercle familial, une photo, un film ou un enregistrement audio qui concerne la vie privée de l'enfant sans l'accord de l'autre parent. Il confie également au juge la mission d'arbitrer les éventuels différends entre les titulaires de l'autorité parentale.

L'intervention du juge ne concernera que les actes non usuels, c'est-à-dire les actes qui sont en rupture avec le passé de l'enfant, ceux qui engagent de façon déterminante son avenir, ou encore ceux qui ont une incidence sur ses droits fondamentaux. Cette différence entre actes usuels et actes non usuels est appréciée au cas par cas par les juges. Je suis donc favorable à l'article 3. Je veux d'ailleurs saluer le travail de la commission : il a permis de préciser que le contenu visé est bien sûr celui qui est relatif à l'enfant.

Enfin, l'article 4 – le dernier de cette proposition de loi – concerne les cas les plus graves, qui ne correspondent pas pour autant à une situation de danger nécessitant l'intervention du juge des enfants. Cette disposition ouvre la voie à une délégation forcée de l'exercice de l'autorité parentale dans les situations où le comportement des parents entre en conflit avec l'intérêt de l'enfant. Ce nouveau cas de délégation de l'exercice de l'autorité parentale concernera les situations qui ne relèvent pas de la compétence du juge des enfants, mais où les parents exercent leur droit à l'image d'une manière particulièrement attentatoire à la dignité ou à l'intégrité morale de leurs enfants. L'exercice du droit à l'image de l'enfant pourra alors être confié à un tiers soucieux de son intérêt.

Face à une exposition accrue des enfants sur internet et à des risques internes provenant du foyer familial, il est indispensable de repenser la notion de « droit à l'image » des enfants et de responsabiliser davantage leurs parents. Je me réjouis donc des débats qui s'annoncent cet après-midi. Vous l'aurez compris, mesdames et messieurs les députés : je soutiendrai cette proposition de loi avec force et conviction.

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