Intervention de François Hollande

Réunion du jeudi 16 mars 2023 à 14h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

François Hollande, président, ancien président de la République :

Les choix énergétiques sont essentiels pour l'avenir de notre pays. Attaché au Parlement, j'ai tenu à être entendu par votre commission d'enquête, notamment pour apporter des éclaircissements sur la politique que j'ai menée. La guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022, a fait ressurgir le spectre de la pénurie, lié à la fin des approvisionnements en gaz russe, et à la crainte d'une flambée des prix de l'électricité, indexés sur ceux du gaz. Parallèlement, la lutte contre le réchauffement climatique nous oblige à accélérer la transition énergétique vers les énergies non carbonées.

Face à un triple défi – répondre aux besoins et éviter la pénurie, défis des prix, dans un contexte d'inflation, et du climat, qui menace la planète –, les enjeux d'indépendance, de souveraineté et de sécurité sont essentiels. Le nucléaire est, avec les énergies renouvelables et la sobriété énergétique, l'une des réponses les plus appropriées pour se débarrasser des énergies fossiles et pour répondre aux besoins de la population. Je n'évoquerai pas l'énergie nucléaire à des fins militaires, même si, en matière de recherche, il existe des liens profonds entre ce que les ingénieurs font pour améliorer notre capacité de production d'électricité et pour rendre notre force de dissuasion crédible.

Alors que les besoins en électricité se font criants, compte tenu de la situation en Ukraine, notre production nucléaire a été la plus faible de ces trente dernières années – 279 térawattheures – et EDF a connu une année noire, avec une perte de 18 milliards d'euros et une dette qui a doublé, pour dépasser 60 milliards d'euros. Que s'est-il passé ? C'est pour répondre à cette interrogation que votre commission d'enquête s'est constituée, puisqu'elle vise à identifier les causes d'une telle situation, en remontant aussi loin que possible dans le temps comme dans l'échelle des responsabilités. J'évoquerai tout d'abord la problématique plus actuelle, avant de revenir sur la période relative à mon mandat, à mes engagements en tant que candidat et aux décisions que j'ai prises comme Président.

Comment expliquer la chute de la production d'électricité d'origine nucléaire depuis deux ans ? Durant mon mandat, elle dépassait 400 térawattheures, avec un pic de 420 térawattheures en 2015. Est-ce en raison d'un défaut d'investissement passé, qui expliquerait l'arrêt momentané de vingt-six réacteurs sur cinquante-six ? S'agit-il d'un doute quant à la pertinence du nucléaire, lié à une décision législative ou à une posture politique, voire à un accord électoral ? Est-ce dû à un manque de personnel au sein d'EDF, faute du recrutement d'ingénieurs et de techniciens ? Est-ce lié à la fermeture de Fessenheim ? Non, quatre fois non.

Cela a été établi, la cause de cette réduction de capacité a été provoquée par la découverte d'un phénomène de corrosion sous contrainte, par des fissures – certaines faisant quelques millimètres, d'autres plus graves, notamment sur des centrales récentes –, par un accident industriel venu s'ajouter au lourd programme de maintenance, prévu de longue date mais qui a dû être reporté en raison de la crise sanitaire. D'autres incidents viennent d'être révélés, comme la fatigue thermique du réacteur 2 de la centrale nucléaire de Penly et du réacteur 3 de celle de Cattenom : EDF devra présenter, dans les meilleurs délais, un programme de révision de toutes les centrales à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Ainsi, le phénomène des corrosions et des fissures résulte, non pas d'un manque d'entretien, d'un sous-investissement, d'une défiance à l'égard de la filière, d'une insuffisance de personnel, mais de la conception même des centrales historiques ; des travaux de réparation effectués il y a longtemps, sur des éléments de tuyauterie, sont également susceptibles d'être à l'origine de défaillances. Il était donc légitime et indispensable que, malgré le coût que cela représente, des centrales puissent être momentanément arrêtées.

La baisse de la production d'électricité nucléaire, en 2021 et 2022, n'est donc, en aucune manière, la conséquence d'une décision politique, ni d'un arrangement électoral remontant à plus de dix ans, ni d'un désintérêt à l'égard d'une filière essentielle pour notre pays. Elle résulte d'une addition d'incidents, dans un contexte qui requiert vigilance et où l'ASN a un pouvoir de prescription. Pourtant, certains ont été tentés de polémiquer et d'imputer la situation actuelle à des choix politiques remontant à il y a plus de dix ans. Depuis mon mandat, EDF a perdu, à cause des arrêts que j'ai mentionnés, une capacité de production de 130 térawattheures. La centrale de Fessenheim ne produisait, lorsqu'elle était en activité, que de 10 à 12 térawattheures.

Une confusion a été délibérément entretenue, comme si les pannes, arrêts, incidents, corrosions, nécessaire maintenance relevaient d'une défiance à l'égard du nucléaire. Au contraire, c'est parce que la filière connaît des difficultés impliquant de procéder à des réparations et de faire preuve de vigilance accrue suite à des incidents que nous devons la défendre. Ainsi, tout au long de mon mandat, j'ai cherché à défendre la filière nucléaire, tout en travaillant à la compléter par une montée des énergies renouvelables.

Je souhaite évoquer un deuxième aspect : comment comprendre la situation particulièrement préoccupante d'EDF en 2022 et 2023 ?

Alors que de 2012 à 2019, EDF avait dégagé, en moyenne, 4 milliards d'euros de résultat annuel, malgré un prix de l'énergie plutôt bas, l'entreprise affiche aujourd'hui une perte de 18 milliards d'euros et une dette de 65 milliards d'euros. Cette situation financière, extrêmement délicate, est-elle la conséquence de choix ou décisions défavorables à la filière nucléaire ces dernières années, ou résulte-t-elle de l'affichage d'un mix électrique à 50 %, voire de la fermeture de la centrale de Fessenheim ? Chacun sait que la réponse est non : elle est due à la baisse de la disponibilité du parc de centrales, qui n'a pas été en mesure de fournir plus de 279 térawattheures, à la diminution de la production hydraulique liée à la sécheresse, et à la décision gouvernementale d'augmenter de 100 à 120 térawattheures les volumes qu'EDF doit céder à ses concurrents dans le cadre de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), soit une perte de 8 milliards d'euros pour l'entreprise.

Ainsi, en l'absence de la moindre capacité de production supplémentaire, les concurrents d'EDF ont pu réaliser des superprofits en revendant dix fois plus cher l'électricité qu'ils lui ont achetée. Le coût supplémentaire lié à ce déplafonnement, dans le cadre de l'Arenh, n'a pas été compensé par l'État : c'est l'entreprise EDF qui a été délibérément affaiblie. Si ce dispositif n'était pas corrigé dans les années à venir, les résultats financiers d'EDF seraient à nouveau négatifs, la production d'électricité nucléaire n'étant pas en mesure de retrouver rapidement son niveau antérieur, compte tenu des travaux nécessaires.

Ces éléments invitent à réfléchir à l'avenir de la filière nucléaire : EDF pourra-t-elle assumer seule la poursuite du programme du grand carénage – destiné à prolonger la durée des centrales, pour 33 milliards d'euros –, le lancement des EPR 2 – soit environ 50 milliards d'euros –, l'achèvement de l'EPR de Flamanville, sans oublier les investissements dans les renouvelables et les réseaux ? La renationalisation d'EDF – rappelez-vous qui l'a privatisée – n'a de sens que si elle débouche sur une recapitalisation substantielle de l'entreprise et sur une mobilisation significative de l'épargne disponible, pour financer les gros investissements.

J'en viens aux engagements que j'avais pris comme candidat et aux choix qui furent les miens, en tant que Président de la République.

En mars 2011, avant donc l'élection présidentielle de 2012, s'est produite la catastrophe de Fukushima, qui, bien qu'il s'agisse d'un tsunami et non d'un accident nucléaire, crée un doute : cet événement mondial conduit le gouvernement japonais à annoncer la fermeture de toutes les centrales nucléaires du pays. Peu de temps après, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique annoncent sortir du nucléaire, dans un délai plus ou moins long. En parallèle, les ONG et les mouvements anti-nucléaires déploient une communication basée sur la peur – risques d'accident, déchets nucléaires.

Cette inquiétude rejaillit inévitablement au niveau national, à la veille d'une élection. Durant toute l'année 2011, des sondages indiquent que la très grande majorité de nos concitoyens – 65 % à 80 % d'entre eux – souhaitent un arrêt progressif, sur vingt-cinq ou trente ans, des programmes nucléaires, au bénéfice des énergies renouvelables.

Pour choisir le candidat qui le représentera à l'élection présidentielle, le Parti socialiste recourt, en 2011, à une primaire citoyenne. La candidate Martine Aubry et d'autres personnalités déclarent vouloir sortir du nucléaire à l'horizon de vingt-cinq à quarante ans. J'ai, pour ma part, affirmé deux convictions, dans cette primaire qui a réuni plus de 3,5 millions de personnes : le nucléaire doit rester pour longtemps un élément majeur de notre mix énergétique ; les énergies renouvelables doivent être développées autant que possible, tout en adoptant des mesures d'économies d'énergie. Le 16 octobre 2011, j'ai été désigné candidat sur cette position.

Peu de temps après, un accord électoral est scellé entre deux partis : Europe Écologie Les Verts (EELV) et le Parti socialiste. Il porte non seulement sur le mix à 50 %, mais aussi sur la réduction d'un tiers de la production installée – 24 réacteurs –, sur la fin de la filière du MOX, sur la reconversion des moyens de stockage des déchets – le laboratoire de Bure –, et laisse planer une incertitude sur l'avenir de la centrale de Flamanville.

Je respecte toujours les partis. Si nous sommes dans une sorte de crise politique, c'est parce que les partis sont devenus évanescents. Il est légitime que des partis discutent, et les accords qu'ils concluent ne se font pas sur un coin de table. S'il n'y a plus de partis dans notre pays, il n'y aura pas de démocratie véritable. Cependant, en tant que candidat à l'élection présidentielle, j'avais des responsabilités qui n'étaient pas celles des partis. J'ai donc annoncé que, n'étant pas engagé, je ne respecterais pas l'accord qui venait d'être signé entre le Parti socialiste et les Verts sur ce point.

Je me suis donc présenté devant les Français avec le même discours que devant les électeurs de la primaire socialiste : un objectif de 50 % de nucléaire à l'horizon 2025, une seule fermeture – celle de Fessenheim, et aucune autre –, la poursuite du chantier de Flamanville, qui se substituerait à Fessenheim dans les meilleurs délais, le maintien de la filière MOX et les projets d'enfouissement, car il fallait assurer aux centrales le plutonium nécessaire pour fonctionner et il était indispensable de régler la question des déchets pour faire accepter le nucléaire. Ces éléments représentaient mon quarante et unième engagement, qui figure en page 28 du document que vous avez, bien sûr, tous conservé et auquel vous vous reportez régulièrement pour connaître l'évolution de la situation par rapport à ma pensée…

Je me suis replongé dans le débat de l'entre-deux tours que j'ai eu avec M. Nicolas Sarkozy en avril 2012. J'ai cru comprendre que vous aviez reçu mon prédécesseur ce matin et qu'il avait toujours cette faconde qui le rend particulièrement attractif, au moins auprès de ses amis, et j'en suis heureux pour lui. La question du nucléaire est nécessairement venue dans ce débat, compte tenu de l'importance du choix régalien que le Président de la République doit faire, généralement au début de son mandat. M. Nicolas Sarkozy a tiré argument de l'accord qui venait d'être passé entre les Verts et le Parti socialiste, ce que je peux comprendre dans le cadre d'un débat. J'ai dit alors que je n'étais pas engagé par cet accord et ai déclaré que je voulais continuer à faire du nucléaire la source principale de la production d'électricité, tout en réduisant sa part à mesure qu'augmenterait la production des énergies renouvelables. Le débat se prolongeant, j'ai dit à mon interlocuteur que, s'il voulait conserver toutes les centrales, je souhaitais, quant à moi, en fermer une et en ouvrir une autre : celle de Flamanville, et que ce serait la seule position que je prendrais à propos des centrales nucléaires durant mon mandat.

Je n'ai même pas fermé Fessenheim durant mon mandat, mais je revendique cette décision : Fessenheim devait fermer dès lors que Flamanville ouvrirait. C'est sur cette position très claire – 50 % de nucléaire, une centrale qui devait fermer et Flamanville qui devait poursuivre son développement, en assurant le maintien de ce qui faisait la force de notre industrie nucléaire – que je me suis présenté devant les Français, qui m'ont accordé leur confiance, alors même que la position majoritaire de nos concitoyens était sans doute, à cette époque, très défavorable au nucléaire. Je considérais alors que ma responsabilité, non seulement de candidat, mais aussi de futur Président de la République si les Français m'accordaient leur confiance, était de maintenir la filière nucléaire, et de la maintenir à un haut niveau.

J'évoquerai maintenant l'état de cette filière en cette année 2012, lorsque je suis arrivé aux responsabilités. La dernière décision de construction d'une centrale en France remontait à 2005, lorsque Jacques Chirac, Président de la République – et non pas son ministre d'État – avait décidé de lancer celle de Flamanville. La décision était importante, mais le choix de produire un exemplaire unique, sans effet de série, représentait une grande différence par rapport aux programmes lancés précédemment. L'EPR devait être livré en 2012, et je rappelle qu'il ne l'est toujours pas onze ans plus tard. Durant le mandat de M. Nicolas Sarkozy, aucun lancement de centrale n'a été décidé : seule celle lancée par Jacques Chirac devait trouver son aboutissement durant la période pour laquelle j'accédais à la présidence de la République.

Il existait un projet de lancement d'un deuxième réacteur à Penly, mais l'enquête publique avait été différée à plusieurs reprises et, en octobre 2011, EDF et le Gouvernement avaient décidé de la repousser à après l'échéance de 2012.

Par ailleurs, Areva était alors en très grande difficulté financière, notamment à cause des retards et des surcoûts de l'EPR de Finlande, chantier important qui était pour la France l'occasion de montrer que la filière EPR pouvait être non seulement fabriquée dans notre pays, mais aussi exportée. Hélas, le chantier avait été lancé en 2004 et la livraison de la centrale en Finlande n'a pas abouti durant mon mandat. On considère qu'au mieux, elle sera mise en service à plein régime en 2023 ou 2024. Voilà quelle était la situation de la filière nucléaire.

J'y ajoute deux considérations. Tout d'abord, nous avions connu en 2009 l'échec pénible de la vente d'un réacteur EPR aux Émirats arabes unis. Ce réacteur, bien qu'étant le meilleur, n'était peut-être pas approprié aux Émirats. L'échec de cette négociation tenait aussi pour beaucoup à la désorganisation de la filière dans la présentation de l'offre française et aux conflits opposant EDF et Areva, constatés notamment par le « rapport Roussely ».

Il faut citer aussi la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (loi Nome), qui transcrit des directives européennes et invente le mécanisme de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qui a eu une grande part, comme vous l'ont sans doute confirmé les présidents successifs d'EDF, dans les difficultés que connaît aujourd'hui cette grande entreprise nationale. S'il est en effet une décision qui a été contraire à la filière nucléaire, c'est bien cette loi. Je ne parle pas ici seulement de la privatisation, qui était au demeurant antérieure, ni de la mise en concurrence proprement dite, mais d'une mise en concurrence faussée, dans laquelle les concurrents d'EDF bénéficient d'un mécanisme qui les met dans une situation plus favorable qu'EDF. Cette loi a privé EDF de ressources substantielles, qui lui auraient permis d'aller encore plus loin dans ses investissements dans l'énergie tant renouvelable que nucléaire.

C'est pourquoi il m'a paru nécessaire de redéfinir dès mon arrivée la politique énergétique de la France autour d'une filière nucléaire restructurée et de renouvelables stimulés.

La première décision de mon mandat ne vous a peut-être pas laissé un bon souvenir, monsieur le président : il s'agissait du conseil de politique nucléaire du 28 septembre 2012, qui annonçait la fermeture de Fessenheim à la fin de mon mandat, soit à la fin de 2016. L'ASN, l'Autorité de sûreté nucléaire, estimait en effet qu'il fallait cinq ans pour aboutir à une procédure incontestable tout en permettant à la centrale de fonctionner jusqu'à son terme sans jamais s'arrêter – car tel a été le cas : elle a continué à fournir de l'électricité dans des conditions de sécurité totalement préservées.

Pourquoi Fessenheim ? Il y avait plusieurs raisons à ce choix de fermer une centrale pour en ouvrir une autre, en l'occurrence Flamanville, de plus grandes dimensions. La première était que l'Autorité de sûreté nucléaire, dans un avis du 3 février 2012 – donc avant mon arrivée aux responsabilités – déclarait qu'il fallait engager de très importants travaux pour pérenniser l'exploitation de Fessenheim. Le deuxième argument, qui n'était toutefois pas le plus décisif, était qu'il s'agissait de la plus vieille de nos centrales. Un autre encore, contesté par les élus locaux, était que la centrale était située en contrebas du canal d'Alsace, avec un risque d'inondation, ce qui renvoyait à ce qui s'était produit à Fukushima, même si les deux situations n'étaient guère comparables.

J'ajouterai un dernier élément : durant le mandat de mon prédécesseur, Fessenheim avait déjà été évoquée comme pouvant éventuellement fermer. Vous avez reçu Mme Kosciusko-Morizet, qui a également invoqué le fait que l'épaisseur du radier, c'est-à-dire du plancher en béton de la centrale, était inférieure à ce qu'elle était dans toutes les autres centrales et n'atteignait pas le niveau de sûreté de troisième génération.

Ce qui me paraissait cependant le plus essentiel était que, puisque nous savions que nous devrions fermer dans dix ou quinze ans des centrales qui arrivaient au terme de leur vie, nous pouvions faire du site de Fessenheim un centre de recherche pour la prolongation et le démantèlement des centrales. D'où cette décision et le message de modernisation qui l'accompagnait : la plus ancienne de nos centrales était remplacée par la plus moderne, à savoir l'EPR de Flamanville. Ce lien a été établi dans la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, que vous avez évoquée.

Cette loi a été précédée par un grand débat énergétique associant toutes les parties prenantes : patronat, syndicats, élus locaux et, bien sûr, ONG. Mme Batho, qui avait été chargée de ce débat, l'a parfaitement mené, même si elle a ensuite fait un autre choix, et ce débat a inspiré la loi de 2015 présentée par Mme Ségolène Royal, ministre de l'écologie. Pour la première fois, un texte du Parlement fixait les objectifs d'une politique de transition énergétique, créant deux instruments pour traduire cette politique : les programmations pluriannuelles de l'énergie (PPE) et la stratégie bas-carbone.

Par ailleurs, l'objectif de 50 % de nucléaire à l'horizon 2025 n'avait pas de caractère obligatoire : il ne s'agissait que d'un horizon, sans caractère normatif, et il n'était d'ailleurs accompagné d'aucune trajectoire. La seule disposition entrée en vigueur et susceptible d'avoir un caractère contraignant, sur lequel nous reviendrons, était le plafonnement à 63,2 gigawatts de puissance installée en capacité de production nucléaire. En 2022, la capacité de production était de 41 gigawatts, compte tenu des arrêts, des incidents et des opérations de maintenance. Le seuil de 63,2 gigawatts offrait donc des marges permettant d'ouvrir des centrales s'il en était besoin dans l'avenir et d'en fermer s'il était nécessaire ; il n'a jamais été pour EDF une gêne ou une limite. Durant toute la période de mon mandat, EDF n'a jamais été contrainte par ce plafonnement à importer de l'énergie électrique, et elle en a même a exporté, à hauteur de 10 térawattheures ou davantage. Le but était donc clairement de maintenir le niveau de la production nucléaire tout en accroissant la part des renouvelables et en espérant trouver un mix énergétique correspondant à mes objectifs. Il s'agissait donc de prolonger la durée d'exploitation des centrales existantes en attendant de pouvoir éventuellement, le jour venu, les renouveler. Quant à la PPE, créée par la loi de 2015 et qui avait vocation à la traduire, elle liait explicitement la fermeture de Fessenheim à l'ouverture de Flamanville.

Cependant, voter une loi n'aurait pas suffi. Ma charge m'imposait l'obligation, compte tenu de la responsabilité régalienne si importante qui m'incombait en matière de nucléaire, de réorganiser la filière, qui était éclatée, divisée et désorganisée. En 2014, j'ai pris trois grandes décisions, à commencer par des décisions de nomination : M. Varin était appelé à la direction d'Areva et M. Fontana à celle de Framatome, et M. Lévy remplaçait M. Proglio à la tête d'EDF. Il fallait toutefois clarifier la répartition des responsabilités de cette nouvelle équipe. Framatome, qui était jusqu'alors dans le périmètre d'Areva, a été repris par EDF, tandis que les autres parties d'Areva étaient nationalisées – car l'entreprise était alors partiellement privatisée –, après renflouement de ses pertes par l'État pour un montant de 5 milliards d'euros. La partie d'Areva, qui n'était pas transférée à EDF, est devenue Orano, désormais chargé du combustible.

EDF devenait ainsi chef de file unique, afin d'éviter que ne se renouvellent les difficultés rencontrées aux Émirats ou à Flamanville, tandis que Framatome s'occupait des chaudières et Orano du combustible.

Il était d'autant plus nécessaire de réorganiser cette filière que nous subissions les retards et les surcoûts qui s'accumulaient pour la centrale de Flamanville, traduisant perte de compétences et malfaçons, à quoi s'ajoutaient les contraintes imposées par les exigences de l'Autorité de sûreté nucléaire. En outre, nous payions, à Flamanville, le défaut d'effet de série. En effet, le fait de n'avoir lancé qu'une seule centrale a été pour beaucoup dans les charges supportées par ce projet.

J'ai donc adressé en 2015 à M. Jean-Bernard Lévy, président d'EDF, une lettre de mission résumant ce que je viens d'exposer. Il s'agissait, premièrement, de la prolongation de l'exploitation des centrales existantes au-delà de quarante ans : c'était le plan Grand carénage, pour lequel nous dégagions 50 milliards d'euros. Deuxièmement, de la préparation du programme EPR 2, réacteur beaucoup plus adapté à nos besoins et beaucoup moins lourd, qui permettra sans doute de relancer la filière. Troisièmement, de nouvelles dépenses pour le projet SMR, consistant en réacteurs d'un volume beaucoup plus réduit, mais beaucoup plus faciles à réaliser dans un délai plus court.

Nous avons aussi maintenu les crédits d'Astrid, projet qui sera supprimé après mon départ, et fait voter en 2016 la « loi Cigeo » pour permettre la création de stocks réversibles en couches géologiques profondes.

J'ai dû, en 2016, assurer à EDF un avenir qui était en partie menacé à la fois par des prix relativement bas de l'énergie et par la nécessité d'exporter son savoir-faire – le réacteur EPR. J'ai donc accepté la proposition de M. Jean-Bernard Lévy de soutenir la décision d'EDF de répondre au projet de Hinkley Point pour permettre à la France d'offrir sa technologie au Royaume-Uni, où EDF est le seul exploitant des centrales nucléaires. Cette décision a été controversée à l'intérieur comme à l'extérieur d'EDF. Les organisations syndicales se sont interrogées et j'ai – considéré, pour ma part, qu'il fallait absolument réaliser ce projet qui nous permettait d'assurer un plan de charge aux usines françaises de la filière et de remédier à la perte de compétences tant pour Framatome que pour EDF ou Orano.

Pour permettre à EDF de réaliser cet investissement et de continuer à agir pour les énergies renouvelables et pour le nucléaire dans un contexte de prix bas, l'État, sous ma direction, a participé à un plan de redressement de l'entreprise, a renoncé, pour la première fois, à des dividendes qu'EDF aurait dû lui verser et a souscrit une augmentation de capital de 4 milliards d'euros. Pour la première fois depuis la création d'EDF, c'est-à-dire depuis la Libération, l'État soutenait l'entreprise nationale, et cela à cause d'une mauvaise loi : celle de 2010.

Au bout du compte, si je dois reconnaître ce que j'ai fait durant mon mandat et assumer devant vous les décisions que j'ai prises en faveur tant de la filière nucléaire et d'EDF que des renouvelables et de la sobriété énergétique, je peux aussi exprimer deux regrets. Le premier est de n'avoir pas réussi à accroître suffisamment la part des renouvelables, dont le développement se heurtait certes à des blocages, des recours et des procédures, mais dont la rentabilité est avérée et dont les prix sont devenus très compétitifs.

Mon deuxième regret est de n'avoir pas pu obtenir – mais comment me mettre à la place des opérateurs et des ingénieurs ? – l'ouverture de Flamanville, ne serait-ce que pour démontrer que nous disposions d'un réacteur susceptible d'être reproduit et que nous pouvions engager un nouveau cycle de construction de centrales. En outre, cette ouverture était nécessaire pour fermer Fessenheim.

Néanmoins, pendant tout mon mandat, les cinquante-huit réacteurs que j'avais reçus « en héritage » – non de mes prédécesseurs, mais de tous les bâtisseurs de l'industrie nucléaire – ont fourni de l'électricité sans aucune difficulté et avec un solde net d'exportation correspondant à la production de dix réacteurs, soit cinq fois Fessenheim. Aucun relâchement n'a été observé dans l'entretien et la sécurité des centrales. Et nous avons significativement renouvelé le personnel d'EDF durant toute cette période.

Toutefois, en 2017, il apparaissait clairement que la nécessaire prolongation des centrales nucléaires au-delà de cinquante ans, sous le contrôle de l'Autorité de sûreté nucléaire, ne pourrait pas les concerner toutes, et que des fermetures étaient inévitables, ce qui rendait d'autant plus nécessaire le lancement de nouveaux réacteurs de type EPR 2 ou SMR.

Je suis également convaincu que le nucléaire et les renouvelables sont complémentaires, et que nous avons trop souffert d'un débat vicié entre les partisans du tout-nucléaire et ceux du tout-renouvelable. Du reste, aucun des scénarios de RTE visant à défendre l'une ou l'autre de ces causes n'a jamais pu convaincre. Nous avons besoin du nucléaire et du renouvelable. Le premier est une énergie pilotable indispensable et le second sera sans doute, dans quelques années, l'énergie la moins coûteuse.

Quant à savoir à quel horizon la part de nucléaire dans la production d'électricité pourrait être de 50 %, j'avais pensé que ce serait possible à l'horizon 2025, mais ce ne l'était pas. Lors de la discussion de la loi de 2015, Mme Ségolène Royal m'avait rendu compte de la position du Sénat qui, avec une majorité de droite, évoquait l'horizon 2030. La date de 2035 a ensuite été mentionnée, et j'ai cru comprendre que Mme Élisabeth Borne parlait maintenant de 2050.

Il est aujourd'hui admis qu'il faut une part substantielle de nucléaire et une part de renouvelable, accompagnées d'une sobriété énergétique. Tel était le calcul que l'on pouvait faire, même si, durant mon mandat, les prévisions de RTE faisaient état d'une stagnation de la production d'électricité. Or nous sommes aujourd'hui tous conscients du fait que la consommation d'électricité augmentera et que la part du nucléaire baissera donc forcément, même si nous construisons de nouvelles centrales à la place de celles qui devront, en fonction des analyses de l'ASN, être arrêtées.

On peut fixer des objectifs, et il est bon de le faire, mais il se produit toujours des événements qui bouleversent les prévisions les mieux établies. Nous vivons actuellement une telle situation et, sans que personne l'ait souhaité, la part du nucléaire dans la production d'électricité sera peut-être de l'ordre de 60 % si les incidents se prolongent. C'est là l'effet non pas d'une volonté du Président de la République ou d'une autre composante de la vie politique, mais d'une réalité qui s'impose à nous et que nous devons absolument dépasser. Ce qui comptera, c'est l'excellence des deux filières, celle du nucléaire comme celle des renouvelables, et une répartition optimale des investissements.

Le grand enjeu, enfin, est la sobriété énergétique, celle dont on parle mais qu'on ne voit pas – par définition, en effet, il n'y a pas de centrale de la sobriété énergétique, mais des comportements. L'isolation thermique est donc sans doute l'investissement le plus rentable pour que nous ayons à consommer moins d'électricité et d'énergie. Encore faudrait-il pour cela que nous puissions affecter un volume budgétaire à cette priorité.

Au-delà des responsabilités qu'elle devra établir, à chaque époque, pour ceux qui ont gouverné, pris des décisions et exécuté celles-ci, votre commission d'enquête doit aboutir à des conclusions aussi consensuelles que possible si elle veut faire œuvre utile et assurer une certaine continuité. Cela n'empêchera pas le débat entre ceux qui sont toujours réservés envers l'énergie nucléaire ou qui colportent parfois des doutes à son endroit, et n'épuisera pas non plus le débat entre ceux qui contestent les énergies renouvelables en considérant qu'elles défigurent le paysage ou empêchent le bon usage de la mer, mais si nous voulons dépasser ces réticences, ces oppositions et ces fractures, nous avons intérêt à trouver des domaines de consensus. Or, compte tenu de ce que je viens de dire de la transition énergétique et des effets d'un conflit qui pose la question de notre approvisionnement énergétique, nous nous trouvons dans un contexte qui rend possible un tel consensus.

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