Intervention de Élie Tenenbaum

Réunion du jeudi 13 avril 2023 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Des six fonctions stratégiques identifiées par la dernière revue nationale stratégique, la fonction d'intervention, à laquelle se rattache très largement la problématique de la projection de forces, a sans doute été, au cours des trente dernières années, la plus dimensionnante sur le plan capacitaire et même politique. Si vous demandez aux Français ce que font leurs armées, ils auront en tête les images des soldats de l'opération Barkhane ou des Rafale Marine de l'opération Chammal, beaucoup plus que celles des coopérants de Dakar – participant pourtant à la fonction de prévention –, des avisos dans le golfe du Morbihan – qui participent à la fonction protection – ou même des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), qui participent, à travers leurs patrouilles, à la fonction de dissuasion.

Pourtant il n'en a pas toujours été ainsi. Entre 1962 et 1990, les opérations extérieures (OPEX) étaient beaucoup plus restreintes et rien ne dit que la fonction d'intervention occupera la même place dans le spectre des missions au cours des trente prochaines années. En effet, à bien des égards, la chute de Kaboul en août 2021, la fin de l'opération Barkhane au Sahel à l'automne dernier, la longue queue de comète des opérations au Levant, marquent bien la fin d'une époque et le début d'une nouvelle ère marquée par des conflits présentant une morphologie différente. Ils impliquent désormais, de part et d'autre, des puissances étatiques qui mettent en œuvre des moyens plus importants, dont des moyens de déni d'accès visant à interdire la projection de forces, se caractérisant par une plus haute intensité capacitaire. C'est dans ce cadre qu'il nous faut penser la question de la projection de forces.

Revenons, en premier lieu, sur les causes de ce changement d'ère, à savoir la fin des opérations extérieures. Avec la fin de la guerre froide, la priorité accordée à la défense et à la dissuasion s'est vue progressivement remplacée par une priorité donnée à la gestion de crise, autour d'un continuum « paix-crise-guerre » auquel devait répondre, dans la doctrine française, le triptyque « intervention-stabilisation-normalisation ». C'est dans ce cadre que la projection de forces a été pensée au cours des trente dernières années.

Pour correspondre à ces nouvelles missions de gestion de crise, qu'il s'agisse de maintien de la paix dans la première partie de la période ou de lutte contre le terrorisme dans sa seconde partie, notre outil de défense s'est structuré en conséquence et la LPM en est encore, d'une certaine manière, tributaire du fait de la planification de défense. Sans passer en revue toutes les causes qui expliquent la fin de cette période de trente ans, celles-ci peuvent être rangées grossièrement en deux catégories.

Il existe d'abord un certain nombre de causes internes à la fin des opérations extérieures. C'est notamment la difficulté à assurer une transition entre la phase d'intervention, qui est en ligne avec notre culture opérationnelle et nos institutions favorisant des décisions rapides et rémunératrices au plan politique, car porteuses de résultats rapides et spectaculaires, et la phase de stabilisation, longue et ingrate, qui s'ensuit. S'installe alors le temps long de la crise, peu aligné avec le rythme d'un cycle opérationnel cadencé sur quatre ou six mois, ce qui peut susciter une frustration grandissante des décideurs.

Est également en cause la difficulté à assumer le caractère multidimensionnel des crises : en dépit des milliers de pages noircies sur l'approche globale, l'unité de commandement politico-militaire se fait généralement à Paris, voire au plus haut niveau de décision, avant une mise en œuvre au mieux coordonnée mais rarement bien combinée sur le terrain.

Enfin, c'est le pilier manquant de la gouvernance qui est généralement au cœur de la crise elle-même. La France ne peut véritablement l'actionner par respect de la souveraineté de l'État hôte mais, sans cette gouvernance, toute action militaire est vaine. Nous l'avons vu dans le conflit malien comme en Afghanistan et, dans une certaine mesure, en Côte d'Ivoire.

Il existe aussi des causes externes qui expliquent la décrue des OPEX.

La première réside sans doute dans la sensibilité des opinions publiques locales, qui ont développé – au Moyen-Orient d'abord, en Afrique ensuite – un rejet quasi-allergique des interventions étrangères, notamment occidentales, désormais vues à travers le prisme déformant de l'impérialisme. Cet argument est surjoué par les compétiteurs stratégiques comme la Russie, la Chine ou la Turquie mais fait parfois écho à un récit, voire un vécu local.

Une autre cause externe a trait à la réévaluation des priorités dans les menaces : les missions de gestion de crise étaient prioritaires dans un monde où les « risques de la faiblesse » primaient sur les « menaces de la force », pour reprendre les termes du Livre Blanc de 2008, particulièrement illustratif de l'état d'esprit de l'époque. Or, durant les trente ans pendant lesquels les Occidentaux participaient à ces missions de gestion de crise, de maintien de la paix ou de contre-terrorisme, des compétiteurs stratégiques, régionaux ou globaux, développaient des contre-stratégies. Force est de constater que si les instabilités politiques et le terrorisme djihadiste n'ont pas disparu – et ont parfois muté –, ils ont parfois reculé dans l'échelle des priorités de sécurité face aux menaces étatiques.

Les Américains, quant à eux, ont assez rapidement pris le tournant de ce qu'ils appellent la compétition entre grandes puissances ou « compétition stratégique ». Dès 2014, il était clair que la guerre contre le terrorisme n'était plus l'aiguillon de l'équipement de leurs forces armées. La survenue de Daech, à la même époque, a été analysée par l'administration Obama comme un contretemps plutôt qu'une remise en cause de ce virage. Simultanément, en France, elle a véritablement empêché la réflexion sur la compétition stratégique jusqu'au tournant de 2017, voire 2018 ou 2019, avec la réduction de l'empreinte territoriale de Daech et l'opération Chammal.

Notons aussi qu'alors que l'accélération de la rivalité de puissance était évoquée dans la revue stratégique de 2017 et soulignée dans son actualisation de 2021, il faut attendre février 2022 pour voir coïncider, à quelques jours près, l'annonce du retrait de la France du Mali et le déclenchement de la guerre en Ukraine pour voir ce tournant se matérialiser.

Après avoir vu les causes du changement d'ère auquel nous assistons, nous devons considérer la posture globale qui s'impose désormais en ces temps de compétition stratégique : comment faire face à ce nouveau monde qui a substitué au triptyque « paix-crise-guerre » le triptyque « compétition-contestation-affrontement » ? Nous plaidons de longue date, au Centre des études de sécurité de l'IFRI, pour le passage d'une logique d'opérations extérieures à une logique de posture stratégique permanente : la compétition stratégique fait figure de nouvelle norme, détrônant la référence constante à la paix, forcément relative, au cours de la période précédente. Pour s'adapter à cette évolution, mieux vaut rechercher une présence au long cours, inscrite dans un partenariat avec des pays choisis plutôt que de voir se succéder à un rythme effréné des opérations extérieures générant frustrations politiques et décalées au regard de la temporalité longue des enjeux.

La France dispose à cet égard d'un atout unique avec son dispositif prépositionné, le deuxième ou le troisième au monde selon que l'on considère le dispositif russe, de dimension principalement régionale. Il convient de souligner que le nombre de pays disposant d'une telle présence militaire globale permanente est plus réduit que celui des puissances nucléaires. Outre les États-Unis, les Britanniques disposent d'un tel réseau mais celui-ci est plus restreint que celui de la France.

À ce stade de mon propos, trois cas particuliers appellent quelques remarques.

Du point de vue de la posture stratégique permanente, la question la plus urgente est celle des forces de présence en Afrique de l'Ouest et en Afrique centrale, qu'il faut articuler avec ce qu'il reste de l'ex-dispositif Barkhane, au Niger et au Tchad. On peut regretter qu'il n'existe dans le projet de rapport annexé aucun élément précis sur le financement de ces forces ni sur leur volume, leur équipement ou encore leurs missions. Les seuls éléments connus sont ceux évoqués par le président de la République dans son discours de février 2023 sur le partenariat entre l'Afrique et la France. On y retrouve l'affirmation du principe, auquel je souscris, d'une présence qui ne serait plus axée sur les opérations – a fortiori les opérations autonomes – mais sur des éléments tels que :

– la formation, à condition que celle-ci soit délivrée à la demande des pays partenaires et sans doute sur des sujets de niche plutôt que dans une logique de formation initiale, que nous n'aurions pas les moyens d'assurer et qui crée une relation parfois difficile avec le pays partenaire ;

– l'appui matériel, pour lequel un travail est à réaliser sur l'offre d'équipements et de maintenance en direction de ces pays partenaires en Afrique, en privilégiant du matériel plus récent et sans doute plus adapté à leurs besoins ;

– l'appui au renseignement, qui appelle la mise en place de chaînes de communication et de partage du renseignement, à l'image du dispositif instauré avec l'Ukraine, de façon bien plus poussée avec des partenaires qui soient formés à ces échanges ;

– de façon ponctuelle, l'accompagnement au combat, par un appui feu qui serait principalement un appui aérien, éventuellement complété par un appui de l'artillerie.

Il faut ajouter à ces quatre axes celui de la lutte informationnelle et de l'influence, qu'évoquait à juste titre Manuel. J'y reviendrai dans un instant.

Quels sont les cadres politiques et institutionnels qui permettraient de mettre en œuvre cette stratégie ? Nous n'avons pas la réponse. De même, les moyens qui seraient à mobiliser pour appuyer cette stratégie dans le cadre de la LPM restent à évaluer. Nous avons proposé, dans l'une des publications de l'IFRI, l'idée d'un commandement opérationnel interarmées et permanent, dédié à la région de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique centrale, de façon à réunifier l'ensemble des missions, de l'influence jusqu'à l'accompagnement au combat, ce qui aurait aussi pour avantage de simplifier la structure de commandement.

Un autre cas particulier appelant quelques remarques est celui des forces de présence sur la façade indopacifique. Djibouti et les Émirats arabes unis constituent deux hauts lieux de compétition stratégique adossés à des accords de défense extrêmement contraignants, impliquant des clauses d'assistance, ce qui n'est pas le cas en Afrique de l'Ouest. Il faudra avoir cette particularité à l'esprit dans la réflexion sur les menaces susceptibles de peser sur ces États à l'avenir. Pour le reste, l'étude de la posture française en région indopacifique fait clairement apparaître un point d'appui manquant, quelque part à mi-chemin entre Nouméa et Abou Dhabi, alors qu'un tel point d'appui pourrait jouer un rôle de rotule logistique extrêmement précieux.

Le troisième cas particulier dont je souhaitais dire quelques mots est celui des forces de souveraineté, qui constituent la contrepartie des forces de présence à l'étranger et complètent, à mi-chemin, le dispositif de présence globale. Le sujet, on le sait, tient à cœur au ministre des armées, à juste titre : avec la réduction des forces en Afrique de l'Ouest, les deux-tiers des forces prépositionnées seront des forces de souveraineté. Le rapport annexé fait état d'un effort de 13 milliards d'euros à engager sur la période pour la rénovation de ces forces dans les régions et territoires d'outre-mer. Le point de départ est mal connu. Un rapport de la Cour des Comptes de 2019 estimait entre 900 millions d'euros et un milliard d'euros par an le coût des forces de souveraineté. Un montant de 13 milliards d'euros représenterait donc un doublement de cet effort dans les territoires souverains, étant entendu que le fait de disposer de tels territoires dans des zones éloignées est un atout incomparable : nous y sommes à l'abri des contraintes politiques qu'un État tiers pourrait imposer quant à l'installation de bases sur son territoire.

Encore faut-il répondre à plusieurs défis, parmi lesquels la forte dette liée aux infrastructures. Une part importante des 13 milliards d'euros devrait, selon nous, être orientée vers la remise en état de ces infrastructures afin qu'elles puissent accueillir des capacités militaires de plus haut niveau dans le spectre, ce qui n'est pas possible aujourd'hui. Un autre défi sera de nature plus politique : l'appropriation par les territoires ultramarins de ce nouveau rôle stratégique, qu'ils perçoivent souvent comme subi alors que c'est aussi une chance pour leur transformation.

Enfin, troisième volet à embrasser dans la réflexion sur la nouvelle manière dont se pose la question de la projection de forces, la contestation en zones grises apparaît comme l'étape supplémentaire de la compétition stratégique. Elle s'étend, entre ce nouvel espace, entre la guerre et la paix en mettant à mal les cadres normatifs et juridiques qui ont fondé notre action au cours des dernières décennies, voire depuis 1945.

Outre les actions d'influence en zone non militarisée, qu'évoquait Manuel, avec leur dimension cyber et informationnelle – lutte contre la manipulation d'informations –, des actions d'influence peuvent s'appuyer sur des partenariats politiques, économiques et/ou culturels, dans la limite de nos cadres éthiques et légaux qu'il ne faut ni sous-estimer, ni exagérer.

Se pose aussi la question des actions hybrides dans ce que les états-majors appellent les « zones grises militarisées » : il s'agit de zones de conflit – par exemple la Libye –, où sont présentes différentes puissances et où les forces spéciales ont un rôle à part, ce qui soulève différentes questions, à commencer par celle de leur adaptation à des environnements distincts de ceux où elles opéraient ces dernières années. Il s'agit de substituer une logique d'action indirecte, via des acteurs-relais, à celle de contre-terrorisme, marquée par le renseignement et l'action directe – libération d'otages, élimination de cibles à haute valeur ajoutée. Des jalons importants ont été posés, en Libye et surtout en Syrie, auprès des Forces démocratiques syriennes, pour ce type d'action. Cela impliquera notamment une capacité à agir plus furtivement, en maîtrisant davantage ses signatures, avec des enjeux importants d'interculturalité et d'expertise régionale.

Quant à la préparation à l'affrontement, la préparation au combat de haute intensité était un point très attendu du projet de loi de programmation militaire. De ce point de vue, l'observateur attentif restera sans doute sur sa faim. Alors que l'un des enjeux de la projection de force à l'heure de la haute intensité réside dans la capacité à accéder au théâtre, l'ambition française – réaffirmée dans les dernières éditions du Livre Blanc, de la revue stratégique et dans la précédente LPM – consistant à être capable « d'entrer en premier » sur un théâtre défendu semble avoir disparu, alors qu'elle était présentée comme différenciante. Le porte-avions de dernière génération n'en demeurera pas moins un outil clé d'accès aux théâtres d'opérations. Force est aussi de constater que les exigences du combat de haute intensité restent mal définies dans les travaux préparatoires. Pour ne mentionner que le seul domaine terrestre, le niveau d'ambition pour un « engagement majeur » en coalition est resté inchangé depuis 2013 : il est de l'ordre d'une division à deux brigades interarmes – soit 15 000 soldats – pour la composante terrestre, là où le niveau d'ambition de l'Alliance atlantique, par exemple, a crû considérablement, le New Force Model faisant passer la force de réaction rapide de 40 000 à 300 000 hommes. Dans ce contexte, affirmer que la France pourrait prétendre au commandement d'un corps d'armée de l'OTAN – soit 50 000 à 70 000 hommes –, ce pour quoi est effectivement le bon dimensionnement, me paraît insincère : comment croire qu'avec une contribution de 15 000 hommes, et avec des trous persistants en matière d'éléments organiques de niveaux divisionnaire et corps d'armée – s'agissant de la défense sol-air, des moyens d'acquisition et de frappe dans la profondeur –, nous aurions le poids politique pour en commander 50 000 alors que d'autres alliés en Europe alignent des volumes plus importants ?

Pour conclure en quelques mots, cette future loi de programmation militaire amorce la transition vers le nouveau contexte de la compétition stratégique mais reste encore marquée par l'héritage des années de gestions de crise.

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