Intervention de Nicolas de Maistre

Réunion du mercredi 7 juin 2023 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Nicolas de Maistre, directeur de la protection et de la sécurité de l'État au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale :

Monsieur le président, mesdames et Messieurs les députés, permettez-moi d'abord de présenter les collègues qui m'accompagnent et qui pourront répondre à vos questions. M. Antoine Pavageau a travaillé sur le GT juridique. Le lieutenant-colonel Jean-Charles Coste, officier de marque de l'exercice ORION 3 au SGDSN et qui a une connaissance précise de la problématique des réserves et M. Gwenaël Jézèquiel, représentant du cabinet du secrétaire général, qui est un spécialiste de la communication.

Monsieur le président, vous l'avez souligné, l'exercice Orion revêt une importance extraordinaire. Quand on prend un peu de recul et quand on aime l'histoire, on repère les petites pierres blanches montrant que nous avons changé de monde. Relancer un exercice interarmées de cette nature, c'est renouer avec un passé historique mis entre parenthèses de 1995 à nos jours, et c'est un marqueur fort d'une nouvelle vision de la défense. Il a aussi corroboré une vision civile consécutive à la crise du Covid et la nécessité d'améliorer la coordination interministérielle de manière générique.

En mettant cet exercice en perspective avec ce que nous avons vécu depuis un certain temps, on constate que la menace terroriste ne faiblit pas – nous aurons bientôt la posture Vigipirate pour les six mois à venir -,et que nous assistons à une multiplication et une superposition des crises en même temps qu'à une diversification de leurs typologies. Longtemps, on a pensé qu'un simple coup de collier permettrait de revenir à la normale alors que nous enchaînons les crises et que l'état de crise devient donc permanent. Nous en tirons la conséquence que la crise relève structurellement du niveau interministériel. C'est pourquoi nous avons voulu, avec nos amis des armées, confronter ces constats au cadre nouveau créé par les tensions internationales et la guerre en Ukraine en vue de superposer leur logique et la nôtre.

Cet exercice Orion, anticipé et planifié bien avant l'invasion russe en Ukraine procédait d'une réflexion de fond et s'inscrivait dans un cadre général. La structuration de la stratégie nationale de résilience (SNR), lancée en 2021 et validée par le cabinet du Premier ministre, puis de la Première ministre, en avril 2022, prévoit plusieurs axes de durcissement de la capacité de l'État à encaisser les chocs : une préparation approfondie aux crises, incluant la contribution de la nation à un effort des armées ; une vision capacitaire du développement des moyens humains et matériels et une réflexion sur la communication grand public, puisqu'il s'agit aussi de viser à mobilier le citoyen. On nous a ensuite demandé d'élargir cette SNR à l'ensemble de la société. Des discussions sont en cours avec les collectivités locales et toutes leurs grandes associations nationales, auprès des entreprises essentiellement sur le sujet des stocks, et des réflexions en cours pour définir une action de communication citoyenne.

Par ailleurs, au sein de la direction, nous avons estimé qu'il convenait de revoir radicalement notre mode de planification, en particulier les plans gouvernementaux. Jusqu'à présent, on considérait que notre imagination permettrait toujours d'identifier les risques et les menaces pour leur opposer un plan, mais en réalité, nous sommes très souvent surpris. Dans un monde où la malveillance sera omniprésente, il n'y a pas de raison que la surprise ne soit pas systématique. Nous avons donc voulu concevoir une planification qui ne soit pas du type « un risque, un plan », ou « une menace, un plan », mais un assemblage de briques tenant compte de la réalité et privilégiant une approche « multirisque ». Nous nous y employons sur la base doctrinale de la directive générale interministérielle n°320, publiée récemment.

Enfin, un cadre essentiel pour nous a été le discours du Président de la République à Toulon, auquel vous assistiez, Monsieur le président, qui, au titre de l'objectif stratégique n° 2 de la RNS, affichait une France unie et résiliente et visait notamment à conforter le dialogue civilo-militaire.

Ce contexte rendait donc tout à fait légitime cet exercice.

Nous l'avons organisé et conduit en deux temps : des travaux préparatoires et un exercice sur table. Non seulement, on ne renoue pas avec des exercices qu'on n'a pas faits depuis trente ans sans un travail préparatoire conséquent, mais nous souhaitions optimiser les réflexions de ces groupes de travail pour qu'ils produisent des fiches mesures à intégrer dans notre nouveau dispositif de planification.

Nous avons donc mis en place cinq groupes de travail sur les thèmes suivants : les soutiens et acheminements, piloté par l'état-major des armées (EMA) et le commissariat général aux transports (Comigetra) ; l'adaptation des normes et la dimension juridique, pilotée par le secrétariat général du gouvernement (SGG) ; les ressources humaines et la mobilisation de la réserve, pilotée par le secrétariat général de la garde nationale ; les rétroactions sur le territoire national, piloté par la cellule de coordination intérieur défense, et la communication gouvernementale, pilotée à la fois par l'EMA et le service d'information du Gouvernement (SIG). Nous voulions monter ces groupes pour produire des fiches mesures, afin de réaliser un exercice résolument nouveau et structurer un réseau d'experts interministériel que nous avons bien l'intention d'inscrire dans le temps. Compte tenu de l'affichage d'un exercice Orion tous les trois ans, il faut que ce réseau fonctionne.

L'exercice s'est déroulé le 30 mars 2023, en présence du directeur de cabinet de la Première ministre, du chef d'état-major des armées et du secrétaire général du SGDSN, dans la volonté de combiner défense civile et défense militaire.

Le choix, légèrement différent du scénario originel, était d'aller au bout de la logique des stratégies hybrides ou indirectes, afin de mobiliser toutes les composantes de l'appareil d'État. Un pays allié connaissait une guerre civile dans laquelle des milices étaient soutenues par son puissant voisin doté de l'arme nucléaire. La France, dans le cadre d'une coalition européenne ad hoc, envoyait en soutien de premier échelon un volume de force habituel, ce qui est déjà de nature à mobiliser l'ensemble de l'appareil d'État, du fait notamment du niveau d'intensité de cet engagement, nous forçant à régénérer soldats et matériels. En réaction le voisin doté engageait contre nous une stratégie hybride en cherchant à déstabiliser un État tiers où se trouvait une grande communauté française, nous obligeant à les évacuer et à gérer la crise militairement et diplomatiquement. Il manifestait aussi la volonté de déstabiliser notre outre-mer au moyen d'une menace par des proxies depuis une lointaine île inhabitée, nécessitant l'envoi de moyens militaires et de sécurité intérieure et utilisait la palette complète des moyens de déstabilisation sur le territoire national : cyber, terrorisme, influence, manipulation de l'information.

Une fois le travail réalisé par les groupes de travail et le scénario défini, nous avons joué trois tours, désireux de rompre avec le tour unique qui ne correspond plus à ce que nous voulons développer. Nous sommes passés de l'endurance à la résistance. Nous souhaitons non seulement inscrire l'effort dans la durée, mais aussi envisager un accroissement de l'effort dans la durée, ce qui n'a pas souvent été le cas. Parvenus à un certain palier, on tenait sur la durée. Aujourd'hui, nous voulons faire comprendre à tous qu'on ne doit cesser d'augmenter l'effort. Le premier tour visait l'expression du besoin des armées d'un point de vue logistique, le deuxième, quelques semaines plus tard, était destiné à faire le point et à définir les moyens d'accroître l'effort de soutien. Le troisième tour, lors duquel sont venues les autorités, visait les répercussions sur le territoire national.

Ces tours ont été ritualisés par un journal télé très professionnel, un point de situation des besoins par le ministère des armées (Minarm), la réponse des pilotes des groupes techniques aux interrogations du Minarm, mises en perspective historique. Nous avions fait venir un historien, persuadés en renouant avec l'histoire longue de pouvoir y puiser des idées. Nous avons retenu principalement un besoin accru d'interministérialité et de coordination. Un échange interministériel a été suivi de conclusions.

J'en viens aux principales conclusions, au cœur de cette audition.

Orion est un exercice global qui vise à inverser la formulation en vigueur depuis une trentaine d'années et qui peut dorénavant s'exprimer en ces termes : quel soutien la Nation peut-elle offrir aux armées ? Cela réinterroge à juste titre notre dispositif en soulignant que l'objectif n'est pas simplement de disposer d'une armée efficace mais aussi d'un outil étatique lui permettant de durer et d'accroître progressivement son effort. C'est pour moi le cœur de la réflexion de la phase 3 de l'exercice Orion. Il s'agit aussi de sensibiliser l'appareil d'État aux stratégies hybrides nuisibles et qui restent sous le seuil de conflictualité et de pointer le besoin d'une coordination interministérielle fine pour y faire face.

Concernant l'organisation, nous avons tiré la conclusion que la petite roue indépendante du ministère des armées tournait très vite, alors que la grande roue de la Nation tournait un peu moins vite et qu'il convenait dorénavant de mieux relier les deux par une boîte de vitesses. Afin de la concevoir et la tester, nous avons conclu à la nécessité de créer une commission interministérielle pour y exposer et valider ces questions et de réaliser régulièrement de nouveaux exercices Orion pour identifier les points de blocage et les traiter.

Nous nous sommes aussi demandé comment impulser au sein des ministères la dynamique civilo-militaires. Inclus dans le ministère de la transition écologique (MTE), le Comigetra est l'exemple d'une telle structure militaire et l'un des rares survivants de ces dispositifs. Nous avons plaidé en faveur du maintien, voire du développement de cette structure pour assurer une intrication civilo-militaire à l'intérieur du ministère. Le deuxième et dernier exemple est la délégation du service de santé des armées au sein du ministère de la santé et de la prévention.

Dans le prolongement de l'image de la boîte de vitesse, il y a, au sein des ministères, des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité dont les services ont depuis longtemps été ramenés au juste suffisant. Nous nous interrogeons sur le renforcement de ces structures afin qu'elles soient en mesure de soutenir, en interne des ministères, une connaissance précise de nos sujets.

Enfin, et c'est un de mes regrets, nous devons encore prolonger notre réflexion sur l'organisation civilo-militaire au niveau territorial, non seulement dans l'appareil d'État mais aussi avec les collectivités.

Sur le plan juridique, nous disposons d'outils performants mais permettant une montée en puissance limitée. D'une part, les régimes d'exception, comme l'état de siège, l'état de guerre ou l'article 16 de la Constitution ne sont d'aucune utilité pour faciliter une réaction dans le scenario envisagé. Nous nous interrogeons donc sur la mise en œuvre concrète de deux régimes de défense : la mobilisation et la mise en garde. Nous avons, en effet, d'abord besoin de mettre en place un continuum permettant à la France de s'adapter, sans heurt et sans rupture, à toutes les situations, puisque les conditions historiques ont changé. D'autre part, nous aurions intérêt à prévoir, à l'instar de Vigipirate, des niveaux de défense enclenchant mécaniquement des processus juridiques et d'avoir, dès lors, une vision interministérielle partagée de ce que cela justifierait et permettrait.

S'agissant des réserves, l'excellent rapport de MM. Christophe Blanchet et Jean-François Parigi évoquait déjà, en juin 2021, un foisonnement de dispositifs disparates et un déficit de cohérence. Le constat est partagé lors de cet exercice d'une forme « d'auberge espagnole » résultant d'une sorte de délitement à l'issue de la conscription et, à l'inverse, d'un volontarisme nouveau de constituer des masses dans certaines administrations pour faire face aux crises. Cet enchevêtrement mérite d'être toiletté. À défaut d'un jardin à la française, nous souhaitons un jardin anglais plutôt que la jungle. Il convient, en effet, de trouver un équilibre entre une vision trop centralisée qui contraindrait les gestionnaires dans l'emploi des réserves et une nécessaire perspective générale d'emploi, pour nous centrale, que la garde nationale pourrait dresser. Nous voudrions passer d'une levée en masse à une levée en compétences. Pour cela, nous avons besoin d'identifier les compétences nécessaires.

Dans le domaine sanitaire, nous connaissons les difficultés d'accès, pour réaliser des projections humanitaires ou de soutien à un allié, à certains vecteurs maritimes ou aériens. Il faut donc veiller en amont à la complémentarité des moyens entre moyens privés et patrimoniaux. Nous devons également envisager l'organisation de la reprise en main des hôpitaux d'instruction des armées par le ministère des armées incluant un transfert de la patientèle vers le milieu civil, des évacuations massives de blessés et leur traitement. Une réflexion est en cours sur le concept logistique nouveau de base industrielle de combat. Ce concept n'est pas entièrement superposable à la base industrielle et technologique de défense (BITD), entièrement dédiée à la fourniture de systèmes d'armes, mais est bien relatif à l'ensemble du matériel nécessaire à la projection.

Concernant la communication et l'influence, la réflexion du groupe de travail sur les stratégies capables de nous nuire le plus et les capacités légales pour s'y opposer a été très utile. Elle est venue percuter la vision de la fonction stratégique d'influence dont la responsabilité a été confiée par le Président de la République au ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE). Une articulation technique doit s'opérer, comme avec le cyber ou le comité de liaison sur les dossiers de sécurité économique (Colisé), le comité de lutte contre les manipulations de l'information (CLMI). Tout cela doit s'intriquer dans une vision plus large soutenue par la MEAE sur la fonction « influence ».

Outre sa grande utilité et les nombreux enseignements que nous en avons tirés, cet exercice présentait un intérêt historique dans la mesure où il renouait avec la vision républicaine du lien armées-Nation. Nous renouons avec l'idée d'une armée adossée à la Nation qui, seule, lui confère une solidité que les uns et les autres peuvent apprécier. Il s'agit de retisser ce lien de cohérence dont nous avons absolument besoin compte tenu des enjeux de demain.

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