Intervention de Benoît Lombrière

Réunion du jeudi 1er juin 2023 à 9h40
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Benoît Lombrière, délégué général adjoint d'Eurodom :

Notre activité existe depuis bien longtemps, déclarée auprès de toutes les instances nationales et communautaires. L'essentiel de notre activité se situe à Bruxelles. Vous avez eu la justesse de rappeler que notre association a été créée en 1989 pour défendre finalement la production locale dans les départements d'outre-mer.

Nous défendons les milieux agricoles, agroalimentaires et la production industrielle destinée à la consommation locale. S'agissant de la production agricole, nous défendons la production locale destinée à l'exportation et à la consommation locale. Je n'ai donc rien de plus à déclarer qui n'est déjà déclaré à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), à laquelle vous pouvez vous référer.

Votre commission d'enquête est une commission d'enquête sur la vie chère. Bien souvent, au titre des fonctions que nous exerçons, nous avons à défendre la production locale et la production industrielle et agroalimentaire locale, ce qui nous amène la plupart du temps à être les défenseurs les plus acharnés du dispositif d'octroi de mer, parfois montré du doigt, à notre avis à tort, comme un facteur plus pénalisant que les autres de vie chère.

L'octroi de mer est un vieil impôt à qui l'on a assigné dans les années 1970 une tâche nouvelle. Cet impôt finançait les collectivités locales traditionnellement. À partir des années 1970, le conseil général de la Martinique, très rapidement suivi par celui de La Réunion, a décidé de faire de cet outil là aussi un outil de protection de la production locale. Au fur et à mesure des évolutions normatives, et en particulier des évolutions communautaires, ce dispositif de protection s'est adapté aux exigences nouvelles, la dernière adaptation notable étant celle de 1993. Les départements d'outre-mer devant entrer pleinement dans l'Union européenne et donc respecter les exigences de l'acte unique, il a fallu adapter le dispositif d'octroi de mer qui, auparavant, ressemblait à une taxe protectionniste – on l'appelait la modulation d'octroi de mer – pour satisfaire les besoins du marché unique, en particulier la liberté de circulation des marchandises au sein de l'espace européen.

On a souvent tendance à réfléchir à ce dispositif-là selon un axe franco-français ou régional. Il y a évidemment une dimension communautaire majeure.Pour pouvoir être compatible avec le traité, les membres du Conseil, c'est-à-dire tous les chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne, ont considéré en 1993 qu'il convenait d'accorder une dérogation aux départements d'outre-mer pour pouvoir continuer à appliquer le dispositif d'octroi de mer, plus précisément les différentiels de l'octroi de mer. Cette dérogation est une dérogation directe aux traités européens, plus précisément à l'article 110 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Nous sommes donc sur le plus haut niveau de dérogation possible au sein de l'Union européenne. C'était un peu comme si, ramené à la situation nationale, on avait accordé aux départements d'outre-mer une dérogation à la Constitution française.

Faisons attention, s'il est décidé de réformer le dispositif d'octroi de mer, à ne pas lâcher la proie pour l'ombre et ne pas rouvrir avec les institutions communautaires une négociation qui a été déjà compliquée à l'époque, qui s'est faite avec un nombre d'États membres beaucoup plus réduit qu'aujourd'hui, avec des régions ultrapériphériques (RUP) qui étaient objectivement les régions les plus pauvres de l'Union européenne, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui avec l'élargissement. Ma première remarque est une remarque de prudence.

Le dispositif, lorsqu'il a été modifié en 1993, a été attaqué très vivement par les acteurs économiques des outre-mer devant la Cour de justice, en particulier les adversaires éternels de l'octroi de mer, aujourd'hui favorables à une réforme. Je cite par exemple les importateurs, qui ont attaqué durement ce dispositif, qui a d'ailleurs été légèrement amendé pour tenir compte de la jurisprudence et qui est aujourd'hui un dispositif d'une immense solidité juridique, validé par une dérogation aux traités donnée par le Conseil, par une autorisation d'aide d'État donnée par la Commission et solidifié par la jurisprudence de la Cour de justice.

En 1993, le dispositif a été autorisé pour dix ans, renouvelé en 2004 pour dix années encore. En 2014, il a été renouvelé pour sept ans et en 2020, pour sept ans de plus. Nous sommes donc dans la période qui va de 2020 à 2027 et qui nous autorise à continuer à appliquer les différentiels d'octroi de mer.

La première question qu'il faut peut-être se poser quand on examine l'octroi de mer consiste à savoir s'il remplit bien sa fonction. Je représente la production locale des départements d'outre-mer et je vais plutôt m'intéresser aux différentiels, un peu moins au financement des collectivités, mais on va voir au fur et à mesure du déroulement de mon propos liminaire que depuis trente ans, les dispositifs sont tellement imbriqués que cela devient assez difficile de toucher à l'un sans avoir des répercussions sur l'autre.

Premièrement, l'octroi de mer a-t-il rempli son rôle vis-à-vis de la production locale ? Pour nous, la réponse est incontestablement oui. Nos estimations, que nous pourrons vous transmettre, montrent que près de 26 000 entreprises bénéficient des différentiels d'octroi de mer. Il faut ajouter à ce nombre les très nombreux artisans et petites industries. Je veux insister sur ce point, souvent négligé dans le débat. J'appelle « petites industries » celles dont le chiffre d'affaires est inférieur à 550 000 euros. Elles sont aujourd'hui non assujetties à l'octroi de mer. Cela veut dire qu'elles bénéficient de la protection maximale de l'octroi de mer. Quand vous êtes un producteur local non assujetti, vous n'êtes pas redevable à cette taxe d'octroi de mer, que doivent payer en revanche tous vos concurrents qui importent. Vous avez donc un niveau de protection pour la production locale très élevé et très exactement égal à la valeur de la taxe d'octroi de mer qui vient renchérir les produits de vos équivalents importés. Ces artisans et petites industries peuvent se situer dans tous les secteurs. Elles n'ont pas à être couvertes par les secteurs d'activité qui sont autorisés par la décision du Conseil, si bien qu'on les retrouve partout. C'est l'essentiel des artisans et une bonne partie des commerçants. Je pense aux boulangers, aux bouchers, aux acteurs de la production. Je pense aussi à l'innovation dans les départements d'outre-mer. Quand on lance une nouvelle ligne de produits et qu'on est avec un chiffre d'affaires inférieur à 550 000 euros, on peut être dans n'importe quel secteur. Vouloir supprimer toutes les taxations d'octroi de mer sur les produits importés qui n'ont pas d'équivalent en production locale s'avère impossible. Une telle démarche supposerait de toucher les artisans, une partie des commerçants et la petite industrie. Cette dernière étant non assujettie par définition, elle est inconnue des services. Nous avons un exemple très précis en Martinique. Lors du précédent renouvellement du dispositif d'octroi de mer, le seuil de non-assujettissement a été abaissé de 550 000 euros à 300 000 euros. De fait, certaines entreprises entre 300 000 et 550 000 euros de chiffre d'affaires se sont retrouvées nouvellement assujetties. C'est le cas en particulier de la bijouterie. La petite bijouterie fantaisie qui était produite en Martinique jusqu'aux années 2010 a complètement disparu puisqu'elle s'est retrouvée dans la mauvaise tranche, c'est-à-dire entre 300 000 et 550 000 euros, donc trop haute pour être non assujettie. Elle n'avait pas négocié de différentiel et s'est donc retrouvée exposée à la concurrence de la bijouterie, principalement asiatique, et elle a disparu en quelques mois.

Je veux insister sur ces aspects parce qu'on n'en parle pas beaucoup. Je pense que dans vos réflexions et celles du gouvernement, c'est une dimension à prendre en compte de manière très sérieuse.

Je disais que 26 000 entreprises sont non assujetties. Il faut ajouter tous ceux qui se situent sous le seuil de 550 000 euros. Ces 26 000 entreprises, pour nous, sont vraiment un minimum. Elles représentent à peu près 80 000 emplois privés dans le secteur marchand, un nombre considérable pour les départements d'outre-mer. Si on essayait de rechercher un ordre de grandeur métropolitain, on parlerait de dix à quinze millions d'emplois en métropole.

Si nous voulons nous convaincre de l'efficacité de l'octroi de mer sur le tissu économique local, il suffit de prendre l'exemple de la Guyane. Lors du renouvellement de 2004, de nombreux différentiels ont été supprimés en raison d'un manque d'anticipation locale. Beaucoup d'entreprises se sont donc retrouvées face à la concurrence sauvage sans la protection de l'octroi de mer. Les chiffres en un an ont été colossaux. On a perdu 17 % du chiffre d'affaires réalisé dans les industries agroalimentaires. On a perdu 13 ou 15 % du chiffre d'affaires dans le secteur de la pêche, en particulier dans la transformation des produits de la pêche.

La France a réintroduit rapidement une négociation pour essayer de rectifier le tir. Immédiatement, la production industrielle s'est restabilisée et a continué sa progression jusqu'au niveau que l'on peut connaître aujourd'hui. Nous trouvons en Guyane un exemple parfait des conséquences liées à la fin de l'octroi de mer.

Le système actuel présente beaucoup d'avantages. Je les énumère en une minute. C'est un système stable par rapport à un système alternatif qui pourrait être un système d'aide directe. Nous en entendons parler. Pour remplacer le système des exonérations par un système de subventions, il faudrait trouver 450 millions d'euros tous les ans, votés par le Parlement, uniquement pour les entreprises des départements d'outre-mer. Allons dire que c'est un peu moins stable et cela apporte un peu moins de visibilité aux entreprises de production locale.

C'est un système automatique, avec un effet financier immédiat pour les entreprises. C'est un système qui repose sur l'auto liquidation, c'est-à-dire qui permet de ne pas alourdir le fonctionnement administratif, les charges administratives qui s'imposent aux entreprises. Il n'y a pas de dossier à remplir pour l'octroi de mer. Il n'y a pas de demande annuelle d'aides ou de subventions à remplir. C'est donc un système très souple et flexible. La collectivité a la possibilité de piloter son développement économique comme elle le souhaite. Elle peut fixer des taux précis sur chacun des secteurs et même à l'intérieur de chacun des secteurs, à chaque ligne de produits, à la différence d'un outil comme la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui ne contient que deux ou trois niveaux de taux. L'octroi de mer permet d'avoir une infinité de taux et donc de remplir l'obligation communautaire de ne pouvoir mettre des différentiels qu'à la hauteur des surcoûts subis par les entreprises qui en bénéficient. C'est un système simple pour les plus petites entreprises et très robuste juridiquement, puisqu'il est validé par le Conseil, la Commission ou la Cour de justice.

Bien sûr, toute imposition a un impact sur le pouvoir d'achat. S'il y avait moins d'octroi de mer, de TVA, d'impôts sur les sociétés, de cotisations sociales, il est probable que les prix seraient moins chers. Nous ne nions pas le fait que la fiscalité a un impact sur le prix des produits. Nous considérons que l'octroi de mer a un effet inflationniste moindre que la TVA. Huit points d'octroi de mer, ce n'est pas pareil que huit points de TVA. Les huit points d'octroi de mer sont perçus au moment où le produit entre dans le département d'outre-mer, avant que les différents intermédiaires ajoutent leurs marges. Les huit points de TVA arrivent en bout de processus, après que le produit ait été importé et reçu les différentes marges des différents intermédiaires, dont la grande distribution. Il vaut mieux huit points d'octroi de mer que huit points de TVA. Ce n'est probablement pas le système le plus inflationniste, surtout que l'assiette de la TVA intègre l'octroi de mer. Surtout, c'est un outil mixte qui protège la production locale, mais qui finance aussi les collectivités.

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