Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du jeudi 1er juin 2023 à 14h05
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Jean-Jacques Urvoas, professeur à l'université de Bretagne occidentale, ancien ministre, ancien député :

Monsieur le Président, merci beaucoup pour votre invitation qui, je ne vous le cache pas, m'a un peu surpris parce que je ne voyais pas quelle plus-value je pouvais apporter à votre réflexion, puisque ma connaissance des outre-mer, outre mon intérêt personnel, est essentiellement livresque.

Je trouve qu'il manque à l'Assemblée nationale, dans son fonctionnement, un rendez-vous outre-mer pour essayer d'intéresser les parlementaires de l'Hexagone à ce qui se passe outre-mer. J'ai vu hier les chiffres qui montrent que dans l'année qui vient de se passer, quarante-cinq ordonnances ont été promulguées et quarante-trois lois votées. Une grande partie de ces ordonnances a un lien avec l'outre-mer. Si je prends la période 2012-2022, j'arrive à cinq cent cinquante-huit ordonnances et cinq cent vingt-six lois ordinaires promulguées par le Président de la République. J'ai quitté l'Assemblée nationale en 2017 et je me suis rendu compte du nombre d'ordonnances que j'avais votées sans même en avoir conscience, parce que c'est souvent un article en fin de projet de loi et que les parlementaires de l'Hexagone y attachent assez peu d'importance. Faire prospérer une idée, peut-être dans le cadre du contrôle, d'un rendez-vous annuel dans lequel on ferait le bilan du droit des outre-mer, pourrait ne pas être inutile à nos concitoyens ultramarins, dont c'est visiblement l'intérêt immédiat, mais aussi au législateur.

Mon approche est évidemment politico-institutionnelle et politico-constitutionnelle. Le cadre institutionnel, politique et constitutionnel permet-il aux Ultramarins de bénéficier d'une égalité, et donc d'une politique économique satisfaisante et créatrice de richesses, d'emplois et de satisfaction et de bien-être ? La réponse, évidemment, est non. Faut-il pour autant accuser le droit ? Cela fait partie des éléments que je pourrais essayer de porter à votre connaissance.

Me semble-t-il, il y a un consensus aujourd'hui, au moins dans la sphère juridique, mais je le crois aussi dans la sphère économique – et je pense aux forces économiques, aux chambres de commerce et d'industrie, par exemple –, sur le fait que la capacité d'adaptation des lois et des règlements par l'habilitation ne fonctionne pas, même si elle a été assouplie à deux reprises depuis sa création. De mon point de vue, de ma Bretagne résidentielle, le département qui se l'est le plus approprié, c'est la Martinique. Quand j'entends Serge Letchimy, je vois sa déception sur le fait que ces efforts n'aboutissent pas. Il y a là un premier constat.

Deuxième élément, l'État. Là encore – et sans doute que mon appartenance bretonne y est pour beaucoup – la déconcentration de l'État n'est que dans les mots, pas dans les actes. Les autorités représentant l'État dans les territoires n'ont pas les moyens d'exercer une véritable fonction, de même qu'au plan national. La Cour des comptes a déjà dit dans ses rapports combien la modestie des moyens de la direction générale des outre-mer (DGOM), qui est pourtant la seule administration centrale du ministère des outre-mer, était sous-équipée, sous-dotée en personnel. Je crois qu'on est en dessous de cent cinquante agents aujourd'hui. L'État ne sait pas faire cela. Il le dit, le proclame et sans doute avec la meilleure volonté du monde, mais concrètement, matériellement, ça ne suit pas. Je n'ai qu'un seul contre-exemple qui a été conduit sur la recodification des dispositions du code rural et de la pêche maritime par Jean-François Merle pendant dix-huit mois, ce qui est quand même un temps relativement rapide au regard de l'immensité de la tâche. Il a travaillé en relation bilatérale avec chaque territoire et il a produit un travail qui mériterait d'être décliné dans une grande partie des règles applicables aux outre-mer.

De la même manière, j'ai vu évidemment avec intérêt qu'il y avait eu un décret le 8 avril 2020 sur le droit reconnu aux préfets de déroger à certaines réglementations. Peut-être n'ai-je pas suffisamment travaillé, mais je n'ai pas trouvé un seul exemple en outre-mer de l'utilisation de ce pouvoir donné aux préfets des différents départements.

Troisième observation, la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite loi 3DS, n'a pas encore produit toutes les potentialités que le texte lui permet d'espérer. Il n'y a pas nécessairement de raison d'être pessimiste, mais cela permet de relativiser aussi les insatisfactions. J'ai vu des possibilités de travailler avec l'État parce que j'entends les responsables élus des collectivités ultramarines dire qu'ils ne souhaitent pas du tout se passer de l'État, que le travail avec l'État est au moins aussi demandé que celui de faire à sa place et qu'il y a donc dans la loi 3DS des possibilités, par exemple en matière de santé, de gouvernance associée aux agences régionales de santé (ARS). Il doit néanmoins y avoir des moyens. Je pense à ce que Serge Letchimy a tenté de faire en Martinique sur la pédagogie et sur les questions d'éducation, avec la possibilité pour les territoires d'y être associés. Il y a évidemment des questions d'immigration sur lesquelles les revendications territoriales d'associations me paraissent légitimes.

Donc, la loi n'a pas encore produit toutes ses potentialités et il ne faut pas noircir nécessairement l'horizon. Mais il y a aujourd'hui, me semble-t-il, une nécessité de clarification des statuts. Je ne crois plus à la pertinence de la dichotomie 73 et 74 parce que les repères se sont brouillés. Des statuts à façon sont apparus et on est, ce qui me paraît plutôt une bonne voie, dans la construction pour chaque territoire d'un costume constitutionnel, institutionnel, juridique et politique qui pourrait correspondre le mieux possible à la volonté locale si elle existe, ou de maintenir le statu quo s'il est réclamé. Si tant est qu'on en ait la possibilité, mais vous nous offrez l'occasion d'évoquer des vœux, je crois qu'il faut rebâtir un cadre constitutionnel.

Le droit, d'abord, c'est une facilité. Et souvent d'ailleurs, quand on fait de la politique et qu'on a une culture juridique, on commence par avancer des notions juridiques pour faire une espèce de miroir aux alouettes. Disons que le droit va tout changer. Carine David l'a très justement dit, il faut aussi qu'il y ait localement une volonté d'appliquer. Quand on ressent aujourd'hui les volontés des élus dans ces territoires, on trouve de tout. Ceux qui, comme la Guyane, veulent avancer sur un statut, ceux qui, comme Saint-Barthélemy, Saint-Martin ou Saint-Pierre-et-Miquelon, préfèrent le statu quo, ceux qui ne savent pas vraiment où ils ont envie d'aller – la Guadeloupe –, ceux qui, comme La Réunion, ne sont pas d'accord entre la région et le département et qui s'interrogent sur le maintien ou la suppression de l'amendement Virapoullé. La région est plutôt pour le supprimer. Le département est plutôt pour le maintenir. Je n'ai pas en tout cas diagnostiqué une homogénéité dans la revendication d'évolution.

Dès lors, je crois que l'on pourrait avancer avec comme boussole la simplicité et la responsabilité, c'est-à-dire essayer de construire un cadre qui différencierait le temps constitutionnel et le temps juridique, qui générerait par la suite une loi organique pour chaque territoire, qui permettrait aux uns de conserver le statu quo, aux autres d'étendre leurs compétences, aux troisièmes de modifier leurs organisations institutionnelles, puisque je crois profondément à la subsidiarité. L'État ne pensera pas à la place des territoires, le ministre ou le Premier ministre ou le Président, qui prétendraient mieux savoir ce dont les territoires ultramarins ont besoin feraient fausse route. En tout cas, personnellement, je n'y adhérerai pas.

Le but de ce cadre unifié ne serait pas de pousser les collectivités de l'article 73 vers l'autonomie. Ce ne serait pas de recentrer les pouvoirs de ceux de l'article 74. Ce serait simplement de permettre de construire quelque chose qui dissiperait les ambiguïtés parce qu'aujourd'hui, pour beaucoup, rester sur l'article 73, c'est se priver d'un certain nombre de compétences, mais pour d'autres, l'article 74, c'est nécessairement basculer vers l'autonomie. En plus, quand l'État applique parfois simplement ses prérogatives et fait marcher la solidarité nationale, on a le sentiment, qu'il met ça en scène et qu'il surjoue. On a le sentiment que ce sont des cadeaux qu'il fait aux uns et aux autres, alors qu'on est simplement dans la juste répartition des compétences.

Je me souviens du cadre imaginé par la délégation des outre-mer et Michel Magras. L'amendement de cinq pages avait été discuté en 2020. Je l'avais trouvé extrêmement prometteur en ce qu'il était justement un cadre permissif sans être prescriptif.

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