Intervention de Thierry Vincent

Réunion du lundi 26 juin 2023 à 18h00
Commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

Thierry Vincent :

, journaliste, auteur de l'ouvrage Dans la tête des black blocs – Vérités et idées reçues. Vous me faites l'honneur de me demander beaucoup, mais je ne sais pas tout sur cette mouvance bien que je la suive depuis une dizaine d'années. Les black blocs ne sont ni un groupe ni une idéologie. C'est une méthode de manifestation consistant à s'habiller en noir pour ne pas être identifiable et, comme le nom l'indique, à faire bloc. Ce courant repose sur la solidarité dans l'action. Il s'en prend le plus souvent aux symboles du capitalisme et aux forces de l'ordre. Il y a eu des black blocs d'extrême droite reprenant la même méthode dans les pays de l'Est, et aussi en France. Après le meurtre épouvantable de Lola, notamment, il y a eu quelques manifestations d'extrême droite où l'on a retrouvé l'anonymisation par les vêtements noirs. Ceux-là ne s'en prenaient pas aux forces de l'ordre mais aux journalistes.

Je distingue le black block historique de ce qu'est devenu le mouvement, qui a beaucoup changé depuis l'apparition des gilets jaunes. L'évolution est marquée et il est difficile d'établir un profil. Contrairement à ce qui était le cas pour le black bloc historique et contrairement à ce qui se dit, le mouvement n'est pas composé de fils de bourgeois privilégiés. Le profil n'est pas non plus celui de prolétaires défavorisés. À très gros traits, il s'agit de personnes jeunes, au capital culturel élevé, souvent des étudiants mais aussi des lycéens parce que cette mouvance est très jeune, dont les parents ont aussi un capital culturel élevé. Pour autant, dire que ce sont des fils de bourgeois est caricatural : un fils de professeur ou d'intermittent du spectacle n'est pas un fils de bourgeois. Dans les black blocs, il y a toujours eu aussi des gens de milieux plus défavorisés et ayant accompli moins d'études. Mais c'était relativement marginal.

L'inquiétant pour les pouvoirs publics est que cette méthode de manifestation se répand. Or, l'idée maîtresse des activistes du black bloc est que défiler dans le cadre normal préétabli par l'État et les syndicats n'est pas efficace, ne suffit pas à obtenir satisfaction. J'entends beaucoup de gens ordinaires dire qu'ils ne feraient pas ce que font les black blocs, mais qu'ils n'ont pas tout à fait tort parce si on ne fait pas ça, on n'obtient rien. Je note que votre commission enquête sur des événements qui ont eu lieu à partir du 16 mars 2023, date à laquelle le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution a provoqué un basculement. Je n'ai pas à en juger, mais le fait est que cette manière de faire a été perçue comme autoritaire, antidémocratique et ne respectant pas la volonté du peuple. Les gens disent : « De toute façon, qu'on manifeste gentiment ou pas, et alors que tous les sondages disent que tout le monde est contre le projet de réforme des retraites et que les Français n'en veulent pas, malgré tout, elle passe ». Le même sentiment vaut pour le referendum d'initiative partagée. Le Conseil constitutionnel a mis en avant un argument juridique pour écarter cette demande mais cette décision de rejet est perçue comme le refus d'écouter le peuple, le signe que les voies du dialogue et de la concertation sont bouchées dans notre démocratie. De là naît l'idée que, la manifestation classique ne fonctionnant plus, il faut aller un cran au-dessus, avec une certaine dose de radicalité et probablement de violence. Et le niveau d'acceptation de la violence en manifestation par des gens ordinaires va grandissant.

Cela a commencé avec les gilets jaunes. La réponse extrêmement ferme, certains diront violente puisque la police a été accusée de violences, et l'utilisation d'armes de plus en plus sophistiquées dans les manifestations a provoqué un sentiment anti-police très virulent. On l'entend dans les slogans. En 2016, lors des manifestations contre la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, alors que la méthode black bloc arrivait en France, les slogans entendus étaient de nature politique, d'extrême gauche révolutionnaire et anticapitaliste classique. Maintenant, beaucoup de slogans visent explicitement la police. Les moyens déployés par les forces de l'ordre ou mis à leur disposition sont de plus en plus importants, les armes de plus en plus sophistiquées, et il y a beaucoup de blessés et de mutilés. En tout cas, c'est perçu ainsi. Dans le cortège de tête, on entend que la police mutile. Force est de constater que l'augmentation des moyens accordés aux forces de l'ordre n'a pas permis la diminution des violences. Il y a une escalade. D'une part, la police devient plus ferme, plus violente parce que les manifestants sont plus violents. Et d'autre part, ces derniers se disent que, puisque la police est violente, ils doivent l'être aussi. C'est l'histoire de la poule et de l'œuf. Je n'entrerai pas dans le débat sur le point de savoir qui a commencé. Mais on n'est pas du tout dans une stratégie de désescalade.

Les black blocs sont, de plus en plus, des gens comme tout le monde. Je ne suis pas le seul à l'observer. Les policiers le disent aussi. Le procureur de la République de Rennes, dans un entretien accordé après les manifestations du 1er mai, se disait étonné de constater que les gens qui lui étaient déférés étaient de tous âges, n'avaient souvent pas de casier judiciaire, étaient insérés dans la société, avaient un travail. Il y a effectivement un nombre croissant de femmes. Les milieux populaires sont de plus en plus représentés. Le mouvement est en train d'infuser. Il ne faut pas imaginer les black blocs en excités furieux coupés du reste des manifestants. En réalité, ils représentent la pointe spectaculaire et radicale d'une colère sociale qui gagne ceux qui étaient, ou qui sont encore, investis dans les syndicats.

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