Intervention de Claire Dujardin

Réunion du jeudi 29 juin 2023 à 8h35
Commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France :

Cela étant dit, j'ai quelques éléments à indiquer à titre liminaire. Certaines questions portent sur la place et le rôle de l'avocat. Je tiens à rappeler le caractère essentiel des droits de la défense : la présence de l'avocat en garde à vue, les droits des personnes gardées à vue, le droit de choisir librement son avocat, le droit de consulter un médecin en présentiel – je fais là référence aux débats actuels sur le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 dont les dispositions à ce sujet nous choquent –, le droit au silence, des conditions dignes de placement en garde à vue.

Dans le cours de vos travaux ont été évoquées les interpellations et les gardes à vue. Je rappelle qu'il s'agit d'actes traumatisants que l'on ne peut banaliser ni considérer normaux dans le cadre des manifestations. Les personnes concernées n'en sortent pas indemnes. Nous avons vu beaucoup de primo-délinquants, de jeunes traumatisés par cette expérience. Les gardes à vue, qui peuvent durer jusqu'à quarante-huit heures, sont extrêmement pénibles. Or, on observe un glissement progressif vers ce que l'on appelle une judiciarisation du maintien de l'ordre. Les interpellations et les gardes à vue deviennent courantes lors des manifestations, ce qu'elles ne devraient pas être. Nous avons constaté cette évolution depuis la contestation de la loi dite « travail » en 2016. Nous la dénonçons. Ce glissement vers ce que l'on peut appeler une répression policière et judiciaire plus marquée – un terme qui va peut-être faire débat et sur lequel nous pourrons revenir – dans le cadre des manifestations n'est pas normal.

Pour répondre à vos questions, le Syndicat a mis en avant trois éléments concernant ce glissement. Premièrement, un glissement juridique et sémantique quant à la notion d'attroupement et au cadre d'usage de la force qui en découle. La table ronde que vous avez organisée avec les syndicats de police témoigne de difficultés dans les termes employés. Nous avons tous en tête les propos du ministre de l'intérieur, sur lesquels il est ensuite revenu, selon lesquels participer à une manifestation non déclarée serait un délit. Or, cela n'en est pas un. Par ailleurs, participer à une manifestation interdite est une contravention. On ne peut intervenir et faire usage de la force et des armes lorsqu'il n'y a qu'un attroupement. L'attroupement n'est pas défini dans le code de la sécurité intérieure, mais il fait l'objet d'une abondante jurisprudence.

Ce que j'ai entendu dire par les syndicats de policiers est choquant. Un de leurs représentants a indiqué que, dès lors qu'une personne participe à une manifestation interdite, elle doit en assumer les conséquences. C'est très grave et c'est un élément qu'il faut faire remonter. Normalement, il faut définir un attroupement, procéder à des sommations et laisser les gens se disperser. Or, les personnes n'entendent pas les sommations et elles n'ont pas le temps de se disperser. Nous avons des exemples concrets de cas où des gens essayant de se disperser se sont réfugiés dans des halls d'immeuble ou des parcs parce qu'ils étaient gazés et n'avaient pas le temps de sortir du cortège, ou parce qu'ils étaient nassés. Ils se sont fait interpeller au moment où ils ont voulu rentrer chez eux. En reprenant les termes du syndicat de policiers, on comprend qu'à partir du moment où il y a eu des sommations et des gaz, tout ce qui bouge peut être interpellé.

Deuxième élément : la doctrine de maintien de l'ordre à la française, considérée exemplaire par un syndicat de policiers, ne l'est plus depuis de nombreuses années. La France ne participe plus aux rencontres entre les différents pays européens sur le sujet. La doctrine a changé. Le schéma national du maintien de l'ordre est venu graver dans le marbre une certaine pratique que nous avons dénoncée. Les unités non spécialisées qui viennent en renfort des compagnies républicaines de sécurité et des escadrons de gendarmerie mobile n'ont ni la même culture ni la même mission qu'eux. Elles sont intégrées – et encore, cela prête à discussion – dans les unités de maintien de l'ordre, elles viennent en tout cas les renforcer, mais elles interpellent, donc vont au contact et utilisent leurs matraques de manière disproportionnée. Les policiers ont dit que les manifestants venaient désormais au contact. C'est inverser les choses. Au départ, ce sont ces unités qui vont au contact, qui vont interpeller et qui créent un désordre au lieu d'une désescalade. Je rappelle que le schéma national du maintien de l'ordre a fait et fait encore l'objet de recours au Conseil d'État de la part de plusieurs organisations, dont le Syndicat des avocats de France.

Troisième élément : l'immixtion de l'exécutif dans la chaîne pénale. Je pense notamment à la note du procureur de la République de Paris du 12 janvier 2019 et à la circulaire du garde des Sceaux du 18 mars 2023, qui demandent aux parquets de faire preuve d'une extrême fermeté, de viser certaines infractions, de maintenir les gardes à vue et d'apporter une réponse pénale immédiate. La chaîne pénale est bouleversée dès qu'il y a une manifestation. Les policiers interpellateurs remplissent des fiches de mise à disposition en cochant toutes les infractions qu'ils ont l'impression de constater, en se disant qu'on verra plus tard. L'officier de police judiciaire auquel ils conduisent les dizaines de personnes interpellées doit regarder les enregistrements vidéo et auditionner les policiers alors qu'il n'en a pas le temps. C'est ce qui fait que les gardes à vue durent quarante-huit heures. Le parquet n'a pas les moyens de trier car la justice est démunie. Il devrait venir en garde à vue et vérifier les procédures. Mais il ne le fait pas. Pourtant, l'autorité judiciaire est censée être garante de la procédure et contrôler les gardes à vue. C'est une vraie difficulté.

Une énième loi « anticasseurs » qui viendrait renforcer l'arsenal répressif serait inutile. Pour nous, le problème est politique et policier, en lien avec la doctrine de maintien de l'ordre et avec sa judiciarisation. Nous demandons l'abrogation du délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences. Nous avons écrit en ce sens, avec le Syndicat de la magistrature, Amnesty International et la Ligue des droits de l'homme, à tous les parlementaires. Ce délit sert aux policiers à arrêter sans aucun fondement juridique, ce qui débouche sur des gardes à vue de quarante-huit heures alors que l'infraction n'est pas constituée, puisqu'elle est imprécise et qu'elle nécessite de démontrer des actes préparatoires. La dissimulation du visage est un autre point sur lequel nous pourrons revenir.

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