Intervention de William Martinet

Réunion du mercredi 15 novembre 2023 à 15h00
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaWilliam Martinet, rapporteur :

Quel est le point commun entre des pipelines en mer du Nord, la fibre optique aux Pays-Bas, les chemins de fer en Italie et les crèches en France ? Un fonds d'investissement, Antin Infrastructure Partners, coté en Bourse, capitalisé à hauteur de plusieurs milliards d'euros, spécialisé dans les transports, la communication et l'énergie. Dans son portefeuille, on trouve l'entreprise Babilou, numéro deux des crèches privées en France, avec 13 540 berceaux.

Cet exemple est représentatif du secteur des crèches privées lucratives dans notre pays : hyperconcentré – quatre grands groupes se partagent les trois quarts des berceaux – et hyperfinanciarisé – ces groupes sont liés, directement ou indirectement, à des fonds d'investissement.

Cette réalité est peu connue des parents des 90 000 enfants accueillis dans les crèches privées lucratives. Rien d'étonnant à cela : c'est la conséquence de stratégies marketing bien rodées. Les parents réservent des berceaux dans des crèches appelées Les Clochettes, La Maison des kangourous, Lapins et compagnie, etc. ; ils ne se doutent pas qu'ils confient leurs enfants à des entreprises dirigées par des fonds d'investissement.

Ce sont pourtant bien ces derniers qui tirent les ficelles. Le haut niveau de rentabilité qu'ils exigent des entreprises de crèches produit, dans certains cas, une maltraitance économique dont sont victimes les jeunes enfants. Je parle de repas rationnés, d'économies sur les produits d'hygiène, de professionnelles épuisées car en sous-effectif et insuffisamment qualifiées, d'inscription de bébés en surnombre dans les établissements.

Ces faits sont malheureusement documentés très clairement par deux enquêtes journalistiques publiées en septembre 2023 : Le Prix du berceau, de Daphné Gastaldi et Mathieu Périsse, et Babyzness, de Bérangère Lepetit et Elsa Marnette. Si nous discutons de l'opportunité d'une commission d'enquête parlementaire à ce sujet, c'est bien que le vernis est en train de craquer et qu'une prise de conscience se fait quant aux dérives du système des crèches privées lucratives.

Une prise de conscience qui trouve sans doute son point de départ dans un événement dramatique : la mort d'une fillette des suites d'un empoisonnement dans une crèche du groupe People & Baby, à Lyon, en juin 2022. À partir de cette date, la parole s'est libérée et les témoignages se sont accumulés concernant des actes de maltraitance de divers niveaux de gravité.

Le corollaire de cette prise de conscience est l'inquiétude grandissante des parents. Prenons quelques minutes pour nous mettre à leur place. Ils savent que le système dysfonctionne et qu'il existe un risque pour leur enfant. Ce climat anxiogène les pousse à se poser des questions auxquelles aucun parent ne devrait être confronté.

Quand, à la sortie de la crèche, un enfant a très faim et qu'il demande plusieurs goûters, et que cela se produit plusieurs jours d'affilée, les parents s'interrogent : la nourriture est-elle en quantité suffisante, ou la crèche rationne-t-elle pour faire des économies ? Les professionnelles sont-elles assez nombreuses pour accompagner tous les enfants lors du repas ou des enfants sont-ils laissés de côté par manque de temps ?

Lorsqu'un enfant rentre chez lui avec une ecchymose ou une blessure plus grave et que les parents n'ont pas d'explication, ou que les explications sont fluctuantes et contradictoires, un doute s'installe : la crèche essaie-t-elle de cacher un événement grave ? Une professionnelle, peut-être surmenée, peut-être au bord du burn-out, a-t-elle eu un geste violent à l'égard de l'enfant ?

Lorsque l'enfant, après quelques jours ou semaines d'accueil au sein d'une crèche, régresse dans ses apprentissages – il n'est plus propre, il ne s'exprime plus –, est-ce dû à un événement traumatique ? Les conditions d'accueil sont-elles si dégradées qu'il en est perturbé psychologiquement ?

Pour obtenir des réponses à ces questions particulièrement angoissantes, des parents ont le courage de demander des comptes aux grands groupes de crèches. Ils interpellent la direction, questionnent les autres parents ; parfois, ils engagent des procédures judiciaires. Malheureusement, ils sont isolés, en position de faiblesse, et subissent des pressions de la part des services juridiques des entreprises de crèches. J'ai recueilli les témoignages de plusieurs d'entre eux qui, après avoir osé parler, se sont soudain vu annoncer la rupture de leur contrat, se sont retrouvés sans mode d'accueil pour leur enfant et ont été contraints d'arrêter de travailler.

Ces parents ont besoin de notre aide. Lancer cette commission d'enquête parlementaire, c'est leur envoyer un message fort : la représentation nationale sera à leurs côtés et utilisera les moyens légaux à sa disposition pour faire toute la lumière sur les maltraitances dans les crèches privées lucratives.

Parmi ceux qui espèrent cette commission d'enquête, il y a aussi les professionnelles qui travaillent au sein de ces crèches. Elles exercent un métier difficile dans des conditions dégradées et n'acceptent pas que la maltraitance soit réduite à une série d'actes individuels. La commission d'enquête aura pour objectif de dévoiler le caractère institutionnel de la maltraitance et le système économique où celle-ci trouve son origine : la pression exercée par la recherche de profits, inhérente à toute entreprise et décuplée lorsque des fonds d'investissement sont actionnaires.

Ne nous trompons pas : pour l'essentiel, ces professionnelles cherchent à préserver les enfants de la pression financière, parfois au détriment de leur propre santé mentale ou physique. Elles font tout pour créer une bulle protectrice où la bienveillance règne. Dans certains groupes, des directrices d'établissement tiennent tête à leur directeur régional en refusant de réaliser des économies sur les repas, de laisser un poste vacant ou de procéder à des réductions budgétaires, car cela va à l'encontre de l'intérêt des enfants.

Lancer cette commission d'enquête, c'est envoyer un message de soutien à ces professionnelles, leur dire qu'elles ont raison de placer l'intérêt de l'enfant au-dessus des intérêts financiers, que nous sommes à leurs côtés pour changer le système dans lequel elles exercent leur métier, que nous voulons les aider à rendre possible ce qui leur tient à cœur : prendre soin des enfants.

Ouvrir les yeux sur la marchandisation de la petite enfance peut provoquer un choc. Ces dix dernières années, 80 % des berceaux ont été ouverts par des entreprises de crèches, pour l'essentiel adossées à des fonds d'investissement. Qui a décidé d'une telle privatisation du secteur de la petite enfance ? À quel moment la représentation nationale s'est-elle prononcée sur cet objectif ? En réalité, nous nous contentons de subir les conséquences de décisions politiques prises il y a vingt ans. À l'époque, le choix a été fait non seulement d'ouvrir le secteur de la petite enfance aux acteurs privés lucratifs, mais de leur dérouler un véritable tapis rouge : accès aux subventions de fonctionnement et d'investissement de la caisse d'allocations familiales (CAF), délégation de service public (DSP), création d'un crédit d'impôt dédié.

Si cet environnement est aussi favorable aux acteurs privés, s'il leur permet de bénéficier de larges subventions publiques – certains parlent d'un business « biberonné » à l'argent public –, c'est parce que les investisseurs ont tenu le stylo pour rédiger la loi. Ce sera d'ailleurs l'un des objectifs de la commission d'enquête que d'évaluer dans quelle mesure le lobbying des entreprises de crèches a détourné les politiques publiques de l'intérêt général.

Mes critiques sévères du modèle économique des entreprises de crèches, qui justifient de mon point de vue cette commission d'enquête, ne tombent pas du ciel. Elles s'appuient sur le rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) demandé par le ministre des solidarités à la suite du décès dramatique dont j'ai parlé et publié en avril 2023. L'Igas nous apprend que l'arrivée des fonds d'investissement au capital des entreprises de crèches coïncide avec une politique de compression de la masse salariale. Elle « constate une progression anormalement faible des frais de personnel [...] entre 2012 et 2021 : ces frais diminuent de 2 % [dans le secteur privé lucratif] , tandis qu'ils augmentent de 18,5 % dans les établissements en gestion communale, et de 11,4 % dans les établissements en gestion associative ». On comprend très bien la logique économique qui se cache derrière ces chiffres : les entreprises de crèches ont utilisé une partie des fonds publics normalement destinés à la rémunération des personnels pour accroître leurs marges.

Cet exemple montre que les décisions prises par les acteurs financiers surdéterminent les conditions de travail des professionnelles, donc d'accueil des jeunes enfants. Ainsi, nous ne pouvons nous préoccuper du sort des enfants accueillis dans les crèches sans enquêter sur ceux qui tiennent les cordons de la bourse : ces fameux fonds d'investissement. C'est un autre objectif de la commission d'enquête que je vous propose de lancer.

J'insisterai enfin sur le caractère transpartisan de cette dernière. S'inquiéter des dérives du secteur privé lucratif n'est pas une affaire de bord politique. Pour le prouver, je citerai l'Union nationale des associations familiales, vénérable association qu'on ne saurait considérer comme partisane, et qui nous alerte en ces termes : « Voyant rouge sur le modèle économique des crèches privées lucratives ». Elle déplore « les dérives d'un système débridé », synonyme de « coûts exorbitants pour les familles » et de « logique de rentabilité au détriment de la qualité » de l'accueil des jeunes enfants. Personne ici ne peut ignorer cette alerte.

La commission d'enquête aura aussi un caractère transpartisan parce que son objectif principal est la transparence. Le législateur ne peut décider à l'aveugle. Or le secteur privé est opaque, y compris pour les inspections et les ministères. Seule une commission d'enquête parlementaire, disposant de pouvoirs spécifiques, peut ouvrir la boîte noire.

Un dernier argument : le système que je décris, et qui n'est rien d'autre que la financiarisation du médico-social, doit rappeler à certains d'entre vous les graves dérives qu'a connues le secteur du grand âge, illustrées par le scandale des établissements pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) privés du groupe Orpea. Je vous le confirme : il se passe le même processus dans le secteur de la petite enfance, et cela doit nous inciter à agir au plus vite. N'attendons pas un Orpea de la petite enfance !

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