Intervention de Gérard Araud

Réunion du mercredi 15 novembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Gérard Araud, ambassadeur de France, ancien ambassadeur en Israël, à l'Organisation des Nations Unies et aux États-Unis :

Il se trouve que j'ai sans doute une fécondité éditoriale car je suis actuellement en train d'écrire un livre sur Israël. Il y a six mois, mon éditeur en avait rejeté l'idée, soutenant qu'il ne se vendrait pas, mais il m'a rappelé il y a deux semaines pour me dire que, finalement, je pouvais m'y atteler.

Lorsqu'Israël a conquis la Cisjordanie en juin 1967, Ben Gourion avait déclaré : « Si nous ne partons pas tout de suite, nous ne partirons jamais ». Le problème central de la Cisjordanie réside dans le fait qu'elle est la terre de la Bible. Ainsi, vous avez un double blocage.

D'abord, le premier blocage est d'ordre sécuritaire car établir un État palestinien en Cisjordanie signifierait avoir un État palestinien à 14 kilomètres de Tel-Aviv et à 5 kilomètres de l'aéroport Ben Gourion : une roquette suffirait à arrêter le pays. Du fait de l'histoire tragique du peuple juif et de l'histoire d'Israël, les Israéliens ne recherchent pas simplement la paix mais la sécurité. Israël est en guerre depuis 1948 et les Israéliens ont l'habitude, d'une certaine manière, de vivre dans ces conditions. Ensuite, cette sécurité ne peut être assurée que par eux-mêmes car, toujours en raison de l'histoire, les Israéliens ne font confiance à personne, pas même aux États-Unis, pour leur sécurité. Toute idée d'une force internationale, arabe ou des Nations Unies n'a donc aucune chance d'être acceptée par un pays qui a été quelque peu rendu paranoïaque par son passé. Le premier obstacle pour la Cisjordanie est donc la question de la sécurité. Ce qu'il s'est passé à Gaza et les évènements du 7 octobre n'encouragent pas les Israéliens à faire des concessions supplémentaires, surtout pour une Cisjordanie proche du cœur même de l'État hébreu.

Le deuxième blocage est le problème religieux : la Cisjordanie est la terre de la Bible. Nous y avons assisté à la rencontre quelque peu mortifère entre la religion et le nationalisme. Vous avez toute une droite nationale religieuse et, lorsque les Juifs étaient dans le shtetl, en Pologne ou ailleurs, ils priaient au rythme agricole de la Palestine. La terre de la Bible correspondait donc à une réalité quelque peu spirituelle. Aujourd'hui, cette terre s'incarne dans des lieux car chacun a pris sa Bible et a identifié des auteurs, en Cisjordanie, à tel ou tel épisode biblique. Des milliers de colons israéliens se sont donc installés en Cisjordanie, affirmant que cette terre leur avait été donnée par Dieu et qu'il était hors de question d'y renoncer. Actuellement, profitant de la tragédie de Gaza, on observe des colons israéliens se livrant à des violences aux dépens des Palestiniens. Celles-ci reviennent en quelque sorte à faire un nettoyage ethnique au détail. Ces colons profitent de la situation pour se débarrasser de villages gênants, voire d'une petite agglomération ou d'une famille.

Cependant, je ne connais pas de gouvernement israélien, même concevable aujourd'hui, qui serait capable de rapatrier ces colons. En Cisjordanie, au-delà de la ligne verte, c'est-à-dire la ligne d'armistice de 1949-1967, il y a environ un demi-million d'Israéliens. Entre trois-cent cinquante mille et quatre-cent mille d'entre eux sont situés dans des blocs proches de Jérusalem et, en effectuant des rectifications de frontières assez minimes, on parviendrait à les intégrer dans Israël. Mais il resterait alors environ une centaine de milliers de colons armés, déterminés et qui ne sont pas simplement des colons économiques. J'avais un chauffeur à l'ambassade qui habitait dans l'une de ces colonies et qui me disait qu'il avait bénéficié de prêts à taux bas, car l'État favorise la colonisation, et que l'air y était bon, le tout étant situé à 30 kilomètres de l'ambassade. Les colons économiques pourraient rentrer assez aisément en Israël, moyennant indemnisation, mais il existe aussi ces colons idéologiques. De temps en temps, très rarement, certaines de ces implantations sont illégales, même au regard du droit israélien ; l'État décide parfois de les évacuer par la force, ce qui crée un mélodrame national, alors que ces actions concernent dix ou quinze excités sur une colline. Ces interventions de l'armée font la première page des journaux, donnant l'impression que le pays entier est plongé d'un seul coup dans un mélodrame.

Pour cette double raison, à la fois sécuritaire et idéologique, il me semble aujourd'hui très difficile d'imaginer la création d'un État palestinien viable et contigu. L'opinion publique israélienne est majoritairement apathique. Par conséquent, il y a : d'un côté, les colons et ceux qui les soutiennent, c'est-à-dire principalement l'extrême droite nationale religieuse qui veut conserver à tout prix la Cisjordanie et est prête à mourir pour elle ; de l'autre côté, l'opinion publique qui fait preuve d'une certaine indifférence à ce sujet. Cette indifférence s'explique d'abord par une raison pratique : les Israéliens n'ont, en effet, pas le droit d'aller en Cisjordanie et la plupart d'entre eux ne la connaissent pas car, pour vous y rendre, vous devez y être domicilié. De plus, le statu quo représentait la solution la plus confortable et aucune alternative ne se présentait. Les colons ont donc grignoté peu à peu la Cisjordanie mais les Israéliens de Haïfa et de Tel-Aviv se contentaient de cette situation. De plus, le statu quo permettait à Israël de faire à peu près ce qu'il voulait en Cisjordanie, une région à laquelle les Israéliens sont attachés principalement pour des raisons religieuses et de sécurité.

Il faut également noter l'évolution politique de l'État d'Israël, avec la disparition progressive de la gauche et un déplacement du spectre politique vers la droite au fil des années. Aujourd'hui, nous avons un Israël très différent de celui que j'ai connu en 1982. Il est également différent de l'Israël de 2003. Les ministres ne sont même pas d'extrême droite mais d'ultra droite, tels MM. Smotrich ou Ben-Gvir, dont le programme est proprement effrayant. Cette situation reflète un Israël très différent de celui des années précédentes, marqué par des changements significatifs dans le paysage politique, bien que cela ne signifie pas un soutien massif à la conservation de la Cisjordanie.

J'ai déjeuné hier avec des amis israéliens et, même si nous rêvons tous qu'on en revienne à la négociation après cette tragédie, ils m'ont répondu : « moins que jamais ». Ils me disaient que le traumatisme subi par le peuple israélien rendait difficile d'imaginer que les Israéliens se mettraient autour de la table pour faire des concessions. En effet, avec l'actuelle position de force d'Israël, une négociation lui demanderait de faire des concessions, ce que nous ne pouvons pas vraiment espérer en ce moment. Ce sera peut-être le cas dans cinq ou dix ans.

Cette situation me semble désespérante car des êtres humains sont déjà morts et sont en train de mourir. Elle est aussi désespérée car je ne vois pas comment il est possible de s'en sortir par le haut. D'ailleurs, un diplomate n'a souvent aucune idée de la manière de se débrouiller lorsqu'il utilise cette expression.

Cependant, il est important de rappeler que l'Iran ne semble pas vouloir s'impliquer directement et les États-Unis ont renforcé leur présence avec deux porte-avions en Méditerranée orientale pour l'en dissuader. Au sein du monde arabe, tous les gouvernements auxquels je pense seraient ravis de l'éradication du Hamas. En effet, pour tous les gouvernements arabes, et en particulier l'Égypte, ainsi que les monarchies du Golfe, le Hamas est l'ennemi absolu. Sans opinion publique, ceux-ci regarderaient ailleurs. D'ailleurs, la Ligue arabe s'est réunie et n'a pas pris la moindre décision contre Israël. Elle n'a même pas demandé le rappel des ambassadeurs. Il existe une véritable collusion – ou un rapprochement – entre Israël et les pays arabes face au Hamas, qui est cependant extrêmement populaire dans les opinions publiques. Bien qu'ils soient autoritaires, ces États doivent faire le minimum syndical pour répondre à la colère ou à la pression de leur opinion publique. Sauf s'ils durent vraiment, je ne vois pas pour le moment de risque d'extension au-delà d'Israël des évènements auxquels nous assistons aujourd'hui et qui sont suffisamment tragiques.

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