Intervention de Jean-Louis Bourlanges

Réunion du mercredi 29 novembre 2023 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Bourlanges, président :

Madame la secrétaire d'État chargée du développement, de la francophonie et des partenariats internationaux, nous sommes très heureux de vous recevoir ce matin. Vous pourrez nous éclairer sur les importantes décisions prises par le comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) lors de sa réunion du 18 juillet 2023. Je ne vous cacherai pas que nous avons été préoccupés par la façon dont les choses se sont passées.

Cinq ans après sa précédente réunion et quelques semaines après l'identification de dix grands objectifs par le Conseil présidentiel du développement (CPD) du 5 mai 2023, le CICID, présidé par la première ministre, a déterminé une série d'orientations visant à guider l'action de la France en matière de développement et de solidarité internationale.

Notre commission, qui s'est impliquée de longue date sur ces questions et fut à l'origine de la loi de programmation du 4 août 2021 relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, a procédé au mois de juin dernier à plusieurs auditions dans la perspective de la tenue du CICID. Hélas, trois fois hélas, cette marque d'intérêt n'a pas rencontré l'écho espéré auprès du Gouvernement, qui n'a pas jugé nécessaire de nous solliciter, d'une manière ou d'une autre, dans le cadre de sa réflexion et de ses décisions. Celles-ci appartiennent certes au Gouvernement mais cela n'exclut ni la réflexion partagée, ni la consultation, ni l'information. L'absence de consultation n'a pas manqué de produire certains résultats qui nous ont surpris, voire déçus. J'en citerai trois, sur lesquels vous ne manquerez pas, je pense, de nous apporter les explications nécessaires.

Premièrement, le report à 2030 – au lieu de 2025, dans la loi de 2021 – de l'atteinte de l'objectif d'allouer 0,7 % du revenu national brut (RNB) à l'aide publique au développement (APD) constitue une orientation qui nous semble pour le moins discutable, d'autant qu'elle n'a pas été discutée ! Certaines orientations prévues dans le rapport annexé à la loi ne sont pas juridiquement opposables – nous le savons et nous ne voulons pas outrepasser nos compétences – mais le Parlement avait engagé son crédit sur un objectif que le Gouvernement nous avait assuré partager. Nous aurions au moins aimé comprendre les raisons pour lesquelles cet objectif a été abandonné ou reporté. La décision a été prise cet été, à la toute fin de la session parlementaire, alors que nous ne nous réunissions plus.

Deuxièmement, la liste de dix-neuf pays considérés comme bénéficiaires prioritaires de l'aide bilatérale de la France a été abandonnée au profit d'une cible fixée à 50 % de l'effort financier bilatéral de l'État vers les pays les moins avancés (PMA). Cette décision pose également problème. Je ne prétends pas qu'elle n'est pas justifiée : j'ai moi-même dit, lors de l'examen par notre commission du rapport d'information sur les relations entre la France et l'Afrique, qu'il nous faudrait réfléchir au périmètre de l'aide. La liste des dix-neuf pays prioritaires marquait un net tropisme vers l'Afrique car tous y étaient situés, à l'exception de Haïti. Or la nouvelle nomenclature suscitera une réorganisation de notre aide vers des pays certes pauvres mais avec lesquels la France n'a pas nécessairement les mêmes liens historiques, culturels et politiques. Elle risque aussi d'entraîner un phénomène de dilution. Là encore, le CICID a fait un grand choix stratégique, qui diffère des orientations fixées par la loi votée par les deux chambres du Parlement. Quand bien même ces réorientations pouvaient être légitimes, il aurait fallu les expliquer.

Troisièmement, si la mise en place d'indicateurs de redevabilité pour chaque objectif politique prioritaire identifié se justifie dans son principe pour mesurer l'impact réel de la politique française de coopération internationale, leur modification nous interpelle car les nouveaux indicateurs ne s'articulent pas complètement avec ceux prévus par la loi de 2021. Sans doute le Gouvernement a-t-il réfléchi longuement avant de procéder à ces modifications mais nous sommes, là encore, laissés en rade.

Après avoir exprimé cette triple inquiétude, je conviens volontiers que le CICID du 18 juillet 2023 a acté un certain nombre d'orientations qui nous semblent très positives : le renforcement de l'APD sous forme de dons et l'expérimentation de prêts très concessionnels, qui visent à éviter que la fonction bancaire liée aux prêts n'affecte la dimension unilatérale du don ; la décision d'inclure, dans les prêts concessionnels du Trésor et les prêts souverains de l'Agence française de développement (AFD), des clauses de suspension du service de la dette pour les pays vulnérables en cas de choc macroéconomique majeur découlant des catastrophes climatiques, laquelle fait suite au Sommet pour un nouveau pacte financier mondial ; l'engagement d'accroître l'aide humanitaire de la France de 1 milliard d'euros par an d'ici à 2025, contre 500 millions en 2022.

Je me réjouis également du renforcement de l'évaluation de la politique de solidarité internationale et de la perspective du lancement des travaux de la commission d'évaluation de l'APD, que nous avons portée, dans des conditions bien définies, sur les fonts baptismaux avec la loi de 2021. Je n'en fais pas grief au Gouvernement – notamment à Mme la première ministre qui, je le sais, s'efforce de trouver une solution – mais nous commençons à être vraiment lassés de constater que le contentieux autour de la mise en place de la commission d'évaluation de l'APD ne se débloque pas.

Le décret du 6 mai 2022 relatif aux modalités de fonctionnement de cette instance a été publié durant l'inter-législature, à un moment où nous ne pouvions pas réagir. Nous avons dit très clairement qu'il était contraire à la loi, sur un point précis mais capital : le président de la commission d'évaluation ne doit pas être une personnalité émanant d'un grand corps de l'État ès qualités mais être élu par les membres de la commission, eux-mêmes choisis ès qualités pour leur expérience et leur connaissance de la politique de développement. Le décret méconnaissait très clairement cette disposition ; aussi avons-nous bloqué sa mise en œuvre, en accord avec l'unanimité des groupes représentés dans notre commission. Nous avons demandé à Mme la première ministre de le conformer à la loi, sans quoi nous déposerions nous-mêmes une proposition de loi pour arriver à ce résultat. Nous avons trouvé une oreille très attentive à l'hôtel Matignon et bâti un compromis ; cependant, nous ne comprenons pas pourquoi certaines résistances empêchent qu'il soit concrétisé et publié au Journal officiel. Ces délais incompréhensibles nous obligeront probablement à débattre d'une proposition de loi – j'en parlerai aux membres du bureau de notre commission – car il y a visiblement un blocage au niveau du décret. Je ne doute pas néanmoins de la bonne volonté de l'hôtel Matignon pour surmonter certaines contradictions dont je ne comprends pas la nature, même si j'en vois l'origine.

M. Hervé Berville, rapporteur du projet de loi, voyait dans la commission d'évaluation l'une des clés du bon fonctionnement de notre politique de développement ; or il est complètement absurde, alors que nous approchons de 2024, que cette instance ne soit toujours pas mise en place. Mais je sais, madame la secrétaire d'État, que vous êtes soucieuse du bon pilotage et du contrôle de l'AFD ainsi que de l'ensemble des organes chargés de mener notre politique de développement.

S'il y a des raisons de se satisfaire du CICID, notre commission voulait vous faire part de ses préoccupations. Je dessine un tableau sévère mais cette sévérité est l'expression de notre impatience à vous entendre et de notre frustration à constater que les grandes orientations législatives, fixées avec nos collègues du Sénat, n'ont pas été considérées avec tout le respect normalement dû à l'Assemblée nationale et à ses membres, élus au suffrage universel, dans une démocratie représentative.

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