Intervention de Gilles Pecassou

Réunion du mardi 12 décembre 2023 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Gilles Pecassou, directeur délégué de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) :

J'aborderai la question de l'avenir de l'Afrique face à l'enjeu climatique en dressant d'abord le constat scientifique des évolutions climatiques et de leurs conséquences, en rappelant que la science est aussi un acteur de l'agenda d'adaptation du continent et en nous invitant collectivement à faire évoluer notre regard sur le continent africain. À ce titre, je salue le choix effectué par vos commissions d'élargir la focale des questions de sécurité et d'aborder ainsi la politique africaine de la France dans toute sa richesse et sa complexité.

Le constat établi par les scientifiques est univoque. Le chapitre neuf du sixième rapport d'évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) de 2022 souligne que le continent se réchauffe plus vite que la moyenne mondiale. Le scénario pessimiste d'évolution des émissions de gaz à effet de serre porte sur une augmentation de plus de 3,5 degrés dans certaines régions et au minimum de 2 degrés d'ici 2050. Les conséquences de ces dérèglements sont évidemment variables d'une région à l'autre du continent.

Au Maghreb, dans les régions Sud-Ouest et côtières d'Afrique du Nord, les précipitations devraient diminuer, accentuant le risque hydrique, raréfiant l'accès à l'eau, accentuant les sécheresses et la désertification. À l'inverse, la partie Est de la région sahélienne, l'Afrique de l'Est et l'Afrique centrale connaissent d'ores et déjà une augmentation des précipitations et des inondations. Les régions côtières, en particulier de la Mauritanie au golfe de Guinée, ainsi que les archipels, sont confrontés à une élévation croissante du niveau de la mer, qui pourrait atteindre jusqu'à quarante centimètres en 2050 par rapport au début du XXe siècle, exposant ces territoires aux érosions, aux intrusions salines dans les eaux douces, aux inondations et aux immersions. Or d'ici 2030, entre 108 et 116 millions d'Africains vivront dans ces zones à risque.

Ces bouleversements, auxquels s'ajoutent la hausse de la fréquence et de l'intensité des catastrophes naturelles, l'érosion de la biodiversité et le bouleversement des écosystèmes, entraîneront des conséquences importantes sur les conditions de subsistance des populations et sur l'habitabilité des territoires. Les pays côtiers d'Afrique de l'Ouest, par exemple, risquent de devenir très inhospitaliers entre 50 et 350 jours par an, à l'horizon de 2060. Nous en observons déjà des conséquences sur la santé des populations à travers les maladies et la malnutrition, l'émergence des zoonoses et des maladies à transmission vectorielle.

Les changements de régimes de précipitations mettent les systèmes alimentaires et hydriques sous très forte tension, avec des conséquences sur l'agriculture et les pêcheries. Cette raréfaction des ressources naturelles génère déjà des conflits d'usage à l'origine de tensions sociales et peut conduire à des affrontements à plus grande échelle. Le rapport sur les migrations climatiques internes dans les pays d'Afrique de l'Ouest, publié en 2021 par la Banque mondiale et auquel l'IRD a participé, estime qu'il y aura jusqu'à 32 millions de déplacés climatiques internes dans la région d'ici 2050. Sans mesures concrètes en matière de climat et de développement, ce chiffre pourrait monter à 86 millions à l'échelle du continent.

Or nous sommes en retard sur les engagements de l'accord de Paris et de l'Agenda 2030. Le rapport mondial sur le développement durable, publié en septembre dernier, montre que les progrès dans l'atteinte des objectifs de développement durable sont faibles en Afrique. Il est donc urgent d'agir et d'appréhender les dynamiques dans toute leur complexité. Dans le domaine de la recherche, il importe de se décloisonner, des sciences de la terre aux sciences humaines, si nous voulons prévenir les déstabilisations socio-économiques et politiques du continent.

Au-delà du constat, l'enjeu consiste aussi à construire des solutions fondées sur des connaissances scientifiques. C'est ce que l'IRD s'applique à réaliser depuis quatre-vingts ans maintenant, aux côtés de la communauté scientifique africaine. Ce modèle de co-construction sur le temps long n'est pas le plus aisé à mettre en œuvre pour faire avancer la connaissance mais il a permis de renforcer les capacités scientifiques de nos partenaires et, à travers eux, de contribuer à faire émerger des solutions en phase avec leurs besoins. Nous le menons grâce à la dotation annuelle votée par le Parlement et nous vous en remercions.

Nous sommes présents en Asie et en Amérique latine mais le continent africain reste de loin notre première zone d'intervention. Nous menons des activités dans trente-sept pays, par l'intermédiaire de dix-sept bureaux permanents qui pilotent quatre-vingt-sept dispositifs de recherche, de formation et de renforcement de capacités. Au total, près de 70 % de nos investissements sont fléchés vers l'Afrique francophone et anglophone.

Au sein de l'observatoire hydrométéorologique de l'Afrique de l'Ouest, les chercheurs de l'IRD et leurs partenaires observent depuis trente-cinq ans les variations de la mousson au Sahel, qui apporte les principales précipitations indispensables aux récoltes et aux ressources en eau dont dépendent 300 millions de personnes. Le dérèglement climatique rend cette mousson moins prévisible. Autre exemple : des chercheurs de l'IRD ont démontré que la production du mil et du sorgho, principales cultures vivrières d'Afrique de l'Ouest et des pays anglophones de la région des Grands Lacs, a déjà diminué de 15 à 20 % ces vingt dernières années en raison des changements climatiques. Les chercheurs de l'IRD travaillent au transfert de gènes de plantes adaptées afin de renforcer la résilience du mil et du sorgho. Cet exemple constitue une illustration concrète de la nécessaire adaptation des modèles agricoles rappelée à Dubaï par le président de la République il y a quelques jours.

N'oublions pas non plus que le continent regorge d'atouts pour ouvrir une voie de développement originale et compatible avec les ambitions mondiales de zéro émission nette. La déclaration des dirigeants africains sur le changement climatique, adoptée le 6 septembre 2023 à Nairobi, a servi de base à la position commune de l'Afrique à la COP 28 et revendique pour l'Afrique le potentiel et l'ambition de constituer un élément central de la solution mondiale au changement climatique.

Ce point appelle deux observations de ma part. Il s'agit tout d'abord d'investir dans la jeunesse africaine. Aujourd'hui, 62 % des Africains ont moins de 25 ans et, en 2050, 35 % des jeunes dans le monde seront africains. Cette jeunesse portera les transformations des décennies à venir et nous l'accompagnons à travers des éléments de médiation scientifique, afin de faire des jeunes des acteurs informés et engagés en matière de formation, en finançant et en encadrant des thèses, des écoles doctorales, des masters ; enfin en soutenant l'innovation et l'entrepreneuriat. Il y a quelques semaines, l'IRD a récompensé la première lauréate de ces trophées de l'innovation, en la personne d'Adèle Ouédraogo, du Burkina Faso, pour son projet entrepreneurial de formulation de biofertilisants à partir des déchets ménagers agricoles et agro-industriels, pour améliorer la fertilité des sols et donc le rendement des cultures.

Le second atout majeur de l'Afrique tient à la richesse et au potentiel de ses ressources naturelles. La recherche ne dissocie pas climat et biodiversité. Comment les protéger et les rémunérer en mobilisant fonds publics et privés ? Telle est l'ambition du pacte de Paris pour les peuples et la planète mais aussi l'objectif des plateformes pour la forêt, la nature et le climat visant à rémunérer les pays des trois grands bassins forestiers pour leur engagement en faveur de la protection des réserves vitales de carbone et de biodiversité. L'IRD coordonne le volet scientifique de ces contrats politiques, dont trois viennent d'être signés à Dubaï avec le Congo, la Guinée et la Papouasie Nouvelle-Guinée. Plus au Sud, l'initiative de la grande muraille verte vise à inverser durablement les processus de dégradation des terres et à améliorer les conditions de vie, tout en protégeant les systèmes de production des agrosystèmes. De la région de Dakar à Djibouti, l'IRD coordonne un réseau interdisciplinaire de laboratoires français et étrangers ayant vocation à structurer, renforcer et rendre visible la communauté de recherche impliquée dans cette grande initiative sahélienne, qui est avant tout une initiative africaine.

Pour conclure, les changements climatiques représentent un défi de taille mais constituent également une occasion de repenser nos modèles de développement, ainsi que le regard que nous portons sur le continent africain. Ce regard scientifique porté depuis la France doit aussi évoluer et notre histoire commune nous dote d'atouts que d'autres pays, partenaires européens ou compétiteurs stratégiques, n'ont pas. Nous avons investi historiquement dans des partenariats scientifiques relativement peu visibles, peu coûteux, qui sont aujourd'hui autant de réseaux solides car bâtis sur la confiance et tournés vers la réponse aux défis communs. Il est donc important de les maintenir, y compris au Sahel, si nous voulons préparer l'avenir de la planète et nos relations avec le continent africain.

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