Intervention de Éric Maigret

Réunion du jeudi 14 décembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre

Éric Maigret, professeur de sociologie des médias à l'université Sorbonne-Nouvelle :

Je suis le directeur de l'Institut de recherche médias, cultures, communication et numérique (Irméccen). J'ai plutôt débuté par des travaux de sociologie des publics, notamment sur les usagers d'internet, et j'effectue aussi un travail au long cours sur les modélisations en sciences sociales – des médias et de la communication –, qui inclue la question tant débattue des effets.

Mes propos peuvent se résumer en quatre « N ».

Le premier est celui de la normalisation qui s'est produite du côté de l'offre à l'apparition de la TNT, au début des années 2000, en même qu'un enrichissement du paysage médiatique français. À cette époque, TF1 dominait les audiences : elle en détenait 40 % et c'était la seule chaîne dans cette situation en Europe, pour toutes les raisons auxquelles on peut penser, y compris des stratégies qui étaient probablement bonnes. L'arrivée de la TNT, sans être dirigée spécialement contre TF1, a permis de diversifier, de pluraliser l'offre télévisuelle : les audiences sont désormais plus faibles, notamment pour le leader que reste TF1, avec 18 % de la part d'audience, ce qui correspond plutôt à la norme en Europe. C'est l'effet premier de l'arrivée de la TNT.

Celle-ci demeure centrale, même si certaines chaînes restent parfois confidentielles en matière d'audience. Il existe encore une consommation de masse, notamment lors des heures de grande écoute ou prime times, le midi et le soir, autour des journaux télévisés et des programmes de la soirée, qui sont importants : ils permettent d'agréger des populations nombreuses, ce qui est utile en démocratie et sur le plan économique pour les chaînes.

Une diversification des programmes et des formats a eu lieu, et c'est tant mieux. Ils varient et sont fluides : les chaînes de la TNT n'ont pas nécessairement inventé les formats qui les caractérisent aujourd'hui.

Quels sont les défis que rencontrent les chaînes de la TNT ? C'est là qu'intervient le deuxième « n », celui du nomadisme des pratiques. Il existe depuis toujours – on changeait déjà de chaîne de télévision avant l'apparition des télécommandes – mais on observe une diversification, une fragmentation des publics et de l'offre sur différents supports, les smartphones, très prisés par les jeunes, les tablettes, les réseaux sociaux numériques, les plateformes, YouTube et TikTok, les services de streaming et la télévision à l'ancienne, qui semble dépassée et pourrait se diluer dans l'ensemble, en particulier la TNT.

Il existe, toutefois, une rupture de génération : les gens de plus de 50 ans continuent de regarder en force la télévision linéaire, classique, et leur consommation continue à augmenter – elle est actuellement de cinq heures trente par jour. En revanche, la télévision linéaire est de moins en moins regardée par les moins de 50 ans. Les 13-19 ans ne la regardent plus que neuf heures par semaine.

Par ailleurs, on constate un continuum des pratiques qui s'étend jusque sur les réseaux sociaux numériques : la télévision voit ses frontières se diluer, mais on peut également dire qu'elle se répand du point de vue des formats et des usages. On peut ainsi regarder une série télévisée sur un smartphone ou sur une plateforme qui n'est pas a priori une chaîne de télévision, et les plateformes elles-mêmes commencent à mettre en place des stratégies qui ressemblent à celles des chaînes de télévision, comme les publicités sur Netflix et Disney et des stratégies de fin du visionnage boulimique ou binge watching, consistant à redonner une fréquence hebdomadaire à des séries télévisées au lieu de donner d'un coup toute une saison. Il en résulte un éclatement et en même temps un élargissement du secteur télévisuel.

Cela m'amène à la question, déjà abordée, de la solvabilité économique : la TNT a ceci de particulier en France qu'elle est contrôlée, pour l'essentiel, par de grands groupes qui peuvent se permettre d'être en déficit sur certains segments. Je ne suis pas pessimiste, mais la question de la concentration des acteurs économiques va se poser à un moment ou un autre.

J'en viens à la dimension démocratique et normative, sous l'angle du sociologue qui est le mien – je ne suis pas juriste. On arrive à une situation que je trouve navrante – c'est le troisième « N » –sur le plan de la diversité, c'est-à-dire la représentation de la société dans ses différents aspects. La question a commencé à se poser vraiment en France au niveau national à partir de 2005 : on se souvient des émeutes qui se sont alors déroulées et de l'intervention du Président de la République de l'époque, Jacques Chirac, qui a appelé à une plus grande « diversité », ce mot étant employé plutôt que celui, qu'on trouve dans d'autres pays, de multiculturalisme. Il y a, dans notre société, comme ailleurs, des différences en matière culturelle, d'âge, de genre, etc.

Des enquêtes ont été lancées depuis le début des années 2000, d'abord dans le domaine universitaire, par Marie-France Malonga, qui a été la première à signer en France des travaux dans ce domaine, et par Éric Macé, un ancien collègue de la Sorbonne-Nouvelle et de l'Institut de la communication et des médias, qui a aussi travaillé pour le CSA. Celui-ci, devenu l'Arcom, tient un baromètre de la diversité qui permet quand même de mesurer certaines choses. On a ainsi observé un mieux en matière de représentativité à partir du moment où Jacques Chirac a appelé à une certaine diversité à l'écran, puis un recul depuis 2016. À la télévision, c'est bien connu, il y a 14 % de personnes non blanches ou perçues comme blanches – on ne s'intéresse pas aux races, qui n'existent pas, mais à ce que les gens perçoivent –, contre 20 % dans la population française, selon une enquête de l'Institut national d'études démographiques (Ined). Je rappelle à cet égard qu'il est interdit de faire des statistiques ethno-raciales en France, sauf à des fins de recherche.

Les femmes, quant à elles, ne représentent que 39 % de la population télévisuelle, contre 52 % dans la réalité. Les chaînes d'information sont les plus discriminantes : sur BFM TV et CNews, par exemple, 10 % seulement des personnes représentées sont perçues comme non blanches. La population ultramarine enfin était certes très peu représentée il y a une dizaine d'années, mais elle bénéficiait de la chaîne France Ô, qui a été supprimée en 2020 ; elle constitue désormais 0,4 % de la population télévisuelle, contre 3,2 % dans la réalité.

La représentation de la diversité constitue donc un enjeu majeur pour les médias, en particulier pour la télévision. Peut-être faut-il l'inscrire au nombre des injonctions liées au renouvellement des autorisations.

S'agissant des intérêts juvéniles, France 4, qui aurait dû connaître le même destin que France Ô, s'en est heureusement sortie : le confinement lié au Covid-19 a révélé toute l'importance de disposer de chaînes qui diffusent des programmes éducatifs et des divertissements spécifiques.

Le dernier « N » est la naïveté, dont il faut se garder lors du renouvellement des autorisations. Depuis quelques années, certaines chaînes ne respectant pas complètement le cahier des charges ont été rappelées à l'ordre par l'Arcom et ont reçu des amendes, mais n'ont pas pour autant changé leur ligne éditoriale ni leur fonctionnement. La question se pose donc de proroger les licences de C8 et CNews.

Faut-il considérer qu'une chaîne d'opinion, comme CNews, qui n'est plus une chaîne d'information, heurte les principes démocratiques ? La question est complexe. Cette évolution est contraire au cahier des charges, mais pas nécessairement à la démocratie, à condition qu'il existe d'autres chaînes d'opinion, pour garantir la pluralité. Toutefois, il s'agirait d'une diversité externe d'opinions, donc d'un renoncement à la pluralité interne. D'autre part, cela nécessiterait de créer au moins une dizaine de chaînes : ce n'est ni faisable ni réellement souhaitable.

En effet, de nombreux travaux menés sur la campagne présidentielle de 2022 ont montré l'existence d'un effet dit Zemmour, c'est-à-dire d'un emballement médiatique autour d'un candidat. Cela s'était déjà produit, par exemple en 1995 avec Édouard Balladur. La question est toujours de savoir si les médias forment l'opinion publique, donc influencent le résultat de l'élection. Cette fois, l'effet a pu être mesuré. Depuis une dizaine d'années, il est établi que les médias n'ont pas d'incidence directe sur les opinions publiques – il ne suffit pas de vanter un homme ou une femme politique pour le faire élire –, néanmoins il existe des processus bien plus subtils, comme l'effet d'agenda, qui se produit lorsqu'on montre un candidat, par exemple, de manière disproportionnée par rapport aux attentes. Ce fut le cas pour Éric Zemmour : crédité de 20 % d'intentions de vote, il a obtenu 7 % des voix. Toutes les chaînes ayant participé à l'emballement médiatique, il faut interroger le fonctionnement global. On ne peut légiférer sur cet aspect, en dehors des six mois qui précèdent l'élection. Les chaînes que j'ai citées ont nettement assumé une préférence politique, contribuant à former la bulle médiatique. Or celle-ci est néfaste pour la démocratie, parce qu'elle asphyxie la parole des autres candidats dans l'espace public.

L'an dernier, une chaîne de télévision moldave, qui avait perdu sa licence, s'est pourvue devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour violation de la liberté d'expression. La Cour a validé la révocation, parce que la chaîne n'avait pas respecté l'obligation de pluralisme interne.

Ainsi, les apports de la TNT sont considérables ; elle doit désormais relever des défis majeurs. En tant qu'autorité de régulation, l'Arcom aura beaucoup de travail au cours des prochaines années pour garantir un cadre démocratique satisfaisant.

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