Intervention de Hubert Védrine

Réunion du mercredi 13 décembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Hubert Védrine, ancien secrétaire général de la présidence de la République, ancien ministre des affaires étrangères :

Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation. J'ai été auditionné à plusieurs reprises par les commissions parlementaires depuis que je ne suis plus ministre. Ces échanges ont toujours été intéressants, précieux et stimulants. Si toutes mes informations ne sont pas à jour, j'aurai plaisir à me livrer à une mise en perspective historique.

Je devais initialement être auditionné conjointement avec M. Dominique de Villepin, dont je partage certaines analyses. Il dit souvent qu'il est un homme du Sud : né au Maroc, élevé au Venezuela, en poste très tôt en Inde. Si sa sensibilité n'efface pas celle des autres, il dispose de nombreuses antennes au sein de ce que l'on appelle le « Sud global », qui est en réalité hétéroclite mais qui pèse dans les affaires du monde, notamment dans l'avenir de l'Afrique. Presque toutes les puissances ont sinon une politique africaine, du moins une politique en Afrique, laquelle compte plus de cinquante pays.

Pour y réfléchir, il faut partir de l'histoire, même si je ne m'exprime pas devant une académie historique – il arrive à des assemblées souveraines d'adopter des lois mémorielles, qui sont à mes yeux sinon une sottise, du moins un mélange des genres.

Plus personne, ni en France, ni en Europe, ne connaît l'histoire longue de l'Afrique. Les spécialistes de l'Afrique d'avant les colonisations se font rares. La période de la colonisation est très peu connue car elle est exclusivement abordée sous l'angle moral : c'est Mal, donc il n'y a rien à analyser. Or les colonisations sont très différentes entre elles : certaines ont été atroces et sanglantes ; d'autres faciles. Faute de les connaître, on mélange tout.

Les décolonisations ne sont pas mieux connues. On a oublié que c'est Houphouët-Boigny, et non la France, qui a inventé la Françafrique. Avec Senghor et d'autres, il a demandé au général de Gaulle de maintenir des bases militaires françaises en Afrique pour ne pas avoir à mettre sur pied des armées coûteuses et susceptibles de faire des putschs. La première période de la décolonisation, comme en attestent les écrits et les films de l'époque, est optimiste en Afrique subsaharienne.

Pour la suite, il faut distinguer les politiques menées par les chefs d'État successifs et leurs évolutions quasi-permanentes. De ce point de vue, le discours prononcé par François Mitterrand à La Baule en juin 1990 est une césure. L'Union des République socialistes soviétiques (URSS) est alors sur sa fin ; les régimes africains auxquels nous demandions de réprimer un peu moins et de laisser sortir des gens de prison ne pouvaient plus nous répondre en substance : « Si vous insistez trop, je conclus une alliance avec l'URSS ».

Nous avons saisi l'occasion d'avancer, en proposant l'arbitrage suivant, résumé en une phrase du discours de La Baule – par ailleurs interminable – : nous ne laisserons tomber personne mais nous aiderons plus volontiers les pays qui avancent sur la voie de la démocratie. Certes, cela a incité les minoritaires à prendre le pouvoir sans attendre d'en être exclus. Il n'en reste pas moins que plusieurs pays ont procédé à des élections et ont fait évoluer leur Constitution. Il s'agit d'une véritable césure historique.

Quant à la fameuse Françafrique, elle mériterait une entrée dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Régulièrement, depuis trente ans, nous y mettons un terme. C'est idiot : plus personne, à part vous peut-être, ne connaît bien l'Afrique. Les journalistes, les politiques ne la connaissent plus. La connaissance des Afriques, en France, s'est effondrée. Les dirigeants africains, très soucieux de savoir ce qui se décide à Paris, à Bruxelles ou ailleurs, sont plus aguerris sur la France que nous ne le sommes sur l'Afrique.

La Françafrique, au sens sociologique du terme, désignant des relations étroites et la connaissance du terrain, n'existe presque plus. Seuls quelques hommes d'affaires et quelques grands chefs d'entreprise ont une connaissance de l'Afrique mais elle est utilitaire et spécialisée. Quant au sens que l'on donne habituellement au mot, il ne désigne plus rien depuis longtemps. Il en résulte que ce que l'on entend dire de l'Afrique de nos jours est uniquement corrélé à un état particulier de l'opinion française qui, sur ce sujet comme sur tant d'autres, est prise de convulsions et aux opinions de quelques pays d'Afrique peu nombreux (il y a plus de 50 pays en Afrique).

Les pays d'Afrique font partie du Sud que l'on dit « global » et qui est en fait hétéroclite. Le discours sur l'avènement d'un monde sinon post-occidental, désoccidentalisé, y est entendu, plus ou moins distinctement. Les désaccords sont nombreux, notamment entre la Chine et l'Inde, mais il est inévitable que ce bruit de fond soit présent en Afrique.

Aux pays d'Afrique qui s'en sortent mal et sont mal gouvernés, Obama, au cours de son premier mandat, avait tenu depuis le Ghana, qui ne rentre pas dans la catégorie des pays visés, un discours formidable, en disant : « Arrêtez de dire que vos problèmes viennent de l'esclavage et de la colonisation, tout cela est très ancien, vous êtes indépendants depuis plusieurs dizaines d'années et vous êtes responsable de votre situation ». Il faut être Obama pour avoir le culot de dire cela !

Le fameux sentiment anti-français n'est le fait que d'un petit nombre de pays, dont les gouvernements ont besoin de bouc-émissaires ; et d'une opinion excitée par des diasporas radicalisées en Europe. Ils ne sont nullement représentatifs de l'Afrique en général. La France est bienvenue dans presque tous les pays du continent. Même ceux qui la dénoncent ne tenaient pas ce discours pendant une longue période après la décolonisation, plutôt réussie. Au demeurant, nous verrons ce qu'il en sera dans quelques années, quand ils se seront lassés de Wagner et consorts.

Il faut donc relativiser cette évolution et aborder nos relations avec les pays d'Afrique sans repentance, laquelle, outre qu'elle est historiquement injustifiée et pratiquement inutile, n'est pas demandée par les Africains – tout au plus par des électeurs africains en France, et encore.

Il faut adopter une approche plus historique, d'autant que, si la France est attaquée, c'est parce qu'elle a été assez bonne fille pour rester disponible en Afrique. Les Belges ont laissé derrière eux au Rwanda, au Burundi et en RDC des situations affreuses. Les Portugais ont laissé des guerres civiles en Angola et au Mozambique. Les pays sous domination britannique, contrairement à ce que l'on croit généralement, ont souvent connu des guerres civiles une fois indépendants. Toutes les puissances coloniales ont décampé, sauf la France, sous l'effet conjoint de la demande des Africains, d'une certaine idée sinon de notre intérêt bien compris, du moins de la conception que nous nous faisions de notre rôle, et d'un véritable intérêt pour l'Afrique. Nous avons inauguré la coopération de substitution et la coopération de formation, qui ont évolué.

Les quelques pays du Sahel, particulièrement éprouvants à gouverner au demeurant, se heurtent à des difficultés, dont certaines découlent du fait que leurs gouvernements sont mauvais et corrompus et d'autres de contraintes objectives, notamment en matière économique et climatique. Le pays occidental le plus susceptible de leur servir de bouc émissaire occidental est la France, encore assez présente.

Lorsque la ville de Bamako s'est trouvée sous la menace djihadiste, le gouvernement malien et les pays voisins ont appelé à l'aide. Le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies (ONU) a admis la nécessité d'une intervention mais la force d'interposition annoncée par les pays africains depuis vingt ans n'avait toujours pas vu le jour. Seule la France, peut-être pas partante mais présente, pouvait intervenir. Le président Hollande a eu raison de prendre la décision, courageuse et juste, d'autoriser l'opération. Comme le système de décision hérité du général de Gaulle n'a pas été – heureusement – démantibulé, sa décision a été rapidement suivie d'effet.

Même si nous n'aurions sans doute pas dû rester par la suite, cet exemple illustre à quel point la France, en Afrique, est dans une situation particulière. Elle seule peut rendre service à la demande des Africains, qui devraient agir, ce qui fait d'elle un bouc émissaire facile. Par conséquent, ne vous laissez pas impressionner par les discours des putschistes des pays du Sahel, qui en reviendront. Il faut inscrire cette séquence dans une perspective historique longue.

Nous sommes obligés d'être réalistes. La France ne peut pas rester dans des pays qui ne souhaitent pas qu'elle reste. L'approche historique teintée de moralisme est incomplète et ne mène à rien. Quels que soient les débats historiques, les choses sont aussi simples que cela. Au demeurant, personne en France n'a décidé que notre présence en Afrique serait pour l'essentiel militaire. Il y a eu des demandes des Africains, des décisions et des engrenages, mais à aucun moment un choix de la France, qui n'a jamais envisagé de faire une croix sur son influence économique, culturelle et humaine.

La situation actuelle ne doit traumatiser personne, d'autant qu'elle n'est qu'apparente. Des régimes, nuls par ailleurs, nous demandent de partir mais nous sommes venus à leur demande et nous avons fait le job. Ils ne veulent pas que nous restions, nous partons. Il n'y a rien de vexant là-dedans, d'autant que nous nous sommes bien comportés. Il faut penser à l'avenir. Nous ne pouvons pas continuer à être le seul pays potentiellement disponible par une sorte d'abus de générosité mal conçue et de dérive de l'idée que nous nous faisons de notre rôle. Il faut cesser de nous croire irremplaçables et nous en tenir à la réalité.

Un jour, de retour de Mauritanie avec le président Chirac et Pierre Messmer, auquel un village venait de rendre hommage en rassemblant 350 chameaux, ce dernier, excellent connaisseur de l'Afrique, nous dit : « Dans une vingtaine d'années, l'Afrique sera revenue à ce qu'elle était avant la colonisation : des pouvoirs variés et des entités multiples, dont certaines se développent bien et d'autres non ». Il prévoyait, avec sa connaissance de l'Afrique d'avant, l'émergence de ces nombreuses zones grises que nous constatons de nos jours.

Dans ce contexte, nous sommes intervenus à la demande des Africains et n'avons à rougir de rien.

Chacun connaît mon intérêt pour le Rwanda. Plus de quarante livres ont été publiés dans le monde entier, notamment en Afrique, en Angleterre, au Canada et aux États-Unis, démontrant qu'il n'y a rien à reprocher à la France. J'ai gagné plusieurs procès en diffamation.

Mitterrand a-t-il eu raison, lorsque Paul Kagame déclenche en 1990 une guerre civile pour reprendre le pouvoir tant que la minorité tutsie le peut encore, de dire que la France s'interposera pour éviter des massacres comparables à ceux de 1962 ? Cela a permis d'aboutir au compromis formalisé par les accords d'Arusha. Tout le monde l'a oublié car nous avons commis l'erreur monumentale de ne pas communiquer sur la situation, qui au demeurant n'intéressait personne.

S'il s'agit objectivement d'un succès (Arusha), on peut s'interroger sur la décision initiale. Mitterrand a-t-il eu raison de considérer que nous avions la responsabilité, comme au Koweït, au Tchad ou aux Malouines, de refuser toute modification de frontière par la force ? Pour ma part, j'en doute. Je pense avec le recul qu'il ne fallait pas y aller. J'ai toujours dit que les attaques sur ce qui a été fait ensuite étaient malhonnêtes et infondées, et sont maintenant démenties mais, s'agissant de la décision initiale, je la considère, avec le recul du temps, que l'on peut la discuter.

S'agissant du Mali au contraire, je considère que François Hollande a eu raison d'intervenir. Quant à savoir si nous avons eu raison de rester ensuite, c'est une autre question. Ce qui est sûr, c'est que nous ne bâtirons pas la suite sur la repentance. Nous n'avons pas à rougir de notre action en pensant à l'avenir.

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