Intervention de le général Christophe Gomart

Réunion du mercredi 28 février 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales :

Je vous propose d'évoquer la situation militaire sur le terrain, telle que je la perçois. Je considère que la ligne de front n'a pas évolué depuis environ un an, même si les Russes progressent peu à peu. Hier encore, l'armée russe a conquis trois villages près de la ville d'Avdiïvka. Aujourd'hui, il est certain que la tendance n'est pas favorable à l'Ukraine.

Quelques points positifs sont toutefois à relever. L'Ukraine est aujourd'hui perçue comme une nation, en dépit des dissensions politiques qui sont les siennes. L'OTAN s'est renforcée avec l'adhésion de la Suède et de la Finlande. L'Ukraine fait preuve d'un esprit de résilience inimaginable en février 2022, au moment où chacun prédisait une victoire de la Russie en trois jours. D'ailleurs, un certain nombre d'analystes, dont je faisais partie, n'avaient pas envisagé une attaque russe en Ukraine.

Un autre point positif est l'attitude de l'Union européenne, qui fait bloc derrière l'Ukraine. À mon sens, les récentes déclarations du président de la République en témoignent, et assurent les Russes d'une véritable volonté de passer d'une Europe puissance à une Europe puissance militaire, bien que cet objectif soit encore éloigné.

En revanche, les points négatifs sont assez nombreux. De mon point de vue, l'Occident a commis deux erreurs. La première est d'avoir sous-estimé les Russes, et vous savez que, en matière militaire, sous-évaluer l'adversaire est une faute. L'Occident a considéré en effet que la Russie ne parviendrait pas à surmonter les difficultés engendrées par les sanctions économiques qui leur ont été imposées. Or l'économie russe se porte bien, au moins ponctuellement, grâce à une économie de guerre qui, elle, a été réellement mise en place. Il convient de reconnaître que la Russie a su anticiper les sanctions. Ainsi, elle a multiplié par 2,5 sa production de blé entre 2014 et 2022, ce qui montre que Vladimir Poutine s'était bien préparé aux futures sanctions.

L'autre erreur de l'Occident est d'avoir laissé croire aux Ukrainiens qu'ils remporteraient cette guerre grâce à son apport en munitions et en armements. Le ministre de la défense ukrainien, me semble-t-il, a affirmé que les Occidentaux n'avaient fourni que 50 %, voire 30 %, de ce qu'ils avaient promis. Ainsi, un million d'obus de 155 mm avaient été annoncés pour mars 2024 mais, à ce jour, seuls 300 000 obus ont été livrés.

L'Ukraine est un pays de 40 millions d'habitants. Entre 6 et 8 millions de personnes ont quitté le territoire, surtout des femmes et des enfants. Mais cette population réduite à 32 millions de personnes fait face à la population russe, qui s'élève à 140 millions d'habitants et dispose d'une véritable profondeur stratégique. Non seulement les munitions sont insuffisantes mais les hommes eux-mêmes sont en nombre insuffisant. Par conséquent, la capacité de relève est quasi-inexistante. Les premières relèves se produisent actuellement, ce qui signifie que certains des soldats ukrainiens sont au front depuis deux ans. D'ailleurs, il est à noter que des manifestations de femmes et de mères de soldats ont lieu. La moyenne d'âge des soldats au front se situe entre 40 et 45 ans, les Ukrainiens ayant pris la décision de ne pas envoyer leurs étudiants à la guerre de façon à préserver leur avenir. Néanmoins, cette moyenne d'âge diminue. L'âge minimum, qui était de 27 ans, doit être abaissé dans la loi ukrainienne, me semble-t-il, à 25 ans.

Enfin, l'armée ukrainienne éprouve des difficultés en matière de planification, faute d'une logistique suffisante. Cette logistique s'appuie sur les apports occidentaux mais la faiblesse de ceux-ci ne permet pas d'établir une vision.

Le conflit est bénéfique aux États-Unis. Il leur permet d'élargir l'OTAN et d'accéder à un marché de l'armement en progression, puisque les dons à l'Ukraine sont réinvestis dans l'industrie de l'armement américaine. Les États-Unis sortent largement gagnants dans la compétition économique qui les oppose à l'Union européenne. Il est difficile de prévoir ce qu'il adviendra du plan d'aide américain de 60 milliards de dollars actuellement en discussion. Mais les déclarations de Donald Trump sur l'OTAN résonnent comme un appel aux Européens à bâtir une défense européenne. Les Européens ont été accoutumés à la protection américaine depuis longtemps et les budgets de la défense ont largement diminué depuis trente ou quarante ans. De mon point de vue, l'Europe doit faire face à ses responsabilités et devenir une puissance militaire.

Du côté des Russes, la profondeur stratégique s'avère cruciale. En effet, leur deuxième échelon militaire est à l'abri des coups, de même que leur troisième échelon industriel. L'armée ukrainienne peine à frapper les bases et les flux logistiques, en dépit des missiles du Système de croisière conventionnel autonome à longue portée (SCALP), donnés par les Français et les Britanniques, et des missiles du High Mobility Artillery Rocket System (HIMARS), livrés par les Américains. Cette profondeur stratégique russe les protège. Les actions commandos et les frappes de drones réalisées non loin de Moscou sont des épiphénomènes, même si les Ukrainiens ont démontré leur capacité, sans doute appuyée par les Occidentaux, à frapper la marine russe en mer Noire.

Chez les Russes, la violence est source de victoire et Poutine considère cette guerre comme une guerre préventive. Poutine, selon moi, n'entend que le rapport de forces. Il a bien compris que le monde ne s'organise que par la guerre, alors qu'en Europe de l'Ouest, on estime qu'une autre approche est possible. La guerre en Ukraine est présentée comme une guerre hybride. Or, de mon point de vue, toute guerre est hybride. On a toujours cherché à intoxiquer, tromper, soudoyer l'adversaire, à le renverser par différents moyens, et pas uniquement par la guerre classique. J'ai entendu notre ministre de l'intérieur dire que les Russes étaient nos ennemis. Je pense que c'est exact dans le champ informationnel, même si les attaques cyber ont été moins nombreuses que prévu.

Le conflit ukrainien marque un retour à la guerre de haute intensité classique, avec un besoin de masse que les Ukrainiens ne peuvent satisfaire. Il s'agit d'une guerre d'attrition, où les pertes sont nombreuses. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, annonce un bilan de 31 000 soldats ukrainiens tués. De mon point de vue, ce bilan est sous-estimé. Zelensky affirme que le camp russe compte 180 000 morts. Or, quand les Ukrainiens tirent un obus, les Russes en tirent deux ou trois. Dès lors, j'estime qu'il y a autant de morts russes qu'ukrainiens. Rappelons que la bataille de Verdun a fait presque autant de victimes allemandes que françaises. À Verdun, un million d'obus ont été tirés le premier jour de la bataille. Je vous laisse imaginer le bilan en Ukraine, où les forces ukrainiennes tirent entre 3 000 et 5 000 obus par jour, quand les Russes en tirent environ 10 000 chaque jour.

La guerre se déroule dans tous les milieux : sur terre, sur mer, dans les airs, dans le champ informationnel, dans le champ cybernétique. Sur ce dernier point, il n'y a pas de fatalité dès lors qu'un pays est bien préparé. Et la France est bien préparée, notamment dans la perspective de la tenue des Jeux olympiques, puisque toutes les entreprises se préparent à des possibilités d'attaque. Le champ terrestre reste le principal lieu d'affrontement. Certes, les Ukrainiens ont montré que, sans marine, ils sont en mesure de repousser les bateaux de la flotte russe vers l'Est et de permettre ainsi aux céréaliers ukrainiens de poursuivre leurs livraisons ; mais la flotte russe de la mer Noire ne passe pas pour la plus performante de la marine russe. La guerre électronique russe est très puissante et a été sous-estimée, alors qu'elle est parvenue à annihiler des drones utilisés par les Ukrainiens.

Cette guerre révèle également la transparence du champ de bataille et la difficulté à produire un effet de surprise. En effet, tous les mouvements sont repérés grâce à des drones mais aussi grâce aux réseaux sociaux sur lesquels circulent de nombreuses fausses informations. Connaître les intentions de l'adversaire est très complexe. De mon point de vue, l'objectif militaire de Moscou est d'achever la conquête des quatre oblasts que les Russes ont annexés – Zaporijia, Kherson, Lougansk et Donetsk –, ainsi que sans doute, mais dans un second temps, de prendre la ville de Kiev et de renverser le président Zelensky.

La guerre est un affrontement de volontés et de forces morales. La capacité de résilience ukrainienne est assez importante, tout comme celle des Russes, qui comptent énormément sur leur profondeur stratégique pour durer. La profondeur stratégique ukrainienne dépend, en premier lieu, de celle de l'Europe et, aussi, de celle des États-Unis. L'inventivité et la faculté d'adaptation des belligérants sont primordiales et nous avons pu mesurer la capacité des Ukrainiens à résister de manière inventive face à une armée russe bien plus puissamment dotée.

De mon point de vue, le camp qui remportera cette guerre est celui qui tiendra un quart d'heure de plus que son adversaire. C'est aussi celui qui peut compter sur la meilleure logistique. Les déclarations de Donald Trump et l'affaiblissement actuel de l'Ukraine font prendre conscience aux Européens qu'il est temps de prendre les choses en main.

La France est le seul pays de l'Union européenne qui siège au Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et qui tente de prendre l'initiative sur ce point. Le système otanien est un système solaire où les États-Unis d'Amérique sont l'étoile autour de laquelle gravitent les autres pays. Aucun pays européen ne souhaite voir la France prendre la place du soleil et j'ignore d'ailleurs si la France en a la volonté et la capacité. En tout cas, la France veut empêcher la victoire de la Russie à tout prix.

Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce que cela suppose de rendre les territoires détenus par les Russes, qui représentent 20 % du territoire ukrainien ? Empêcher les Russes de prendre Kiev ? Les empêcher de renverser Zelensky ?

Il convient de définir l'objectif réel des Européens. Tant que cet objectif ne sera pas défini, nous ne disposerons pas d'une stratégie claire. Or, si vous me pardonnez l'expression, « à chaque objectif flou correspond une connerie précise ». Je pense qu'il est nécessaire d'éviter la pensée magique, de rester pragmatiques et réalistes quant aux capacités réelles qui sont les nôtres et qui sont celles des Ukrainiens face aux Russes.

L'Union européenne a augmenté ses capacités militaires. Onze pays européens consacraient 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense. Ils seront dix-huit à la fin de l'année. Pour autant, l'économie de guerre n'est pas une réalité. Passer d'une production de 1 000 obus par mois à une production de 3 000 obus par mois ne traduit pas la réalité d'une économie de guerre. Les Ukrainiens consomment 5 000 obus par jour.

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