Intervention de Tatiana Kastoueva-Jean

Réunion du mercredi 28 février 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Je vous propose une plongée dans la politique intérieure russe. La Russie est déjà entrée en période électorale, avec le vote anticipé pour l'élection présidentielle. Le terme d'élections est une commodité de langage, les oppositions russes évoquant de préférence une « opération électorale spéciale ». En effet, les résultats des élections sont connus d'avance dans un régime autoritaire et Vladimir Poutine recueillera au moins 77 % des voix, c'est-à-dire le score qu'il a obtenu lors des précédentes élections, en 2018.

Ces élections se déroulent selon le format le plus conservateur et le plus verrouillé de toutes les élections auxquelles Vladimir Poutine a participé. Face à lui se présentent trois candidats peu connus du grand public, au point que l'un d'eux, Leonid Sloutski, utilise sur ses affiches électorales la photo du président-fondateur de son parti, le parti libéral-démocrate de Russie (LDPR), plutôt que la sienne. Aucun de ces trois candidats n'ira faire campagne dans les régions nouvellement annexées par la Russie, afin de ne pas gêner les autorités russes. Aucune stratégie efficace de l'opposition n'est possible. Nous avons appris récemment la disparition d'Alexeï Navalny en prison : sa mort ainsi que le traitement de son corps ont heurté même dans les rangs du camp loyaliste.

Néanmoins, ces élections méritent d'être observées. Il existe des points de tension inattendus pour les autorités russes, notamment autour de Boris Nadejdine, qui apparaissait comme un candidat inoffensif et qui finalement a dû être évincé de la course électorale. D'autres questions se posent pendant et après ces élections. L'identité du candidat qui arrivera en deuxième position nous renseignera sur l'état d'esprit de la société russe. Le candidat communiste sera-t-il le dauphin de Poutine, comme lors des précédentes élections présidentielles ? Ou bien cette place sera-t-elle occupée par Vladislav Davankov, le candidat du parti Nouvelles personnes, qui tente de porter un agenda anti-guerre ? Surtout, une mobilisation partielle sera-t-elle enclenchée après les élections, afin d'assurer une percée en Ukraine ? Il faut dire que tout est prêt pour cette éventualité. Les dossiers sont numérisés, et il existe très peu d'échappatoires pour quiconque voudrait se soustraire à cette obligation, comme ce fut le cas lors de la première mobilisation partielle. Ce type de décision représente un coût politique et économique. Si le discours officiel, pour l'instant, prétend qu'une telle mobilisation n'est pas nécessaire, les correspondants militaires, depuis les tranchées, font état d'un manque de personnels dans les formations d'unités régulières. De plus, les chiffres des militaires sous contrat sont très probablement surévalués, puisque les personnes qui signent le contrat une deuxième fois sont comptées comme de nouvelles recrues.

Dans quel état d'esprit se trouvent les élites russes, après deux années de guerre ? Les élites russes sont extrêmement homogènes. La moyenne d'âge de la soixantaine de personnes la plus proche de Vladimir Poutine est de 64 ans. La différence est flagrante avec les quadragénaires des élites ukrainiennes qui, elles, n'ont pas vécu sous le régime soviétique, et ont toujours connu l'Ukraine indépendante. Depuis le début de la guerre, très peu de défections ont été constatées dans les rangs des élites russes. Rares sont les personnalités qui sont parties à l'étranger ou ont abandonné la citoyenneté russe comme sept milliardaires l'ont fait. Les coupables des échecs initiaux n'ont pas été punis. Le ministre de la défense Sergueï Choïgou et le chef de l'état-major Valeri Guerassimov sont toujours en poste. La guerre n'a pas non plus joué un rôle d'ascenseur social pour les anciens combattants. Il y a donc une stabilité, voire une sclérose, des élites russes depuis deux ans et il faudra attendre la période post-électorale pour observer un éventuel jeu de chaises musicales au sommet du pouvoir.

Pourquoi ces élites sont-elles aussi soudées ? Différents sentiments les animent. En premier lieu, la peur de tout perdre et la crainte pour leur vie et celle de leur famille, surtout depuis la série de meurtres, y compris à l'étranger, qui s'est produite en 2022. Ces élites sont également motivées par un calcul pragmatique. Le prix de la sortie est en effet très élevé et il est bien plus avantageux de rester à bord du navire. Pour beaucoup, la guerre représente aussi un moyen d'enrichissement et la possibilité de mettre la main sur des actifs, y compris des actifs étrangers comme ce fut le cas pour le clan Kadyrov, qui s'est accaparé les actifs de Danone. Néanmoins, si la situation des élites est vivable, elle n'est pas tout à fait confortable et comporte des risques. Vladimir Poutine vieillit et le temps ne joue pas pour lui. Les loyautés sont fragiles, comme en témoigne la mutinerie de Evgueni Prigojine, durant laquelle les élites sont restées en retrait. Ce sont d'ailleurs les mêmes personnes qui avaient prêté allégeance à Dmitri Medvedev qui ont prêté de nouveau allégeance à Vladimir Poutine. Les élites russes sont extrêmement malléables, à partir du moment où elles conservent leur fortune et leur position.

Quel est l'état d'esprit de la société russe, après deux années de guerre ? Officiellement, le taux d'approbation de l'action du président Poutine s'élève à 80 % et 77 % des Russes approuvent l'action des forces armées russes en Ukraine. Ces chiffres sont stables depuis le début de la guerre mais ils masquent plusieurs tendances et plusieurs groupes de populations. Le nombre de Russes émigrés pourrait s'élever à un million. Les Russes anti-guerre, qui représenteraient entre 20 et 25 % de la population, sont restés au pays mais se manifestent d'une manière extrêmement discrète, avec des tags anti-guerre ou des fleurs déposées aux pieds des monuments après la mort d'Alexeï Navalny : 200 000 dossiers seraient en cours d'instruction pour des actions hostiles à la guerre. Cette partie de la population exprime dans les sondages un sentiment de lassitude, de dépression et de désarroi.

La deuxième Russie, la Russie pro-guerre, ne représente, selon l'aveu même du directeur du centre pan-soviétique d'étude de l'opinion publique VTsIOM, un institut de sondages proche de l'administration présidentielle, que 10 à 15 % de la population. Au sein de ce groupe, nombreux sont ceux qui bénéficient économiquement et socialement de la guerre, qui représente pour eux une opportunité pour améliorer leur situation financière, augmenter leur prestige social et profiter d'avantages pour eux et pour leur famille. Pour la première fois peut-être, la Gloubinka, la Russie profonde, a le sentiment d'être considérée et valorisée par les autorités russes.

Le troisième groupe est la Russie apolitique. C'est la Russie majoritaire, qui occupe la position d'un petit homme qui n'influe sur rien, qui n'est responsable de rien, qui se concentre sur sa vie privée et professionnelle et se tient à distance de la guerre. Cette attitude est rendue possible et encouragée par le gouvernement, qui s'emploie à ce que cette partie de la population ne ressente pas directement les effets de la guerre, même s'il convient de remarquer que, au sein de ce groupe, le mouvement des femmes de soldats – qui au début réclamait seulement le retour des maris partis au front depuis plusieurs mois – porte de plus en plus un message anti-guerre. Cette Russie est fatiguée de la guerre : 83 % souhaitent que les autorités se concentrent sur les problèmes internes, 58 % sont même favorables à un cessez-le-feu avec l'Ukraine. Si cette population n'a pas soutenu la guerre et ne sent pas responsable de son déclenchement, en revanche elle ne souhaite pas non plus la défaite de la Russie. Elle en redoute les conséquences, craignant de devoir payer les réparations et d'être désignée elle aussi comme responsable. Ainsi, si les sondages montrent qu'un hypothétique cessez-le-feu immédiat recueillerait l'approbation de 70 % des Russes, alors qu'un cessez-le-feu accompagné d'une condition de restitution à l'Ukraine de ses territoires serait soutenu par seulement 34 % de la population.

Sur le plan économique, la Russie a connu en 2023 une croissance de 3,6 %. Plusieurs facteurs ont contribué à ce résultat, parmi lesquels les revenus élevés tirés du pétrole et du gaz, la réorientation des flux vers la Chine et l'Inde et toutes sortes de techniques utilisées pour contourner les sanctions, comme l'utilisation de la flotte fantôme. L'État a massivement investi dans l'économie, notamment dans le secteur militaro-industriel, qui représente aujourd'hui 6 % du PIB et 30 % du budget russe. Des aides distribuées aux soldats et aux volontaires, ainsi qu'une hausse des salaires, en particulier dans le secteur du complexe militaro-industriel, ont alimenté la consommation, moteur de la croissance.

L'effort de guerre de 6 % n'est pas critique pour l'économie russe et le fond de prospérité nationale représente 134 milliards de dollars, au 1er février 2024. L'économie russe n'est pas encore tout à fait sur les rails de la guerre, une marge de progression existe. Elle fonctionne à plein régime mais sans recourir à la main-d'œuvre féminine, et sans reconvertir des entreprises civiles en entreprises de production militaire. Cependant, l'équation économique globale est difficile à tenir. Financer l'effort de guerre, assurer la stabilité macroéconomique, porter la dépense sociale et investir dans les régions annexées supposent des fonds considérables. Or la Russie accumule des fragilités. Les avantages dont bénéficie le complexe militaro-industriel créent une forte distorsion ; les compagnies privées sont obligées de recourir à de nouvelles chaînes de logistique, plus longues et plus coûteuses, et doivent recommencer lorsqu'elles sont démantelées par la menace des sanctions secondaires ; les banques émiraties et chinoises commencent à refuser de traiter des transactions russes ; le nombre de cadres qualifiés est insuffisant. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la critique sur les questions économiques reste permise en Russie. Ainsi, la présidente de la Banque centrale elle-même a affirmé que l'économie russe était en surchauffe : « nous allons rouler rapidement », a-t-elle déclaré, « mais pas longtemps ».

Je terminerai par un point sur l'Ukraine. L'âge moyen des soldats et les difficultés de recrutement ont déjà été évoqués. La nouvelle loi sur la mobilisation rencontre une vive opposition à la Verkhovna Rada, le Parlement ukrainien. Elle est toujours en cours d'examen et 1 700 amendements ont été déposés. Certaines dissensions sont apparues au sommet de l'État ukrainien, notamment entre Volodymyr Zelensky et le général Valeri Zaloujny, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, qui a été remplacé. Cette situation interpelle quant à la solidité de l'union sacrée autour du président Zelensky.

Les sondages font état d'une petite érosion du soutien de l'opinion publique ukrainienne. Le taux d'Ukrainiens estimant que la situation en Ukraine évolue favorablement n'a jamais été aussi bas. Il est de 36 % aujourd'hui, contre 46 % de sondés faisant preuve de pessimisme. Toutefois, cela ne signifie pas qu'un défaitisme s'empare des esprits ukrainiens. Le sentiment qui anime la population reste qu'il n'existe pas d'alternative au combat.

Kaja Kallas, la première ministre estonienne, a eu cette bonne formule, qui, je pense, est partagée par nombre d'Ukrainiens : « depuis la seconde guerre mondiale », a-t-elle dit, « la paix a signifié la liberté et la prospérité pour l'Europe occidentale quand, pour nous, elle a signifié l'occupation et la déportation ». Les Ukrainiens redoutent une paix synonyme de perte d'identité nationale, de perte de souveraineté et d'occupation. Ils ne sont, dès lors, pas prêts à échanger la paix contre des concessions territoriales. Certes, la proportion de la population qui pourrait y être favorable commence à augmenter, notamment à l'Est et au Sud du pays, mais 80 % des Ukrainiens refusent toujours cette éventualité. Il est à noter que, parmi eux, 65 % sont des citoyens russophones.

En conclusion, l'analyse montre qu'il ne faut pas s'attendre à l'effondrement de l'un des deux belligérants, à court et à moyen termes. Ni l'un, ni l'autre n'est frappé par le défaitisme. Par conséquent, la guerre d'attrition risque de se poursuivre longtemps. Les volontés politiques, le soutien occidental et la vigueur du corps social du côté ukrainien, conjugués à l'apathie du corps social russe, installent la guerre dans la durée. Les Occidentaux, et je rejoins les propos des autres intervenants, détiennent la clé de ce conflit. Sa durée et son issue dépendent du soutien à l'Ukraine ou de son abandon.

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