Intervention de Aurélien Bigo

Réunion du mardi 12 mars 2024 à 16h30
Commission d'enquête sur le montage juridique et financier du projet d'autoroute a

Aurélien Bigo, ingénieur, chercheur sur les questions de transport et de transition énergétique :

Vous nous avez demandé, dans votre questionnaire écrit, si nous n'estimions pas que le développement des véhicules électriques et hybrides amoindrirait les effets des émissions de gaz à effet de serre et qu'en conséquence, à l'horizon 2035, les émissions induites par l'A69 seraient nettement moindres que lors de la mise en service de cette infrastructure.

Je commencerai par une remise en perspective des évolutions des pratiques de mobilité au cours des deux derniers siècles. Historiquement, le nombre de trajets par jour et par personne est resté relativement stable, de même que le temps de transport. On fait trois ou quatre trajets par jour et par personne, en moyenne, auxquels on consacre à peu près une heure par jour. Le temps de transport par trajet, en moyenne, est lui aussi relativement stable. Néanmoins, il est très important d'avoir en tête qu'une accélération extrêmement forte des mobilités s'est produite : la vitesse moyenne des déplacements a été multipliée par dix ou douze, à la suite du développement de moyens de transport plus rapides, comme la voiture, et d'infrastructures telles que les autoroutes. D'une façon assez contre-intuitive, l'augmentation de la vitesse de déplacement n'a pas conduit à une baisse du temps de transport. On a plutôt profité de l'accélération de la mobilité pour parcourir des distances plus importantes – elles ont été multipliées par un facteur allant de dix à douze au cours des deux derniers siècles.

Tout cela amène à s'interroger sur les évaluations des gains en temps de transport qui sont attendus, car ce n'est pas vraiment de cette manière qu'on profite d'une accélération : on va plutôt plus loin. On peut considérer que cela présente un certain nombre d'avantages, mais on ne constate pas, globalement, une diminution des temps de transport quand on étudie la restructuration des pratiques de mobilité qui fait suite à leur accélération.

La voiture a pris une place centrale, dans une sorte de cercle vicieux de dépendance, laquelle est très forte. Parmi tous les facteurs, il y a le fait que de nouvelles infrastructures routières s'accompagnent d'une demande induite. Une explosion de l'usage de la voiture et des kilomètres parcourus s'est produite en France, en particulier depuis le début des années 1950, par un effet d'accélération lié à l'accès croissant à l'automobile. L'augmentation, très forte, des distances parcourues a eu pour répercussion une augmentation des émissions de gaz à effet de serre. On observe historiquement un lien très fort entre l'augmentation de la vitesse moyenne des mobilités, les kilomètres parcourus par personne et les émissions de CO2 par personne dans le cadre de la mobilité. L'augmentation des émissions a été très forte jusqu'au début des années 2000, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'un tassement de la demande de transport se produise.

S'agissant de la stratégie nationale bas-carbone, adoptée en 2015, je rappelle que les émissions n'ont pas baissé autant que prévu et que l'objectif a donc été repoussé progressivement. La dernière actualisation de la stratégie s'est traduite par un objectif de baisse des émissions encore plus ambitieux à l'horizon 2030, alors que nous avons déjà pris du retard. Au fil du temps, la pente de la baisse des émissions nécessaire est de plus en plus forte : la rupture à réaliser par rapport à l'évolution tendancielle des émissions de gaz à effet de serre dans les transports devient de plus en plus importante. Un défi majeur devra être relevé dans ce secteur afin de répondre à l'urgence climatique.

Différents leviers peuvent être utilisés pour réduire les émissions dans le domaine des transports – la stratégie nationale bas-carbone française en cite cinq. Le premier est la modération de la demande de transport, c'est-à-dire des kilomètres parcourus. Le deuxième est le report vers des modes de transport moins émetteurs. Le troisième consiste à améliorer le remplissage des véhicules, notamment grâce au covoiturage. Le quatrième est la réduction de la consommation énergétique des véhicules par kilomètre parcouru. Le dernier levier fait appel à la décarbonation de l'énergie, notamment par le passage à l'électricité.

La création de nouvelles infrastructures, notamment autoroutières, a trois effets négatifs en matière d'évolution des émissions de CO2. Il y a, tout d'abord, la demande induite que j'ai évoquée, c'est-à-dire l'augmentation de la demande de transport par rapport à la situation dans laquelle la nouvelle infrastructure n'existait pas : plus de kilomètres sont parcourus, ce qui induit une hausse des émissions. Par ailleurs, les investissements dans des infrastructures routières favorisent, par rapport à des modes de transport plus vertueux, comme le ferroviaire, des modes comptant parmi les plus émetteurs. Le troisième effet est lié à la consommation énergétique des véhicules. La réduction de la vitesse autorisée, à 110 kilomètres à l'heure, par exemple, diminue la consommation énergétique des véhicules par kilomètre parcouru. Le contraire a tendance à se produire en cas de report vers des routes où l'on circule plus vite. Comme l'a dit Christophe Cassou, il faudrait donc passer aussi rapidement que possible à 110 kilomètres à l'heure sur les autoroutes.

S'il n'y a pas d'évolutions technologiques, liées, notamment, à l'électrification, dans les années et les décennies à venir, l'impact à l'horizon 2035 ou 2050 sera encore pire. Ces évolutions devront avoir lieu dans tous les cas, que l'on construise ou non de nouvelles infrastructures : on devra électrifier massivement. Néanmoins, toutes les évaluations qui ont été faites, y compris par le secrétariat général à la planification écologique, montrent que les évolutions technologiques seront largement insuffisantes pour atteindre nos objectifs climatiques dans les transports, notamment à l'horizon 2030. Par conséquent, il faudra aussi beaucoup de sobriété dans le cadre de la transition.

Pourquoi les véhicules électriques sont-ils insuffisants à eux seuls ? Tout d'abord, s'ils permettent de réduire les émissions, ils sont loin de n'être à l'origine d'aucune émission durant l'ensemble de leur cycle de vie – selon les études menées en France, les émissions sont divisées par un facteur allant de deux à cinq. Par ailleurs, le développement des véhicules électriques sera relativement lent. Or, pour le climat, c'est l'ensemble des émissions sur l'ensemble de la période qui compte, et non uniquement le fait d'atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050. On sait qu'il n'y aura que 15 % de véhicules électriques à l'horizon 2030, même si ce type de véhicule représentera environ les deux tiers des ventes. Le renouvellement du parc prend du temps. On ne peut donc pas espérer à cet horizon une baisse suffisante des émissions pour atteindre nos objectifs climatiques.

Même si l'ensemble des leviers que j'ai cités étaient utilisés en même temps, le défi resterait considérable. Développer des infrastructures routières nouvelles qui vont dans le mauvais sens, celui d'une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, compliquera encore la tâche, déjà extrêmement difficile compte tenu de notre retard par rapport aux objectifs climatiques dans le secteur des transports.

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