Intervention de Julien Milanesi

Réunion du mardi 12 mars 2024 à 16h30
Commission d'enquête sur le montage juridique et financier du projet d'autoroute a

Julien Milanesi, universitaire, chercheur sur les relations entre politiques publiques, société civile et environnement :

Permettez-moi de commencer mon intervention en vous faisant part du désarroi d'un scientifique devant le constat d'échec de sa discipline : elle n'a pas su transformer les résultats des recherches qui ont été menées en recommandations de politique publique écoutées par les décideurs. La question des effets économiques qu'on peut attendre des autoroutes a, en effet, une réponse étayée par des décennies d'investigations, aussi bien théoriques qu'empiriques, faisant appel à des analyses macroéconomiques et de multiples études de terrain. Cette réponse a été résumée de la manière suivante par Dominique Dron et Michel Cohen de Lara, deux hauts fonctionnaires, dans un rapport ministériel publié en 2000 : « le développement socioéconomique par les infrastructures relève plus du slogan que de la réalité ».

Je vous présenterai en quelques minutes les résultats des travaux de recherche, puis les mécanismes économiques qui les expliquent, avant de revenir sur le désarroi que je viens d'évoquer.

Émile Quinet, l'économiste français de référence en matière de transports, qui est ingénieur général des ponts et chaussées et membre de la Paris School of Economics – École d'économie de Paris –, a identifié trois formes de lien entre le développement des transports, notamment les infrastructures, et la croissance.

Le premier lien, qui est le plus évident, est l'effet de chantier, en matière d'emplois et de revenus directement générés par les travaux de construction. Les effets sur l'emploi sont observés à court terme et sont directement liés à l'intensité en travail, désormais plutôt faible, de la production d'infrastructures. En effet, les grands chantiers de travaux publics sont très mécanisés et génèrent beaucoup moins d'emplois, à dépense équivalente, que d'autres types de travaux, comme la rénovation du bâti.

Le deuxième lien est plus structurel. Il repose sur l'idée que le développement des infrastructures permet, au niveau d'une économie nationale, de réduire les coûts de transport et donc le coût des produits et des déplacements, ce qui augmente la consommation des ménages et la croissance économique.

S'agissant du troisième type de lien, on attend des infrastructures de transport qu'elles augmentent le potentiel de croissance d'un pays en permettant d'intensifier les échanges et donc la concurrence – je reviendrai sur ce point. Néanmoins, des travaux de recherche montrent que si cela a été vrai, ce n'est plus le cas. Comme l'ont écrit en 2009 Lafourcade et Mayer, « la littérature économique est, comme souvent, plus nuancée sur l'impact réel des dépenses d'infrastructures. Si ces dernières ont bel et bien un effet positif, cet effet résulte pour l'essentiel des premiers investissements qui établissent le réseau, et non des extensions et/ou des aménagements effectués à un stade plus avancé. » En matière d'autoroutes, en gros, les premiers projets ont certainement apporté de la croissance supplémentaire en augmentant la concurrence au sein du pays, mais ce n'est plus vrai pour les nouveaux barreaux.

L'espoir placé dans les infrastructures repose, plus que sur les effets macroéconomiques, sur les effets locaux, et c'est d'ailleurs l'objet principal, me semble-t-il, de vos interrogations. Émile Quinet a ainsi résumé les résultats des nombreux travaux de terrain qui ont été menés : « Si les transports contribuent à augmenter l'activité dans certaines zones, il y a bien sûr des zones où elle se réduit [...]. Cette discrimination opérée par les transports, créant des zones avantagées et des zones qui ne le sont pas, se traduit par une polarisation, c'est-à-dire par un renforcement des zones fortes. » En ce qui concerne spécifiquement les autoroutes, Émile Quinet souligne que « les réseaux autoroutiers ont développé les métropoles régionales au détriment des pays qui les entourent » Au vu de ces conclusions, on peut penser que la ville de Castres a peu à gagner à la construction d'une autoroute la reliant à Toulouse, qui est le pôle le plus fort de la région.

Pourquoi toutes les observations aboutissent-elles à ces résultats ? Le raisonnement économique, assez simple, part du véritable changement, concret, tangible, que crée une nouvelle autoroute, c'est-à-dire le gain de temps de transport pour les marchandises, les travailleurs et les consommateurs. Quand on rapproche ainsi deux villes, on augmente la concurrence entre les activités économiques qu'elles hébergent, et il faut regarder quels effets se produisent lorsque ces deux villes sont des pôles urbains de taille différente, comme le sont Castres et Toulouse. Je n'ai pas le temps de présenter tous les cas de figure, mais je prendrai deux exemples.

Commençons par celui du commerce : diminuer le temps de trajet entre deux villes augmente la concurrence entre leurs commerces, c'est évident pour tout le monde. Du fait de l'autoroute, les Toulousains pourront plus facilement aller à Castres pour faire leurs courses, et vice-versa. La question qui se pose, pour savoir quelle ville sera la gagnante, est celle du flux dominant. Il y a, on le sait, une prime pour la ville ayant le plus de diversité en matière d'offre commerciale, c'est-à-dire la plus grosse des deux, en l'espèce Toulouse. Comme l'indique Émile Quinet, l'autoroute aura vraisemblablement pour effet de polariser l'activité commerciale dans le plus grand centre urbain, en l'occurrence Toulouse.

Afin d'illustrer mon propos, je prendrai le cas de l'autoroute A65 entre Bordeaux et Pau, qui a été inaugurée en décembre 2010 et qui passe par Mont-de-Marsan, préfecture des Landes. Durant la période de Noël qui a suivi, le concessionnaire de la toute nouvelle autoroute a lancé une grande campagne de communication, sur tous les panneaux d'affichage de Mont-de-Marsan, pour encourager les habitants à aller faire leurs courses de Noël dans les magasins de Bordeaux, désormais accessibles en moins d'une heure, contre une heure et quart ou une heure trente auparavant. Cela a causé un scandale chez les commerçants de Mont-de-Marsan. Ils attendaient, eux aussi, le désenclavement de la ville et de nouvelles opportunités commerciales, mais on a vu quel était l'effet de la mise en concurrence des centres commerciaux et des centres-villes.

Mon second exemple concerne une activité de production dans les services – compte tenu de leurs caractéristiques, les activités industrielles et, plus encore, agricoles, sont évidemment beaucoup moins mobiles. Prenons le cas de figure d'un assureur qui aurait une agence à Toulouse et une autre à Castres. Pourquoi en aurait-il deux aujourd'hui ? C'est parce qu'il n'est pas intéressant pour un commercial rattaché à Toulouse d'aller chercher des clients et d'entretenir des relations de clientèle à Castres. Que produira l'arrivée de l'autoroute ? Les gains de temps qui en découleront pourront rendre possible un développement de l'activité à partir d'une seule agence, dont les commerciaux iront travailler dans l'autre ville. La question qui se pose, dès lors, est de savoir quelle agence l'entreprise fermera. Le volume d'activité étant plus important à Toulouse, comme la taille du marché et les économies d'échelle, il est probable que ce soit l'agence de Castres qui ferme. Il y aura, là aussi, une polarisation.

Ce qui explique ces effets, c'est que l'augmentation de la concurrence profite en règle générale aux plus grosses métropoles, car elles ont des marchés plus grands et peuvent donc bénéficier d'économies d'échelle supérieures.

Vous me direz peut-être que cette analyse économique repose sur des exemples assez simples, que l'intervention publique et d'autres facteurs économiques ou sociaux peuvent aller à l'encontre de ces forces de marché, mais elles sont suffisamment puissantes pour qu'on puisse considérer, en règle générale, comme le montre l'expérience des soixante dernières années, que les autoroutes renforcent les zones fortes, les grandes métropoles au détriment des zones plus faibles, telles que les villes périphériques.

Ces résultats, issus de recherches scientifiques, sont corroborés par d'autres sources, comme les « bilans Loti » – loi d'orientation des transports intérieurs –, réalisés par les concessionnaires après plusieurs années d'exploitation. Voici un extrait du bilan portant sur l'A65, qui est la dernière grande autoroute construite en France : « Il en ressort que les effets d'A65 sur le territoire sont assez limités et globalement moindres que ceux attendus. Il n'y a pas eu de rupture dans les évolutions démographiques locales ni de développements spécifiques de l'urbanisation [...] Le développement économique a également été faible : peu de zones d'activités et des réalisations encore en deçà des prévisions. »

Le décalage entre la réalité et les espérances suscitées par l'infrastructure rend dubitatif, jusqu'au plus haut niveau de l'État. Claude Gressier, qui fut notamment directeur des transports terrestres au ministère des transports, a évoqué lors d'un entretien que j'ai eu avec lui en 2015 « la croyance des élus locaux », « alors qu'il a été effectivement montré et démontré qu'il n'y a pas d'effet inéluctable des infrastructures de transport sur l'emploi ». Dans le même ordre d'idées, Dron et Cohen de Lara ont évoqué en 2000, dans leur rapport, « la persistance de mythes, hissés au rang de dogmes, tels que les fausses équivalences BTP-infrastructures-désenclavement-croissance économique nationale et locale-mieux-être général ».

C'est une piste à suivre pour expliquer le constat d'échec dont je vous ai parlé. Malgré toutes les évidences scientifiques, les preuves qui s'accumulent, on attend encore des autoroutes qu'elles apportent le développement et la prospérité. Nous avons affaire à une croyance, largement partagée et puisant probablement sa source – c'est une hypothèse que je vous soumets – au XIXe et au XXe siècles, dans les bouleversements économiques gigantesques qui ont accompagné la construction des premières infrastructures de transport. Ces équipements furent dans beaucoup d'endroits, notamment les campagnes, une des manifestations les plus spectaculaires d'un changement de monde. C'est par ces infrastructures qu'est progressivement arrivée la vie bonne qu'on associe à la modernité et qui est faite d'échanges, de concurrence, d'accès à de nouveaux produits et à de nouveaux marchés. Plus tard, cet imaginaire associant infrastructures de transport et prospérité s'est nourri des grands travaux qui ont été un des outils majeurs des politiques économiques pour lutter contre la Grande Crise, puis les suivantes. Plus récemment, c'est en partie à travers ces équipements que la France a vécu ce qu'on pourrait appeler le miracle des Trente Glorieuses. On attend aujourd'hui de la nouvelle route, de la nouvelle ligne de train ou du nouvel aéroport le renouvellement d'un tel miracle. Or le rôle historique de ces infrastructures les a chargées de promesses qu'elles ne tiennent plus. Ce sont des symboles et non plus des acteurs de la prospérité économique.

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