Intervention de Hasni Abidi

Réunion du mercredi 13 mars 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Hasni Abidi, politologue, directeur du CERNAM :

Je vous remercie pour cette invitation. Afin de répondre à votre question sur la modification des perceptions et leurs conséquences sur l'espace arabo-musulman et au-delà, il me semble nécessaire de s'arrêter sur deux éléments précis : les limites de tous les acteurs, y compris les Israéliens et Palestiniens, et les nouvelles dynamiques qui secouent la région.

Le Hamas a engagé le 7 octobre 2023 cette action horrible, aux conséquences terribles, avec la volonté de réhabiliter la violence et de s'inscrire contre la marche du Fatah et de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui ont banni la lutte armée et la résistance pour parvenir à un État palestinien. Le Hamas veut montrer qu'en plus de la non-reconnaissance d'Israël, la violence constitue le seul moyen pour ramener la question palestinienne à la centralité qu'elle avait perdu depuis plusieurs années. Cependant, le Hamas est confronté à des limites : il ne parvient pas et ne parviendra pas à traduire politiquement ses actions militaires.

Il convient de distinguer la perception du Hamas par l'opinion publique arabe, c'est-à-dire par la rue arabe, de celle des gouvernements, qui ont jusqu'à aujourd'hui observé une retenue hors du commun, et du système régional arabe représenté par la Ligue arabe et l'Organisation de la conférence islamique. Pour les États arabes, il n'est pas question de voir le Hamas jouer un rôle important. Le Hamas est donc conscient de ne pas avoir d'avenir politique et, ces derniers temps, toutes ses branches – surtout la branche politique – demandent à être intégrées dans une nouvelle Autorité palestinienne ou dans une « OLP élargie ».

La deuxième limite concerne Israël. Selon les chiffres des Nations Unies, 400 000 personnes sont menacées de famine à Gaza. La domination militaire très marquée d'Israël ne s'est pas traduite, pour le moment, par une solution ou une victoire politique. Au-delà des divergences sur le plan intérieur et sur le plan régional, Israël n'est pas parvenu à convaincre certains États d'accepter un exode massif de la population de Gaza. Enfin, les divergences sont perceptibles également avec les États-Unis, qui ont demandé que la solution à deux États soit à nouveau étudiée.

La troisième limite est celle des États arabes eux-mêmes : aucun État arabe ne veut, comme le souhaiteraient les États-Unis, jouer un rôle important auprès du Hamas ou de l'Autorité palestinienne, pour parvenir à une sortie de crise acceptable. Les « poids lourds » du monde arabe, dont l'Arabie saoudite a pris le leadership depuis le déclin de l'Égypte, ne le souhaitent pas.

La dernière limite concerne les États-Unis : elle est inédite dans la région, malgré une présence militaire massive. Les États-Unis souhaitent se désengager progressivement du Moyen-Orient et ne parviennent pas à faire peser leur influence sur l'allié israélien, ni sur les Palestiniens. De même, les États-Unis n'arrivent pas à contenir ce conflit, comme en témoignent les attaques houthies ou la situation à la frontière entre Israël et le Liban. Cela ne signifie pas non plus que les Russes ou les Chinois, qui ont aujourd'hui le vent en poupe dans les opinions publiques arabes, souhaitent prendre leur place dans la résolution du conflit. Bien que de plus en plus courtisés, ils ne veulent pas intervenir, estimant que ce conflit est une guerre d'usure qui doit permettre d'affaiblir les Américains, lesquels font également face à la situation en Ukraine.

Ensuite, il convient de parler des nouvelles dynamiques, dont la première a trait à la fracture qui frappe le monde académique et le monde universitaire, que certains sociologues appellent le « campisme ». Chacun semble presque choisir son camp, ce qui laisse des traces sur les opinions publiques, puisque les universitaires sont des faiseurs d'opinions.

Un autre élément marquant concerne la remise en cause de l'universalisme. Aujourd'hui, celui qui envisage, dans un pays arabe, de parler de l'universalisme, de la bonne gouvernance ou de la question des droits de l'Homme est inaudible. Il lui est rétorqué que les champions des droits de l'Homme, les promoteurs de l'universalisme sont absents face à la situation à Gaza. La médiatisation du conflit est pourtant très marquée, comme en témoigne la mobilisation des chaînes comme Al Jazeera, la BBC (British Broadcasting Corporation) en arabe, Sky News Arabia, très regardées par les opinions arabes.

L'autre dynamique porte sur le retour de la violence en tant qu'agent de régulation, compte tenu de la faillite de la gouvernance mondiale et du rôle des Nations Unies. Finalement, le Hamas a montré que la violence est un moyen efficace, non seulement pour parler de la cause palestinienne mais aussi faire échouer certains plans, dont celui de la normalisation des relations entre l'Arabie saoudite et Israël.

Les États arabes ont observé une position de retenue, qui ne déplaît pas à Israël, ni aux États-Unis. S'il existe des lignes rouges, notamment les frontières du Sinaï ou l'exode des Gazaouis, ces pays ont interdit toute manifestation. Les seuls pays ayant connu des manifestations sont la Jordanie, pays où plus de 50 % de la population est d'origine palestinienne mais aussi le Maroc, soit le pays qui est allé le plus loin dans sa normalisation avec Israël et qui envisage ces manifestations comme une soupape, un moyen pour les Marocains de manifester leur colère.

Le Hamas n'a donc pas bonne presse auprès des élites au pouvoir. En outre, il existe une espèce de formalisme dans les pays arabes, qui conduit à défendre et soutenir tout ce qui est institutionnel et représente une certaine légitimité. Soutenir le Hamas revient ainsi à trahir le Fatah et l'OLP. Il existe une volonté de ne pas confondre le soutien à la cause palestinienne avec le soutien du Hamas.

En revanche, la rue arabe est plurielle, très politisée et très connectée. Une petite minorité pense que le Hamas est une émanation des Frères musulmans et qu'il ne faut probablement pas s'immiscer dans les affaires qui ne la concernent pas. Au Maroc, un slogan dit « Taza – une ville de la région de Fès – avant Gaza » : les questions locales priment sur les questions internationales. Une partie de l'opinion publique pense ainsi que la question de Gaza n'est pas primordiale.

La plupart des régimes arabes sont des régimes autoritaires, où l'expression libre est contrôlée, même quand il s'agit, par exemple, de la question palestinienne. Certes, on laisse les médias condamner et parler de la nécessité d'une solution pour les Palestiniens mais sans que cela ne modifie l'attitude officielle. Les pays européens et surtout les États-Unis se soucient peu de leur image auprès de la rue arabe mais s'attachent surtout à la position des régimes en place.

Enfin, il me faut revenir sur les « poids lourds » des pays arabes, au premier rang desquels figure l'Arabie saoudite. Hormis le Qatar et Al Jazeera, dont la position est singulière, nous constatons une grande retenue de la part de l'Arabie saoudite. Ce pays a réussi à présider la Ligue arabe et à organiser un double sommet, sans déboucher sur une contestation ferme d'Israël ou de la politique américaine. L'Arabie saoudite et l'Iran, les deux grands invités de ces sommets, ont finalement décidé de ne pas laisser le conflit israélo-palestinien et la guerre de Gaza, affecter leur entente, qui est notable ; les deux pays souhaitent conserver de bonnes relations. L'Arabie saoudite tient à son processus de normalisation avec Israël et les événements de Gaza sont perçus comme défavorables. De leur côté, les Iraniens ne veulent pas saboter cette normalisation. Les Saoudiens sont conscients que la sécurisation du trône passe par une sécurité régionale et un rapprochement avec Israël. En résumé, la situation à Gaza n'est pas favorable aux plans de l'Arabie saoudite du prince Mohammed ben Salmane.

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