Intervention de Sophie Taillé-Polian

Réunion du mardi 26 mars 2024 à 16h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSophie Taillé-Polian, rapporteure :

En octobre 2016, les salariés d'iTélé, devenue depuis CNews, entamaient une grève qui durera trente et un jours, un record dans l'histoire de l'audiovisuel privé, croyait-on alors. Que réclamaient-ils ? Des garanties d'indépendance pour leur rédaction. Un an auparavant, le groupe Canal+ avait brutalement congédié Cécilia Ragueneau et Céline Pigalle, la directrice générale et la directrice de la rédaction d'iTélé, remplacées par Philippe Labro et Guillaume Zeller. Un salarié de la chaîne avait décrit une rédaction « sous le choc ». Ces journalistes ont-ils eu leur mot à dire sur la définition du projet éditorial de la chaîne ? La direction du groupe a-t-elle entendu leur revendication d'une information libre et indépendante ? Pas le moins du monde.

En 2016, M. Serge Nedjar devient directeur de la rédaction de la chaîne, cumulant cette fonction avec celle de directeur général. À aucun moment les salariés ne seront consultés, tout au plus obtiendront-ils la nomination d'un directeur de l'information délégué censé garantir l'indépendance des journalistes, ainsi que l'élaboration d'une nouvelle charte d'éthique, c'est-à-dire un cautère sur une jambe de bois. On voit ce qu'est devenue cette chaîne, qui collectionne les rappels à l'ordre de l'Arcom – l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – notamment sur la qualité de l'information.

En juin 2016, c'est au tour d'Europe 1 de connaître un sort similaire.

En 2023, Vincent Bolloré récidive, cette fois dans le secteur de la presse écrite. Les journalistes du Journal du dimanche (JDD), racheté par le groupe Lagardère deux ans plus tôt, s'opposent unanimement à la nomination de Geoffroy Lejeune au poste de directeur de la rédaction. Leur avis est écarté, méprisé, piétiné. Le mouvement de grève est suivi par plus de 97 % des journalistes. Le 1er août 2023, la rédaction du JDD, constatant l'échec de sa lutte, résumait le combat qui l'avait animée pendant quarante jours : empêcher cette nomination, qui mettait en péril le JDD tel qu'il existait depuis soixante-quinze ans, garantir l'indépendance juridique et éditoriale de la rédaction, et sauvegarder la qualité de l'information et le respect des principes déontologiques.

La rédaction du JDD dressait ce constat lapidaire : « Face au pouvoir des actionnaires, les journalistes ne peuvent s'en remettre qu'à la loi. » Elle réclamait la nécessaire évolution du cadre législatif encadrant la presse, afin de garantir l'indépendance des rédactions et la protection des journalistes dans leur métier. Elle concluait en lançant un appel aux pouvoirs publics, à vous, mes chers collègues : « La profession doit être soutenue dans ce combat. Ministres, députés, sénateurs, citoyens, nous vous interpellons : vous pouvez et vous devez agir. Il n'y a pas d'information fiable sans indépendance des rédactions, pas de démocratie saine sans liberté de la presse. »

Ces mots, vous les avez entendus aussi bien que moi, et je sais qu'ils résonnent encore en vous. La proposition de loi que j'ai l'honneur de soumettre à votre vote est une réponse directe à cet appel. Il a été relayé dans les colonnes du Monde aujourd'hui. Il l'a été également par les journalistes de La Provence, mobilisés ces derniers jours, face à une ingérence inacceptable de l'actionnaire, après une « Une » qui lui a déplu.

Pourquoi ces journalistes ont-ils perdu leur combat, malgré une mobilisation extraordinaire ? Nul mystère à cela. Pour reprendre le mot de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » Bien souvent, on nous assène des leçons de liberté, mais il n'y a pas de liberté qui ne soit encadrée et qui serait celle du plus fort. Cette proposition de loi n'a pas pour objet d'annihiler les droits des actionnaires ; elle vise à les rééquilibrer avec ceux des journalistes, qui doivent avoir leur mot à dire dans les choix éditoriaux, car ce sont eux qui, au jour le jour, construisent un journal.

Son objectif tient en quelques mots : renforcer l'indépendance des rédactions en leur attribuant un droit de regard sur la nomination du directeur de la rédaction, dans le secteur de la presse écrite comme dans le secteur audiovisuel. Le principe est simple : le bénéfice des aides à la presse sera subordonné à la mise en place d'une procédure d'agrément du responsable de la rédaction, et les éditeurs privés conventionnés avec l'Arcom devront également la mettre en œuvre.

Il est légitime que l'État fixe des critères à l'attribution d'aides publiques en fonction d'objectifs de politique publique, et cela est particulièrement vrai s'agissant des aides directes à la presse, en particulier des aides au pluralisme. Par ailleurs, leur octroi est d'ores et déjà subordonné à certaines exigences déontologiques, comme le respect du droit d'opposition ou l'adoption d'une charte déontologique. De même, le régime économique de la presse ne peut bénéficier qu'aux entreprises éditrices dont l'équipe rédactionnelle comprend des journalistes professionnels. Le Conseil d'État, saisi par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), qui attaquait cette disposition sur le fondement d'une atteinte à la liberté d'expression, n'a rien trouvé à y redire. Au contraire, cette condition a été jugée pleinement légitime au regard du but légitime et nécessaire, dans une société démocratique, de protection du pluralisme de la presse.

Quant aux fréquences hertziennes, leur rareté justifie que le législateur impose aux éditeurs le respect de certaines obligations, définies dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.

Ce rappel effectué, je répondrai désormais à une critique entendue à plusieurs reprises au cours de mes travaux, et que certains d'entre vous reprendront probablement à leur compte. Oui, cette proposition de loi porte atteinte à la liberté d'entreprendre. Mais est-il écrit quelque part que la liberté d'entreprendre est placée au sommet de notre loi fondamentale ? C'est au législateur qu'incombe la tâche, lourde et complexe, de concilier l'exercice des droits et des libertés garantis par notre Constitution. En 2009, le Conseil constitutionnel a fait de l'indépendance des médias un objectif de valeur constitutionnelle. Ces objectifs permettent au législateur d'encadrer ou de limiter l'exercice de libertés constitutionnelles, ce que le Conseil a admis à plusieurs reprises s'agissant de la liberté d'entreprendre.

De plus, la proposition de loi n'aura pas pour effet de priver l'actionnaire, de façon générale et absolue, de la liberté de choisir ses collaborateurs. Seul le responsable de la rédaction sera concerné, et c'est bien l'actionnaire qui disposera seul du pouvoir de proposition du candidat. Enfin, un actionnaire de presse pourra toujours décider de ne pas mettre en place la procédure d'agrément et, de ce fait, renoncer au bénéfice des aides à la presse. En cela, nous respectons pleinement à la fois le principe constitutionnel de la liberté d'entreprendre et cette valeur extrêmement forte qu'est l'indépendance de la presse.

La proposition de loi n'est pas une lubie ou le fruit d'un esprit dogmatique. Un média n'est pas une entreprise comme une autre. L'information est un bien public ; elle est essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie. C'est précisément pour cette raison que le droit du travail accorde aux journalistes des droits spécifiques, comme la clause de cession et la clause de conscience.

En réalité, peu de dispositifs protègent leur indépendance. La clause de conscience est difficile à activer et le droit d'opposition des journalistes n'a jamais été utilisé, comme l'ont récemment relevé nos collègues Inaki Echaniz et Isabelle Rauch. Les chartes déontologiques relèvent du droit souple – pour ne pas dire mou – et les comités d'éthique institués par la loi « Bloche » fonctionnent mal, voire pas du tout. Surtout, le droit d'opposition, la clause de conscience et la clause de cession sont des droits individuels, tandis que je propose la création d'un droit collectif. Je saisis d'ailleurs l'occasion qui m'est donnée pour alerter sur la nécessité de sanctuariser ces clauses, alors que des rumeurs circulent sur leur remise en cause. Les droits individuels et les droits collectifs sont complémentaires.

Plusieurs titres de presse ont déjà recours à cet agrément, sans que les actionnaires aient pris leurs jambes à leur cou – Le Monde, Les Échos, Libération et Mediapart, qui ont des lignes éditoriales très différentes, ce qui montre que le modèle fonctionne. Je vois mal en quoi l'instauration d'un tel droit mettrait fin aux investissements des puissances financières dans la presse. Les médias demeurent des outils d'influence et de prestige, et ce droit d'agrément ne saurait suffire à détourner les industriels de la presse. Il y a plus de cinquante ans, une commission présidée par Raymond Lindon, avocat général près la Cour de cassation, se disait d'ailleurs convaincue qu'il n'y avait aucune contradiction entre l'exigence de prospérité qui s'impose aux entreprises de presse et un progrès de la participation des journalistes à la gestion de leur titre. C'est cette même conviction qui m'anime aujourd'hui.

Le droit d'agrément constituera une réponse à la crise de confiance que traverse la presse et qui s'est récemment aggravée, comme le démontrent les sondages successifs. Voter en faveur du droit d'agrément, c'est renforcer la crédibilité des médias, c'est donc soutenir le lectorat et le modèle économique de la presse. Ce n'est pas un droit corporatiste, mais un droit qui permettra aux citoyens et aux citoyennes d'avoir pleinement confiance dans les titres qu'ils lisent.

Vous avez constaté que j'ai déposé plusieurs amendements, qui visent à améliorer la rédaction de la proposition de loi, déposée sous le choc de la grève du JDD, au mois de juillet. Il était nécessaire de la retravailler pour la rendre plus opérationnelle.

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