Intervention de Jean-Pierre Lacroix

Réunion du mercredi 14 février 2024 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général adjoint aux opérations de paix des Nations unies :

Je vous remercie de m'avoir invité pour ces discussions consacrées aux opérations de maintien de la paix des Nations unies sur le continent africain. J'aurai sans doute l'occasion d'élargir un petit peu le propos. L'année dernière a marqué le soixante-quinzième anniversaire des OMP des Nations unies. La première d'entre elles, l'opération pour la trêve au Moyen-Orient (Onust), basée à Jérusalem, existe toujours.

Au cours de ces décennies, sous des formes et des modalités variées, le maintien de la paix a fait souvent la différence entre la vie et la mort pour des millions de personnes à travers le monde et a permis de stabiliser de nombreux pays, dont la Sierra Leone, le Cambodge, la Namibie, le Liberia, la Côte d'Ivoire, le Timor oriental, l'Angola et le Salvador pour n'en citer que quelques-uns. Le maintien de la paix est certes un outil important, mais il ne suffit jamais en soi ; il ne peut réussir que par la confluence des efforts de tous.

La réussite de ces opérations n'a été rendue possible que lorsque les parties au conflit ont fait preuve d'une volonté politique tangible de s'engager dans un processus de paix et que la communauté internationale s'est montrée unie dans le soutien à ce processus de paix et pour faire pression, de temps en temps, sur les parties. À l'heure actuelle, de tels règlements politiques globaux semblent largement hors de portée. Lorsque nous regardons toutes les crises, qu'elles fassent ou non l'objet d'opérations des Nations unies, les perspectives de règlement sont en général faibles, en tout cas à court terme.

Néanmoins, les collègues sur le terrain continuent de faire la différence. Ils protègent des centaines de milliers de vie, au Soudan du Sud, en République démocratique du Congo (RDC), en République centrafricaine, en dissuadant l'escalade des hostilités, en apportant une protection aux personnes les plus vulnérables, et en empêchant une situation dégradée de devenir une situation catastrophique, non seulement pour ces pays, mais aussi pour la région.

Si les gros titres se concentrent souvent sur les grandes missions, dites multidimensionnelles, en Afrique, il faut aussi mentionner les réalisations moins visibles, mais tout aussi essentielles, de missions plus traditionnelles à Chypre, sur le Golan, au Sahara occidental, au Cachemire, sous des modalités diverses. Les casques bleus préservent dans toute la mesure du possible, des cessez-le-feu fragiles, font la liaison entre des parties qui ne se parlent pas et tentent d'empêcher ou de contenir les risques d'escalade, y compris en ce moment au Liban.

De ce fait, ces missions, qui disposent d'un mandat plus limité d'observation, de supervision, mais essentiellement de respect de cessez-le-feu, remplissent une tâche d'autant plus essentielle que les processus politiques n'avancent plus et que la tentation des parties, en cas d'impasse prolongée sur le plan politique, consiste à agir sur le terrain et de forcer le changement. Il existe un vase communicant entre les progrès des processus politiques et l'évolution des tensions sur le terrain. Il n'est pas difficile d'imaginer, malheureusement, ce qui se passerait si certaines de ces missions étaient retirées. Nous voyons d'ailleurs les conséquences du retrait, dans des conditions différentes d'un processus politique accompli, de certaines missions, notamment en Haïti ou au Darfour, où le chaos et la violence prévalent aujourd'hui, au détriment des populations.

Dans un contexte où peu de progrès sont accomplis sur le volet politique, les opérations contribuent simplement à prévenir une dégradation catastrophique de la situation. Au Sud-Liban, la Finul met tout en œuvre pour favoriser la désescalade entre les parties. Depuis le 7 octobre 2023, elle joue un rôle essentiel en surveillant, en assurant au quotidien la liaison entre Israël et le Liban, pour prévenir des incompréhensions, même si ceci est loin d'être satisfaisant.

Dans ce contexte, comme dans tant d'autres, je tiens à souligner le courage et le dévouement des soldats de la paix qui servent sous le drapeau des Nations unies, et notamment les personnels militaires et policiers français. Je souhaite y ajouter un hommage respectueux aux 115 personnels français qui ont perdu la vie au cours de leur service au sein du maintien de la paix depuis 1948.

Aujourd'hui, nous nous trouvons à un moment critique : l'ensemble du système multilatéral de paix et de sécurité, fondé sur la charte des Nations unies est mis à rude épreuve, induisant un impact considérable non seulement sur le maintien de la paix, mais aussi sur l'ensemble des activités des Nations unies dans le domaine de la paix et de la sécurité. Le Conseil de sécurité est suffisamment uni pour renouveler les mandats des opérations, mais ne l'est pas assez pour fournir un appui solide, constant et dynamique aux efforts de paix. Dans le pire des cas, un groupe de pays soutient une partie, et un autre groupe de pays soutient l'autre partie.

Le secrétaire général des Nations unies, M. António Guterres, a soumis aux États membres un nouvel agenda pour la paix, dans la perspective du sommet pour le futur qui se tiendra en septembre prochain. Ce nouvel agenda pour la paix comporte une partie relative aux opérations de paix, à laquelle mon département a naturellement beaucoup contribué.

Au-delà de l'accroissement des divisions au sein du Conseil de sécurité, la nature des conflits armés et la violence évoluent. Le caractère transnational des facteurs de conflit (changement climatique, criminalité transnationale, exploitation illégale des ressources naturelles, trafics divers et, naturellement, terrorisme et extrémisme violent) constitue en soi un défi pour nos opérations. À l'instar du Sahel ou du Congo, les environnements opérationnels et les conditions politiques dans lesquelles les opérations de maintien de la paix sont déployées se sont considérablement dégradées, y compris par rapport à la situation qui prévalait il y a deux à trois ans. Cela se traduit au quotidien par des dangers, des risques croissants auxquels font face nos personnels, qu'il s'agisse d'attaques délibérées, par exemple au moyen d'engins explosifs improvisés ou de campagnes de désinformation, ou d'autres efforts visant à saper la crédibilité de la mission.

Le retrait soudain de la Minusma l'an dernier illustre de manière éloquente les défis posés par un paysage géopolitique fragmenté. Ces défis mettent à l'épreuve les principes fondamentaux du maintien de la paix et exigent des réponses réfléchies. Dans le cas du Mali, les objectifs politiques de l'État hôte sont devenus incompatibles avec les objectifs politiques fondamentaux qui gouvernaient notre mission, c'est-à-dire le soutien à la mise en œuvre de l'accord de paix concernant le nord du pays. Nous étions en outre confrontés à un défi dépassant le rôle d'une opération de maintien de la paix, c'est-à-dire le défi du terrorisme, dans toute sa dimension régionale.

Dans le nouvel agenda pour la paix, le secrétaire général réaffirme que les opérations de paix resteront un élément indispensable de la boîte à outils diplomatique des Nations unies. Il existe un paradoxe, peut-être seulement apparent : nos opérations connaissent des difficultés politiques et opérationnelles, mais le maintien de la paix en soi est très largement soutenu par la grande majorité des membres de l'ONU.

Quelles sont les conditions permettant au maintien de la paix de prospérer, même s'il doit évoluer ? Il doit d'abord disposer d'un soutien politique réel et cohérent, de la part des États membres du Conseil de sécurité, mais aussi des pays hôtes dans la région et au-delà. Malheureusement, comme nous l'avons vu au Mali, la compétition entre les États membres tend à l'emporter de plus en plus sur l'approche multilatérale.

Ensuite, les mandats des missions de maintien de la paix doivent être clairs. Ils doivent comporter des priorités et être fondés sur le règlement politique des conflits. Toutes les opérations sont politiques, même lorsqu'il s'agit de déployer exclusivement des personnels en uniforme, le long d'une ligne de cessez-le-feu. Le but consiste évidemment à créer ou du moins préserver, dans la mesure du possible, les conditions pour le progrès des efforts politiques. Mais s'il nous est demandé de tout faire, nous devenons de fait placés dans une spirale d'échec. Certains mandats continuent à être trop larges au regard des ressources consacrées à ces opérations.

Troisièmement, la plupart des opérations de maintien de la paix souffrent d'un décalage entre les ressources qui leur sont dévolues et les attentes placées en elles. La disjonction entre les mandats et les ressources financières est assez frappante lorsque l'on considère le rapport coût-bénéfice. Le budget de l'ensemble des OMP pour la période allant du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024 s'établit à 6,7 milliards de dollars, soit moins de 0,3 % des dépenses militaires mondiales. À titre d'exemple, ce montant est légèrement supérieur à celui du budget de la police de New York, le fameux NYPD, bien que nous disposions de presque deux fois plus de personnel en uniforme et d'une zone d'opération sensiblement plus large que les cinq boroughs de New York. Il est clair que les opérations de maintien de la paix de l'ONU présentent dans l'ensemble un coût-avantage assez positif. Cet aspect a d'ailleurs été reconnu par le Government Accountability Office du Sénat des États-Unis dans une analyse menée il y a quelques années.

Par ailleurs, nous appelons, notamment à travers le nouvel agenda pour la paix, les États membres à s'engager à nouveau en faveur de la réforme du maintien de la paix. Cela signifie continuer et intensifier les efforts pour moderniser et adapter l'outil. Nous avons lancé une série d'initiatives qui, depuis, ont été mandatées par les États membres, à travers plusieurs résolutions du Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale de l'ONU. Nous avons regroupé ces initiatives sous le slogan « Action pour le maintien de la paix » (Action for peacekeeping, A4P).

Elles comportent plusieurs volets. Parmi ces volets figurent la sécurité des casques bleus ; le renforcement de la lutte contre les engins explosifs improvisés ; l'amélioration de la performance et de l'évaluation de la performance à tous les niveaux ; la lutte contre l'impunité en cas d'inconduite– notamment pour les actes criminels que constituent l'exploitation et les abus sexuels – ; la coopération avec les États hôtes ; l'amélioration de notre communication stratégique, y compris la lutte contre la désinformation ; l'adaptation aux technologies digitales; le renforcement de la présence des femmes et du rôle de la capacitation. Ainsi, nous travaillons à renforcer la présence des femmes dans les opérations de maintien de la paix, gage d'efficacité, mais également leur rôle dans les processus politiques, au sein des pays où nous sont confiés les mandats.

Il faut évidemment mieux traiter les facteurs de conflit dont j'ai parlé précédemment. À ce titre, nous menons par exemple un certain nombre de projets liés notamment à l'impact du changement climatique. Je pense notamment aux conflits entre les éleveurs et les fermiers, causes massives de conflits en Afrique.

Laissez-moi à présent évoquer nos principales opérations en Afrique, à commencer par la République centrafricaine. Malgré les difficultés rencontrées dans ce pays pauvre où les capacités de l'État sont limitées, la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) a contribué notablement à préserver, faire progresser la mise en œuvre d'un accord de paix négocié en 2019 et favoriser le règlement de multiples conflits locaux. Ce faisant, elle permet aussi l'accès de l'aide humanitaire à des populations en grand besoin.

En République démocratique du Congo, dans certaines régions de l'est, nous sommes quasiment les seuls à tenir un rôle de protection des civils, dans des camps de déplacés, dont plusieurs rassemblent des dizaines de milliers de personnes. Le dilemme auquel nous sommes confrontés est le suivant : comment faire en sorte que, dans le cadre d'un désengagement graduel, les rôles des missions de protection civile se poursuivent ? Nous faisons face à plusieurs défis. Tout d'abord, nous pouvons citer la situation à l'est du Congo, notamment dans la région du Nord-Kivu, où sévit un conflit régional qui ne dit pas son nom, avec des ingérences de la part des pays voisins, de part et d'autre. Nous remplissons notre mandat, ce qui nous expose d'ailleurs en ce moment à des actes très hostiles de la part du groupe M23, mais la situation est en relative inadéquation avec la nature de ce même mandat.

C'est la raison pour laquelle il faut absolument renforcer la dynamique des efforts politiques régionaux en cours pour traiter ce conflit par des voies politiques au niveau régional, mais aussi, dans la mesure du possible et à la demande du Conseil de sécurité, soutenir des forces d'imposition de la paix telles que celle de la Communauté de développement d'Afrique australe (SADC), qui vient de se déployer. En conséquence, a la demande du Conseil de sécurité, nous allons proposer des options pour que certains moyens de notre opération soient mis au service du soutien de cette force.

À ce tableau s'ajoute un climat de désinformation massif, s'appuyant sur des frustrations réelles des populations, mais aussi largement manipulé par tous ceux qui veulent détourner l'attention de leurs responsabilités, dans le cadre d'une exploitation illégale massive des ressources naturelles. De fait, les Nations unies sont souvent le bouc émissaire idéal pour ceux qui ont intérêt à la préservation du chaos.

La mission au Soudan du Sud, pays qui partage certaines des caractéristiques de la République centrafricaine, remplit un rôle de protection des civils, notamment à travers un soutien humanitaire. Le processus politique existe, mais il demeure assez poussif, caractérisé par la perspective éventuelle d'élections cette année. La division croissante qui affecte évidemment la capacité d'agir des Nations unies sur le plan de la paix et de la sécurité s'observe également pour d'autres organisations régionales et sous-régionales. L'Union africaine, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) ou l'Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad) ont ainsi été affaiblies par les crises des dernières années en Afrique. Nous jouons également un rôle dans la région d'Abyei, un territoire disputé entre le Soudan et le Soudan du Sud, en proie à de multiples conflits communautaires.

Enfin, à l'heure de faire le bilan de notre mission au Mali, il convient de relever plusieurs éléments majeurs : la divergence fondamentale des objectifs politiques de la nouvelle équipe au pouvoir avec les objectifs politiques de notre mandat, la compétition entre groupes d'États sur le Mali et au Sahel et le facteur du terrorisme. Le dernier élément est d'ordre catalytique ; il est lié à notre mandat concernant les allégations de violations des droits de l'Homme, particulièrement celles commises par les forces de défense et de sécurité maliennes et leurs partenaires bilatéraux.

L'accord de paix a été déclaré caduc par les autorités maliennes. Réussiront-elles à régler le problème du nord, qui existe depuis l'indépendance, par des moyens militaires et coercitifs ? La mission a joué un rôle essentiel dans la mise en œuvre de cet accord, mais aussi pour stabiliser les centres de population dans le nord et le centre du pays, dans des zones où l'État malien est toujours très faible.

Enfin, nos partenariats avec les organisations régionales et sous-régionales demeurent extrêmement importants. Nous avons beaucoup promu l'idée de mieux soutenir, au cas par cas, des opérations d'imposition de la paix qui ne peuvent pas être conduites par les OMP. Il faut être réaliste, il s'agit là de propositions différentes : le maintien de la paix doit toujours être fondé sur un accord politique, en tout cas un processus. Une résolution de principe du Conseil de sécurité, la résolution 2719, a été récemment adoptée sur le sujet et promeut un soutien accru aux opérations d'imposition de la paix de l'Union Africaine. La communauté internationale doit disposer d'une palette d'outils aussi large que possible pour répondre à des crises dans un contexte qui, je le répète, est très dégradé.

En conclusion, je remercie la France pour son action au soutien des Nations unies en général et des opérations de maintien de la paix en particulier. Ce soutien est plus que jamais important. La fragilisation du système multilatéral est évidente, mais nous constatons également une demande croissante de réponses multilatérales à la plupart des grands défis qui affectent le monde, à l'instar du défi climatique.

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