Intervention de Anne-Célia Disdier

Réunion du mercredi 27 mars 2024 à 15h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Anne-Célia Disdier, professeure à l'École d'économie de Paris, directrice de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement :

La France reste un grand producteur agricole et un grand exportateur net de produits agricoles, avec toutefois des différences selon les filières. Les points faibles sont les produits de la mer, les viandes ovines, les protéagineux et les engrais. Mais la France connaît une perte de compétitivité et une détérioration de sa balance commerciale agroalimentaire, notamment sur le marché intra-européen.

En 2022, 64 % des importations de la France provenaient de l'Union européenne et 56 % des exportations de la France allaient vers l'Union. Il n'existe pas de risque réel sur les approvisionnements alimentaires de la France, sauf pour les protéagineux, marqués par une dépendance très forte aux productions non européennes. Le libre-échange est une notion un peu illusoire dans les faits : l'ouverture commerciale, surtout dans le secteur agroalimentaire, est loin d'être totale. Il demeure de nombreuses protections tarifaires et non tarifaires, sauf au sein du marché unique européen.

Du côté de la demande, les préférences et les habitudes alimentaires des consommateurs français évoluent et favorisent les échanges internationaux : demande pour les produits tropicaux, consommation de fruits et légumes hors saison, développement de la restauration rapide favorisant des importations de viande de volaille de basse qualité venant de l'étranger. Ensuite, l'évolution du pouvoir d'achat des ménages favorise aussi la consommation de produits étrangers plus compétitifs que certains produits agricoles français.

L'effet prix doit également être pris en compte : si nous souhaitons réduire nos exportations en taxant par exemple les produits importés et en les remplaçant par des productions domestiques, nous devons nous attendre à une forte hausse des prix des produits alimentaires, ce qui pose la question de son acceptabilité par les consommateurs, en particulier les plus précaires. Le dernier élément en matière de demande concerne « la schizophrénie » du citoyen consommateur, à la recherche de produits sains, respectueux de l'environnement et des droits sociaux, mais aussi pas trop onéreux ; ou du citoyen consommateur qui veut une agriculture française forte, mais qui refuse que des élevages ou des abattoirs soient implantés à proximité de chez lui. L'image d'Épinal du producteur-paysan en symbiose avec la nature me semble assez éloignée de la concurrence internationale actuelle.

S'agissant de l'offre, dans le cas d'une économie ouverte à la concurrence internationale, quatre éléments me paraissent essentiels. Les raisons des difficultés actuelles de l'agriculture française concernent son déficit de compétitivité, loin devant sa spécialisation produit et sa spécialisation géographique. De forts écarts demeurent entre les filières. Dans certaines filières comme les vins et spiritueux, la France reste compétitive, quand elle est en grande difficulté sur les fruits et légumes. En outre, cette perte de compétitivité s'inscrit dans un environnement mondial très dynamique, où l'agriculture française apparaît à contre-courant. D'après un rapport publié par le Sénat en 2022 sur la compétitivité de la Ferme France, cette perte de compétitivité explique plus de deux tiers des pertes de parts de marché des dernières années.

Aujourd'hui, l'Accord économique et commercial global (CETA) et celui avec le Mercosur sont remis en cause, mais comme je l'ai indiqué précédemment, plus de la moitié de nos échanges agroalimentaires s'effectuent avec les pays de l'UE. Or nous constatons une perte significative de la compétitivité de la France sur le marché européen au cours des dernières années.

Les facteurs qui pèsent sur la compétitivité-prix de l'agriculture française sont multiples. Le coût du travail pèse en particulier sur les secteurs où le recours à la main-d'œuvre est important, comme le maraîchage ; mais d'autres facteurs s'y rajoutent : les exigences des politiques environnementales, le coût des intrants, la taille relativement moyenne de nos exploitations agricoles, les frais de mécanisation.

La productivité de l'agriculture française a continué à progresser au cours des dernières années, mais lentement et moins vite que chez nos principaux concurrents, ne permettant pas de compenser les charges élevées que subit l'agriculture française. Cette faible croissance de la productivité résulte en grande partie de la faiblesse de l'investissement dans l'industrie agroalimentaire. La disparition de certaines industries et usines de transformation en France nous a conduits à exporter des produits bruts comme le blé dur ou le lait, pour ensuite réimporter des produits transformés comme les pâtes et le beurre. L'aval agro-industriel pèse sur l'ensemble de la chaîne de valeur agricole.

Enfin, la forte segmentation du marché oblige les producteurs français à se positionner au sein de la concurrence internationale. Par exemple, le Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) a publié la semaine dernière une note sur la filière poulet, qui souligne le positionnement peu porteur de la France sur les poulets entiers congelés, dont la demande mondiale a relativement peu progressé.

Plus généralement, la France peut être tentée de jouer la carte de la qualité de ses productions agricoles, mais en courant un risque sur les volumes exportés. En d'autres termes, nous exportons des biens de meilleure qualité, mais en moindre quantité. Surtout, nos concurrents européens, par exemple l'Italie ou l'Allemagne, ont réussi à mettre en avant cet atout qualité tout en étant également compétitifs en termes de prix.

En dernier lieu, je souhaite aborder les politiques publiques en matière agricole et commerciale. D'abord, nous assistons à une renationalisation de différents volets de la PAC. Les normes européennes, très critiquées ces derniers temps, voient leur mise en œuvre effective varier d'un pays à l'autre, en particulier dans certains pays de l'Est, de même que les contrôles effectués a posteriori. Aussi conviendrait-il sans doute de renforcer l'homogénéité des pratiques dans le domaine agricole au sein de l'Union européenne, notamment en matière de normes.

Ensuite, je souhaite évoquer les échanges hors Union européenne, avec le reste du monde, notamment dans le cadre des accords de « commerce préférentiel », terme que je préfère à celui d'accords de libre-échange. Ces accords portent sur l'ensemble des échanges de produits agricoles, mais aussi de ressources naturelles, de biens manufacturés, de services. Dans le cadre de ces accords, les pays acceptent des concessions réciproques. Si l'Union européenne veut accroître ses exportations de produits manufacturés vers certains marchés, notamment dans le cadre des accords avec les pays émergents, les États membres doivent accepter d'ouvrir, en partie au moins, leurs marchés aux produits de ces pays. Il est donc totalement illusoire de penser que nous gagnerons sur 100 % des secteurs ou des filières. Il est également illusoire de penser que nous pourrions extraire l'ensemble de l'agriculture de ces négociations commerciales.

Un ensemble d'instruments sont à disposition des pouvoirs publics, comme les droits de douane, les quotas, les mesures non tarifaires – normes sanitaires, phytosanitaires, réglementations et régulations techniques. Il existe également des listes de produits sensibles qui peuvent être mobilisées pour protéger un marché domestique d'une trop forte concurrence internationale et de produits ne respectant pas les règles sanitaires ou environnementales que nous jugeons nécessaires.

Des évolutions significatives peuvent aussi être envisagées sur la traçabilité et l'étiquetage des produits. Les discussions sur les clauses miroirs et les règles d'origine sont complexes, notamment au regard de leur compatibilité avec les règles de l'OMC, des inspections à effectuer et des risques éventuels de rétorsion.

Enfin, les politiques publiques peuvent être mises en œuvre à différents niveaux : international, européen, mais aussi national. Au niveau français, un soutien actif doit être établi pour redynamiser le secteur agroalimentaire national, accompagner son internationalisation et ainsi renforcer ses succès à l'exportation. Cela peut intervenir par différentes mesures d'accompagnement des acteurs du secteur, comme la prospection active de nouveaux marchés ou la mise en place d'une assurance-crédit export. Plusieurs pays européens ont mis en œuvre ce type de politique au cours des dernières années, avec un certain succès.

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