Intervention de Manuel Valls

Réunion du jeudi 11 mai 2023 à 14h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Manuel Valls, ancien Premier ministre :

C'est un plaisir et un honneur d'être devant vous aujourd'hui. J'ai répondu, il y a quelques semaines, à la convocation de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Il est normal de répondre aux attentes et aux questions du Parlement, lorsque l'on a été ministre de l'Intérieur et Premier ministre.

Je vais, tout d'abord, essayer de m'en tenir aux faits ; il m'est plus difficile, en effet, de répondre à des allégations ou à des informations publiées par la presse il y a quelques mois.

Pour commencer, je voudrais dire qu'il n'est pas incongru qu'il y ait eu des échanges entre des entreprises et les pouvoirs publics ni que ces échanges se soient principalement déroulés à Bercy, dans la mesure où la principale valeur ajoutée de ce type d'entreprises est le design d'une application numérique de mise en relation d'un prestataire et de clients. Cela avait des incidences sur des professions traditionnellement régulées par les ministères des Transports et de l'Intérieur. Cependant, la problématique des plateformes numériques, alors émergentes, était d'abord traitée à Bercy et, sous la responsabilité du ministre de l'Économie, par le secrétariat d'État au Numérique. C'était la logique des choses.

Avec le recul, on voit qu'un mouvement d'innovation répondait alors à une demande croissante du public ; il a eu des effets positifs et d'autres négatifs. Il est d'ailleurs dommage que des acteurs européens puissants dans le domaine du transport, notamment les taxis, n'aient pas anticipé cette aspiration à la technologie avant qu'elle ne s'impose et ne bouscule le marché.

À l'évidence, Uber s'est comportée à la hussarde ; l'entreprise a mené une politique du fait accompli et montré peu d'égards pour notre droit. Ce comportement a été observé partout dans le monde ; mais avec un budget de lobbying très important – de l'ordre de 80 millions d'euros –, Uber avait décidé de s'attaquer au marché français, le deuxième en Europe. Les autorités de l'époque ont tenté de mettre en place des digues pour protéger certains équilibres sociaux, en essayant, par exemple, de différencier le service immédiat des taxis et le quart d'heure minimal de temporisation imposé aux VTC mais les tribunaux et le juge constitutionnel ne les ont pas suivies. Il nous a fallu l'accepter et prendre en compte un besoin d'évolution.

Il faut prendre garde à ne pas tout reconstruire pour le seul plaisir du débat politique, huit à dix ans après les faits. L'émergence des plateformes a changé incontestablement le mode de consommation des citoyens en matière de véhicules à la demande, tout en accélérant, dans les grandes villes, la baisse du taux d'équipement des ménages en véhicules individuels.

Il faut reconnaître qu'il était nécessaire, d'une façon ou d'une autre, de libéraliser le secteur des VTC – même si je reconnais que le débat est tout à fait légitime sur ce type de choix –, qui avait été traditionnellement très corseté en France. Cela ne s'est pas fait sans heurts mais, contrairement à ce que certains pronostiquaient à l'époque, les taxis n'ont pas disparu et les deux professions coexistent aujourd'hui. J'ai même le sentiment que ce sont les taxis qui sont plutôt les gagnants de cette période, à Paris notamment. L'offre est peut-être même de meilleure qualité. Je rappelle également – sans vouloir aucunement minimiser l'importance du débat – que le secteur des chauffeurs de taxi et de VTC, certes important, ne représente que 3 % environ de l'offre générale de transports.

Les pratiques d'Uber s'inscrivaient dans une culture de start-up américaine, une culture technologique et économique structurellement agressive, qui a compris très tôt, dès les années 2010, le phénomène émergent des plateformes ainsi que la valeur économique et la puissance issues de l'effet réseau. Elle a aussi compris l'effet – je traduis en français – « le gagnant remporte tout ». Uber et d'autres plateformes ont, dès lors, pratiqué un lobbyisme agressif – avec un certain cynisme – dans un certain nombre de pays où le marché à conquérir était appétissant. Il suffit d'ailleurs de lire le compte rendu de l'audition de M. Mark MacGann, à laquelle vous avez procédé, pour s'en rendre compte. Cette attitude a, au moins, le mérite d'une certaine sincérité.

Le financement de ces plateformes était presque exclusivement assuré par le capital-risque américain. La France a depuis lors rattrapé son retard à cet égard, grâce notamment à l'implication personnelle d'Emmanuel Macron, qui était alors ministre de l'Économie. Outre leurs moyens financiers considérables, ces nouveaux acteurs ont pu se faire assister par de nombreux avocats, chargés de déceler les failles législatives existantes dans ces pays – parmi lesquels la France – et par des lobbyistes, chargés d'expliquer et de défendre leur cause. Toutefois, ils ne sont pas parvenus à leurs fins uniquement par des manœuvres ; ils ont aussi su saisir plus vite que d'autres des tendances de fond liées aux évolutions numériques et économiques. Il arrive aussi que le consommateur vote avec ses clics. On peut le regretter mais on ne peut pas totalement esquiver cette évolution.

Le ministre de l'Économie de l'époque, en allant au contact de ces acteurs, a pu en tirer des leçons quant à la façon de développer l'économie numérique. C'était sa conviction – qui pouvait, parfois, susciter des débats –, sa vision d'une économie qui était en train d'évoluer. Je souligne, avec le plus grand respect, qu'il n'a d'ailleurs pas tout inventé. La « French Tech », qui a dix ans, doit beaucoup à Nathalie Kosciusko-Morizet et à Fleur Pellerin. Chacun a su apporter sa pierre à l'édifice, ce qui rend la France plus forte aujourd'hui dans ce domaine. C'est ce qui comptait hier et c'est ce qui compte aujourd'hui avant tout.

Cependant, je n'ai jamais fait mienne la thèse d'un nouveau monde merveilleux face à un ancien monde ringard. En l'occurrence, je ne parle pas – seulement – de politique, j'évoque le monde d'Uber face à celui des taxis. Utiliser Uber pour se déplacer, Deliveroo pour se faire livrer un repas ou Airbnb pour louer son appartement – pour reprendre les mots d'Alain Vidalies –, ce n'est pas à mes yeux le monde idéal. Cela correspond toutefois à des changements de modes de consommation.

La précarité proposée aux jeunes de banlieue n'est pas plus satisfaisante. Nous avions, à ce sujet, un débat avec le ministre de l'Économie, qui considérait que ce secteur était porteur d'emplois, notamment pour les jeunes non qualifiés. Toutefois, la précarité, même si elle existait en dehors de ces secteurs d'activité, ne pouvait pas être la politique à suivre. Je me souviens que, dans le domaine du transport, des offres étaient faites aux jeunes. C'était le cas dans l'agglomération d'Évry – que je présidais avant de devenir ministre –, à la RATP ou encore dans le secteur des taxis. Des personnes, jeunes et moins jeunes, originaires de quartiers ou de départements populaires, y travaillaient souvent. Quant à la concurrence déloyale d'entreprises qui ne payaient pas d'impôts en France, elle ne pouvait pas, non plus, être notre tasse de thé.

Vous avez entendu Bernard Cazeneuve et Alain Vidalies, lequel était très impliqué dans ce dossier ; il a d'ailleurs publié un livre, Ministre sous François Hollande, dans lequel il relate ses expériences ministérielles, notamment celle-ci. Le conflit entre taxis et VTC était connu de longue date – il préexistait à mon entrée au Gouvernement, en 2012 –, depuis le rapport Attali, en 2008, et, surtout, depuis la création par le Parlement, en 2009, d'un secteur déréglementé de véhicules de tourisme avec chauffeur sur réservation, qui a conduit au triplement de l'offre de VTC.

En ma qualité d'élu de la grande couronne parisienne, j'avais perçu la sensibilité de cette question et les enjeux sociaux qu'elle représentait pour la profession des taxis ; les conséquences en étaient d'ailleurs différentes pour les artisans propriétaires, les salariés et pour une entreprise très puissante comme la G7. J'avais également conscience que l'évolution des modes de consommation et la montée en régime des plateformes rendaient des changements nécessaires, pour qu'un meilleur service soit rendu aux usagers. Ainsi, si l'on prend l'exemple de la région parisienne, il était alors quasiment impossible de trouver des taxis en grande banlieue.

Sans doute mon cabinet avait-il des contacts réguliers avec ce secteur – ce qui était normal dans le cadre de ses missions – mais en tant que ministre de l'Intérieur, entre 2012 et 2014, je n'ai pas eu à gérer directement des conflits. Cependant, l'inquiétude était palpable et les risques de dérapage existaient. Je n'ignorais pas qu'avant l'arrivée d'Uber ou de sociétés du même type, une licence de taxi à Paris s'achetait 250 000 euros environ. Je cite ce chiffre parce qu'il permet de comprendre les difficultés financières des taxis, singulièrement des derniers entrants, qui se trouvaient brutalement confrontés à des concurrents qui n'avaient aucune licence à amortir et qui, en plus, ne respectaient pas les règles spécifiques à la profession. Ce problème des licences s'est invité à de nombreuses reprises, notamment au cours des réunions que nous avons tenues début 2016.

Lorsque j'ai pris mes fonctions à Matignon, le député Thomas Thévenoud terminait sa mission de concertation. Je n'avais pas eu, d'ailleurs, de message à lui transmettre auparavant, dans un sens ou dans un autre. L'examen de sa proposition de loi était enclenché, en procédure accélérée, signe que chacun, au Gouvernement comme à l'Assemblée nationale, considérait déjà le sujet comme urgent. Nous savons tous que cette loi visait à répartir les rôles entre les taxis et les VTC, avec la maraude pour les uns et la réservation obligatoire pour les autres. Après l'adoption de la « loi Thévenoud », force est de constater que la situation ne s'est pas vraiment apaisée. La question était, en effet, plus large que celle des seuls taxis et VTC ; elle concernait aussi le covoiturage, qui se développait et faisait concurrence aux autres acteurs, les transporteurs dits Loti (loi d'orientation des transports intérieurs de 1982), réputés réservés au transport de plusieurs personnes à la fois et, bien sûr, Uber et les plateformes de mise en relation, qui se développaient dans les grandes capitales. Le célèbre service Uber Pop était, quant à lui, une forme de covoiturage payant, illégal, qui a été interdit après des incidents graves, en juin 2015.

En janvier 2016, avec Alain Vidalies, nous avons confié à Laurent Grandguillaume une mission de concertation pour apaiser les choses et pour nous aider à faire émerger de meilleures solutions. Le travail de ce jeune parlementaire, doué d'un vrai sens du dialogue et d'une grande sensibilité sociale – qui se sont illustrés lors de l'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) –, a conduit à l'adoption d'une loi à la fin de la même année. Des arbitrages ont été pris à l'issue d'une phase d'écoute des positions des ministères, chacun ayant défendu sa vision. Cette loi reflétait la direction que je souhaitais donner, à savoir une offre de transports individuels de qualité pour les usagers, qui reposait sur deux piliers : une offre de taxis plus ouverte, professionnelle, transparente et de meilleure qualité ; des plateformes de VTC recourant à des chauffeurs mieux formés, qui exercent leur activité dans un cadre plus régulé et offrent une transparence sur leur tarification.

Aucun de ces sujets n'a été suivi par un seul de mes conseillers ; ils l'ont toujours été par trois, conjointement, afin que soit toujours conciliée la pluralité des points de vue et des intérêts. C'était le meilleur moyen de suivre ce que vous appelez, à juste titre, le travail interministériel. Ainsi, le conseiller aux transports, le conseiller aux affaires intérieures et le conseiller à l'économie ont systématiquement piloté, ensemble, les réunions avec les ministères. Cette organisation rendait impossible, je le crois très sincèrement, toute collusion avec des intérêts particuliers ou tout angle trop exclusif. En outre, ces sujets n'ont pas été laissés à la seule conduite de l'administration ou des cabinets. Nous avons aussi voulu qu'un regard politique soit porté sur ces dossiers, en nous assurant le concours de parlementaires, que j'ai déjà cités. Le gouvernement de l'époque a tenu à associer le Parlement à la définition et à la conduite de la politique des transports des personnes individuelles.

Le 28 janvier 2016, pour ménager une sortie de crise, à la suite de manifestations virulentes de part et d'autre – notamment des taxis –, j'ai reçu tous les acteurs, à Matignon, avec le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, et le secrétaire d'État chargé des Transports, Alain Vidalies. Emmanuel Macron n'assistait pas à cette réunion, pour des raisons d'agenda, mais je suis certain que son cabinet était présent.

Nous avons étudié l'hypothèse d'un rachat complet, avec indemnisation, des licences de taxi ; j'étais, en effet, attentif à ce que le développement des VTC ne ruine pas ce qui constituait un actif pour la retraite des artisans. De plus, je percevais la difficulté à maintenir des régimes juridiques étanches entre des personnes qui exerçaient des métiers assez proches mais avaient des pratiques différentes. Face au coût potentiel pour les finances publiques et aux difficultés sociales de mise en œuvre, cette idée a été abandonnée au profit du mécanisme des licences incessibles. Quant à l'irruption de nouveaux acteurs, elle a fait comprendre aux taxis qu'ils devaient moderniser leur système de réservation et améliorer leur qualité de service.

Je me suis impliqué personnellement, au cours d'une période difficile – inutile de rappeler les événements qui ont marqué l'année 2015 –, dans la gestion d'un conflit social dur, marqué par des expressions parfois dramatiques, du côté des taxis comme des VTC. Je me suis attaché à ce que l'on respecte ces femmes et ces hommes qui, au fond, fournissent un vrai service public. Nous avons eu une réunion de plusieurs heures, non sans tension ni coups de gueule, et nous avons fait le choix du regroupement et du transfert de compétences au ministère des Transports, pour suivre et traiter ces questions. C'était un bon choix. La politique de l'époque n'a pas été obnubilée par le seul cas d'Uber ; elle a pris en compte tout le secteur d'activité.

Vous avez fait allusion à un deal ; j'ai également lu des déclarations à ce sujet. Je n'ai jamais eu connaissance d'un tel deal, en 2015 ; si cela avait été le cas, je ne l'aurais pas accepté. Il faut se souvenir que les atteintes à l'ordre public, les agressions physiques dans plusieurs villes – à Paris, à Lyon, à Marseille… – étaient nombreuses, graves et intolérables. Nous tenions à ce que la situation respective des taxis et des VTC évolue de façon raisonnable, dans la mesure du possible. Nous avons fait ce choix, alors que d'autres pays, d'autres régions ou d'autres villes ont fait celui de l'interdiction. À titre d'exemple, Barcelone, où des conflits très durs ont eu lieu, a pris des mesures proches de l'interdiction, mais cela n'a pas été le cas à Madrid. Ces choix différents étaient peut-être le reflet d'orientations politiques mais aussi celui de l'histoire. De graves conflits se sont également déroulés hors d'Europe, à San Francisco et à Bogota, par exemple.

Je souligne, une nouvelle fois, que nous ne pouvions pas accepter une concurrence totalement déloyale et illégale. L'arrêté qui a mis fin à Uber Pop était pour nous une priorité. Bernard Cazeneuve a agi avec une grande fermeté ; les arrêtés d'interdiction ont été pris en juin 2015. Pour cette interdiction et pour les arbitrages rendus en 2016, j'ai été mis en cause de manière virulente dans des articles de presse et sur les réseaux sociaux. Cette campagne était alimentée, à l'évidence, par Uber mais c'était notre rôle et nous avons tenu bon sur cette ligne de crête, sur l'idée que nous nous faisions des professions de taxis et de VTC.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion