Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 11 mai 2023 à 14h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Jeudi 11 mai 2023

La séance est ouverte à 14 heures.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

La commission d'enquête entend de M. Manuel Valls, ancien Premier ministre.

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Nous avons l'honneur d'accueillir M. Manuel Valls, Premier ministre du 31 mars 2014 au 6 décembre 2016. Monsieur le Premier ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Le 11 juillet 2022, plusieurs membres du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ ) ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber Files, en s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise, datés de 2013 à 2017. Cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société américaine pour implanter en France – comme dans de nombreux autres pays – des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et pour concurrencer le secteur du transport public particulier de personnes, réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte ,notre commission d'enquête a deux objets : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales, en France, du modèle Uber – désormais appelé « ubérisation » – ainsi que les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Dans la mesure où vous avez été ministre de l'intérieur, puis Premier ministre lors du conflit entre les taxis et les VTC après l'arrivée d'Uber sur le marché français, entre 2014 et 2016, votre témoignage nous a semblé indispensable pour vérifier les faits révélés par les Uber files.

Les Uber files ont mis en évidence dix-sept échanges significatifs entre Uber et le cabinet du ministre de l'Économie de l'époque. Les articles mettent en évidence que cette entreprise a pu exposer ses arguments et tenter d'obtenir des modifications législatives favorables au développement de son modèle d'affaires. En outre, un « deal » aurait été conclu entre le ministre de l'Économie et Uber, après accord avec le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve. Nous avons entendu ce matin M. Cazeneuve et M. Vidalies, l'ancien secrétaire d'État chargé des Transports. L'un et l'autre nous ont dit qu'il n'y avait pas eu de deal et qu'aucune décision de l'époque relative à la réglementation des VTC – « loi Thévenoud », « loi Grandguillaume » et règlements – n'avait échappé au processus d'arbitrage interministériel. Vous pourrez nous confirmer cela.

De quelle manière votre gouvernement a-t-il traité la crise entre les taxis et les VTC, et entre les chauffeurs de VTC et les plateformes comme Uber, entre 2014 et 2016 ? Pouvez-vous préciser s'il existait des divergences entre le ministre de l'Intérieur, le secrétaire d'État chargé des Transports et le ministre de l'Économie ? Les discussions étaient-elles opaques ou, au contraire, étaient-elles transparentes, assumées et menées dans le cadre d'un dialogue interministériel classique ?

Lors de la première crise de 2014, qui a conduit à la désignation de M. Thévenoud comme médiateur, lui avez-vous transmis des consignes en amont, pour privilégier le maintien du monopole des taxis ou pour ouvrir à la concurrence une partie du marché des VTC ? Selon vous, les acteurs concernés – vous-même comme les autres membres du Gouvernement – ont-ils pu opérer librement, de façon transparente et au nom de l'intérêt général, ou ont-ils fait l'objet de pressions de la part de lobbys ou d'autres acteurs ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle également que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Manuel Valls prête serment)

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Manuel Valls, ancien Premier ministre

C'est un plaisir et un honneur d'être devant vous aujourd'hui. J'ai répondu, il y a quelques semaines, à la convocation de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Il est normal de répondre aux attentes et aux questions du Parlement, lorsque l'on a été ministre de l'Intérieur et Premier ministre.

Je vais, tout d'abord, essayer de m'en tenir aux faits ; il m'est plus difficile, en effet, de répondre à des allégations ou à des informations publiées par la presse il y a quelques mois.

Pour commencer, je voudrais dire qu'il n'est pas incongru qu'il y ait eu des échanges entre des entreprises et les pouvoirs publics ni que ces échanges se soient principalement déroulés à Bercy, dans la mesure où la principale valeur ajoutée de ce type d'entreprises est le design d'une application numérique de mise en relation d'un prestataire et de clients. Cela avait des incidences sur des professions traditionnellement régulées par les ministères des Transports et de l'Intérieur. Cependant, la problématique des plateformes numériques, alors émergentes, était d'abord traitée à Bercy et, sous la responsabilité du ministre de l'Économie, par le secrétariat d'État au Numérique. C'était la logique des choses.

Avec le recul, on voit qu'un mouvement d'innovation répondait alors à une demande croissante du public ; il a eu des effets positifs et d'autres négatifs. Il est d'ailleurs dommage que des acteurs européens puissants dans le domaine du transport, notamment les taxis, n'aient pas anticipé cette aspiration à la technologie avant qu'elle ne s'impose et ne bouscule le marché.

À l'évidence, Uber s'est comportée à la hussarde ; l'entreprise a mené une politique du fait accompli et montré peu d'égards pour notre droit. Ce comportement a été observé partout dans le monde ; mais avec un budget de lobbying très important – de l'ordre de 80 millions d'euros –, Uber avait décidé de s'attaquer au marché français, le deuxième en Europe. Les autorités de l'époque ont tenté de mettre en place des digues pour protéger certains équilibres sociaux, en essayant, par exemple, de différencier le service immédiat des taxis et le quart d'heure minimal de temporisation imposé aux VTC mais les tribunaux et le juge constitutionnel ne les ont pas suivies. Il nous a fallu l'accepter et prendre en compte un besoin d'évolution.

Il faut prendre garde à ne pas tout reconstruire pour le seul plaisir du débat politique, huit à dix ans après les faits. L'émergence des plateformes a changé incontestablement le mode de consommation des citoyens en matière de véhicules à la demande, tout en accélérant, dans les grandes villes, la baisse du taux d'équipement des ménages en véhicules individuels.

Il faut reconnaître qu'il était nécessaire, d'une façon ou d'une autre, de libéraliser le secteur des VTC – même si je reconnais que le débat est tout à fait légitime sur ce type de choix –, qui avait été traditionnellement très corseté en France. Cela ne s'est pas fait sans heurts mais, contrairement à ce que certains pronostiquaient à l'époque, les taxis n'ont pas disparu et les deux professions coexistent aujourd'hui. J'ai même le sentiment que ce sont les taxis qui sont plutôt les gagnants de cette période, à Paris notamment. L'offre est peut-être même de meilleure qualité. Je rappelle également – sans vouloir aucunement minimiser l'importance du débat – que le secteur des chauffeurs de taxi et de VTC, certes important, ne représente que 3 % environ de l'offre générale de transports.

Les pratiques d'Uber s'inscrivaient dans une culture de start-up américaine, une culture technologique et économique structurellement agressive, qui a compris très tôt, dès les années 2010, le phénomène émergent des plateformes ainsi que la valeur économique et la puissance issues de l'effet réseau. Elle a aussi compris l'effet – je traduis en français – « le gagnant remporte tout ». Uber et d'autres plateformes ont, dès lors, pratiqué un lobbyisme agressif – avec un certain cynisme – dans un certain nombre de pays où le marché à conquérir était appétissant. Il suffit d'ailleurs de lire le compte rendu de l'audition de M. Mark MacGann, à laquelle vous avez procédé, pour s'en rendre compte. Cette attitude a, au moins, le mérite d'une certaine sincérité.

Le financement de ces plateformes était presque exclusivement assuré par le capital-risque américain. La France a depuis lors rattrapé son retard à cet égard, grâce notamment à l'implication personnelle d'Emmanuel Macron, qui était alors ministre de l'Économie. Outre leurs moyens financiers considérables, ces nouveaux acteurs ont pu se faire assister par de nombreux avocats, chargés de déceler les failles législatives existantes dans ces pays – parmi lesquels la France – et par des lobbyistes, chargés d'expliquer et de défendre leur cause. Toutefois, ils ne sont pas parvenus à leurs fins uniquement par des manœuvres ; ils ont aussi su saisir plus vite que d'autres des tendances de fond liées aux évolutions numériques et économiques. Il arrive aussi que le consommateur vote avec ses clics. On peut le regretter mais on ne peut pas totalement esquiver cette évolution.

Le ministre de l'Économie de l'époque, en allant au contact de ces acteurs, a pu en tirer des leçons quant à la façon de développer l'économie numérique. C'était sa conviction – qui pouvait, parfois, susciter des débats –, sa vision d'une économie qui était en train d'évoluer. Je souligne, avec le plus grand respect, qu'il n'a d'ailleurs pas tout inventé. La « French Tech », qui a dix ans, doit beaucoup à Nathalie Kosciusko-Morizet et à Fleur Pellerin. Chacun a su apporter sa pierre à l'édifice, ce qui rend la France plus forte aujourd'hui dans ce domaine. C'est ce qui comptait hier et c'est ce qui compte aujourd'hui avant tout.

Cependant, je n'ai jamais fait mienne la thèse d'un nouveau monde merveilleux face à un ancien monde ringard. En l'occurrence, je ne parle pas – seulement – de politique, j'évoque le monde d'Uber face à celui des taxis. Utiliser Uber pour se déplacer, Deliveroo pour se faire livrer un repas ou Airbnb pour louer son appartement – pour reprendre les mots d'Alain Vidalies –, ce n'est pas à mes yeux le monde idéal. Cela correspond toutefois à des changements de modes de consommation.

La précarité proposée aux jeunes de banlieue n'est pas plus satisfaisante. Nous avions, à ce sujet, un débat avec le ministre de l'Économie, qui considérait que ce secteur était porteur d'emplois, notamment pour les jeunes non qualifiés. Toutefois, la précarité, même si elle existait en dehors de ces secteurs d'activité, ne pouvait pas être la politique à suivre. Je me souviens que, dans le domaine du transport, des offres étaient faites aux jeunes. C'était le cas dans l'agglomération d'Évry – que je présidais avant de devenir ministre –, à la RATP ou encore dans le secteur des taxis. Des personnes, jeunes et moins jeunes, originaires de quartiers ou de départements populaires, y travaillaient souvent. Quant à la concurrence déloyale d'entreprises qui ne payaient pas d'impôts en France, elle ne pouvait pas, non plus, être notre tasse de thé.

Vous avez entendu Bernard Cazeneuve et Alain Vidalies, lequel était très impliqué dans ce dossier ; il a d'ailleurs publié un livre, Ministre sous François Hollande, dans lequel il relate ses expériences ministérielles, notamment celle-ci. Le conflit entre taxis et VTC était connu de longue date – il préexistait à mon entrée au Gouvernement, en 2012 –, depuis le rapport Attali, en 2008, et, surtout, depuis la création par le Parlement, en 2009, d'un secteur déréglementé de véhicules de tourisme avec chauffeur sur réservation, qui a conduit au triplement de l'offre de VTC.

En ma qualité d'élu de la grande couronne parisienne, j'avais perçu la sensibilité de cette question et les enjeux sociaux qu'elle représentait pour la profession des taxis ; les conséquences en étaient d'ailleurs différentes pour les artisans propriétaires, les salariés et pour une entreprise très puissante comme la G7. J'avais également conscience que l'évolution des modes de consommation et la montée en régime des plateformes rendaient des changements nécessaires, pour qu'un meilleur service soit rendu aux usagers. Ainsi, si l'on prend l'exemple de la région parisienne, il était alors quasiment impossible de trouver des taxis en grande banlieue.

Sans doute mon cabinet avait-il des contacts réguliers avec ce secteur – ce qui était normal dans le cadre de ses missions – mais en tant que ministre de l'Intérieur, entre 2012 et 2014, je n'ai pas eu à gérer directement des conflits. Cependant, l'inquiétude était palpable et les risques de dérapage existaient. Je n'ignorais pas qu'avant l'arrivée d'Uber ou de sociétés du même type, une licence de taxi à Paris s'achetait 250 000 euros environ. Je cite ce chiffre parce qu'il permet de comprendre les difficultés financières des taxis, singulièrement des derniers entrants, qui se trouvaient brutalement confrontés à des concurrents qui n'avaient aucune licence à amortir et qui, en plus, ne respectaient pas les règles spécifiques à la profession. Ce problème des licences s'est invité à de nombreuses reprises, notamment au cours des réunions que nous avons tenues début 2016.

Lorsque j'ai pris mes fonctions à Matignon, le député Thomas Thévenoud terminait sa mission de concertation. Je n'avais pas eu, d'ailleurs, de message à lui transmettre auparavant, dans un sens ou dans un autre. L'examen de sa proposition de loi était enclenché, en procédure accélérée, signe que chacun, au Gouvernement comme à l'Assemblée nationale, considérait déjà le sujet comme urgent. Nous savons tous que cette loi visait à répartir les rôles entre les taxis et les VTC, avec la maraude pour les uns et la réservation obligatoire pour les autres. Après l'adoption de la « loi Thévenoud », force est de constater que la situation ne s'est pas vraiment apaisée. La question était, en effet, plus large que celle des seuls taxis et VTC ; elle concernait aussi le covoiturage, qui se développait et faisait concurrence aux autres acteurs, les transporteurs dits Loti (loi d'orientation des transports intérieurs de 1982), réputés réservés au transport de plusieurs personnes à la fois et, bien sûr, Uber et les plateformes de mise en relation, qui se développaient dans les grandes capitales. Le célèbre service Uber Pop était, quant à lui, une forme de covoiturage payant, illégal, qui a été interdit après des incidents graves, en juin 2015.

En janvier 2016, avec Alain Vidalies, nous avons confié à Laurent Grandguillaume une mission de concertation pour apaiser les choses et pour nous aider à faire émerger de meilleures solutions. Le travail de ce jeune parlementaire, doué d'un vrai sens du dialogue et d'une grande sensibilité sociale – qui se sont illustrés lors de l'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) –, a conduit à l'adoption d'une loi à la fin de la même année. Des arbitrages ont été pris à l'issue d'une phase d'écoute des positions des ministères, chacun ayant défendu sa vision. Cette loi reflétait la direction que je souhaitais donner, à savoir une offre de transports individuels de qualité pour les usagers, qui reposait sur deux piliers : une offre de taxis plus ouverte, professionnelle, transparente et de meilleure qualité ; des plateformes de VTC recourant à des chauffeurs mieux formés, qui exercent leur activité dans un cadre plus régulé et offrent une transparence sur leur tarification.

Aucun de ces sujets n'a été suivi par un seul de mes conseillers ; ils l'ont toujours été par trois, conjointement, afin que soit toujours conciliée la pluralité des points de vue et des intérêts. C'était le meilleur moyen de suivre ce que vous appelez, à juste titre, le travail interministériel. Ainsi, le conseiller aux transports, le conseiller aux affaires intérieures et le conseiller à l'économie ont systématiquement piloté, ensemble, les réunions avec les ministères. Cette organisation rendait impossible, je le crois très sincèrement, toute collusion avec des intérêts particuliers ou tout angle trop exclusif. En outre, ces sujets n'ont pas été laissés à la seule conduite de l'administration ou des cabinets. Nous avons aussi voulu qu'un regard politique soit porté sur ces dossiers, en nous assurant le concours de parlementaires, que j'ai déjà cités. Le gouvernement de l'époque a tenu à associer le Parlement à la définition et à la conduite de la politique des transports des personnes individuelles.

Le 28 janvier 2016, pour ménager une sortie de crise, à la suite de manifestations virulentes de part et d'autre – notamment des taxis –, j'ai reçu tous les acteurs, à Matignon, avec le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, et le secrétaire d'État chargé des Transports, Alain Vidalies. Emmanuel Macron n'assistait pas à cette réunion, pour des raisons d'agenda, mais je suis certain que son cabinet était présent.

Nous avons étudié l'hypothèse d'un rachat complet, avec indemnisation, des licences de taxi ; j'étais, en effet, attentif à ce que le développement des VTC ne ruine pas ce qui constituait un actif pour la retraite des artisans. De plus, je percevais la difficulté à maintenir des régimes juridiques étanches entre des personnes qui exerçaient des métiers assez proches mais avaient des pratiques différentes. Face au coût potentiel pour les finances publiques et aux difficultés sociales de mise en œuvre, cette idée a été abandonnée au profit du mécanisme des licences incessibles. Quant à l'irruption de nouveaux acteurs, elle a fait comprendre aux taxis qu'ils devaient moderniser leur système de réservation et améliorer leur qualité de service.

Je me suis impliqué personnellement, au cours d'une période difficile – inutile de rappeler les événements qui ont marqué l'année 2015 –, dans la gestion d'un conflit social dur, marqué par des expressions parfois dramatiques, du côté des taxis comme des VTC. Je me suis attaché à ce que l'on respecte ces femmes et ces hommes qui, au fond, fournissent un vrai service public. Nous avons eu une réunion de plusieurs heures, non sans tension ni coups de gueule, et nous avons fait le choix du regroupement et du transfert de compétences au ministère des Transports, pour suivre et traiter ces questions. C'était un bon choix. La politique de l'époque n'a pas été obnubilée par le seul cas d'Uber ; elle a pris en compte tout le secteur d'activité.

Vous avez fait allusion à un deal ; j'ai également lu des déclarations à ce sujet. Je n'ai jamais eu connaissance d'un tel deal, en 2015 ; si cela avait été le cas, je ne l'aurais pas accepté. Il faut se souvenir que les atteintes à l'ordre public, les agressions physiques dans plusieurs villes – à Paris, à Lyon, à Marseille… – étaient nombreuses, graves et intolérables. Nous tenions à ce que la situation respective des taxis et des VTC évolue de façon raisonnable, dans la mesure du possible. Nous avons fait ce choix, alors que d'autres pays, d'autres régions ou d'autres villes ont fait celui de l'interdiction. À titre d'exemple, Barcelone, où des conflits très durs ont eu lieu, a pris des mesures proches de l'interdiction, mais cela n'a pas été le cas à Madrid. Ces choix différents étaient peut-être le reflet d'orientations politiques mais aussi celui de l'histoire. De graves conflits se sont également déroulés hors d'Europe, à San Francisco et à Bogota, par exemple.

Je souligne, une nouvelle fois, que nous ne pouvions pas accepter une concurrence totalement déloyale et illégale. L'arrêté qui a mis fin à Uber Pop était pour nous une priorité. Bernard Cazeneuve a agi avec une grande fermeté ; les arrêtés d'interdiction ont été pris en juin 2015. Pour cette interdiction et pour les arbitrages rendus en 2016, j'ai été mis en cause de manière virulente dans des articles de presse et sur les réseaux sociaux. Cette campagne était alimentée, à l'évidence, par Uber mais c'était notre rôle et nous avons tenu bon sur cette ligne de crête, sur l'idée que nous nous faisions des professions de taxis et de VTC.

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Comme vous l'avez dit, toutes les grandes économies ont été concernées. La France l'a peut-être été davantage en raison de la très forte régulation du secteur des taxis et, peut-être aussi, parce que ce dernier n'avait pas apporté les adaptations nécessaires à son modèle. Cela a été fait depuis lors avec, par exemple, l'obligation des terminaux de paiement électroniques (TPE).

Vous nous dites donc que toutes les décisions qui ont été prises pour tenir cette ligne de crête ont fait l'objet d'une concertation classique entre les membres du Gouvernement impliqués : le secrétaire d'État chargé des Transports et les ministres de l'Économie et de l'Intérieur ? Les décisions ont été interministérielles et aucun ministre n'a pu, sur ce sujet, prendre des décisions seul, contre l'avis d'autres membres du Gouvernement ?

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Manuel Valls, ancien Premier ministre

Je vous confirme ce mode interministériel. Ce sujet était suivi par des ministères – pas seulement par des ministres –, qui pouvaient avoir des positions différentes, eu égard aux rapports que ces ministères ont entretenus, au cours de leur histoire, avec cette profession. En l'occurrence, et cela peut paraître étonnant, les relations du ministère des Transports avec le secteur des taxis – et ensuite avec celui des VTC – étaient assez lâches. Nous les avons, logiquement, renforcées. Le ministère de l'Économie et le secrétariat d'État au Numérique s'emparaient depuis peu de ces sujets. Le ministère de l'Intérieur, quant à lui, entretient de longue date des rapports avec les taxis. Cette tradition est liée aux relations de la préfecture de police de Paris avec cette profession – bien que d'autres villes aient, elles aussi, des taxis.

Il fallait mener ce travail interministériel ; c'était au cabinet du Premier ministre et à ce dernier d'opérer les arbitrages.

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M. Thévenoud nous a dit, la semaine dernière, qu'il avait travaillé sans pression ni consignes et qu'il avait pu rencontrer tous les acteurs. Il a ajouté que s'il n'avait pas été influencé dans son travail, toutes les parties prenantes avaient, en revanche, recouru au lobbying : Uber, bien sûr – c'est l'objet de la commission d'enquête –, mais aussi les taxis, l'entreprise G7 en particulier. M. Rousselet, le dirigeant de cette dernière société, a d'ailleurs confirmé, lors de son audition, qu'il avait eu à l'époque accès aux différents responsables publics. Avez-vous observé ces méthodes de lobbying de la part des différents acteurs impliqués ? Selon vous, ont-ils tous bénéficié du même accès à ces responsables publics ?

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Manuel Valls, ancien Premier ministre

En tant que ministre de l'Intérieur et Premier ministre, je n'ai pas constaté de pression, dans un sens ou dans un autre – au-delà de ce que j'ai pu lire il y a quelques mois, alors que je n'étais plus en fonctions. Lors des faits en question, nous nous sommes contentés de deux sources, non négligeables : le travail ministériel et les rencontres que j'ai eues – une, essentiellement – avec le secteur. À cela s'est ajouté le travail parlementaire : la fin de celui de Thomas Thévenoud – qui a ensuite rejoint, brièvement, le Gouvernement –, puis celui de M. Grandguillaume, que nous avons suivi plus attentivement encore, avec Alain Vidalies.

Je fais cependant une différence de méthodologie. Le secteur des taxis, donc des grandes entreprises comme la G7, avait pignon sur rue. Je le dis dans le bon sens du terme : c'étaient des interlocuteurs presque classiques, des partenaires de l'administration, voire des cabinets. À l'époque, je n'ai pas eu à les rencontrer, directement ou indirectement, en dehors de certaines réunions – l'une d'entre elles ayant été assez tendue. Quant aux nouveaux entrants, un en particulier, ils se sont comportés de la façon que l'on sait. Je fais donc la différence entre les actions d'entreprises, de syndicats ou de groupements, qui défendaient leurs intérêts – il appartenait ensuite à l'exécutif et au législatif de faire prévaloir, dans la mesure du possible, l'intérêt général –, et celles de nouveaux acteurs, qui souhaitaient s'affranchir des règles ou imposer une vision qui n'était pas, en général, celle que nous défendions dans notre pays. Personnellement, je n'ai pas eu à subir de pression particulière, dans un sens ou dans un autre.

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Vous avez fait allusion à l'Espagne, qui a imposé une présomption de salariat, notamment pour les livreurs. Estimez-vous que certains pays ont adopté des modèles plus appropriés ? La présomption de salariat espagnole pourrait-elle constituer un précédent dans notre pays, alors qu'un débat sur une directive établissant une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes a lieu au niveau européen ?

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Manuel Valls, ancien Premier ministre

Grâce à votre commission et à votre invitation, j'ai dû m'intéresser un peu plus à ce sujet. J'ai cru comprendre – mais je parle sous votre contrôle – que cette directive a pour objectif l'amélioration des conditions de travail des personnes qui exercent une activité par l'intermédiaire d'une plateforme. Elle vise à instaurer un mécanisme de présomption de salariat, qui requiert le respect de cinq ou sept critères prédéfinis – mais non arbitrés à ce stade – mais aussi à encadrer et à améliorer la transparence relative à la gestion algorithmique du travail. Ce dernier aspect est, je pense, le vrai sujet auquel nous sommes confrontés ; nous y serons encore davantage exposés à l'avenir.

Il est vrai qu'un certain nombre de pays – le Portugal, l'Espagne, la Belgique et les Pays-Bas – sont favorables à une ligne ferme, à savoir une requalification quasi automatique en une relation salariale, dès lors que deux des cinq critères sont remplis. Il y a des positions différentes au sein de l'Union européenne, certains pays étant opposés à la requalification massive, tandis que d'autres encore, à l'image de l'Allemagne et de la France, ont une approche intermédiaire. Je me sens plus proche de la vision française, même si je comprends, au vu de ce que j'ai vécu, les positions plus dures du premier groupe de pays que je viens d'évoquer.

L'approche française cherche, me semble-t-il, à préserver la nécessité de faire naître des géants numériques européens, qui créeront de la valeur en Europe, et à mieux protéger les travailleurs dans ces secteurs. L'unification du marché européen est nécessaire à l'éclosion de ces champions du numérique. Je regrette d'ailleurs que, du fait des divisions, des prises de distance entre États membres, cette discussion soit bloquée. Le débat porte sur la question de savoir s'il faut remplir un, deux, trois ou quatre critères. Je ne suis pas étonné que s'affrontent des traditions régulatrices, favorables au basculement automatique des travailleurs des plateformes vers le salariat, et d'autres plus libérales. Mais je pense sincèrement – et c'est d'une certaine manière ce que nous avions en tête lors des faits qui m'amènent devant vous – qu'il faut essayer de préserver, d'un côté, la force d'une économie nouvelle et, de l'autre, le statut des salariés. La France a, de fait, une position médiane. Le plus urgent me semble d'adopter une directive européenne et de faire évoluer le droit pour qu'il devienne plus protecteur pour les travailleurs. Mes convictions et mon expérience m'inclinent à penser qu'il faut favoriser l'unification du droit et la protection.

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J'aimerais revenir sur les révélations des Uber files. Uber Pop a constitué le paroxysme de la concurrence déloyale et faussée à l'encontre des taxis. Je rappelle que la carte de VTC ne coûtait que 250 euros contre parfois 250 000 euros pour une licence de taxi. De même, le tarif des courses de taxi était, par exemple, fixé à Paris par la préfecture, alors qu'Uber pouvait casser les prix – avant de les augmenter ensuite.

La stratégie d'Uber était d'organiser la conflictualité pour pouvoir mieux s'imposer. Son objectif n'était pas seulement d'échapper aux réglementations en vigueur dans tous les domaines – droit du travail, concurrence, fiscalité –, mais aussi de mettre les autorités devant le fait accompli et, ainsi, de modifier l'état de droit.

A posteriori, ne pensez-vous pas que la focalisation du débat sur la plateforme Uber Pop a permis à l'entreprise américaine de gagner du temps et de faire en sorte que l'on ne prenne pas la mesure de la concurrence qu'elle instaurait en dehors de cette seule plateforme ?

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Manuel Valls, ancien Premier ministre

Avec le recul, madame la rapporteure, il est évident que nous faisions face à l'émergence d'une nouvelle économie, venue d'outre-Atlantique pour l'essentiel, qui était en train de gagner le monde. Elle posait des problèmes politiques, économiques, sociaux et éthiques ; elle bousculait aussi le marché et obligeait les pouvoirs publics, les élus et les entreprises à réagir.

La ligne de crête dont j'ai parlé tout à l'heure, les arbitrages interministériels et les lois de cette époque ont permis – à chaque fois, je le répète, en toute indépendance – d'offrir des solutions de transport plus diversifiées et plus complètes à nos concitoyens, tout en préservant le métier et les spécificités de chacun, des taxis en particulier. Peut-être avons-nous perdu du temps, peut-être y a-t-il eu des manœuvres – le temps politique est toujours long par rapport aux pratiques qui, elles, épousent les nouvelles formes de communication. Toutefois, je pense que, par les déclarations très fermes des ministres qui étaient sous ma responsabilité, par les miennes et par les choix que nous avons faits, nous avons répondu de manière appropriée aux pratiques brutales, parfois illégales, de cette société. D'ailleurs, la lecture des Uber files, de la presse de l'époque et des comptes rendus de votre commission donne plutôt le sentiment que ces acteurs, Uber en l'occurrence, se plaignaient plutôt de l'absence de réponse du Premier ministre et, surtout, du fait qu'ils étaient très loin d'atteindre leurs objectifs.

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Vous avez réaffirmé, au début de l'audition, qu'il n'y a pas eu de « deal » entre le Gouvernement et Uber sur l'abandon de la plateforme Uber Pop en échange d'un assouplissement des exigences en matière de formation des conducteurs de VTC. Dans les documents révélés par les Uber files et transmis à la presse par le lanceur d'alerte Mark MacGann, plusieurs éléments – notamment des SMS – montrent des échanges très fréquents avec le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, autour de ces sujets. Ils révèlent également une stratégie en deux temps. Il s'agissait, d'abord, de déposer des amendements à l'Assemblée nationale pour essayer de déconstruire la « loi Thévenoud », qui avait été adoptée, mais qui n'était pas appliquée – elle ne l'est d'ailleurs toujours pas, puisque la maraude électronique existe dans les faits. Il était question, ensuite, d'intervenir dans le domaine de la formation.

Voici un message envoyé par Mark MacGann à ses collègues d'Uber, à l'issue de rencontres avec Emmanuel Macron et son cabinet : « La discussion avec Emmanuel Macron lors du rendez-vous de Bercy a porté sur la déréglementation des VTC, à savoir l'abaissement des barrières à l'entrée, qui limitent l'offre : 250 heures de formation, entre 4 000 et 6 000 euros pour une licence. Il souhaite que nous l'aidions, en communiquant de manière claire et agressive sur le fait que le prix à payer est celui des VTC. Un système de licence VTC light permettrait une réelle création d'emplois et d'opportunités économiques ». D'autres messages de cet ordre montrent que les dirigeants d'Uber étaient très satisfaits des relations qu'ils entretenaient avec Emmanuel Macron quant à la prise en compte de leurs préoccupations.

Il est tout à fait possible que le Premier ministre que vous étiez, le ministre de l'Intérieur et le secrétaire d'État chargé des Transports n'aient pas été au courant des échanges entre le ministre de l'Économie et les plateformes, et que vous les ayez découverts dans les Uber files. Mais confirmez-vous néanmoins que, dans vos échanges et vos discussions, Emmanuel Macron avait une position complètement différente de celle du ministre de l'Intérieur et du secrétaire d'État chargé des Transports ? Au sein même du groupe Socialiste à l'Assemblée, deux tendances s'affrontaient. Avez-vous vu des amendements qui correspondaient à la stratégie décrite par les Uber files, qui auraient été soutenus par des proches de M. Macron, voire transmis directement par la plateforme Uber ?

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Manuel Valls, ancien Premier ministre

Je ne parlerai pas des positions ni des tendances au sein du groupe Socialiste à l'époque, qui étaient effectivement très nombreuses. Je n'étais pas au courant des échanges que vous évoquez et qui ont été révélés. Je l'ai dit au début de mon intervention et je le répète : que le ministre de l'Économie ait des rapports avec des entreprises de cette économie émergente, qui cherchent à s'imposer ou à offrir leurs services – j'emploie à dessein un mot neutre – dans notre pays, cela ne me choque pas.

Pour ma part, je n'ai pas eu de relations directes ou indirectes avec ce secteur. J'ai interrogé l'ensemble de mes collaborateurs : ils m'ont indiqué n'avoir eu aucun rapport direct et que personne n'a été reçu à Matignon – ce qui, en soi, n'aurait pas été scandaleux. M. Mark MacGann n'y a jamais été reçu lorsque j'étais Premier ministre. J'ai interrogé Véronique Bédague, qui était alors ma directrice de cabinet, après les déclarations que M. MacGann a faites devant votre commission : elle n'a aucun souvenir d'une réunion ou de rapports directs ou indirects avec Uber. Je ne fais que rapporter ses propos mais j'ai une grande confiance en ce que dit Mme Bédague et en son intégrité, qui n'est plus à démontrer. Que ces rapports aient eu lieu au niveau de Bercy, cela ne me pose pas de problème.

Ce sont les faits qui m'importent avant tout. Je n'ai pas eu connaissance d'un travail particulier de lobbying auprès des parlementaires, ni de pressions, ni d'amendements déposés – Bernard Cazeneuve a également répondu à cette question ce matin –, ni, surtout, d'un aboutissement quelconque de ce travail auprès des députés socialistes. J'ai été député de 2002 à 2018 et il m'est arrivé de recevoir, de telle association ou de tel secteur, des amendements – parfois pour de bonnes causes – pratiquement rédigés. Je n'ai jamais beaucoup aimé cela car c'est une forme d'intrusion dans le travail parlementaire mais cela existe. La « loi Sapin 2 » régule ce type de pratiques et en interdit d'autres.

Laurent Grandguillaume, qui suivait ces dossiers, était très respecté au sein du groupe Socialiste ; je serais étonné qu'il ait laissé passer de tels amendements et qu'il ait pu se laisser impressionner par telle ou telle pression.

Le comportement d'Uber a-t-il produit des résultats ? A-t-on, par exemple, allégé les contrôles sur cette entreprise ou sur d'autres plateformes de VTC ? Non. J'ai, en revanche, retrouvé des articles de presse relatant des décisions de mon gouvernement strictement inverses, à la suite du conflit social de janvier 2016. J'ai le sentiment que la position du Gouvernement, au cours de ce conflit, qui a duré plusieurs mois, a été de plus en plus ferme vis-à-vis de ces pratiques.

Emmanuel Macron défendait des positions que je partageais parfois, par exemple au sujet de la « loi Travail ». Sans parler de jeu de rôles, il arrive que le ministre de l'Économie défende des positions différentes de celles de ses homologues de l'Intérieur ou des Transports ; à la Défense, vous ne défendez pas tout à fait les priorités du ministre du Budget. Emmanuel Macron défendait par conviction un certain nombre de positions, qui reflétaient l'attention et l'ouverture d'esprit dont il faisait preuve à l'égard de cette nouvelle économie.

Ses positions étaient connues et il n'en faisait aucun mystère. Lui et son équipe étaient favorables à une plus grande libéralisation de ce secteur, au nom du potentiel qu'elle recélait pour notre économie et pour l'emploi – surtout des personnes peu qualifiées – mais aussi pour l'image de la France. Il a défendu ce point de vue au sein du Conseil des ministres, lors des réunions interministérielles ou à l'occasion de forums nationaux ou internationaux. Il était dans son droit et dans son rôle ; ce qui comptait, de mon point de vue, c'était que les arbitrages soient rendus en fonction de choix que nous avions faits – ou que j'avais faits – sous l'autorité du Président de la République.

Je n'ai pas eu à me plaindre de positions qui nous auraient mis en difficulté. Que les discussions aient été parfois rudes – mais toujours polies et respectueuses de chacun –, c'est normal, mais elles se déroulaient dans la discrétion, sinon dans le secret des échanges entre ministres ou autour du Premier ministre.

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Il y a clairement, à ce moment-là, une position idéologique assumée par Emmanuel Macron. Ce positionnement n'est pas nouveau puisque M. Macron a été le rapporteur adjoint de la commission Attali sur La libération de la croissance, qui a conduit à la « loi Novelli » et à la création du statut d'autoentrepreneur. Il y a donc une cohérence dans sa volonté de tout libéraliser.

Il ne s'agit pas de remettre cela en cause, mais, à travers les révélations des Uber files, de s'interroger sur la portée de ces échanges réguliers entre une plateforme américaine, hors la loi dans bien des domaines, et un ministre en exercice. Je vous livre un de ces échanges, entre Mark MacGann et le ministre de l'Économie de l'époque : « Désolé de vous embêter, mais il y a en ce moment une descente d'une vingtaine de fonctionnaires de la direction des Finances publiques. Ils disent qu'ils vont mettre les dirigeants en garde à vue. Leur mandat : taxation d'Uber BV, qui gère tout Uber dans cinquante pays. Nous avions espoir de pouvoir atteindre le fameux climat d'apaisement dès ce week-end. Pouvez-vous demander à vos services de nous conseiller ? Merci. Mark MacGann. »

Il existe d'autres messages de cette nature. L'un d'entre eux a été envoyé par les responsables d'Uber à la suite d'un arrêté pris dans les Bouches-du-Rhône par le préfet Laurent Nuñez. Emmanuel Macron répond : « Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi passer tous les éléments factuels et nous décidons d'ici ce soir. Restons calmes à ce stade, je vous fais confiance ». Le discours que vous tenez en tant que Premier ministre à l'époque et ceux du ministre de l'Intérieur et du secrétaire d'État chargé des Transports attestent l'opacité qui pouvait exister dans les relations entre le ministre de l'Économie et Uber, puisque vous n'en avez pas eu connaissance.

A priori, vos collègues ont confirmé ce que vous laissez entendre, à savoir que dans le cadre des arbitrages, vous n'avez pas subi d'influence ni de pressions indirectes provenant de ces lobbys, ou exprimées telles quelles par Emmanuel Macron. S'agissant du débat parlementaire, sans doute celui-ci était-il trop éloigné des cercles du pouvoir pour que cette influence et cette pression puissent s'exercer. Néanmoins, avec le recul, on peut se dire qu'Emmanuel Macron était minoritaire à l'époque et qu'il n'a pas réussi à obtenir les arbitrages qu'il promettait à Uber. Ou peut-être a-t-il, pour des raisons que j'ignore, volontairement menti à cette entreprise, en lui faisant croire qu'il allait défendre ses intérêts ? En tout état de cause, il prenait, dans ses messages, des engagements forts. M. Cazeneuve et M. Vidalies ont affirmé avoir été choqués par ce type de relations, M. Cazeneuve disant clairement que l'on n'a pas à négocier avec une entreprise hors la loi.

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Manuel Valls, ancien Premier ministre

Avec la loi « Sapin 2 », pensez-vous que les faits en question seraient aujourd'hui impossibles ? Compte tenu de votre expérience de Premier ministre, quelles recommandations pourriez-vous faire à la commission pour favoriser une meilleure séparation des lobbys et de l'État J'aime le débat public et politique ; aucune question ne me choque et, venant de parlementaires, ces questions sont légitimes après les révélations qui sont à l'origine de cette commission d'enquête.

Cependant, j'ai été Premier ministre ; j'ai exercé des responsabilités importantes dans des moments particulièrement difficiles, notamment face au terrorisme. Emmanuel Macron est aujourd'hui Président de la République, élu et réélu. Je fais donc très attention, non pas à mes propos – qui sont libres –, mais à ce que ceux que je tiens ici – je vous parle très franchement, madame la rapporteure – ne participent pas d'une joute politique, même si je ne mets absolument pas en doute votre volonté, manifeste, de connaître les faits et toute la vérité sur ces révélations. Je ne veux ni ne peux prendre part à cela.

Je le répète, il était logique que le ministre de l'Économie ait ces relations avec des entreprises. On peut débattre du contenu et de la fréquence des SMS et de l'interprétation qu'en ont faite les dirigeants de cette société, qui peut-être se poussaient un peu du col et se donnaient des airs importants alors qu'ils étaient mis en difficulté par les décisions qui avaient été prises.

Le ministre de l'Économie de l'époque savait qu'il y avait un endroit, en l'occurrence le bureau du Premier ministre, où il pouvait tenter d'exercer une pression inspirée par ses convictions ; jamais il ne m'a demandé, dans un sens ou dans un autre, de remettre en cause les choix ou les enquêtes de l'administration, voire de laisser faire ce qui était – vous avez raison de le rappeler – des actes illégaux. Il avait des convictions et a d'ailleurs décidé, en 2016, de s'affranchir de la solidarité gouvernementale pour les mettre en œuvre et d'être candidat à la Présidence de la République. Les Français l'ont plutôt suivi.

Mais il n'a jamais exercé de pression : il a défendu des convictions et respecté les arbitrages. Tout cela n'était d'ailleurs pas très différent de ce qui se passait à l'Assemblée nationale, où une partie du groupe Socialiste était en conflit ouvert avec mon gouvernement. Peut-être ai-je des trous de mémoire mais, au sein de ce groupe, où je me rendais tous les mardis et mercredis, jamais, sur ce sujet, je n'ai senti que l'on cherchait à nous contourner, de quelque façon que ce soit. Je ne veux pas réécrire l'histoire maintenant – ce qui serait facile pour moi ; je veux rester au plus près du sentiment et de la vérité du moment.

Vous avez fait allusion à Marseille et à ce qui s'est passé en octobre 2015. La préfecture de police de Marseille avait souhaité empêcher les pratiques de maraude électronique, qui étaient interdites depuis l'adoption de la « loi Thévenoud », un an plus tôt. Je vous renvoie à ce que vous a dit Laurent Nuñez, qui était alors préfet de police des Bouches-du-Rhône, lors de son audition par votre commission. Là non plus, il n'y a pas eu de pression exercée sur ce préfet de police, qui agissait selon les instructions du ministre de l'Intérieur. Comme les autres préfets de France, il ne pouvait recevoir d'instructions d'autres ministres. Le ministre de l'Intérieur ne l'aurait pas accepté et je ne l'aurais pas admis non plus, en ma qualité de Premier ministre et, qui plus est, d'ancien locataire de la Place Beauvau. C'est d'autant plus vrai que l'arrêté a été modifié dans un sens plus restrictif : il s'est appliqué à un territoire plus vaste et a ciblé d'autres acteurs que la seule application UberX, qui avait succédé à UberPop. Il s'agissait, en l'occurrence, d'éviter les fraudes et le contournement de la réglementation que le préfet avait observés lors des contrôles. Cet exemple montre que nous n'avons pas cédé aux pressions d'Uber, bien au contraire.

J'aurais pu souhaiter, à l'époque, interdire toutes ces pratiques. C'est d'ailleurs une position que l'on peut défendre aujourd'hui mais cela soulèverait sans doute des problèmes constitutionnels et juridiques sérieux, dans toute une série de secteurs. Qu'il faille, dans ces secteurs, instaurer une régulation, dans les grandes villes notamment, tant à l'échelle européenne que nationale, qu'une lutte acharnée doive être menée contre des pratiques illégales et insupportables et contre une vision des travailleurs et des salariés que nous ne pouvons pas accepter, c'est une évidence. Je ne sais pas quelle sera exactement la fin de l'histoire, d'autant que nous vivons dans une économie ouverte, au sein d'un marché unique européen, qui doit être régulé. Le grand débat, politique et démocratique, est toujours celui de la régulation, au sujet de laquelle des positions différentes peuvent s'exprimer en Europe.

J'en viens à votre question sur la loi « Sapin 2 » et sur les recommandations que l'on peut faire pour améliorer les choses. À l'époque, le Président de la République, ses principaux collaborateurs, moi, comme ministre, et tous ceux qui m'entouraient avions été marqués – pour ce qui est des pratiques – par la dérive de l'un des nôtres. Celle-ci a fait énormément de mal, non seulement à l'exécutif, mais au monde politique en général. Une loi a ensuite été adoptée – qui, parfois, est critiquée par des politiques qui l'ont votée –, tandis qu'une institution, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la fait vivre et développe une doctrine et une jurisprudence. Aujourd'hui, les règles sont lourdes et contraignantes, tant pour les responsables politiques que pour les hauts fonctionnaires ; elles s'appliquent pendant trois ans après la cessation des fonctions ; il y a, en outre, des obligations de déport. Si des dispositions doivent être améliorées et durcies, je n'y vois aucun inconvénient. Il ne faut jamais avoir peur de la probité ni de la transparence en ce domaine et nous devons être très attentifs à l'application de la « loi Sapin 2 », pour l'exécutif comme pour les parlementaires.

Vous insistez sur la nécessaire indépendance dont doivent faire preuve les acteurs publics, qu'ils soient politiques ou administratifs. Je me demande toujours – sans remettre en cause le moins du monde ce que je viens de dire – comment faire en sorte que les contacts que l'on doit nouer pour comprendre les intérêts en présence et agir dans l'intérêt général n'entraînent pas un risque d'influence illégitime des lobbys. Il faut arriver à tracer la frontière de la manière la plus objective possible. Personnellement, je n'ai jamais cédé à des groupes de pression. Dans une économie ouverte, caractérisée par la présence d'autant d'acteurs, le point d'équilibre n'est jamais facile à trouver. D'une certaine manière, notre discussion illustre les difficultés auxquelles est confronté un responsable public qui a en charge un secteur et qui cherche à comprendre les évolutions. Des règles très claires s'appliquent aux lobbys, qui peuvent sans doute être améliorées. Ce débat anime de longue date le Parlement européen. Des pratiques très différentes ont cours selon les pays.

Il y a de très nombreuses années, j'avais été convié, comme d'autres députés français, à participer à une séance de la Chambre des communes. J'avais observé que le Parlement britannique, dans sa partie nouvelle, était organisé pour accueillir des lobbys, au nom de la transparence. C'est le cas également au Parlement européen. Je ne défends pas du tout ces pratiques – je pense que des règles doivent être définies, notamment pour garantir la transparence – mais il faut reconnaître que, parfois, les lignes se brouillent.

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Monsieur le Premier ministre, je vous remercie infiniment pour le temps que vous nous avez accordé. Peut-être aurons-nous des questions complémentaires à vous faire parvenir. N'hésitez pas à nous envoyer des compléments de réponse ou d'analyse sur l'ensemble de ces sujets si vous le souhaitez.

La commission d'enquête entend M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux.

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Chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux.

Monsieur le commissaire, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre aux questions de notre commission d'enquête, qui poursuit un double objectif : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France le rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Votre audition s'inscrit dans cette seconde perspective. En effet, l'essor des plateformes d'emploi a entraîné l'émergence de nouvelles formes de travail liée à l'essor des plateformes d'emploi et soulève de multiples questions : en témoignent l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation en France sur ce sujet et les discussions en cours au niveau européen sur le projet de directive relative à l'amélioration des conditions de travail des travailleurs de plateforme d'emploi.

Nous souhaiterions vous entendre sur le rôle et le travail mené par la Commission européenne dans l'élaboration de ce projet de directive, récemment amendé par le Parlement européen avant l'ouverture du trilogue. Pourriez-vous notamment nous rappeler les différentes options qui avaient été envisagées sur le statut des travailleurs des plateformes numériques ? Pourriez-vous préciser les principaux points qui ont été débattus à la Commission puis au Parlement européen, ainsi que les principales positions des différents États membres en vue du prochain Conseil européen ? En tant que commissaire européen, avez-vous été témoin d'actions de lobbying de la part des plateformes pour orienter les choix de la Commission dans le cadre de l'élaboration de cette directive ? Ces actions de lobbying sont-elles comparables à celles qui ont été révélées par les Uber files, qui touchent non seulement la France mais tous les grands pays européens ainsi que Bruxelles ?

Je vous remercie d'avance pour la qualité de vos réponses qui pourront nous aider, en France, à mieux appréhender le débat sur ces sujets.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale et que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Nicolas Schmit prête serment)

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

C'est un grand honneur de m'adresser à vous sur cette question capitale pour l'avenir du marché du travail, compte tenu de l'impact de l'économie des plateformes. Ces dernières années, nous avons assisté au développement rapide de ces dernières. Cette tendance a été accélérée par la pandémie de la covid-19. Outre le transport et la livraison, ce sont aussi les secteurs du nettoyage, de la santé, de la construction ou de l'hôtellerie qui sont concernés par cet essor des plateformes numériques de mise en relation.

Dans l'Union européenne, on estime que plus de 28 millions de personnes effectuent des travaux par l'intermédiaire de plateformes, qu'il s'agisse de plateformes sur site ou en ligne. Ces travailleurs pourraient être plus de 40 millions dans quelques années.

Nous devons donc encadrer le développement des plateformes. Comme je le dis souvent, la Commission n'est pas opposée aux plateformes mais elle souhaite s'assurer que les travailleurs des plateformes bénéficient des mêmes droits et des mêmes protections sociales que les autres travailleurs. C'est un critère social mais aussi un critère de concurrence loyale. En effet, il ne peut pas y avoir des plateformes qui s'exonèrent de toute une série d'obligations sociales, fiscales ou autres, qui soient en concurrence avec des entreprises qui, elles, y sont soumises.

En découle la question majeure du statut des travailleurs des plateformes, qui a suscité d'importants débats tant au sein des États membres de l'Union européenne que dans d'autres pays. Ainsi, la Californie, où le modèle des plateformes est en quelque sorte né, a finalement établi une loi pour régler la question du statut – qu'Uber a d'ailleurs tenté de faire annuler.

En Europe, plus de 300 décisions administratives et judiciaires sur le statut des travailleurs des plateformes ont été rendues. Les différentes cours, y compris la Cour de cassation en France, ont généralement statué en faveur d'une requalification des travailleurs en tant que salariés. Cependant, environ 90 % des plateformes estiment qu'elles n'emploient personnes et qu'elles travaillent avec des indépendants.

Cette situation témoigne de la nécessaire harmonisation des réglementations européennes : dans un pays, une plateforme peut opérer avec le statut d'indépendants alors que dans un autre, elle sera contrainte d'embaucher des salariés. Surtout, nous devons garantir à ces plateformes une sécurité juridique : c'est d'ailleurs notre principal argument à l'égard des plateformes pour les convaincre de l'intérêt de l'harmonisation.

Le Parlement européen s'est saisi de l'affaire avant la Commission : la députée européenne Sylvie Brunet du groupe Renew a produit un rapport qui a largement inspiré notre directive.

Cette directive a pour but de définir clairement le statut des travailleurs des plateformes. Nous avons introduit l'idée d'une présomption réfragable : les travailleurs des plateformes sont considérés a priori comme des salariés. Nous avons établi une liste de sept critères définissant cette relation, dont deux, au moins, devaient être remplis pour que la présomption s'applique. Les discussions au Conseil s'orientent vers une autre direction, en augmentant le nombre de critères et de ceux qui doivent être remplis pour activer la présomption. La présomption est réfragable : si la plateforme est en désaccord avec le reclassement du travailleur, elle peut le remettre en question devant une instance juridictionnelle. La directive introduit donc une inversion de la charge de la preuve.

Certes, les plateformes jouent un rôle important en matière d'emploi ; mais si elles répondent à un besoin réel du marché, elles doivent pouvoir fonctionner tout en respectant le droit du travail et en garantissant une protection sociale à leurs salariés. D'ailleurs, certaines d'entre elles ont démontré qu'il était possible d'articuler un bon niveau de flexibilité avec le respect des droits usuels du salariat.

De plus, la directive s'est penchée sur la question de la gestion algorithmique, qui est inhérente au fonctionnement de la plateforme. La directive introduit de nouveaux droits qui me paraissent essentiels pour les plateformes, mais plus largement pour le monde du travail en général, puisque de plus en plus d'entreprises emploient des algorithmes dans la gestion de leurs ressources humaines. Nous devons donc veiller à ce que ces pratiques ne remettent pas en cause la transparence et la protection sociale des travailleurs.

Le Parlement a modifié légèrement la proposition de la Commission, avec une majorité relativement importante. Son rapport rejoint l'esprit de cette proposition tout en étendant et renforçant la présomption : les critères ont été retirés de la présomption et réintroduits dans une deuxième phase, quand il s'agit de reclasser le travailleur comme indépendant.

Le Conseil a échoué à s'accorder sur une orientation commune en décembre 2022. Il est clair que le Conseil cherche à affaiblir la directive, en visant plus particulièrement la question de la présomption. Certains États se montrent en effet réticents envers cette approche, et j'ai un peu le sentiment que la France en fait partie : elle propose en effet une dérogation assez large à cette présomption, qui la viderait de son sens et de son efficacité, ce qui poserait un problème majeur.

La présidence suédoise négocie actuellement avec les États membres, dans l'objectif de parvenir à un compromis en juin : certains freinent le processus, tandis que d'autres ne souhaitent pas que la directive s'éloigne trop de la proposition de la Commission, afin qu'elle conserve toute son efficacité. L'Allemagne, enfin, ne s'est pas clairement prononcée, ce qui freine la conclusion d'un compromis et l'engagement du trilogue avec le Parlement.

Chaque proposition de la Commission fait l'objet d'une très large consultation de toutes les parties concernées avant d'être présentée. Nous avons donc largement échangé avec les plateformes. J'ai rencontré à deux reprises, en ligne et physiquement, le président directeur général d'Uber. Il m'a fait valoir ses propres arguments, en insistant notamment sur la nécessité de flexibilité, sans que cela change réellement notre orientation – à savoir, permettre aux plateformes de fonctionner avec un certain degré de flexibilité tout en garantissant les droits des travailleurs.

Nous avons également consulté les partenaires sociaux, comme le prévoit le traité. J'ai rencontré des travailleurs des plateformes, notamment à Paris, qui m'ont décrit les conditions de travail souvent difficiles auxquelles ils sont confrontés.

Il faut souligner qu'une minorité de plateformes soutient la directive : ce sont celles qui embauchent des salariés et qui souhaitent éviter la concurrence déloyale des autres acteurs qui contournent le droit du travail pour un coût social le plus bas possible.

Enfin, la valorisation du travail fait l'objet de nombreux débats. Je suis animé par le souci de mettre fin à la précarisation du travail, notamment dans le contexte post-covid et de pénurie de travailleurs dans nombre de domaines. O, cette précarité est largement répandue dans le milieu des plateformes. Il faut donc encadrer les plateformes qui sont nées de l'essor de nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle. Ce progrès ne peut être associé à une régression sociale. C'est dans cet esprit que nous avons présenté cette directive, qui, j'espère, sera adoptée avant la fin de la législature du Parlement européen.

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Vous avez évoqué la législation californienne. Quels pays, selon vous, représentent un modèle d'équilibre entre le fonctionnement des plateformes et les droits réservés à leurs travailleurs ?

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

Quelques pays – comme l'Espagne – ont adopté une législation semblable à celle que propose notre directive sur les plateformes. J'ai encore récemment échangé avec un ministre espagnol, auquel j'ai demandé s'il constatait un reflux de l'activité des plateformes : ce n'est pas le cas. De même, en Allemagne, la plupart des plateformes sont obligées d'embaucher sous un contrat de travail ; or l'économie des plateformes s'y porte bien.

Certes, certaines plateformes ont considéré que ce modèle ne leur convenait pas et se sont retirées du marché ; mais le nombre d'heures travaillées pour les plateformes reste le même, voire, augmente, en raison de la croissance de la demande sur le marché. Il est donc utile de mieux encadrer les plateformes et de reclasser justement les travailleurs. Cela ne signifie pas qu'il ne pourra plus y avoir d'indépendants sur les plateformes : mais il faut que ce statut soit accepté par les travailleurs et que les règles qui s'appliquent à eux soient bien celles inhérentes à ce statut.

Par ailleurs, de nouveaux modèles, combinant droits sociaux et flexibilité, apparaissent : j'ai notamment échangé avec des entrepreneurs à Paris qui veulent constituer une coopérative au fonctionnement similaire à celui des plateformes dans le secteur du transport.

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Quel regard portez-vous sur la version amendée de la directive par le Parlement, en particulier sur le choix de retirer les critères de requalification ?

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

Le Parlement a opté pour une démarche un peu différente de la nôtre, en évoquant une présomption générale : tout travailleur de plateforme est considéré comme salarié. C'est seulement lorsqu'il s'agit de les reclasser que des critères sont utilisés. Dans notre approche, le reclassement se fait une fois que la présomption est confirmée. Pour ma part, je suis plus favorable à la proposition de la Commission et je pense que le compromis retiendra plutôt cette option, tout en s'inspirant de certaines propositions issues du Parlement.

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La question du statut des travailleurs de la « plateformisation du travail » est centrale dans nos travaux. Depuis une décennie, nous assistons à une stratégie très agressive des plateformes visant à casser dans tous les États membres et dans le monde entier le droit du travail et les droits sociaux des travailleurs, conquis de haute lutte : il ne s'agit pas moins que de revenir aux tâcherons du XIXe siècle. Cet enjeu législatif est donc fondamental.

J'ai le sentiment que les plateformes se sont très rapidement aperçues qu'elles perdaient toutes les démarches en justice engagées contre elles, puisqu'elles concluaient pour la plupart à un rapport de subordination effectif et à une requalification du travailleur en salarié. Les travaux législatifs que vous avez engagés découlent d'ailleurs du constat de ces décisions de justice dans les différents Etats membres. Face à cela, dans un premier temps, Uber a cherché à défendre un tiers statut, entre le statut d'indépendant et celui de salarié. Peu de pays ont suivi cette démarche. Dorénavant, Uber adopte une autre stratégie : la plateforme promeut le dialogue social comme moyen de faire émerger de nouveaux droits pour les travailleurs afin d'exclure la requalification – ce qui revient finalement à un tiers statut. Avez-vous observé cette stratégie lors de vos échanges ?

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

J'ai échangé avec une trentaine de plateformes. J'ai récemment rencontré le président directeur général d'Uber : il a tenté de me convaincre de l'approche que vous évoquez, en insistant sur la nécessaire flexibilité du fonctionnement des plateformes – tout en se disant favorable à la protection des travailleurs. Ces plateformes ne veulent pas se soumettre aux règles du droit du travail ou de la protection sociale mais préfèrent les assurer elles-mêmes dans le cadre du dialogue social. On peut donc y voir une forme de tiers statut même si personne ne le dit.

La question se pose pourtant dans des termes simples : soit il y a subordination – et, alors, il s'agit bien d'une relation salariale ; soit il n'y en a pas, et le travailleur est indépendant. Nous n'allons pas jeter aujourd'hui aux orties un droit du travail qui a été construit au fil des décennies pour plaire aux plateformes. Le grand danger, c'est que cette casse des acquis du droit du travail ne s'arrêtera pas aux plateformes comme Uber ou Deliveroo mais qu'elle risque de faire école : si une voie permet d'échapper aux cotisations sociales, de nombreux secteurs s'engouffreront dans cette brèche, par exemple la santé, la construction, l'hôtellerie ou le nettoyage, ce qui risquerait de créer une sorte de salariat de troisième zone, avec moins de droits, accordés selon le bon vouloir de chaque plateforme. Il faut donc absolument arrêter ce mouvement, qui aurait de graves conséquences sur les travailleurs, et qui, à terme, posera un immense problème à notre système de protection sociale si des pans entiers de l'économie cessent de cotiser ou cotisent moins. Cette présentation est biaisée et il ne faut pas l'accepter.

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J'approuve l'ensemble de vos propos. J'ai pourtant le sentiment que la France s'est engagée dans cette voie en créant l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe). La participation aux élections de l'Arpe a été très faible. Elle se cantonne par ailleurs pour l'heure au transport et à la livraison, alors que la plateformisation se développe dans de très nombreux secteurs, y compris la restauration ou la santé par exemple.

L'Arpe a travaillé sur des accords relatifs au prix minimum d'une course ou d'une livraison, ce qui conduit à une très forte précarité. Lors d'une audition relative à France Travail, le ministre du Travail, M. Olivier Dussopt, a répondu aux questions de députés en indiquant qu'il défendait la présomption d'indépendance – soit le contraire de la position de salariat promue par la Commission et le Parlement européen. La France est-elle intervenue auprès de vous ? Que pensez-vous de la stratégie de la France vis-à-vis de la directive ? Est-ce une stratégie de blocage au Conseil ?

Les groupes parlementaires de la Nupes ont demandé, au nom de l'article 50 alinéa 1 de la Constitution, la tenue d'un débat à l'Assemblée nationale sur la position de la France sur ce projet de directive assorti d'un vote. Avez-vous connaissance de procédures démocratiques équivalentes dans d'autres États membres ? Un débat réel n'a, pour l'heure, pas eu lieu en France.

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

Dans les discussions en cours, la France défend une dérogation généralisée – ce qui va dans le sens d'une présomption d'indépendance, qui donne raison, a priori, à la plateforme. En effet, il revient aux travailleurs des plateformes de prouver qu'ils ne sont pas indépendants devant une juridiction : c'est en fait la situation qui prévaut actuellement.

Le rapport de force a permis de renverser la situation pour imposer une présomption de salariat, fondée sur des critères, et avec une possibilité, pour la plateforme, de démontrer que ses travailleurs sont bien indépendants. Je ne tiens pas à commenter les positions des États membres : la France n'est pas la seule à émettre des réserves. Cependant, la présomption d'indépendance revient à un statu quo voire pire, ce que la Commission ne peut accepter : il faut au contraire créer davantage de clarté et de sécurité juridique. Sans cela, comment expliquer qu'une extrême majorité des 300 jugements prononcés par des cours reconnaissait un statut salarié ?

Il suffit de prendre l'exemple de Londres : le Royaume-Uni n'est plus membre de l'Union européenne et n'est pas connu pour la fermeté de son droit du travail. Pourtant, la Haute Cour de justice de Londres a statué en considérant que les chauffeurs Uber étaient des salariés et a rappelé les droits qui devaient leur être garantis. Or, comme je l'ai dit au président directeur général d'Uber, ce jugement n'a pas mis fin aux activités d'Uber à Londres, au contraire ! Les faits ne confirment en rien que le statut d'indépendant est nécessaire au fonctionnement de ces plateformes car la demande est là. Si la demande existe, elle perdurera, quel que soit le statut employé.

On m'a souvent fait valoir le surcoût du statut de salarié par rapport à celui de l'indépendant : certes, la prise en charge des cotisations sociales et d'une rétribution plus juste, qui serait alignée sur le salaire minimum ou une convention collective est plus coûteuse ; mais est-ce au travailleur de payer le prix d'un service ? Au contraire, il me semble que le consommateur et la plateforme doivent eux aussi participer à le prendre en charge : c'est une question de justice sociale et de rétribution équitable d'un service rendu et du travail.

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Il faut rappeler qu'une présomption simple peut être renversée en apportant la preuve contraire. La présomption de salariat réglera-t-elle tous les problèmes liés à la rémunération des travailleurs ? Pour mieux protéger les travailleurs, ne serait-il pas préférable d'établir des conventions et d'imposer des règles de rémunération aux plateformes, dès lors qu'elles embauchent dans un secteur défini ?

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

Du moment où la présomption de reclassement fonctionne, la personne devient salariée, ce qui activera des droits, notamment celui au Smic, sauf s'il existe une convention collective – approche que nous soutenons également – qui prévoit un salaire supérieur.

Deuxièmement, la Commission ne peut fixer une rémunération dans une directive. Toutefois, la possibilité de requalification emporte avec elle un certain nombre de conséquences qui répondent en partie aux problématiques liées à la rémunération.

Par ailleurs, je n'ai pas parlé des « vrais » indépendants, qui ne sont pas subordonnés comme les salariés : jusque-là, les indépendants ne pouvaient pas s'associer pour négocier la rémunération avec une plateforme, au titre du droit de la concurrence européen, car une telle association constituait un cartel. Nous avons levé cet obstacle.

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En effet, certains travailleurs souhaiteront sans doute rester indépendants. Comment s'organisera l'articulation entre indépendants et salariés au sein d'une même plateforme ?

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

Tout dépend de la relation juridique entretenue entre le travailleur et la plateforme. Les indépendants bénéficient de droits vis-à-vis de la plateforme à travers laquelle ils exécutent des prestations de service, qui diffèrent de ceux des salariés. Il est envisageable qu'une même plateforme travaille à la fois avec de vrais indépendants et avec des salariés – qui sont aujourd'hui, à tort, considérés comme des indépendants, alors qu'une relation de subordination existe.

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Quand la Commission européenne a procédé à des consultations sur le projet de directive, les plateformes ont mené un lobbying intensif. La députée européenne Leila Chaibi, que nous avons entendue, a indiqué que les lobbys avaient souvent le sentiment d'être chez eux dans les institutions européennes, bien que les pratiques de lobbying y soient encadrées. Dans son mandat, elle s'est attachée à développer un lobbying populaire, afin que les plateformes puissent s'organiser et se faire entendre. Avez-vous le sentiment que ce  lobbying populaire a contrebalancé celui pratiqué par les plateformes ?

Pourriez-vous préciser votre réponse sur l'influence de la France lors de la rédaction de la proposition de directive et a posteriori  ? Avez-vous connaissance d'autres parlements nationaux dans lesquels se sont tenus des débats sur la position à adopter quant au projet de directive, afin de répondre à une exigence démocratique ?

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Nicolas Schmit, commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux

J'ai échangé avec des députés européens, y compris avec Sylvie Brunet, auteure du rapport initial du Parlement européen. À Bruxelles, à Paris et en visioconférence, j'ai rencontré des travailleurs des plateformes ainsi que vingt-huit plateformes. Il ne s'agit pas, selon moi, de lobbying mais simplement d'écoute : la Commission émet ses propositions, non dans le vide, mais en tenant compte du point de vue de ceux qu'elles concerneront. C'était bien le cas pour les travailleurs comme pour les plateformes elles-mêmes. Nous en avons conclu que la présomption était la bonne approche à adopter afin de garantir la justice, la clarté et la sécurité juridique tout en maintenant les plateformes.

À cet égard, je n'ai pas eu le sentiment d'avoir fait l'objet d'une quelconque pression : j'ai écouté les différents acteurs et le collège de la Commission a donné son approbation collective à cette proposition, qui n'a pas suscité de difficultés particulières.

Des débats ont encore lieu dans certains parlements, comme au Danemark – qui est très attaché à cette directive –, en Espagne – qui a adopté une législation similaire –, au Portugal, ou encore en Italie. Le parlement italien, sous le précédent gouvernement, m'a invité à débattre de la directive, en présence du ministre du Travail. J'ai aussi échangé avec le Sénat français, qui m'a invité à présenter notre proposition. J'ignore si des votes ont eu lieu dans l'ensemble de ces États. Dans certains, les parlements de certains États membres jouent un rôle plus important que dans d'autres sur les décisions européennes.

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Monsieur le commissaire, je vous remercie pour la précision de vos réponses.

La commission d'enquête entend M. Patrick Lefas, président de Transparency International France.

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Nous avons l'honneur d'accueillir Patrick Lefas, président de l'organisation non gouvernementale (ONG) Transparency International France.

Notre commission d'enquête a d'une part, pour objet d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, pour ambition d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Au cours de nos travaux, nous avons évoqué à maintes reprises les questions éthiques et déontologiques dans les rapports entre les entreprises du secteur privé et les décideurs publics, le rôle des registres de déclaration des représentants d'intérêts et les contrôles réalisés par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Dans la mesure où Transparency International contribue à la lutte contre la corruption et prône la transparence du lobbying, la prévention des conflits d'intérêts, la protection des lanceurs d'alerte et l'indépendance de la justice, votre point de vue nous est apparu essentiel. Nous souhaitons connaître tout d'abord votre perception sur les révélations des Uber files. En effet, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Ces documents montrent que l'entreprise a pu avoir accès aux décideurs publics de l'époque pour défendre sa perspective et ses intérêts. Au-delà des Uber files, notre commission d'enquête s'interroge sur le dispositif actuel d'encadrement des activités de lobbying des entreprises auprès des décideurs publics. Depuis les faits relatés dans les Uber files, la législation a changé : je pense ici à la « loi Sapin 2 » et à la mise en place de la HATVP. Quelles sont vos éventuelles recommandations pour améliorer le dispositif ? Existe-t-il, en Europe ou en Amérique du Nord, des exemples à suivre en la matière ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale et que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Lefas prête serment.)

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Patrick Lefas, président de Transparency International France

Transparency International France est la section française d'un mouvement international qui s'apprête à fêter son trentième anniversaire et qui a pour objet la lutte contre la corruption. Nous-mêmes fêterons notre trentième anniversaire en 2025. Nous sommes une association de la loi de 1901, dotée d'un conseil d'administration composé de personnalités issues des sphères publiques et privées. Nous bénéficions d'une accréditation renouvelée tous les trois ans par le mouvement Transparency International, ainsi que d'un agrément pour exercer les droits de partie civile, qui sera soumis à renouvellement cette année. Nous utilisons notamment ces droits dans le cadre de contentieux stratégiques à l'appui de nos plaidoyers.

Je me concentrerai sur les problématiques éthiques. Les Uber files mettent d'abord en évidence le travail essentiel que mènent les journalistes d'investigation. Nous avons toujours travaillé en lien étroit avec le consortium international des journalistes d'investigation, par exemple dans le cadre des Panama papers, des Paradise papers ou de dossiers présentés devant le parquet national financier (PNF), en particulier contre les oligarques russes et les proches du régime de Poutine. Nous veillons aussi à ce que le registre des bénéficiaires effectifs demeure ouvert : à ce titre, nous sommes heureux que le ministre de l'Économie et des Finances n'ait pas suivi la décision d'autres pays européens de fermer ce registre car l'accès à l'information est essentiel.

Nous travaillons également à éviter le développement de procédures d'intimidation judiciaires. Dans certains pays, comme en Italie, on dénombre environ 9 000 procédures d'intimidation contre des journalistes. À Malte, une journaliste éminente comptait quarante-trois plaintes à son encontre, au civil et au pénal, ce qui a profondément affecté sa vie privée.

Les Uber files révèlent d'abord des interactions quotidiennes entre les décideurs publics et les représentants du monde économique. Ces pratiques de lobbying s'inscrivent dans le jeu démocratique naturel, à condition de respecter trois principes essentiels : la transparence, l'intégrité et l'équité. En effet, l'opacité peut être source de corruption, même si cela n'est pas le cas dans les Uber files. De plus, le lobbying peut représenter une atteinte à la démocratie, lorsqu'un intérêt économique particulier exerce une influence démesurée – et donc illégitime – sur la décision publique en déployant de puissants moyens d'action. Les « Gafam » l'ont bien démontré lors des directives européennes sur le digital.

Par ailleurs, les représentants d'intérêts peuvent utiliser de fausses informations pour influencer la décision publique. À cet égard, nous sommes satisfaits de la décision du président du Sénat du 3 mai dernier, à la suite de notre saisine de son comité de déontologie : il a prononcé une mise en demeure de Phyteis, association professionnelle composée de dix-neuf entreprises fournisseuses de produits phytopharmaceutiques à usage agricole, pour manquement à ses obligations déontologiques. La HATVP devrait également rendre sa décision prochainement.

L'entreprise Uber exerçait-elle un lobbying transparent, intègre et équitable en France entre 2014 et 2016 ? De notre point de vue, ce n'était pas le cas : ce lobbying s'est exercé au contraire de manière opaque, peu soucieuse d'éthique et inéquitable par rapport aux autres parties prenantes.

Je développerai quelques remarques préalables. Premièrement, la déontologie d'un lobby doit s'apprécier indépendamment des résultats de ses actions d'influence. Deuxièmement, les dérives révélées par les Uber files sont loin d'être propres au secteur de la mobilité : elles peuvent s'observer dans tous les domaines où il existe un intérêt économique à influencer fortement une décision publique. Troisièmement, les faits concernant les Uber files se sont déroulés entre 2014 et 2016, à une époque où le cadre de transparence était balbutiant : la loi sur la transparence de la vie publique de 2013 se mettait encore en place, tandis que la HATVP s'installait à peine. La « loi Sapin 2 », qui a renforcé plusieurs dispositions de la loi du 11 octobre 2013, n'existait pas encore. Enfin, le décret de 2017 – quelles que soient ses imperfections – n'avait pas encore été publié. Par conséquent, un certain nombre de pratiques contestables décrites dans ces révélations ne pourraient pas se reproduire dans les mêmes termes aujourd'hui.

Je souhaite revenir dans un premier temps sur la question de l'opacité, en insistant d'abord sur la problématique de responsabilité déclarative des lobbys. Lors de son audition, le président de la HATVP, Didier Migaud, vous a exposé les failles du répertoire des représentants d'intérêts qu'il nous reste encore à corriger. Nous partageons son diagnostic et ses recommandations. Il faut réviser la « loi Sapin 2 » et le décret relatif à la mise en œuvre du répertoire. C'est pour cette raison que nous avons activement participé aux travaux de la mission flash sur la rédaction du décret n° 2017-867 du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d'intérêts, et que nous accueillons avec faveur ses conclusions, qui proposent un nouveau cadre législatif suivi d'une adaptation du décret. Certaines institutions qui ne sont pas encore soumises à ces obligations seraient alors concernées et le lobbying étranger serait mieux encadré.

Les déclarations de l'activité d'Uber à la HATVP pour l'année 2022 sont apparemment conformes à la loi ; mais nous y avons constaté des omissions et, surtout, ces déclarations sont assez vagues quant aux décisions publiques qu'elles ont cherché à influencer et aux objectifs de modification portés par les représentants de cette entreprise. Il nous semble qu'il y a là matière à légiférer et les travaux de votre commission d'enquête pourraient utilement y contribuer.

De plus, les agendas des décideurs publics font également l'objet d'une forme d'opacité. Sur les dix-sept communications recensées entre Uber et le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, une seule a été rendue publique – les dirigeants d'Uber, d'ailleurs, ont avoué qu'ils auraient souhaité que davantage d'entre elles le soient. Nous ne comprenons pas cette pratique d'un agenda secret. Le ministre de l'Économie et des Finances peut bien entendu avoir des contacts avec les responsables économiques mais rien ne justifie que ces rencontres aient lieu dans le secret des cabinets. La transparence de ces agendas est une responsabilité partagée entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts.

Ce sujet a fait l'objet d'un travail exemplaire sur le plan déontologique au sein du Parlement, que nous avons salué dans un document adressé à chacun des parlementaires. Nous ne pouvons en dire de même sur l'Exécutif : la publication des agendas des membres du Gouvernement n'est pas appliquée de manière systématique. À ce titre, nous devrions nous inspirer des pratiques en vigueur à la Commission européenne ou au sein du gouvernement britannique – même si des marges de progrès demeurent.

En outre, nous constatons une autre problématique relative à l'opacité : il s'agit de la traçabilité des amendements. La transmission d'amendements « clé en main » est une pratique courante de la part des entreprises comme des ONG : nous nous considérons nous-mêmes comme des représentants d'intérêts et déposons une déclaration annuelle à la HATVP. Cela fait partie de la vie démocratique. Nous ne cherchons pas à influencer ceux qui élaborent la loi mais la transparence reste néanmoins de vigueur : pour cela, nous avons besoin d'un outil qui permette aux lobbys de déposer leurs propositions d'amendements afin que nous en assurions la traçabilité. Un certain nombre de parlementaires font d'ailleurs état de ces amendements : lorsque nous avons défendu la mise en place d'un mécanisme de restitution des biens mal acquis aux populations des pays concernés, lors du vote sur la loi du 4 août 2021 sur le développement et les inégalités mondiales, au Sénat comme à l'Assemblée, mention a été faite de nos suggestions. Cela me paraît naturel.

Le financement de la vie politique pose également des problèmes d'opacité. À la différence des pratiques en vigueur aux États-Unis ou en Allemagne, il est interdit en France aux personnes morales – et donc aux lobbyistes – de financer les campagnes électorales. Cependant, nous constatons un manque de clarté sur le rôle, mineur mais réel, du lobbyiste d'Uber Mark MacGann dans la première campagne présidentielle du candidat Emmanuel Macron et sur une éventuelle instrumentalisation de cette campagne par Uber, dans laquelle des consultants d'Amazon et de McKinsey étaient également très impliqués. Le juge de paix, dans ce cas, est la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques. Celle-ci n'a rien trouvé à redire. En effet, les décisions prises sur les comptes de campagne de l'élection présidentielle recensent tous les signalements : ainsi, le directeur de campagne de Valérie Pécresse en 2022 se trouvait aussi à la tête d'un cabinet de consulting. Il a donc dû attester qu'il jouait ce rôle de manière bénévole. De même, les trois candidats qui étaient présidents d'exécutifs ont attesté ne pas avoir utilisé de moyens propres à ce rôle au financement de leur campagne, en espèces, en nature ou par tout autre moyen.

La « fiche numéro 2 », qui précise les données relatives à l'organigramme de campagne et distingue les salariés des bénévoles, est désormais annexée aux comptes de campagne. Il est important que les bénévoles ne puissent mettre leur employeur en cause car il existe un risque de financement déguisé par une personne morale d'une campagne électorale. Cet aspect éthique est important.

Pour lever le doute, nous pourrions cependant aller plus loin en rendant obligatoire la publication de l'identité des donateurs dans le financement des campagnes électorales et des partis politiques, peut-être au-delà d'un certain montant. Cette mesure me semble utile pour ne pas avoir à compter sur les fuites pour obtenir de telles informations.

J'en viens à la question de l'intégrité, qui est le deuxième axe de notre réflexion. Les Uber files témoignent d'une considération distanciée d'Uber à l'égard de la loi dans le monde. Le contournement, voire, la violation de la loi a été employée dans la stratégie d'Uber comme un levier de lobbying. Uber a eu recours au logiciel secret Greyball, utilisé jusqu'en 2015 aux États-Unis, à Paris, en Italie, en Australie, en Chine et en Corée du Sud, pour éviter à ses chauffeurs d'être interpellés par les autorités dans les villes où le service n'était pas autorisé ou faisait l'objet de contestation. Pire encore, Uber a utilisé le kill switch, c'est-à-dire un bouton coupe-circuit permettant à l'entreprise de désactiver des ordinateurs à distance en cas de perquisition par la police.

Ces méthodes étaient manifestement planifiées et très encadrées pour ce qui n'était à l'époque qu'une simple start-up – qui affirmait pourtant se conformer pleinement à la loi partout dans le monde. Ces pratiques auraient donc dû disqualifier Uber comme participant à la production de la loi.

Par conséquent, les lobbys devraient respecter le droit qu'ils souhaitent influencer : c'est une évidence mais elle mérite d'être explicitée. Il nous semble donc dommage que le décret d'application du Conseil d'État qui devait créer la charte de déontologie issue de la « loi Sapin 2 » n'ait jamais été publié. Le Sénat et l'Assemblée sont dotés d'une charte de déontologie, tandis que l'Exécutif se voit appliquer des dispositions qui apparaissent dans la « loi Sapin 2 » mais qui pourraient être clairement redéfinies dans une charte de déontologie.

J'en arrive au sujet de la contrefaçon de l'opinion. L' astroturfing est une technique que les spécialistes du lobbying connaissent bien. L'association Alternative Mobilité Transport, présentée comme tout à fait indépendante, mais en réalité pilotée par Uber, a ainsi tenu un discours très positif sur l'utilité de la plateforme. Ces éléments doivent être inclus dans les obligations de transparence qui pèsent sur les lobbys, ainsi que dans celles liées à leur financement. En effet, il devrait être explicité que ces dépenses indirectes font bien partie des actions de lobbying.

Par ailleurs, l'indépendance de l'expertise et du conseil soulève des questions relatives à l'intégrité. Les relations entre un cabinet de conseil, Uber et les collectivités territoriales nous ont paru un peu troubles : si le cabinet d'expertise entretient des relations avec l'entreprise en question, on doit à tout le moins le savoir ; c'est une obligation déontologique. Dans l'expertise médicale, par exemple, depuis le scandale du Médiator, il existe une obligation de transparence sur ces liens d'intérêts. Cette obligation devrait s'appliquer aux cabinets d'études et de conseil.

Enfin, la question de l'intégrité me conduit à aborder la problématique du pantouflage. Comme bon nombre de lobbyistes qui disposent de moyens économiques importants, Uber a recruté et continue à recruter d'anciens agents publics. Cette stratégie a été gagnante, puisqu'Uber a pu décrocher son premier rendez-vous avec Emmanuel Macron par l'entremise d'un responsable de Google France, ancien membre du Conseil d'État et camarade de promotion du directeur adjoint du cabinet du ministre de l'Économie de l'époque.

Il est important de signaler l'acquis que représente la loi de 2019 sur la transformation de la fonction publique, qui a transféré la Commission de déontologie à la HATVP : ces mécanismes très opérants ont démontré leur efficacité à l'issue du premier quinquennat, en obligeant de nombreux membres de cabinets ministériels à présenter leur projet de mobilité, de détachement ou d'affectation. Si le fonctionnaire reste dans la fonction publique, la compétence relève de l'autorité hiérarchique ; s'il part dans le privé, la compétence automatique de la HATVP s'exerce. J'en profite pour souligner que les moyens de cette autorité devraient faire l'objet d'une réflexion.

L'équité entre les parties prenantes dans l'élaboration de la norme doit également nous interroger. Une constante existe quand il s'agit d'évaluer l'influence et l'accès dont peut bénéficier un lobby auprès des systèmes publics ; à la Commission européenne, chaque camp accuse ainsi l'autre d'être plus influent et de bénéficier d'un accès privilégié aux responsables publics. Vous avez vous-mêmes assisté à un tel débat entre les taxis et les plateformes. La seule manière de le trancher est de disposer de données objectives, notamment en ce qui concerne le nombre de rendez-vous obtenus par un lobbyiste auprès des pouvoirs publics ou le montant des dépenses qu'il consacre aux actions de lobbying. À cet égard, un rapport publié le 31 août 2021 par les ONG LobbyControl et Corporate Europe Observatory a levé un coin du voile sur les efforts déployés par les Big Techs pour imposer leur point de vue dans les couloirs des institutions européennes : 1 452 lobbyistes sont ainsi actifs et les dépenses s'élèvent à 97 millions d'euros chaque année depuis 2019. Les plus puissants peuvent mobiliser des fonds plus importants que les autres : les « Gafam » ont dépensé 23 millions d'euros pour leurs actions de lobbying, dont 5,5 millions par Google. Il faut que ces chiffres soient publiés et nous devons définir la manière dont sont comptabilisées les actions directes et indirectes employées pour influencer les décideurs publics dans les institutions européennes ou dans les instances nationales – l'Exécutif et le Parlement.

Enfin, les Uber files sont révélateurs d'une problématique d'accès aux responsables publics. Un principe d'équité entre les parties prenantes doit être défini pour écarter la tentation de n'interroger que certains acteurs. L'élargissement du cadre de vos auditions montre bien que cette pratique est utile pour éclairer l'élaboration de la décision publique – qui n'est pas l'addition des intérêts particuliers mais la traduction de l'intérêt public. Il faut donc veiller à ouvrir les consultations. À cet égard, le Parlement est en avance sur l'Exécutif, qui n'a pas intégré l'idée selon laquelle de nombreux autres acteurs doivent être entendus. Nous en verrions pourtant découler une amélioration significative des études d'impact sur les projets de loi que le Gouvernement vous présente.

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Vous avez indiqué que la déontologie d'un lobby doit s'apprécier indépendamment de ses résultats ; selon moi, il en va de même pour l'interaction recherchée par un décideur public avec un lobby. En effet, le droit a évolué depuis les faits recensés par les Uber files. Vous avez pointé les imperfections et les limites du décret de la « loi Sapin 2 », qui, il me semble, n'aurait pas empêché la survenue de ces événements : en effet, les actions de lobbying ne sont rendues publiques que si elles sont à l'initiative du représentant d'intérêts et seulement à partir d'un certain nombre de rencontres. D'ailleurs, parmi les quarante échanges qui ont eu lieu entre le ministre de l'Économie de l'époque et Uber, les journalistes en ont considéré dix-sept comme significatifs, dont certains avec Travis Kalanick, d'autres avec des lobbyistes. La multiplicité des interlocuteurs aurait donc permis à Uber d'échapper à l'obligation de publicité.

La déontologie d'un lobby doit s'apprécier indépendamment de ses résultats, avez-vous dit : en effet, sur bien des aspects, Uber ne l'a pas emporté ; cependant, il apparaît clair que le lien avec les dirigeants politiques actuels se poursuit de manière intense depuis 2014, sans que nous connaissions la nature de ces échanges. Vous avez souligné les omissions dans les informations transmises par Uber à la HATVP sur l'objet de ses rencontres avec l'Exécutif. Cette loi est donc source d'insatisfaction.

Nous avons entendu d'autres associations afin d'aborder les questions de transparence, d'éthique et d'exigence démocratique. Anticor proposait la création d'une plateforme publique afin de contraindre les lobbyistes à publier les amendements et les avis sur lesquels ils tentent de convaincre les décideurs publics : il conviendrait que les citoyens et les collectifs puissent également l'abonder. Que pensez-vous de cette proposition ?

Vous soutenez pour votre part l'instauration d'un déontologue indépendant, compétent auprès des ministres et membres des cabinets ministériels. Comment pourrions-nous assurer son indépendance ? Le problème n'est pas seulement l'évaluation des conséquences en matière réglementaire et législative mais aussi le poids des relations opaques entre certains ministres et des lobbys sur le débat démocratique, en particulier lorsque le reste du Gouvernement n'a pas connaissance de ces échanges.

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Patrick Lefas, président de Transparency International France

Vous évoquez à juste titre, parmi les imperfections de la loi de 2017, le critère d'initiative. À ce titre, nous sommes assez satisfaits des conclusions de la mission flash quant à la définition d'un critère d'initiative globalisé au niveau de la personne morale et d'un groupe. Cette mission a également clarifié le critère du temps consacré par le représentant d'intérêts à ses interventions auprès de personnes dépositaires de l'autorité publique, qui doit correspondre à la moitié de ses activités. Nous tenons ces propositions à votre disposition.

Deuxièmement, nous soutenons la proposition d'Anticor relative à la création d'une plateforme pour le dépôt d'amendements. Il n'existe aucun obstacle numérique à sa mise en place. Cette plateforme devra être accessible, comme l'est par exemple la plateforme de signalement de la Cour des Comptes. En effet, la participation citoyenne ne se résume pas à la société civile exprimée par ses acteurs économiques institués.

S'agissant de l'Exécutif, d'abord, nous ne pouvons rien imposer au Président de la République en matière de transparence. Ce que j'observe, c'est qu'on peut cependant l'y inciter. Ainsi, deux ans après le début de la certification des comptes de l'État par la Cour des comptes, Nicolas Sarkozy a décrété qu'il souhaitait que les comptes et la gestion de la Présidence de la République soient également examinés par cette institution.

Après l'évaluation de la « loi Sapin 2 » conduite par Olivier Marleix et Raphaël Gauvin, ce dernier a déposé une proposition de loi visant à imposer un minimum de transparence à l'Exécutif. L'administration, par l'expression de la secrétaire générale du Gouvernement, s'y est opposée. Il y a donc un problème d'acculturation des directeurs d'administrations centrales et des membres des cabinets ministériels quant à ces enjeux.

La nécessité d'établir un déontologue au sein de l'Exécutif a notamment été mise en lumière par divers cas problématiques de ministres : certains ont attendu d'être condamnés pour démissionner, d'autres ont pris de grandes libertés dans leurs déclarations auprès de la HATVP ; certaines informations relatives aux déclarations patrimoniales de certains, enfin, ont été très difficiles à obtenir. Il existe un comité de déontologie à l'Assemblée nationale et au Sénat : pourquoi pas au Gouvernement ? Nous avons porté cette recommandation avec l'Observatoire de l'éthique publique (OEP). Le déontologue joue un rôle de conseiller. Malheureusement, à ce jour, notre recommandation n'a pas été entendue.

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La protection des lanceurs d'alerte vous paraît-elle suffisante ? Elle est essentielle pour renforcer la transparence et le contrôle citoyen.

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Patrick Lefas, président de Transparency International France

La « loi Sapin 2 » a donné à la France une certaine avance par rapport au droit européen. La « loi Waserman », qui a permis la transposition de la directive européenne, est un acquis important. Il faut la faire vivre, avec l'ensemble des autorités, notamment la Défenseure des droits, qui peuvent être saisies.

Il est très important de protéger les lanceurs d'alerte car ces derniers peuvent subir des conséquences terribles à la suite de leurs révélations. L'an dernier, nous avons lancé un prix de l'éthique et de la transparence avec l'OEP. Nous avons primé deux livres : l'un portait sur les cabinets de conseil ; l'autre, sur l'histoire de M. Forissier, qui avait dénoncé les carnets du lait et le système d'évasion fiscale concernant UBS. J'ai eu l'occasion de le rencontrer pour la remise de son prix : j'ai constaté qu'il avait été affecté physiquement par cette expérience.

La protection des lanceurs d'alerte est désormais une affaire de mise en œuvre du droit. Il est essentiel que tous les acteurs s'assurent du bon fonctionnement de la procédure d'alerte interne, qui forme la première étape. Elle est la seule obligation au titre de la « loi Sapin 2 » à peser sur les collectivités publiques. Elle s'applique bien entendu aussi sur les entreprises à partir d'un certain seuil de chiffre d'affaires et de nombre d'employés. Les administrations publiques, les collectivités territoriales et les entreprises doivent donc disposer d'un dispositif sécurisé afin de procéder à cette enquête interne.

Nous avons publié un guide en mars avec l'Agence française anticorruption (AFA) et le PNF, qui décrit le cadre dans lequel l'enquête pénale est développée. C'est un facteur important pour l'appréciation des lignes directrices des conventions judiciaires d'intérêt public développées par le PNF. En effet, quand une alerte est lancée, que l'enquête interne fonctionne bien et que les responsables – même s'il s'agit des dirigeants de l'entreprise – sont identifiés et mis en cause, le conseil d'administration doit prendre ses responsabilités. Le ministre de l'Économie et des Finances, Pierre Moscovici, avait ainsi pris des précautions similaires envers Jérôme Cahuzac.

La protection des droits du lanceur d'alerte est encore très largement en devenir.

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Je vous remercie de nous avoir apporté votre éclairage et votre analyse.

La commission d'enquête entend M. Christophe Caresche, ancien député.

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Nous avons le plaisir d'accueillir M. Christophe Caresche, en tant qu'ancien député.

Monsieur Caresche, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions dans cette dans cette Assemblée que vous connaissez très bien.

Nous avons entamé en février les travaux de notre commission d'enquête sur les révélations des Uber Files, l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences. Vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête a deux objets : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Monsieur Caresche, les Uber files vous présentent comme le « VRP d'Uber » : vous auriez été invité à visiter les locaux d'Uber en octobre 2015 et auriez organisé une rencontre à l'Assemblée entre des députés réformateurs et des représentants d'Uber ; et dans un SMS envoyé à votre interlocuteur chez Uber, vous auriez indiqué « faire remonter les demandes de la multinationale auprès d'Emmanuel Macron et de Manuel Valls ». Lors de la discussion sur la proposition de loi « Grandguillaume », vous êtes intervenu à plusieurs reprises pour favoriser l'activité des VTC.

Quelle est votre réaction face à ces révélations ? Confirmez-vous ces différentes informations ? Uber a-t-il exercé une forme de manipulation à travers ses méthodes de lobbying  ? Il ressort d'autres articles de presse que vous avez aussi rencontré d'autres plateformes de VTC dans un restaurant et que vous avez été invité par la G7 pour soutenir la position des taxis. Pouvez-vous nous expliquer le rôle que vous avez joué et vos interactions avec les différents acteurs ? Avez-vous déposé des amendements transmis par Uber ou d'autres plateformes lors de la discussion des propositions de « loi Thévenoud » ou « Grandguillaume » ?

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christophe Caresche prête serment)

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Christophe Caresche, ancien député

Je me suis impliqué dans ce dossier bien avant qu'Uber ne s'implante en France. J'ai fait partie de l'équipe municipale de Bertrand Delanoë en 2001. Pendant sa campagne électorale, que je dirigeais, nous avions présenté un programme de développement des transports en commun à Paris, reposant notamment sur le développement des couloirs de circulation réservés aux bus et aux taxis et sur l'augmentation significative de l'offre de taxis à Paris. Une fois élus, nous avons essayé de mettre en œuvre cette disposition. Or nous n'avons jamais réussi à obtenir de la préfecture de police cette augmentation significative du nombre de taxis, mais seulement une trentaine de licences supplémentaires.

En effet, l'État s'était placé dans une situation intenable dans la gestion des taxis. La profession de taxi est réglementée. Progressivement, dans les années 1980, un marché des autorisations s'est développé de manière souterraine. Ces dernières étaient données gratuitement par l'État, à condition de respecter un certain nombre de critères de qualification. Les détenteurs de ces autorisations ont commencé à les revendre et à les échanger au fil du temps.

En 1995, le ministre de l'Intérieur, M. Pasqua, a décidé de régulariser cette situation et a donné entière satisfaction à la demande des chauffeurs de taxi en autorisant le marché des autorisations de stationnement. Cette décision n'était pas motivée du côté de l'État par des raisons de gestion, puisque ces autorisations étaient octroyées sans contrepartie financière. Elle n'était pas non plus justifiée du point de vue des consommateurs puisqu'il était clair qu'elle finirait par affecter le prix de la course.

De fait, cette décision a entraîné une véritable inflation du prix de ces autorisations, qui, au bout de dix ans, a atteint 250 000 euros à Paris et plus de 400 000 euros aux abords des aéroports. Dès lors, il est devenu impossible à l'État d'augmenter significativement le nombre de licences, pour la simple raison que cela aurait provoqué la baisse mécanique du prix des autorisations de stationnement sur le marché.

Plusieurs tentatives en témoignent : Nicolas Sarkozy avait ainsi confié une mission à Jacques Attali en 2007 sur la libération de la croissance. Parmi ses recommandations figurait l'augmentation du nombre de licences de taxis parisiens. Deux jours après la publication du rapport, les taxis ont menacé de bloquer Paris et les aéroports ; dans la soirée, le Gouvernement a indiqué qu'il renonçait à cette proposition du rapport Attali.

Aussi, quand est arrivée Uber en 2011, il s'agissait pour certains d'entre nous d'une divine surprise, puisque cette plateforme répondait finalement à la nécessité d'augmenter le nombre de taxis ou de VTC. L'anecdote veut d'ailleurs que le fondateur d'Uber ait décidé de lancer son entreprise durant un séjour à Paris en constatant le nombre insuffisant de taxis à l'aéroport de Roissy. D'ailleurs, dès 2011, Uber a connu un très grand succès. Les Parisiens y ont vu une nouvelle offre qui leur a permis de se déplacer. La tendance était d'ailleurs favorable à Uber : les utilisateurs étaient satisfaits de la qualité du service.

Les taxis n'ont pas eu tort de parler de concurrence déloyale : ils payaient un droit d'entrée exorbitant et voyaient des chauffeurs exercer leur activité sans avoir à s'en acquitter. Cependant, ce n'est pas Uber qui était en tort mais la gestion paternaliste et clientéliste de cette affaire par l'État. D'ailleurs, dans d'autres pays, Uber ne s'est pas implanté lorsque l'offre de taxis était satisfaisante.

En 2011, j'étais adjoint au maire chargé des relations avec la préfecture de police. J'étais aussi député de Paris.

À partir de là, la tension a monté et des altercations ont débuté. Les taxis étaient de plus en plus nerveux : Uber représentait en effet une forme d'innovation. À ce moment, la préfecture de police et le ministère de l'Intérieur – car la France est le seul pays où les taxis sont gérés sous un angle d'ordre purement public, et non sous un prisme économique – sont intervenus. Une mission a été confiée au député Thévenoud, qui a proposé un rapport dont est issue une proposition de loi. Ce rapport était très déséquilibré.

Lors de la présentation de la proposition de loi, Bernard Cazeneuve, alors ministre de l'Intérieur, a déclaré : «  La proposition de loi a pour objet d'empêcher les VTC de pratiquer la maraude électronique afin de préserver pleinement le monopole des taxis  ». L'objectif était donc très clair.

Plus encore, cette proposition de loi proposait de créer une application avec l'aide de l'État pour les taxis. Il ne s'agissait de rien de moins que de transférer l'innovation d'Uber aux taxis ! De même, l'obligation de retour à la base ne visait qu'à faire baisser la tension et à donner des gages aux chauffeurs de taxi. Une grande partie de ces propositions, d'ailleurs, n'a jamais été appliquée : c'est le cas de l'interdiction de la géolocalisation pour les VTC. Cette mesure était totalement virtuelle !

Nous étions donc nombreux à émettre des réserves, même si nous n'avons pas refusé toutes les propositions. Avec d'autres députés, comme Luc Belot, nous avons donc décidé de nous organiser pour défendre, non pas les VTC, mais les consommateurs, qui, le soir, attendaient parfois une heure et demie pour trouver un taxi à la sortie des gares.

Or, deux ans après, bis repetita  ! Dans une même législature, nous avons examiné deux propositions de loi sur les taxis et les VTC.

Dans le cadre de la « loi Grandguillaume », nous sommes revenus sur plusieurs dispositions. L'État a tenté d'augmenter les barrières à l'entrée, notamment avec des obligations sur la formation, ce qui a entraîné de grandes difficultés pour les chauffeurs, qui doivent très rapidement rentabiliser la location de leur véhicule. Pour ma part, je considère avoir fait mon travail d'élu parisien en défendant un service de taxis, puis de VTC. Il y en a désormais 20 000, contre 10 000 à l'époque.

Finalement, toutes ces dispositions n'ont jamais été appliquées – puisqu'elles étaient inapplicables ; de plus, les taxis se sont mis à niveau. M. Rousselet me l'avait dit lui-même : l'application de la G7 est tout à fait performante. Un effort considérable a été consenti par les taxis. Ceux-ci doublent à peu près l'offre dans Paris et la métropole et chacun a l'air semble plutôt satisfait.

Je précise qu'Uber n'a jamais été la seule plateforme de VTC. J'ai rencontré de nombreux acteurs de ce secteur. M. Rousselet m'avait d'ailleurs dit qu'il était conscient que les taxis devaient s'améliorer et qu'il avait l'intention de contribuer à cette amélioration.

Quand le dossier m'est parvenu, il se trouve que j'avais une relation qui connaissait le directeur des affaires institutionnelles d'Uber, M. Quintard Kaigre. Il m'a fait visiter le centre d'Uber dans le XIXe arrondissement. J'ai pu échanger avec des chauffeurs à cette occasion. Je ne m'en suis d'ailleurs pas caché puisque j'ai publié un tweet à ce sujet.

Par la suite, nous nous sommes revus à deux reprises, dans mon bureau. Nous n'avons jamais déjeuné ensemble. Je n'ai jamais rencontré d'autres représentants d'Uber.

S'agissant des amendements, je veux d'abord rappeler qu'il est courant que les entreprises privées aussi bien que les syndicats ou les ONG envoient des propositions d'amendements aux députés qu'ils savent sensibles sur le sujet. J'ai toujours prêté attention à ces propositions, sans jamais les reprendre dans leur totalité. Le Monde a indiqué que j'avais déposé un des amendements proposés par Uber. Si je l'ai fait, c'est qu'il était bien écrit et que j'ai considéré qu'il méritait d'être défendu au cours du débat. Cependant, ce n'était pas l'amendement d'Uber mais le mien, dès lors que je l'ai signé. Dans tous les cas, c'est bien la délibération en séance et les réponses du rapporteur et du ministre qui comptent. Je ne vois donc pas de problème majeur à cela.

En revanche, je conteste formellement l'idée d'avoir été le « VRP d'Uber » : le terme est infamant.

Par ailleurs, vous évoquez un «  lobbying agressif » : j'ai vu bien pire qu'Uber ! Vous oubliez en effet qu'Uber n'était alors qu'une petite start-up – avec, certes, une capitalisation énorme, mais une structure très faible. Elle n'avait rien à voir avec les grandes entreprises dotées d'une armée de lobbyistes, de directeurs, d'institutionnels et de services structurés. À l'époque, elle ne comptait probablement qu'Alexandre Quintard Kaigre dans son service. Nous avons échangé : je n'avais d'ailleurs pas besoin que l'on m'explique le problème, puisque j'étais déjà assez convaincu. Enfin, il ne faut pas oublier que le lobbying des taxis, lui, était au cœur même de l'État.

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En effet, M. Thévenoud a évoqué le lobbying intense mené par les taxis comme par les VTC. M. Rousselet nous a confirmé avoir eu accès aux principaux dirigeants. Comment, dès lors, expliquez-vous le conservatisme des autorités publiques lors de l'élaboration des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume » ? Vous soulignez que la demande des consommateurs était réelle, en particulier à Paris, par comparaison avec des villes comme Londres, Madrid ou New York. L'offre de ces plateformes était plébiscitée – même si cela ne signifie pas que leur méthode d'accès au marché était légitime. Comment expliquez-vous la prudence et les mesures d'encadrement prises en réponse ?

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Christophe Caresche, ancien député

Le mode de gestion a empêché d'aborder ce service sous un angle économique. Cette affaire a toujours été cogérée de manière paternaliste et clientéliste entre la préfecture de police et les taxis. Vous ne trouverez jamais une étude économique sur les taxis à la préfecture de police : cette dernière ne les a jamais vus comme un service économique mais les a toujours abordés sous l'angle de l'ordre public.

Vous avez entendu des économistes qui ont réalisé des enquêtes pour Uber ; en effet, quand Uber s'est implantée en France, il n'existait aucune étude sur la question. L'État ne s'était jamais préoccupé de cette question. Uber cherchait à promouvoir ses intérêts économiques : il était normal de procéder à ce type d'analyse, quand la préfecture applique des tarifs réglementés – sans que l'on sache sur quelle base ils ont été définis.

La situation dans laquelle s'est trouvé l'État avec le marché des licences de taxis était intenable. D'ailleurs, il a même été question que l'État rachète les licences de taxis pour 1,5 milliard d'euros pour se libérer de cette contrainte !

Le lobbying des taxis était en effet réel. N'oublions pas que les taxis ont un argument que d'autres professions n'ont pas : ils peuvent bloquer Paris. Leur mobilisation a été spectaculaire au moment du rapport Attali. C'était d'ailleurs Emmanuel Macron qui en était rapporteur : il connaissait bien le sujet, même s'il n'en était pas en charge – ce rôle revenant à Bernard Cazeneuve pour la proposition de loi de M. Thévenoud, et au ministre des Transports pour celle de M. Grandguillaume.

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Combien d'amendements avez-vous déposés ? Pourriez-vous préciser l'intitulé de la loi, son objet et sa finalité ? Quels autres députés ont participé à la visite du siège d'Uber en 2015 ?

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Christophe Caresche, ancien député

Je n'avais pas le souvenir de l'amendement dont m'a parlé le journaliste du Monde. Je ne nie pas l'avoir déposé ; il est possible que j'aie repris des propositions d'Uber mais je ne m'en souviens pas. En tout cas, je n'étais ni le VRP ni le presse-bouton d'Uber.

Je suis allé visiter seul le siège d'Uber. Je n'ai pas le souvenir de réunions, même si je l'avais sans doute proposé à d'autres députés.

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Des médias indiquent que vous auriez visité le siège de l'entreprise à l'automne 2015, entouré d'une dizaine de parlementaires – ce qui a ravi Uber, puisqu'Alexandre Quintard Kaigre a précisé dans un document interne à la société : «  J'ai fait venir ce matin pendant deux heures trente Christophe Caresche, député socialiste de Paris, vice-président de la commission des Finances à l'Assemblée nationale, proche de Macron et Valls : il est à fond  ». Par la suite, vous auriez organisé une réunion entre les réformateurs du parti socialiste et les représentants d'Uber, avant d'assurer par SMS à votre interlocuteur chez Uber que vous remonteriez les demandes de la multinationale auprès d'Emmanuel Macron et de Manuel Valls.

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Christophe Caresche, ancien député

Les Uber files ont été publiés par le directeur international des relations institutionnelles d'Uber, après un différend avec son patron. Toutes ces informations émanent donc d'Uber. Je ne suis pas responsable des propos d'Alexandre Quintard Kaigre auprès de sa hiérarchie. Il est en tout cas vrai que je n'avais pas besoin d'être convaincu.

Je suis allé visiter le centre d'Uber, sans m'en cacher. J'ai proposé cette réunion à plusieurs députés, mais elle ne s'est jamais tenue, faute de combattants : 90 % des intervenants de ce débat étaient parisiens. Les autres députés s'y intéressaient en réalité fort peu.

Il est possible qu'Alexandre Quintard Kaigre ait écrit dans l'un de ses comptes rendus que nous organiserions cette réunion mais dans mon souvenir elle ne s'est jamais tenue.

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Vous étiez cosignataire, avec Philippe Doucet, d'un amendement à l'article 27 bis de la « loi El Khomri », visant à empêcher toute requalification en salariés des travailleurs des plateformes, en refusant de considérer leur relation à la plateforme comme un lien de subordination. Cet amendement est au cœur de de la stratégie d'implantation d'Uber, qui consistait à se passer du code du travail et à revenir au paiement à la tâche.

Quel regard portez-vous aujourd'hui sur cet amendement ? En effet, l'ubérisation s'est développée dans des secteurs bien plus larges que le transport et la livraison à domicile. Nous assistons par exemple à l'essor de plateformes qui se substituent au modèle de l'intérim, jusque dans le secteur de la santé. Ce modèle d'extrême précarité est finalement archaïque : il nous renvoie à ce qui précédait le code du travail instauré en 1910.

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Christophe Caresche, ancien député

Je m'étais investi dans l'examen des deux propositions de loi mais je n'ai pas le souvenir d'avoir défendu cet amendement.

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Votre amendement était tombé mais sachez qu'il a permis la convergence des chauffeurs de taxi à la mobilisation des organisations syndicales plus classiques.

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Christophe Caresche, ancien député

L'offre de taxis et de VTC à Paris et le droit du travail sont deux sujets différents. Je ne me souviens pas de cet amendement, même si je l'ai manifestement signé.

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Cet amendement est au cœur du sujet. Aucune mission d'information ou d'inspection générale des services de la Ville de Paris n'a été menée sur l'offre complémentaire aux transports en commun que constitue l'offre de taxis et que pourraient constituer les VTC. Vous soulignez aussi, à raison, que la préfecture n'abordait pas non plus cette question sous un angle économique. La préfecture a d'ailleurs beaucoup de mal à définir précisément le nombre de chauffeurs VTC opérant dans la capitale. Vous indiquez également que le modèle Rousselet imposait sa loi dans le secteur, la G7 ayant largement profité de la décision de M. Pasqua de légaliser la spéculation sur les licences, au vu du nombre qu'elle en détenait et grâce à la création par les pouvoirs publics du modèle de locataire-gérant – prémices à la précarisation du travail développée par Uber.

Cependant, il existait d'autres manières de répondre aux besoins des usagers ; le développement d'Uber à Paris a notamment conduit à la fin d'Autolib. Vous souvenez-vous des autres amendements concernant les mobilités ?

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Christophe Caresche, ancien député

Lorsque je travaillais à la mairie de Paris, nous avions rapidement compris que l'État ne répondrait pas à nos propositions. La mission Attali, qui tentait de trouver des solutions, s'est conclue par un échec. Nous avons donc compris que le système ne permettrait pas d'augmenter l'offre de taxis de manière significative. Ce n'était pas la mairie de Paris qui était chargée de la gestion de ce service, mais l'État.

Les chauffeurs Uber que j'ai rencontrés à l'époque ne m'ont pas donné le sentiment d'être mécontents de leur situation. D'ailleurs, nombre d'entre eux ne souhaitent pas devenir salariés des plateformes. Le débat mérite d'être porté dans l'Assemblée nationale. L'intérêt d'une loi est qu'elle soit débattue : il n'y a rien de scandaleux à déposer des amendements. Je vous ai décrit précisément mes liens avec Uber : je n'ai pas le sentiment d'avoir été manipulé ou encore moins qu'il y ait eu une contrepartie à mon soutien.

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S'agissant des amendements « clé en main » que vous avez reçus, outre Uber, vous avez rencontré quatre autres plateformes de VTC – Snapcar, devenu LeCab, Allocab, Marcel et Chauffeur privé. Que pensez-vous d'une obligation de traçabilité des amendements et de la suggestion d'Anticor de créer une plateforme où les lobbys et les citoyens pourraient publier leurs propres propositions ?

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Christophe Caresche, ancien député

Parmi les amendements que j'ai déposés sur les lois « Thévenoud » et « Grandguillaume », l'un – selon Le Monde – faisait partie des propositions d'Uber. Je n'avais pas le souvenir de l'amendement concernant la « loi El Khomri » mais ne le renie pas.

Arrêtons de faire d'Uber un épouvantail à moineaux ! Uber est devenu emblématique d'un combat politique : ce simple mot semble désormais sulfureux. Pour ma part, j'ai eu le sentiment de rencontrer une structure assez artisanale et j'ai été témoin de pratiques de lobbying bien plus agressives de la part d'autres acteurs.

J'ai par exemple été rapporteur d'un projet de transposition d'une directive européenne qui visait à une plus grande transparence pour éviter la corruption sur la détention de mines, notamment en Afrique, par de grandes entreprises pétrolières ou minières. Cette directive, transposée dans le droit français, proposait que ces entreprises aient l'obligation de rendre publiques des informations sur la détention de ces mines. J'ai été harcelé par une organisation non gouvernementale américaine, qui tenait fortement à ce que le contenu de la transposition aille plus loin que celui de la directive. Je voyais pour ma part un risque de distorsion de concurrence. J'ai entendu plusieurs députés reprendre, mot pour mot, cet amendement lors des débats dans l'hémicycle. Or j'ai découvert que cette ONG ne publiait pas la liste de ses donateurs et que son conseil d'administration comptait une personnalité américaine qui avait fait partie du gouvernement de M. Bush, était bien connue pour ses liens avec l'industrie pétrolière et siégeait elle-même dans l'entreprise pétrolière Halliburton. J'ai trouvé étrange que l'on impose aux entreprises pétrolières françaises des dispositions qui pouvaient être inspirées par d'autres considérations que celles avancées – et je ne suis pas certain que les députés dépositaires de cet amendement l'avaient compris. Il s'agissait d'un lobbying très subtil.

L'amendement est un droit constitutionnel du parlementaire. Dès lors qu'il est déposé, c'est au parlementaire qu'il faut demander des comptes. Il ne serait cependant pas inutile qu'un parlementaire qui intervient dans un débat précise publiquement le nombre de fois où il a rencontré les acteurs concernés par le sujet.

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Vous estimez que nous caricaturons Uber et que nous dénigrons, à tort, ce qui n'était à l'époque qu'une petite start-up.

Pourtant, les Uber files montrent à quel point l'entreprise a enfreint la loi – qu'il s'agisse du code du travail, de ses obligations fiscales ou de son rapport à la concurrence. Transparency International France a rappelé que les pratiques illégales employées par Uber, comme l'utilisation du logiciel Greyball et du kill switch, auraient dû disqualifier la plateforme comme participante à l'élaboration de la loi. Dès sa création, Uber a théorisé sa stratégie, qui ne consiste en rien d'autre qu'imposer l'état de fait à l'État de droit : un document interne, intitulé «  pyramid of shit  », expliquait ainsi comment enfreindre les réglementations. Uber était donc bien conscient de l'illégalité de ses pratiques et de la nécessité de créer le chaos pour orienter la loi en sa faveur. En aviez-vous vous-même conscience à l'époque ? En effet, le contexte idéologique était alors très favorable à Uber.

Les études commandées par Uber à des économistes étaient biaisées, puisque leur résultat était connu par avance. Il s'agissait de donner une caution scientifique à la bataille de communication menée sur les réseaux sociaux.

Transparency International France suggère donc d'empêcher les plateformes qui pratiquent leurs activités de manière illégale de participer à la fabrique de la loi. Qu'en pensez-vous ?

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Christophe Caresche, ancien député

C'est tout à fait scandaleux. Transparency International est d'ailleurs l'une de ces organisations anglo-saxonnes qui pullulent ! Si une entreprise est dans l'illégalité, il suffit de la condamner. S'il y a eu deux propositions de loi pour légiférer sur le secteur, c'est qu'Uber n'était précisément pas dans l'illégalité.

Cet argument n'a cessé d'être donné par les chauffeurs de taxi, qui présentaient les chauffeurs VTC comme des délinquants – ce que vous venez d'ailleurs de faire. Rien de cela n'est vrai. Si les lois précédentes plaçaient les plateformes de VTC dans l'illégalité, il n'y aurait pas eu besoin de légiférer à nouveau.

Je suis bien conscient qu'Uber défend avant tout l'intérêt économique de son modèle mais je ne comprends pas l'obsession à en faire un monstre qui ne chercherait qu'à frauder. D'ailleurs, les chauffeurs ont été requalifiés grâce à des procès – qui sont les seuls lors desquels Uber ait été condamné : la loi s'est donc bien appliquée. Uber n'a pas été condamnée pour avoir utilisé le statut issu de la loi sur les transports intérieurs de 1982 (« Loti »).

Par ailleurs, les dispositions législatives que l'on a cherché à leur opposer étaient totalement hors de propos et n'ont jamais été mises en œuvre. Comment imaginer appliquer l'interdiction de la géolocalisation dans un pays comme la France ? C'est ce qui se pratique en Chine ! Cette tentative de criminaliser Uber est absurde.

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Lors de son audition, l'ancien ministre de l'Intérieur et Premier ministre Bernard Cazeneuve a déclaré : «  il n'y a pas de négociation possible avec ceux qui enfreignent la loi, sinon il n'y a plus d'État de droit  ».

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Vous avez expliqué l'antériorité de vos positions sur ce sujet. Avez-vous entretenu des liens financiers avec Uber lorsque vous avez quitté l'Assemblée nationale ? Vos prises de position ont-elles été récompensées par Uber ou une plateforme VTC ?

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Christophe Caresche, ancien député

Je ne travaille pas dans ce secteur et je n'ai jamais reçu la moindre contrepartie, même pas un déjeuner.

M. Cazeneuve avait pour seul objectif d'interdire la maraude électronique pour préserver le monopole des taxis et non de satisfaire la demande de mobilité à Paris, qui était très importante. D'ailleurs, je me réjouis que ce sujet soit relativement apaisé aujourd'hui : les plateformes ont permis de doubler l'offre de mobilité. Le niveau de qualité des taxis s'est aussi amélioré. Cependant, cette régulation n'est pas intervenue du fait de la loi.

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Une proposition de directive européenne visant à instaurer une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes est actuellement en débat et devrait considérablement changer la situation.

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Votre conviction était d'apporter plus de mobilité aux Parisiens : elle était légitime. Toutefois, Uber n'agissait pas dans le cadre de la loi, comme nous l'a confirmé M. Cazeneuve.

Avez-vous rencontré des représentants des taxis ? Comme vous l'avez indiqué, un député s'attache en effet à rencontrer différents acteurs pour se faire une opinion.

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Christophe Caresche, ancien député

J'ai rencontré M. Rousselet, président-directeur général de la G7.

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À cette occasion, avez-vous compris la raison pour laquelle les taxis pouvaient se sentir spoliés ?

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Christophe Caresche, ancien député

Bien sûr. Une partie des taxis bénéficiaient d'un droit d'entrée puisqu'ils avaient acquis une licence. Il était normal qu'ils entretiennent du ressentiment contre les chauffeurs VTC qui n'avaient pas payé ce droit d'entrée. L'État – et en particulier le ministère de l'Intérieur – a une lourde responsabilité dans cette situation pour avoir régularisé, sans raison apparente, le trafic de licences, par la loi de 1995.

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Vous dites que nous ne pouvions pas les indemniser. Pourtant, ces taxis avaient payé leur licence.

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Christophe Caresche, ancien député

En effet, il aurait fallu utiliser de l'argent public pour cela.

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La puissance publique leur retirait pourtant un droit qu'ils avaient acquis.

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Christophe Caresche, ancien député

La puissance publique offre ces autorisations sans contrepartie financière.

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La contrepartie, c'est qu'on leur supprime un droit. Il a donc été choisi de ne pas les indemniser.

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Christophe Caresche, ancien député

Je ne suis pas certain que l'État doive dépenser 1,5 milliard d'euros en contrepartie de la décision – qu'il a prise lui-même – de ne pas augmenter le nombre de taxis. Lorsque les VTC sont apparus, l'État a essayé de limiter fortement la capacité d'agir des plateformes. Les propositions de loi avaient précisément pour but d'ériger des barrières à leur entrée sur le marché, en déversant des tombereaux de contre-vérités à leur égard. Même si nous avons désormais écho des difficultés rencontrées par les chauffeurs, ces derniers, à l'époque, étaient plutôt satisfaits de travailler pour Uber.

La séance s'achève à dix-huit heures trente.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Benjamin Haddad, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl