Intervention de Jean-Marc Offner

Réunion du mardi 16 avril 2024 à 9h30
Commission d'enquête sur le montage juridique et financier du projet d'autoroute a

Jean-Marc Offner, urbaniste :

J'ai effectué une carrière de plus de trente ans de recherches sur les questions de mobilité, d'articulation entre réseaux et territoires, mais également sur la planification urbaine et territoriale, ainsi que sur la gouvernance. Je dispose d'une formation initiale à la fois en ingénierie et en sciences sociales, et je me suis donc beaucoup intéressé à l'articulation entre les processus d'évaluation et la décision politique. À la suite de ces trente années consacrées à la recherche et à l'enseignement supérieur, j'ai été, durant treize ans, directeur de l'agence d'urbanisme Bordeaux Aquitaine, avec des missions opérationnelles axées sur la conception et la mise en œuvre de l'action publique. Mes exemples seront donc davantage centrés sur l'Aquitaine que sur l'Occitanie.

Pour commencer avec le terme d'enclavement, un territoire est considéré comme enclavé dès lors qu'il est étranger à son environnement. À titre d'exemple, l'une des enclaves célèbres en matière géopolitique est celle de Kaliningrad, anciennement Königsberg, territoire russe au sein de pays étrangers, qui illustre les phénomènes d'amplification des effets de frontières et de discontinuité territoriale. Il s'agit donc d'un concept relatif et d'une question de modalités d'insertion dans des réseaux d'échanges, qui sont nombreux et au sein desquelles cette insertion peut être réalisée de multiples manières.

Je reviendrai ultérieurement sur la situation particulière de Castres et sur la question de son éventuel enclavement. Je tiens avant tout à préciser qu'un enclavement ne doit pas forcément être considéré comme une donnée négative. Je citerai à cet égard deux exemples, résumés par des titres de journaux. Dans le journal Le Monde, en 2015, il était écrit : « Bretagne, une région aisée mais qui souffre de son enclavement. » Pourquoi la Bretagne souffre-t-elle de son enclavement alors qu'elle est aisée ? Et en 2014, « la grève d'Air France met en lumière l'enclavement de Toulouse. Sans TGV et à la merci des grèves d'Air France, la capitale régionale se révèle mal desservie et isolée ». Bien que Toulouse et la Bretagne soient des territoires français dynamiques, ils sont présentés comme enclavés et, de ce fait, en souffrance. L'idée d'enclavement est en fait très relative... Est-ce véritablement un problème pour Toulouse de ne pas être desservie par le TGV ? Nous avons là une manière de penser l'insertion dans les réseaux selon laquelle une grande ville qui ne dispose pas encore de sa liaison TGV doit nécessairement en être dotée. Il en va de même pour la Bretagne, car bien que Quimper et Brest ne bénéficient pas de ces flux, cet éloignement géographique structurel peut également constituer un atout pour d'autres types de projets territoriaux. Ces exemples me permettent de mettre évidence le fait que des échanges autour des réseaux d'infrastructures (qu'il s'agisse de réseau ferroviaire, de TGV, de routes, de métros, de tramways ou de réseaux d'énergie) s'accompagnent de registres argumentaires différents suivant les périodes de développement des réseaux. Or les évaluations préalables à l'intérêt des projets ne prennent pas en compte cette manière de penser les réseaux.

Il y a trente ans, j'ai écrit dans L'Espace géographique, qui est la revue francophone de référence en matière de géographie, un article intitulé « Les effets structurants du transport : mythe politique, mystification scientifique ». Cette publication, largement citée à la fois dans et hors du monde académique, a été tellement reconnue que la revue a fait, en 2014, un dossier sur l'article vingt ans plus tard. J'ai toutefois été interpellé par le fait que personne n'a véritablement remis en cause ma thèse, d'un point de vue scientifique, technique ou intellectuel. Cette idée d'effets structurants et d'impacts a ainsi perduré, et continue d'alimenter les discours politiques et médiatiques sur les réseaux de transports. Je souhaite donc aujourd'hui, avec vous, tenter de comprendre la force de cette mystification scientifique et la perpétuation de ce mythe politique qui continue à servir d'argument pour ces projets d'infrastructure.

Je reviendrai tout d'abord sur ce terme de mystification scientifique. De nombreuses études de suivi ont été effectuées en France ou à l'étranger, dans différents cadres, par exemple à Lyon pour l'arrivée du métro ou du TGV. Or la plupart de ces études, dont les conclusions apparaissent trop hâtives, peuvent être blâmées pour leur manque de rigueur. À Bordeaux, l'arrivée du TGV est notamment rendue responsable par la population comme par les élus de l'augmentation des prix de l'immobilier. Toutefois, le seul constat que les prix de l'immobilier ont évolué en comparaison de l'époque où le territoire ne disposait pas du TGV ne saurait être probant. La méthode de la photographie avant/après, encore largement utilisée, ne permet en aucun cas de tirer des conclusions sur les impacts et il serait préférable de disposer de tendances, d'étudier les changements liés à l'arrivée du TGV.

La méthode la plus rigoureuse, dans des études d'évaluation postérieures, consiste à comparer la situation effective avec la situation nécessairement virtuelle de ce qui aurait pu advenir si l'autoroute, le TGV ou le métro n'étaient pas arrivés mais, à l'exception des situations dans lesquelles les acteurs disposent d'un recul historique suffisant ou de multiples études de cas, il est rare qu'elle soit employée. En pharmacologie, l'unique méthode réellement légitime et rigoureuse est l'expérimentation en double aveugle, qui consiste à observer quels effets surviennent après la distribution d'un placebo et d'un vrai médicament, sans que ni le médecin ni le patient sachent lequel est donné. Bien qu'elle soit difficilement applicable au secteur des politiques publiques, les pratiques s'en approchent dans les pays anglo-saxons et scandinaves, où la culture de l'évaluation est bien ancrée. Aux États-Unis par exemple, si un État expérimente un dispositif tel que le permis de conduire à 16 ans, tandis qu'un autre ne l'expérimente pas, les impacts sont mesurés et étudiés. La rigueur est donc supérieure. Nous avons naturellement tendance à trouver des liens de cause à effet et à expliquer ainsi nos constats.

Il arrive néanmoins que nous parvenions à être méthodologiquement rigoureux. Je peux citer à cet égard l'exemple historique de la desserte par le chemin de fer des villes moyennes françaises au XIXe siècle, et les implantations de gares sur lesquelles des études existent. De la même façon, les observatoires français sur les autoroutes permettent de disposer d'un suivi de longue durée, à l'image de la thèse de François Plassard sur les autoroutes et le développement régional.

En laissant de côté la nécessaire critique méthodologique et en prenant le temps et les précautions indispensables, nous pouvons proposer la conclusion suivante : les infrastructures de transport amplifient et accélèrent certaines tendances préexistantes. Il s'agit d'une conclusion consensuelle, y compris au sein d'organismes tels que les héritiers de la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR), pourtant axée sur une vision proactive des infrastructures. Une nouvelle infrastructure de transport crée, grâce à l'augmentation des vitesses, un accroissement de l'accessibilité et une dilatation des aires de marché ou zones de chalandise pour les services, les produits, l'habitat et l'emploi. Ainsi l'aire de marché résidentielle pour les habitants de Castres et de Toulouse s'élargit-elle grâce à la construction de l'A69. Cet élargissement des aires de marché ne fonctionne toutefois que pour certains services ou produits, pour lesquels l'élargissement de l'aire de chalandise est pertinent. Dès lors, la concurrence s'accroît, entraînant ainsi une amplification de situations préexistantes pour la santé économique des acteurs du territoire.

Afin d'éclairer mon raisonnement, je citerai deux exemples qui concernent le TGV Paris-Lyon, autour duquel, outre l'importante augmentation du trafic, peu de phénomènes structurants sont à souligner. Il se trouvait à Lyon des entreprises spécialisées dans le conseil aux PME, historiquement développées, qui n'existaient pas à Paris. Le TGV, grâce auquel l'aller-retour pouvait être effectué dans la journée, a ainsi permis à ces consultants lyonnais de trouver de nouveaux marchés dans la capitale. Le second exemple est celui des tours opérateurs qui ont permis aux touristes japonais de passage à Paris de faire l'aller-retour dans la journée pour aller découvrir la gastronomie lyonnaise le temps d'un déjeuner. Ces illustrations, bien qu'anecdotiques, visent à faire comprendre cette notion d'élargissement de la zone de chalandise.

Les élargissements d'aires de marché n'ont en revanche de pertinence que pour des sujets bien précis. À l'inverse, un boucher alpin, qui vend sa viande à des prix supérieurs au marché aux habitants qui n'ont pas accès à un hypermarché, sera désavantagé par la création d'une voie express ou d'une autoroute grâce à laquelle la clientèle du village adoptera d'autres comportements de consommation. L'autoroute ou la voie express élargissent ainsi l'aire de marché du boucher qui n'est pas suffisamment concurrentiel, mais à son détriment.

Ce mécanisme explique donc les constats de l'amplification et de l'accélération des tendances préexistantes, dont les territoires favorisés profitent, à l'inverse des territoires en souffrance. Un autre exemple est celui de Bordeaux, où le TGV est arrivé en 1990, faisant passer la liaison avec Paris de 4 heures 30 à un peu plus de 3 heures, sans pour autant qu'on observe d'effet significatif, Bordeaux étant alors une ville peu dynamique. Dès 2014 en revanche, le trajet s'effectuant en 2 heures, les tendances existantes telles que l'attractivité démographique et la hausse des prix de l'immobilier se sont trouvées renforcées.

Sur le sujet précis des autoroutes, je citerai l'exemple de la liaison entre Pau et Langon. Le président de la région avançait, à l'époque, l'argument de l'enclavement de Pau qui, du fait de sa situation, à 2 heures de Bordeaux, subissait une diminution du nombre de ses habitants. Le périmètre institutionnel, avec le territoire pris en considération, joue donc sur cette notion. Le maire de Bordeaux avançait, quant à lui, l'argument de la cohésion territoriale. Le trafic sur cette autoroute s'est, finalement, avéré plus faible que prévu, entraînant une augmentation des coûts de péage en vertu de laquelle les arguments liés à la sécurité sont devenus caducs. Les bilans ont non seulement montré que cette liaison n'avait entraîné aucun effet, mais également que les projets de zones d'activité ou d'échangeurs avaient été lancés sans coordination.

L'emploi du terme de mythe politique se justifie ainsi par le fait que le dogme des effets structurants n'est, d'une part, pas démontré par les recherches scientifiques, mais qu'il s'avère également contre-productif par rapport à la manière dont une infrastructure peut être valorisée. En croyant à des effets automatiques et à des relations de cause à effet, la puissance publique perd ainsi ses capacités à valoriser au mieux ces infrastructures.

Pour terminer sur ce premier aspect de la mystification scientifique, il est important de comprendre les effets de synergie. Bien que nous ne soyons pas dans le cadre des relations de cause à effet, il existe néanmoins des convergences de mutation, à l'exemple des changements dans les comportements de déplacement. Il s'agit notamment des situations où les individus délaissent la voiture au profit des transports en commun ou délaissent ces derniers au profit du vélo. Si nous étudions ces changements, toute chose égale par ailleurs, nous constatons qu'une nouvelle offre de transport n'entraîne pas de modification des comportements de déplacement. En revanche, s'il existe une rupture dans le cycle de vie du ménage, le comportement lié aux modes de mobilité est susceptible d'évoluer. Il convient donc de délaisser la notion de relation de cause à effet au profit de l'idée d'une amplification et d'une accélération des tendances, ainsi que d'une recherche de synergies. Aussi, en prospective sur la meilleure action concernant la gestion des processus de décision liés aux infrastructures, leur mise en œuvre et leur accompagnement, ces effets de synergie me semblent-ils essentiels.

En conclusion, aucun effet structurant n'est associé au transport, le mot même d'impact est trop fort, mais des accompagnements sont, selon les opportunités et les contextes, liés notamment aux synergies avec d'autres mutations du territoire, nécessaires. Dès lors, pourquoi le mythe politique perdure-t-il ? Et pourquoi les médias relaient-ils fortement cette vision, à l'image du TGV ou de l'autoroute Pau-Langon, censés tout changer ? Une première raison, peu satisfaisante, consiste à considérer qu'il est toujours plus aisé, voire pédagogique, d'expliquer le changement par une relation de cause à effet univoque. Cela consiste, par exemple, à expliquer que les Parisiens envahissent Bordeaux en raison du TGV, alors même qu'ils n'ont pas envahi Metz ou Strasbourg, qui possèdent pourtant le TGV. Depuis trente ans, Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse ou Montpellier bénéficient d'une attractivité démographique que n'ont pas les autres métropoles et qui ne se résume pas à leur accessibilité en TGV. Au-delà de l'argument de l'effet structurant et de la simplicité de l'analyse, il est nécessaire d'observer l'évolution des argumentaires au fil de la morphogenèse du réseau.

Les autorités politiques locales s'appuient sur les grands projets pour démontrer l'utilité de l'action publique, alors que l'avenir semble être davantage au ménagement qu'à l'aménagement, et que les questions de gestion, d'entretien ou de maintenance devraient occuper une plus grande place. Les grands projets étant plus faciles à financer, en ce qu'il est notamment plus aisé de prévoir des financements spécifiques, l'action publique démontre une propension à les favoriser. S'agissant des infrastructures, l'exemple des routes démontre que l'utilité de leur aménagement varie. Les empires et les royaumes les ont construites pour guerroyer et les républiques pour symboliser et faire fonctionner un territoire politique. Lorsque Louis XI crée et développe la poste royale, il développe concomitamment les routes afin de façonner les limites du territoire sur lequel il règne. Il en ira ensuite de même avec la route, puis le fer, à travers lesquels les royalistes et les républicains souhaiteront montrer qu'ils s'occupent des campagnes. En termes d'évolution du réseau, une première phase consiste donc à tracer des lignes, qu'elles soient royales ou impériales, sans que la notion de réseau soit encore présente. Dans l'histoire récente, les lignes de TGV, à l'image de la liaison Paris-Lyon, précèdent l'émergence d'un réseau de TGV, qui apparaîtra progressivement. Les argumentaires peuvent ainsi différer en fonction de la phase de maturité du réseau : les raisonnements se fondent tout d'abord sur des notions de lignes ou de tronçons, jusqu'à ce que le service rendu devienne suffisamment intéressant pour penser son développement en réseau. De nouvelles lignes vont alors être créées jusqu'à ce que le développement en réseau amène à considérer le service rendu comme indispensable, dans des secteurs tels que l'électricité, l'énergie ou les télécommunications. On parle alors de service universel. Il s'agit du raisonnement relatif à internet, sans lequel nous ne pouvons pas vivre en société, ou relatif à l'électricité et au gaz dans les villes par le passé : si certains en disposent, tout le monde doit en disposer. Il en va de même pour les réseaux de transport et, s'agissant des réseaux d'électricité ou de téléphone, l'espace peut être couvert et maillé dans sa totalité. Les chemins vicinaux ont été construits suivant une logique similaire, en allant jusqu'au plus près de la production de blé, jusqu'à aboutir, à la fin du XIXe siècle, à l'unification du marché du blé en France.

Cette idée, bien qu'elle soit similaire dans les transports, ne peut se traduire de la même manière. Par exemple, en raison des dispositifs techniques, il est impossible d'installer une station de tramway ou une gare TGV au pied de tous les logements. Pour fonctionner correctement, ces réseaux doivent donc être hiérarchisés : TER puis TGV, ou encore route départementale, nationale, puis autoroute. Or hiérarchiser signifie sortir de l'égalitarisme territorial et implique l'impossibilité de mailler totalement le territoire ou d'y superposer le réseau. Dès lors, des jalousies naissent, à l'image des villes périphériques qui sollicitent des arrêts que la SNCF n'est pas techniquement en mesure de proposer. Des compromis doivent donc être trouvés entre une inégalité de traitement justifiée par l'efficacité du service et des revendications d'égalité territoriale légitimes. L'histoire des autoroutes est, à plusieurs égards, similaire. La nécessité de trouver cet ajustement entre l'impossible couverture universelle et une forme d'égalité a ainsi conduit à l'invention du principe de « trente ou quarante minutes pour accéder, depuis chez soi, à un échangeur routier ou une gare TGV » formalisé par la loi Pasqua. De la même manière la construction du métro de Fulgence Bienvenüe s'est-elle accompagnée du principe selon lequel aucun habitant de Paris ne devait se trouver à plus de 300 mètres d'une station. Le plan Freycinet de développement du ferroviaire en France prévoyait quant à lui, au XIXe siècle, une gare dans chaque chef-lieu. La France a donc œuvré, historiquement, à introduire une norme d'égalité, liée au territoire et non aux individus.

Il convient, pour conclure, de souligner que ce mythe de l'effet structurant n'est pas propice à la bonne gouvernance de la décision. Il est donc nécessaire de s'en détacher et d'accepter l'idée de l'amplification des tendances ainsi que la notion de synergie, afin de bien gérer la décision et la mise en œuvre des infrastructures. Cela implique de se préoccuper des tendances préexistantes, d'anticiper les aires de marché et les zones de chalandise qui seront affectées, positivement ou négativement, par l'infrastructure, et de coordonner les mesures d'accompagnement pour assurer correctement la valorisation du territoire ou prévenir, au moyen de contre-mesures, les souffrances que pourrait causer la nouvelle offre. Ce discours, bien que convenu, se trouve légitimé par la critique du mythe de l'effet structurant associé aux projets collectifs. Un dernier exemple pourrait être celui du TGV Bordeaux-Toulouse. Si j'ai pu entendre, à son sujet, de nombreux arguments favorables ou défavorables, je n'ai en revanche jamais entendu parler d'un projet de coopération entre les deux villes. Bien que les deux agences d'urbanisme œuvrent, depuis longtemps, en faveur de l'idée d'une métropole à deux têtes, plusieurs raisons ont conduit les autres acteurs à se désintéresser du projet. Or, même si cette ligne n'a pas pour principal intérêt le désenclavement de Toulouse, elle permettrait en revanche de faire naître d'intéressantes et fructueuses coopérations entre les deux cités. Mais cela doit être anticipé, préparé en donnant un sens territorial à l'infrastructure.

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