Commission des affaires étrangères

Réunion du jeudi 13 avril 2023 à 10h35

Résumé de la réunion

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La réunion

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La commission auditionne, dans le cadre de la préparation de l'examen du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (n° 1033), M. Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN, et M. Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), sur la défense de l'Europe.

Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, président

La séance est ouverte à 10 h 40

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Nous allons aborder au cours de cette audition la défense de l'Europe. Nous avons précédemment examiné un ensemble de mutations des conditions dans lesquelles une politique de projection de nos forces pouvait ou non se déployer à l'extérieur. Les mutations qualitatives ont pu être explorées de façon très intéressante. Nous avons pointé un certain nombre de difficultés, d'incertitudes, peut-être d'insuffisances du projet de loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030. Il est assez clairement apparu que nous étions en train de vivre, dans ce domaine comme dans d'autres, ce que le chancelier fédéral allemand a appelé une « nouvelle ère ».

Le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, a considérablement influencé la perception qu'ont de nombreux partenaires de la France – et la nôtre – des enjeux de la défense de l'Europe. Pour autant, les données du problème sont-elles fondamentalement modifiées ? C'est l'un des aspects que nous tenterons d'éclairer. Traditionnellement, la France porte l'ambition d'une Europe de la défense crédible, sans que le contenu tangible qui en découle ne soit jamais précisé. Dans cette vision, l'Europe de la défense se veut aussi complémentaire de l'Alliance atlantique – pour reprendre les termes qui figuraient dans le communiqué franco-américain publié suite à la crise de l'épisode de l'alliance AUKUS – et doit être capable de défendre les intérêts de notre continent si nécessaire. Soutenir cette vision constitue une façon de poser le problème sans le résoudre.

Nombre de nos partenaires s'en remettent au parapluie américain tout en ayant à l'esprit qu'ils craignaient, avant le déclenchement de la guerre, que les Américains ne les lâchent pour se concentrer sur leur confrontation avec la Chine, ce qui les aurait incités à se montrer indulgents à l'égard de Poutine. Cette crainte m'avait frappé lorsque nous avions rencontré nos amis polonais et baltes. Évidemment, les initiatives prises par le président de la Fédération de Russie ont profondément modifié les choses et la confiance dans le parapluie américain a retrouvé un niveau d'autant plus élevé que l'attitude de solidarité des Américains vis-à-vis des Européens et de l'Ukraine, face à l'agression russe, a été très nettement perçue.

La future loi de programmation militaire, telle qu'elle est prévue, prend-elle en compte la mutation qu'appelle ce contexte renouvelé ? D'une part, nous restons fidèles à l'idée selon laquelle le territoire national et les intérêts essentiels du pays sont garantis par la force nucléaire de dissuasion. D'autre part, nous affirmons le désir d'une politique européenne de défense qui implique une stratégie de solidarité avec les Européens et une organisation de la solidarité avec nos alliés américains. L'articulation de ces deux dimensions est complexe et les pointillés pour le moins délicats à dessiner entre les deux.

Les orientations d'une stratégie militaire française, assez tournée vers un modèle expéditionnaire et qualitatif de projection, limitaient fortement notre engagement territorial au plan européen. Le projet de loi de programmation militaire prend-il la mesure du virage qu'implique la guerre en Ukraine, face au retour de la menace russe et à la réhabilitation de la guerre de haute intensité sous des formes traditionnelles, notamment l'utilisation de moyens blindés d'artillerie et de l'aviation sous les formes connues par le passé ? Chacun perçoit également la modification du rapport de force parmi les puissances européennes, avec notamment la montée en puissance de la Pologne et, dans une moindre mesure, des pays baltes. Dans ce paysage en transformation, le projet de loi de programmation militaire n'apparaît-il pas un peu trop comme la continuation de la politique de la France ? C'est cette interrogation que nous allons porter cet après-midi devant le ministre des armées, Sébastien Lecornu. Elle guidera aussi nos échanges au cours de cette audition.

M. Grand, vous êtes familier de notre commission. Vous avez exercé d'éminentes fonctions. Vous avez notamment été, de 2006 à 2008, sous-directeur des questions multilatérales et du désarmement au sein de la Direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des affaires étrangères et européennes. Plus récemment, de 2016 à octobre 2022, vous avez été Secrétaire général-adjoint de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Votre statut actuel de chercheur vous confère une grande liberté de parole. Vous présentez donc, pour nous, le profil idéal de celui qui sait tout et qui peut tout dire.

Nous avons également le grand plaisir d'accueillir M. Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Vous êtes spécialisé dans les questions d'intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère, ainsi que dans la coopération militaire et sécuritaire entre l'Union européenne et l'Afrique. Vous entendre, sachant que vous êtes Italien, basé à Bruxelles et au contact de l'ensemble de nos partenaires, sera particulièrement intéressant et nous apportera peut-être un regard différent, plus « relativiste », sur les choix effectués par la France.

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Je vous remercie, Monsieur le président, pour votre invitation. Je suis heureux d'être présent, cette fois-ci, en personne, la pandémie de Covid-19 ne l'ayant pas permis la dernière fois.

La loi de programmation militaire se construit dans un contexte européen assez inédit, d'abord du fait du retour de la guerre en Europe. Il s'agit d'une dimension fondamentale de l'environnement stratégique auquel cette future loi de programmation doit répondre. Cet environnement confirme également le retour, qui se dessinait déjà depuis quelques années, de la compétition entre puissances majeures. Nous le voyons entre les États-Unis et la Chine, de même qu'en ce qui concerne la Fédération de Russie, qui a très fortement investi dans la défense.

Je rappelais, lors d'une précédente audition, il y a une dizaine d'années, à propos d'une autre loi de programmation militaire, qu'à l'époque, alors que les dépenses de défense déclinaient en Europe, la Russie avait accru son budget de défense de près de 200 % au cours de la première décennie du siècle ; pour la Chine, cette augmentation était de 300 %. La tendance s'est poursuivie et le budget de la défense russe a connu, avant même la guerre en Ukraine, un quasi-triplement au cours des vingt premières années du siècle ; pour la Chine, nous avons assisté au quadruplement de ce budget. Cela modifie assez profondément l'environnement stratégique, les États-Unis restant, simultanément, à un niveau de dépenses très élevé : environ quatre fois les dépenses de l'ensemble des pays de l'Union européenne.

Il faut également avoir à l'esprit que certains de nos partenaires européens ont engagé un effort accru en matière de défense depuis le 24 février 2022 mais aussi en réalité, pour un certain nombre d'entre eux, dès les évènements de Crimée en 2014. L'Allemagne, qui a longtemps été l'un de nos premiers partenaires en matière de défense mais aussi un pays qui investissait peu dans la défense – autour de 1,2 % ou 1,3 % de son produit intérieur brut (PIB) –, s'est engagée dans un effort sans précédent depuis la guerre froide. Ce virage a été annoncé il y a un an par le chancelier Scholz, qui a parlé à cette occasion de « zeitenwende », c'est-à-dire de « changement d'ère ». Cela s'est traduit par un effort budgétaire exceptionnel de 100 milliards d'euros, même s'il semble que presque rien n'ait été déboursé à ce jour. Les annonces qui ont eu lieu visent souvent l'acquisition, « sur étagères », d'équipements auprès des États-Unis et d'Israël.

D'autres pays sont engagés dans un effort très significatif de réarmement, notamment en Europe orientale et nordique. Ce mouvement ne se limite pas à l'Europe de l'Est : il concerne aussi la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark. Les trois pays baltes, la Pologne et la Roumanie déploient un effort budgétaire de défense représentant plus de 2 % de leur produit intérieur brut et certains de ces pays affichent l'ambition d'atteindre 2,5 %, voire 3 %, de leur PIB. Des annonces d'acquisitions spectaculaires ont eu lieu, la Pologne annonçant par exemple chaque jour ou presque des acquisitions majeures : elle a par exemple fait état d'un projet d'acquisition de 1 000 chars sud-coréens. Si ces plans sont menés à bien, la Pologne aura probablement, d'ici la fin de la décennie, davantage de chars que la France, l'Allemagne et l'Italie combinées. Le même type de constat pourrait se faire jour en matière d'artillerie.

Dans le Nord de l'Europe, la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark ont annoncé une modernisation de leurs forces aériennes, qu'ils vont mutualiser. Ils disposeront à terme de plus de 250 avions de dernière génération, c'est-à-dire davantage que l'armée de l'air française. Il s'agira d'avions américains pour la Finlande, la Norvège et le Danemark, d'avions suédois dans le cas de la Suède.

Habituellement, lorsque nous discutions ici des lois de programmation militaire, nous soulignions une exception française ou franco-britannique, eu égard au maintien d'un investissement dans l'effort de défense qui semblait assez atypique en Europe. Désormais, il existe un nombre important d'États européens qui réinvestissent dans ces domaines et ce mot d'ordre semble d'actualité dans l'ensemble du continent. Je me trouvais hier à Madrid : le gouvernement espagnol va consacrer près de 11 milliards d'euros supplémentaires à son effort de défense, pour progressivement porter celui-ci à 2 % du PIB. La France, quant à elle, se situera à 1,9 % du PIB en 2023.

Le projet de loi de programmation militaire comporte aussi des investissements dans des éléments moins visibles mais qui me semblent extrêmement importants : munitions ; pièces détachées, synonymes de disponibilité des matériels ; entraînement ; réactivité des forces. Ce sont autant d'éléments qui étaient négligés – par la France comme par d'autres pays européens – et nous avons vu toute leur importance à la lumière de la crise ukrainienne.

L'effort est maintenu sur la dissuasion, ce qui est plus traditionnel : la France a toujours consacré une part importante de son effort de défense à la dissuasion. Celle-ci a même représenté, au pic de l'effort de défense sous la présidence du général de Gaulle, près de la moitié du budget d'investissement de la nation. La dissuasion demeure extrêmement importante au moment où les menaces nucléaires à peine voilées de Vladimir Poutine et où la modernisation nucléaire de la Chine ne nous autorisent guère à baisser la garde en la matière.

Enfin, la LPM prévoit des efforts plus ciblés dans le domaine du renseignement. Nous mesurons actuellement l'importance de la capacité à avoir une appréciation autonome de la situation. Le domaine cyber – partie moins visible mais essentielle du conflit ukrainien –, ainsi que la défense aérienne et antimissile, font également partie des priorités affichées.

La loi de programmation militaire permettra de tenir notre rang en Europe, dans un environnement stratégique en transformation rapide. La tenue de notre rang repose sur deux piliers : outre le discours classique français sur l'indépendance et le rang, qui est important, cette notion s'entend en référence aux différentes organisations dont nous faisons partie.

Je commencerai par l'OTAN, que je connais très bien. L'effort consenti par la France au profit de l'Alliance atlantique justifie une partie non négligeable du format des armées, parce qu'elle souhaite être une nation-cadre de la force de réaction rapide de l'OTAN et parce qu'elle souhaite être un allié fiable et réactif. Cet effort a été reconnu au moment du déploiement en Roumanie : nos alliés américains se sont alors félicités que la France exerce la responsabilité de la force de réaction rapide de l'OTAN car elle a démontré alors sa capacité à se déployer rapidement. Tous ces éléments sont assez dimensionnants pour les armées françaises dans la mesure où seuls quatre ou cinq États en Europe – France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et l'Espagne dans une moindre mesure – sont en mesure de structurer et commander un corps d'armée de réaction rapide pouvant être déployé avec les moyens que cela suppose, sans s'avérer trop dépendants d'autres alliés, y compris les Américains. Nous devons avoir à l'esprit que ces capacités sont susceptibles d'être mises à l'épreuve à tout moment, y compris dans des scénarios de haute intensité en Europe.

Le même débat, en miroir, existe dans le contexte de l'Union européenne : parce qu'elle porte une ambition européenne, la France est souvent le pays qui met la barre le plus haute au sein de l'Union. Il faut rappeler qu'au sein de l'Union européenne comme dans le cas de l'OTAN, les forces mobilisées sont nationales : ni l'Alliance atlantique, ni l'Union européenne ne disposent de forces armées permanentes à leur disposition. La guerre en Ukraine a conduit à placer sous le commandement du général américain qui commande les forces de l'OTAN en Europe un petit volume de forces : 40 000 hommes sur près de 2 millions de soldats présents en Europe. L'exemplarité de la France, en termes de dimensionnement de ses forces, revêt donc une certaine importance, dans des scénarios de défense collective au titre de l'Alliance atlantique ou dans des scénarios de gestion de crise, comme dans la bande sahélienne.

Ce niveau d'exigence qu'a la France vis-à-vis de son effort de défense est d'autant plus élevé que nos alliés américains en sont demandeurs. Ce n'était pas seulement le cas sous la présidence Trump, lorsque celui-ci exigeait un effort de 2 % des membres de l'Alliance : les États-Unis attendent de la part des Européens qu'ils fassent davantage pour la sécurité de l'Europe, ce qui n'a rien d'illégitime. C'est le débat du « partage du fardeau ». Ce partage suppose des dépenses et l'investissement dans des capacités. Les États-Unis, eux, sont de plus en plus focalisés sur le théâtre indopacifique et les Européens découvrent, non sans douleur, qu'ils ne représentent que la priorité « numéro deux ». Le conflit en Ukraine a quelque peu occulté cette réalité mais celle-ci n'est pas aberrante. Les scénarios envisageables dans la région indopacifique sont, pour les États-Unis, les plus dimensionnants, ce qui oblige les Européens à prendre des responsabilités plus importantes dans une série de domaines où ils imaginaient pouvoir « se reposer » sur les États-Unis, peut-être indéfiniment, pour un certain nombre d'entre eux.

À la différence de ce que l'on observe dans d'autres pays européens, cette nouvelle loi de programmation ne porte pas une transformation radicale de nos forces armées. Celles-ci conservent globalement les mêmes formats. Nous le voyons pour l'armée de terre comme pour l'armée de l'air. Il n'est pas prévu d'expansion majeure du nombre de plates-formes. Le projet de LPM ne prévoit pas un passage accéléré au « tout Rafale » ni, pour l'armée de terre, une augmentation drastique du nombre de chars ou de tubes d'artillerie, à l'exception des canons Caesar. Elle traduit plutôt la consolidation d'un modèle d'armée existant, qu'on estime adapté à la situation présente, là où nombre de nos partenaires européens sont dans une transformation plus profonde.

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La France est-elle la seule à faire ce choix de continuité ?

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Les deux pays traditionnellement les plus sérieux en Europe, dans le domaine de la défense, c'est-à-dire la France et le Royaume-Uni, ont fait des choix assez voisins à cet égard : ils conservent un modèle généraliste, relativement expéditionnaire – c'est-à-dire avec la capacité d'intervenir hors du territoire européen –, sans rechercher une augmentation significative de l'effort mobilisé pour répondre aux scénarios européens.

L'explication technique de ce choix est double. D'une part, nous avons la dissuasion ; d'autre part, nous nous situons déjà à un niveau relativement élevé par rapport à nombre de nos partenaires. Dans le cas de la France, la réactivité sera prépondérante, sa capacité à se déployer rapidement de même que le professionnalisme de ses forces : autant d'atouts qui lui sont reconnus.

Ces considérations m'amènent à estimer que nous sommes dans un projet de loi de consolidation, de transition et non de transformation. Peut-être est-il trop tôt pour tirer toutes les leçons du conflit en Ukraine ? Naturellement, la manière dont les Ukrainiens font la guerre ne ressemble pas à la façon dont l'OTAN ou la France feraient la guerre, dans une hypothèse de conflit en Europe. Il faut y prendre garde pour ne pas tirer de conclusions trop hâtives. Cette future LPM représente un effort de défense qui demeure élevé mais assez largement soutenable. Je rappelle que le niveau de 2 % du PIB est très inférieur à l'effort moyen de défense de la France durant la guerre froide, alors que nous n'avions pas particulièrement l'impression de vivre dans un pays militarisé.

Cette nouvelle loi de programmation militaire doit permettre d'articuler les trois piliers de notre pratique de l'indépendance nationale : notre autonomie de décision et le maintien de la voix singulière de la France dans les grands débats stratégiques ; notre ambition européenne ; notre place au sein de l'Alliance atlantique.

Ces trois dimensions ne sont pas antagonistes, bien au contraire. Le maintien de cette cohérence est important car si nous ne tenons pas notre place au sein de l'Alliance atlantique, nous aurons davantage de difficultés à porter notre ambition européenne. Si nous ne sommes pas cette puissance indépendante et autonome, notre voix portera moins et la conservation de capacités rares – voire uniques – en Europe, par exemple dans les domaines du renseignement et de la dissuasion, est extrêmement importante.

C'est au prisme de ces trois dimensions que le projet de LPM doit être évalué au plan stratégique. Je considère qu'il répond de manière plutôt satisfaisante à ces exigences, même s'il demeure un certain nombre d'interrogations quant à l'évolution de notre environnement et aussi quant à la dynamique intra-européenne qui pourrait modifier l'équilibre des forces en présence, à l'échelle du continent comme au plan transatlantique.

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Je suis moins spécialiste de la politique française de défense que de la défense européenne mais j'ai bien entendu étudié le projet de loi de programmation militaire. Pour le comprendre et l'évaluer à la lumière du contexte qui prévaut actuellement en Europe – au-delà des frontières de l'Union européenne –, il faut comprendre où en est la défense européenne, dont il est question depuis vingt ans. Un pas en arrière s'impose donc pour considérer les deux politiques qui forment la politique de défense européenne :

– la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), qui désigne la capacité des Européens à agir ensemble au plan opérationnel sous le drapeau de l'Union européenne ;

– la politique industrielle, qui a commencé à s'affirmer à partir de 2016.

À l'aune de ces deux dimensions, on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. C'est du point de vue opérationnel que le bât blesse : l'Union européenne n'a pas réellement développé une capacité d'action propre sous son drapeau. Nous ne sommes pas capables d'agir ensemble sur des théâtres de crise majeurs. Nous ne le faisons que dans le cadre de conflits mineurs, où les missions confiées à l'Union européenne portent principalement sur la formation et la coopération militaire, avec un faible contenu opérationnel à proprement parler. Je pense par exemple aux missions dites « PSDC » conduites en Afrique ou dans les Balkans.

La défense européenne a été lancée en 1999 au vu du constat de notre incapacité à intervenir collectivement dans les Balkans sans les États-Unis. Ceux-ci étaient assez mécontents de devoir intervenir dans les Balkans, considérant que les Européens devaient être en mesure d'intervenir sans leur concours dans ce qui leur apparaissait comme le « jardin » des Européens. La défense européenne a donc vu le jour avec l'objectif de fournir à l'Union européenne une capacité d'action autonome, comme l'indiquent les conclusions du Conseil européen de Cologne, qui lança la défense européenne. Le concept d'autonomie stratégique tant décrié aujourd'hui existait donc dès l'origine de la défense européenne. Tony Blair soutenait alors ce principe, afin de répondre au mécontentement américain. La défense européenne est ainsi née d'un double constat : celui de l'impuissance et celui de la dépendance.

Vingt ans plus tard sont survenues la guerre en Ukraine et, de façon encore plus emblématique, la chute de Kaboul. Dans les deux cas, les Européens demeurent incapables d'agir sans les Américains. C'est évident s'agissant d'un théâtre de guerre de haute intensité comme l'Ukraine. Dans le cas de Kaboul, les Européens n'ont pas été en mesure de sécuriser l'aéroport durant quelques semaines supplémentaires et ont demandé aux Américains de ne pas mettre à exécution le départ précipité qu'ils avaient décidé. Comme Camille l'a souligné, le conflit en Ukraine constitue, pour les Américains, un théâtre secondaire : c'est la Chine qui retient toute leur attention. On peut donc s'attendre à ce qu'ils demandent aux Européens de faire un peu plus pour assurer la sécurité du continent face aux initiatives russes.

Nous nous trouvons donc, au plan opérationnel, dans une situation tout à fait identique à celle de 1999. Nous dépendons des Américains et ceux-ci souhaiteraient que nous soyons en mesure de faire davantage, tout en restant hostiles à la notion d'autonomie stratégique. C'est dans le cadre de l'OTAN qu'ils voudraient nous voir nous investir davantage et non hors de l'Alliance atlantique.

Du point de vue de la politique industrielle de défense, en revanche, le verre peut être vu comme à moitié plein. Cette politique a en effet vu le jour à travers le Fonds européen de la défense, qui a consacré des montants significatifs, au titre du budget communautaire, pour soutenir la recherche et le développement via des projets collaboratifs industriels. C'est un tournant dans le processus d'intégration européenne. L'Union européenne devient un acteur industriel du secteur de la défense et de nouveaux programmes devraient être adoptés, non sans difficultés ni d'âpres disputes entre les États membres, notamment la France et la Pologne. Ces développements capacitaires doivent notamment être soutenus par l' European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act (EDIRPA), en vue d'acquisitions conjointes, et par le prochain programme d'investissement dans l'Europe de la défense (EDIP), dans le cadre duquel l'Union européenne entend soutenir la production industrielle de défense. La Commission européenne devient ainsi un acteur de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). S'ajoute à cela la facilité européenne pour la paix (FEP), à travers laquelle l'Union européenne peut financer des transferts d'armes au profit de pays tiers. Ce sont ces pays qui décident où sont envoyées les armes mais l'Union européenne peut financer ces transferts.

L'Union européenne tend ainsi à devenir un financeur ou un « sponsor » de la défense européenne, non un acteur de celle-ci. Elle interviendra à terme dans tous les cycles de l'armement, de la recherche aux niveaux de maturité technologique les plus bas jusqu'au financement du transfert d'armes, en passant par le développement et la production. Il n'est pas exclu de voir progressivement se développer, à Bruxelles, une véritable capacité de programmation militaire, à l'image de celle qui existe en France. Plusieurs outils – financés sur fonds communautaires – ont d'ores et déjà vu le jour en ce sens.

C'est dans ce contexte que doit être évalué le projet de loi de programmation militaire française, qui me semble présenter encore les marques d'un logiciel du passé.

Au regard des ambitions qui sont celles de la France, trois options se dessinent. Si la France veut être en mesure de conserver l'ensemble du spectre des capacités, elle n'a d'autres choix que d'élever significativement le niveau de ses dépenses militaires. Ce ne sera pas possible avec le taux d'effort que traduit ce projet de LPM. Une alternative consisterait pour la France à s'investir davantage au sein de l'OTAN mais ce choix aurait un prix, celui d'une certaine dépendance vis-à-vis des États-Unis.

Il reste la stratégie de renforcement des coopérations européennes, voire d'intégration européenne, afin de continuer à disposer de l'ensemble du spectre de capacités, à 360 degrés. Cependant, se focalisant sur ce que doit faire la France, le projet de loi de programmation militaire consacre moins d'une page à la partie dédiée aux coopérations avec ses partenaires, en particulier au sein de l'Union européenne, donnant l'impression d'un décalage entre les discours et les documents stratégiques produits par la France : si Emmanuel Macron souligne régulièrement la nécessité de développer une Europe de la défense et l'autonomie stratégique du continent, les actes législatifs traduisant cette orientation ne vont pas aussi loin. Maintenant que l'Union européenne devient un soutien financier de l'Europe de la défense, la LPM française pourrait notamment affirmer davantage la volonté de déployer une stratégie de coopération industrielle avec l'Europe.

Le projet de loi de programmation militaire paraît finalement traduire la volonté de se doter d'une armée « bonsaï », aux capacités très pointues, sans être en mesure d'offrir une massification évoquée dans les discours pour faire face aux conflits de haute intensité. La France doit renforcer sa dissuasion, plus que jamais indispensable. Elle s'est engagée, principalement aux côtés de l'Allemagne, dans le développement du système de combat aérien du futur (SCAF), qui sera très coûteux. Elle entend également développer un porte-avions nucléaire doté de catapultes, ce qui sera tout aussi coûteux. Elle veut devenir une puissance spatiale, dans le secteur du cyber et souhaite massifier ses équipements pour faire face aux défis de la guerre de haute intensité. Un tel budget ne peut suffire à réaliser toutes ces ambitions. Soit la France investit dans les coopérations européennes – ce que ne traduit pas réellement ce projet de loi de programmation militaire –, soit elle doit revoir ses ambitions à la baisse.

À l'évidence, l'Europe a toujours besoin de l'OTAN pour sa sécurité. Pour autant, la France – toujours soucieuse de conserver une part d'autonomie – ne souhaite pas n'investir que dans l'Alliance atlantique. Nous devons cependant nous rendre compte que Joe Biden est probablement le dernier président de l'histoire des États-Unis ayant un fort penchant transatlantique. La population des États-Unis est de moins en moins d'origine européenne et de moins en moins tournée vers l'Europe. Qu'il s'agisse de Donald Trump, d'un nouveau personnage du même genre ou d'un nouveau président démocrate, le lien transatlantique va perdre de sa force.

La France pourrait aussi faire le choix de développer des coopérations bilatérales ou, selon le nouveau terme consacré, « mini-latérales », un peu selon le principe des accords de Lancaster House signés sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Je ne crois guère à cette stratégie : pour renforcer ses coopérations bilatérales et mini-latérales hors de l'Union européenne, la France n'aura d'autre choix que de se tourner vers le Royaume-Uni. Celui-ci paraît même appelé à devenir le pays le plus proche de la France du point de vue de sa stratégie de défense. Ce ne serait pas une évolution souhaitable pour l'Europe, ni pour la France car le Royaume-Uni ne sera jamais le meilleur ami de la France : les Britanniques privilégieront toujours leur alliance avec les États-Unis et, plus généralement, avec « l'anglosphère ». La France se trouverait ainsi dans une position asymétrique vis-à-vis des États-Unis.

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

La Pologne est effectivement en train de monter en puissance. Il faut voir jusqu'où ira ce mouvement. Elle dépense énormément et devient un pays de premier plan. Je ne suis pas certain qu'elle conserve dans la durée une orientation favorable à la France. Sa culture stratégique sera toujours différente de celle de la France. Rappelons aussi qu'il s'agit d'un pays de 40 millions d'habitants, dont le PIB n'est pas tout à fait du même ordre que celui du Royaume-Uni.

Quant à l'intégration européenne et aux coopérations susceptibles de voir le jour au sein de l'Union européenne, outre la complexité de ces coopérations, une telle orientation ne se perçoit pas dans ce projet de loi de programmation militaire. Il me semble néanmoins que la France n'a pas réellement le choix : si le Royaume-Uni dispose, avec les États-Unis, d'une alternative, la France n'a pas cette option. Quoi qu'il en soit, une défense européenne ne se fera pas à vingt-sept. C'est la raison pour laquelle il me semble indispensable de réfléchir à la possibilité de développement d'une coopération parallèle à celle de l'Union européenne, qui ne soit pas détachée de celle-ci mais qui permette aux pays les plus volontaires d'aller de l'avant dans leur coopération, à l'image de ce que devait permettre la coopération structurée permanente. Celle-ci n'avait finalement pas vu le jour, l'Union européenne ayant préféré se diriger vers une coopération permanente inclusive, de façon parfaitement contradictoire avec les ambitions initiales de la coopération structurée permanente.

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Je vous remercie pour ces deux exposés, qui étaient extrêmement éclairants.

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La guerre qui fait rage en Ukraine a provoqué un sursaut pour la défense européenne. En témoigne l'augmentation des budgets militaires européens que vous avez rappelée. Pour répondre à l'agression russe, l'Ukraine a pu compter sur le soutien de la France et de ses partenaires occidentaux, notamment à travers l'OTAN. Désormais rétablie de sa « mort cérébrale », l'Alliance atlantique a pu réaffirmer sa vocation – assurer la défense collective de ses membres –, notamment en renforçant ses groupements tactiques sur le flanc oriental et en assurant la formation des troupes ukrainiennes à l'utilisation des équipements mis à leur disposition.

L'élargissement récent de l'Alliance à la Finlande – et peut-être bientôt à la Suède –, ainsi que ses nouvelles ambitions, confirmées dans le concept stratégique de 2022, forment, me semble-t-il, la promesse d'un rôle majeur de l'OTAN dans la défense de l'Europe. Toutefois, la guerre en Ukraine semble avoir permis à l'Union européenne de s'affirmer davantage en tant qu'acteur à part entière d'une Europe de la défense qui serait à même d'assurer la sécurité de son territoire.

En ce sens, les jalons d'une architecture européenne de défense semblent avoir déjà été posés. Le Fonds européen de la défense, la dotation budgétaire de la Facilité européenne pour la paix et les achats communs par l'intermédiaire de l'Agence européenne de défense témoignent a minima de la volonté des États membres d'approfondir la défense européenne.

Prenant acte de la volonté commune de rétablir la paix sur le continent européen, exprimée à travers la déclaration conjointe du 10 janvier 2023, dans quelle mesure les ambitions européennes, en matière de défense, pourraient-elles s'articuler concrètement avec l'engagement continental renouvelé de l'OTAN ? À l'aune des réalignements géopolitiques présents et à venir de nos partenaires au sein de l'OTAN, quelles perspectives vous semblent souhaitables pour dessiner à terme le projet d'autonomie stratégique de la défense européenne ?

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Nous nous trouvons dans un moment très intéressant. C'était l'argument d'un article que j'ai signé et qui est paru dans Le Monde, à l'occasion de l'anniversaire de l'agression russe contre l'Ukraine. L'OTAN affirme un retour à ses fondamentaux : la défense collective et la planification de la défense territoriale de l'Europe. Les alliés y sont extrêmement attachés. Vingt-huit de nos trente et un alliés au sein de l'OTAN font désormais de l'Alliance atlantique la matrice de leur politique de défense, les exceptions étant les États-Unis, la Turquie et la France, pour des raisons propres à chacun de ces pays. Dès lors, plusieurs options se présentent.

La première, qui ne me paraît guère satisfaisante, serait celle d'une répartition des tâches. Un sénateur américain disait, au moment des grandes crises, « n ous faisons la cuisine et vous faites la vaisselle », ce qui était un propos peu charitable. Nous ne devons pas nous laisser enfermer dans une répartition des tâches selon laquelle l'Union européenne reconstruirait l'Ukraine pendant que l'OTAN assure la défense de l'Europe. Il faut reconnaître – comme le font les textes européens sans trop de difficultés – la centralité de l'Alliance atlantique dans la fonction de défense collective tout en prenant acte du fait que l'Union européenne a, depuis le 22 février 2022, franchi toute une série d'étapes intéressantes et nouvelles. C'est l'Union européenne qui forme aujourd'hui des milliers de soldats de l'armée ukrainienne en Pologne, et non l'OTAN. L'Union européenne a mis en place un mécanisme de cofinancement, pour aller vite, des donations d'équipement aux Ukrainiens ; l'OTAN n'organise pas la livraison d'équipements létaux à l'Ukraine.

Nous devrions à mon avis assister à un double mouvement. D'une part se dessine une forme d'« européanisation » de l'OTAN, c'est-à-dire une augmentation du poids des Européens au sein de l'Alliance atlantique. À l'occasion de la guerre en Ukraine, la présence militaire américaine en Europe est passée d'environ 70 000 hommes à près de 100 000 hommes. C'est moins d'un tiers de ce qu'elle représentait durant la guerre froide et il n'y a pas d'intention particulière de revenir au niveau d'alors. Il existe donc une attente de prise de responsabilités et c'est là que les outils de l'Union européenne peuvent jouer un rôle complémentaire. Encore faut-il bien articuler les deux organisations. Ce fut rarement le cas jusqu'à présent, au vu de mon expérience à Bruxelles, tant comme observateur que comme acteur de ces débats : les deux organisations sont souvent restées chacune dans leur bulle.

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Je partage cette analyse : la relation entre l'Union européenne et l'OTAN constitue l'élément clé. Lorsque la défense européenne a été lancée, il était question du « pilier européen de l'OTAN ». Ce concept est passé de mode. Le plus grand défi me semble de rendre compatibles les notions d'autonomie stratégique et de « pilier européen de l'OTAN ». Durant de nombreuses années, j'ai essayé d'expliquer à des collègues ou à des diplomates de divers pays – Pologne, Allemagne, etc. –, à Bruxelles, que l'idée d'autonomie stratégique et d'une défense européenne n'était pas incompatible avec l'Alliance atlantique et qu'elle aurait même pour effet de renforcer celle-ci. Faire passer ce message n'est pas simple car plusieurs États européens perçoivent la notion d'autonomie stratégique comme une alternative à l'OTAN. Si cette vision prédomine, la défense européenne n'aura aucune chance d'aboutir.

Le premier ministre polonais vient d'arriver à Washington. Il a critiqué les propos récents du président français sur la notion d'autonomie stratégique, plaidant plutôt pour un « partenariat stratégique » avec les États-Unis. Ces deux concepts ne doivent pas être antagonistes. L'autonomie stratégique et le partenariat stratégique doivent pouvoir coexister, faute de quoi il n'y aura pas de défense européenne. S'il n'existe qu'un partenariat stratégique sans une forme d'autonomie au sein de l'Union européenne, nous assisterons à une vassalisation de l'Europe.

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En avril 2020 s'est déroulée l'opération Defender Europe 2020, qui fut le plus gros déploiement de soldats en Europe depuis près de vingt-cinq ans, rassemblant près de 40 000 soldats de l'OTAN, dont 11 000 soldats américains. Du 25 avril au 25 mai 2022, l'exercice Swift Response 2022 s'est tenu en Macédoine du Nord, avec pour objectif de favoriser la coopération entre les armées française, britannique, américaine, de Macédoine, albanaise et monténégrine ; il a été marqué par l'engagement de plus de 4 000 militaires de ces sept nations partenaires. Du 14 mars au 1er avril 2022, l'exercice Cold Response 2022 a eu lieu en Norvège, mobilisant vingt-sept nations alliées de l'OTAN et près de 30 000 militaires afin de développer l'interopérabilité dans le cadre exigeant du grand froid polaire. Enfin, en novembre 2022 s'est déroulé aux Pays-Bas l'exercice Falcon Autumn, piloté par la brigade aéromobile néerlandaise, rejointe pour l'occasion par les unités allemandes, polonaises et américaines. Les Américains et l'OTAN sont là, présents, de façon récurrente lorsque des exercices militaires ont lieu sur notre continent. S'il n'est pas question de remettre en cause la coopération entre nos alliés, à l'heure où la guerre est revenue sur notre continent, des questions légitimes peuvent se faire jour alors qu'Emmanuel Macron parlait lui-même, il y a peu, d'autonomie stratégique de l'Union européenne et même de « boussole stratégique ».

Monsieur Santopinto, vous disiez, dans une interview à la radio-télévision belge de la communauté française (RTBF), en décembre 2019 : « on pourrait considérer que plus l'Alliance est en crise et plus la défense européenne devrait se constituer ». De quelle manière, messieurs, analysez-vous la coopération de la défense européenne avec l'OTAN et comment pourrait-elle entrer en contradiction avec le principe d'autonomie stratégique des États membres de l'Union européenne ?

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Comme je l'ai souligné, le défi, à mes yeux, est de constituer un pilier européen de l'OTAN et de rendre compatibles et complémentaires les notions d'autonomie stratégique et de pilier européen de l'OTAN. Si nous n'y parvenons pas, rien ne changera et l'Europe restera dépendante des Américains, alors même que la nature de la relation transatlantique est appelée à changer car Joe Biden est certainement le dernier président américain ayant une telle inclination vers l'Europe.

Il faut donc éviter d'opposer aux États-Unis la construction de la défense européenne et la notion d'autonomie stratégique car une telle attitude suscite un sentiment de rejet, non seulement de la part de nos amis d'Europe centrale et orientale mais aussi de la part des Italiens et des Allemands. Les mots employés prennent une grande importance, dans ce contexte, car le sujet est complexe. Il y a de nombreux malentendus mais ce sont des malentendus. Je suis convaincu que les Polonais ont intérêt à développer une politique d'autonomie stratégique au sein de l'Union européenne ou au sein de l'Europe car les États-Unis ne seront pas toujours là. Je pense qu'ils en ont conscience.

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Je crois qu'il était important de citer ces exercices car la capacité à s'entraîner ensemble et à garantir l'interopérabilité, entre les alliés et parmi les pays européens, est essentielle. Je me félicite donc de la multiplication de ce type d'exercices « grandeur nature ». Il est important que la France y prenne toute sa part : c'est à la fois un signal politique et un terrain de démonstration de nos savoir-faire. L'élargissement de certains de nos extérieurs à nos partenaires européens ou à l'OTAN présente aussi un intérêt en soi. Nous l'avons vu récemment à travers l'exercice Orion par exemple.

Pour avoir expérimenté de l'intérieur l'articulation entre l'OTAN et l'Europe, je ne crois pas qu'il y ait une contradiction absolue entre la thématique de l'autonomie stratégique ou de souveraineté européenne et l'appartenance à l'Alliance atlantique. Il faut cependant penser cette articulation, ce qui ne va pas de soi. D'abord parce que les définitions de l'autonomie stratégique varient suivant les domaines considérés, les moments et la façon dont on en parle. Cette notion ne prend pas le même sens suivant qu'on parle de la production de vaccins, de microprocesseurs ou qu'on affirme la volonté de prendre en charge seuls la défense de l'Europe. Il est donc important de formuler nos ambitions de manière claire.

Je crois profondément que l'affirmation d'une souveraineté européenne et d'une Europe plus forte, plus active, peut être exprimée à l'OTAN dès lors que nous sommes clairs du point de vue de notre appartenance à l'Alliance atlantique. Telle est la tension qu'il faut parvenir à rendre palpable. Cela me semble être le choix traditionnel de la France, qui a toujours constitué un allié fiable de l'OTAN lors des grandes crises depuis 1949. La réaffirmation de ce message sera de nature à entraîner nos partenaires européens et à les rassurer, alors qu'ils ont parfois la crainte que notre discours prenne le tour d'une prophétie auto-réalisatrice en poussant les Américains hors d'Europe, ce que la grande majorité d'entre eux redoute très fortement. Nous devons donc travailler à la fois le discours politique et la posture militaire, afin que ces deux dimensions soient bien articulées.

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J'aurais tendance à dire qu'on voit assez bien ce qu'il ne faut pas faire, moins bien ce qu'il faut faire. Nous en reparlerons.

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Je ne dissimulerai pas ma grande perplexité, après vous avoir entendus l'un et l'autre. Vous avez évoqué, Monsieur Grand, à propos de ce projet de loi de programmation militaire, la consolidation d'un modèle existant plutôt que sa transformation. Monsieur Santopinto a estimé quant à lui que le projet de loi de programmation militaire semblait élaboré par un logiciel du passé. Cette future LPM répond-elle ou non aux défis d'aujourd'hui et de demain, alors que le contexte dans lequel elle s'inscrit a considérablement évolué par rapport à celui qui servait de cadre aux précédentes lois de programmation militaire – retour de la guerre en Europe, présence de conflits de haute intensité, etc. ?

Le débat entre l'autonomie stratégique européenne et l'appartenance à l'OTAN prend une acuité croissante et les nuances sémantiques – partenariat stratégique, autonomie stratégique, etc. – que vous avez rappelées ne peuvent suffire à occulter le fait qu'il n'est toujours pas tranché. La Pologne, les pays de l'Est et l'Allemagne, notamment, n'ont pas forcément les mêmes vues que la France sur ces enjeux et la guerre en Ukraine a mis en relief ces divergences. Enfin, hors d'Europe, nous assistons à l'accroissement considérable de l'effort de défense de la Chine alors même que la région indopacifique devient le principal terrain de confrontation entre les États-Unis et la Chine.

Par ailleurs, le zeitenwende évoqué par Olaf Scholz vous paraît-il, au-delà du discours, se traduire par une réalité concrète et, si oui, laquelle ?

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Une loi de programmation militaire est toujours l'aboutissement d'un exercice délicat d'arbitrage, que les budgets soient en hausse – ce qui est le cas pour la future LPM 2024-2030 – ou qu'ils soient très fortement contraints, ce qui a davantage été le cas par le passé. Elle traduit toujours une tension entre des éléments extrêmement importants mais peu visibles – maintien en condition opérationnelle, exercices, munitions, etc. – et l'affirmation d'une nouvelle ambition. Il est arrivé, par le passé, que des lois de programmation militaire affichent des objectifs d'équipement sans que le maintien en condition opérationnelle et les munitions ne soient à la hauteur des ambitions fixées. Le projet de LPM est une future loi de consolidation après la loi de programmation actuelle, qui faisait suite à une dizaine d'années d'affaissement de notre effort de défense. On parlait alors des « dividendes de la paix ». Cet affaissement était moins marqué que dans d'autres pays européens mais il était réel. Cette logique de consolidation a du sens car il faut rebâtir des disponibilités opérationnelles et des capacités qui, dans de nombreux domaines, ont été un peu entamées.

À la différence d'autres pays, la France n'affirme pas un changement de modèle d'armées. Elle n'annonce pas la création de brigades blindées supplémentaires, ni l'augmentation significative de nos forces aériennes de combat ou de notre marine de surface. De telles plates-formes coûtent cher et le choix a manifestement été fait de consolider l'existant, en définissant quelques priorités assez bien identifiées : dissuasion, renseignement, cyber, etc.

Dans un monde affranchi de toute contrainte budgétaire, j'aurais aimé que cet effort consacré aux moyens conventionnels soit plus fortement accru. Nous avons vu que « les chiffres comptaient », d'une certaine façon, et que nous ne pouvions, dans le contexte actuel, compter seulement sur le professionnalisme de nos forces armées et sur notre capacité à déployer quelques milliers d'hommes à quelques milliers de kilomètres pour faire face à des conflits complexes tels que celui du Mali. Nous sommes confrontés, de ce point de vue, à un niveau d'exigence supplémentaire et je n'en vois pas le reflet dans les chiffres de la programmation, en termes de volume d'équipements ou de forces.

Sommes-nous en train de préparer cette évolution pour l'avenir en investissant dans le SCAF et dans le char de nouvelle génération, auquel cas la prochaine loi de programmation militaire serait celle qui concrétiserait cette transformation ? Il me semble en tout cas important de rappeler que nous devons toujours préparer la guerre de demain et non celle d'hier. Je ne suis pas du tout en train de recommander que l'armée française devienne l'armée ukrainienne et dispose de 2 000 canons d'artillerie, au lieu des 107 canons Caesar qui sont prévus, ni qu'elle devienne une armée de blindés, comme entend le devenir l'armée polonaise. Nous avons des responsabilités plus vastes et des territoires d'outremer dont il faut tenir compte. Il faut donc trouver le bon point d'équilibre et un effort supplémentaire pourrait être fait, à mon avis, de ce point de vue. Comme l'a souligné Federico, la dimension européenne d'un certain nombre de programmes n'est pas manifeste, en dehors de programmes déjà connus.

La transformation de l'Allemagne s'avère encore plus difficile que la nôtre. Le ministre allemand de la défense a annoncé que la Bundeswehr retrouverait un niveau de disponibilité acceptable en 2035. C'est dire à quel point elle avait perdu une partie de ses capacités. Nous n'avons pas ce problème mais nous devrons accomplir une transformation bien plus ample que celle qui a été réalisée jusqu'à présent. Je ne suis guère inquiet à l'idée d'une Allemagne qui dépense plus que nous pour son effort de défense demain. Ce serait le cas si tous les États européens y consacraient 2 % de leur PIB, compte tenu des écarts de produit intérieur brut. J'espère que ces budgets seront alloués à des programmes structurants qui apporteront de la sécurité à l'Europe.

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

J'aurai une position plus tranchée : à mes yeux, cette future loi de programmation militaire ne répond pas aux défis de demain car elle ne fait pas de choix clair parmi les trois options qui me semblent exister à cet effet : révision à la baisse des ambitions, augmentation significative du budget de défense ou choix résolu en faveur des coopérations. La France préserve ainsi une armée excellente mais « bonsaï » et j'ai l'impression qu'elle sera, en 2030, dans la même situation qu'en 1999 et en 2022.

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C'est une constante depuis 2017 : la France défend le concept d'autonomie stratégique de l'Europe. Si le groupe Démocrate que je représente soutient cette volonté d'autonomie, j'aimerais que vous nous éclairiez sur les objectifs affichés de cette future LPM, à savoir les nouveaux espaces de conflictualité – espace, cyber, fonds marins, guerre informationnelle – mais aussi la zone indopacifique, à travers le renforcement de notre présence dans nos territoires d'outremer. Le message envoyé à nos partenaires européens, notamment à l'Est du continent, semble assez différent de leurs propres options, qu'incarne assez bien un pays comme la Pologne. Celle-ci opère une montée en puissance de son armée, tant en termes de capacités humaines que d'équipement ou d'armement. La France n'est certes pas en première ligne d'une menace éventuelle qui viendrait de l'Est mais les choix stratégiques que nous faisons sont-ils audibles par nos alliés ? Sont-ils complémentaires ? Pouvons-nous réellement espérer renforcer la coopération et l'autonomie stratégique si nous ne regardons pas vers le même objectif, étant entendu que la France est le seul pays de l'Union européenne à avoir des intérêts en région indopacifique ?

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Je signale que vos premières questions seront abordées lors de l'audition de MM. Gros et Péria-Peigné, qui suivra celle-ci. La région indopacifique, elle, faisait plutôt l'objet de l'audition précédente, celle de MM. Lafont-Rapnouil et Tenenbaum.

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Il existe effectivement une spécificité française du fait de notre présence en zone indopacifique et une difficulté à faire prendre la mesure à nos partenaires européens de l'importance de ce théâtre potentiel de crise. Quelques pays en Europe le comprennent, parfois du fait de leur passé colonial. C'est le cas des Pays-Bas et du Royaume-Uni, hors de l'Union européenne. On peut le dire aussi, dans une moindre mesure, de l'Allemagne, qui a commencé à montrer son drapeau. Convaincre les uns et les autres de prendre ce sujet au sérieux reste un combat, d'autant plus que le fait d'avoir des territoires et une population importante, outremer, ainsi que des intérêts reconnus, s'avère assez dimensionnant, notamment pour nos forces navales.

Le projet de loi de programmation militaire insiste à juste titre sur les nouveaux espaces de conflictualité, qui forment un peu le non-dit de la guerre en Ukraine. Les moyens spatiaux et cyber ont été utilisés à une échelle considérable. Nous avons l'impression d'une guerre du XXème siècle. L'Ukraine n'aurait pourtant pas tenu sans les renseignements fournis par les moyens spatiaux, qu'ils soient civils ou militaires. Reconnaître – ce que fait déjà l'OTAN – l'espace et le cyber comme de nouveaux champs de conflictualité est fondamental. Il faut bien sûr penser ces espaces de façon appropriée. C'est un effort peu visible mais tout à fait nécessaire. La coopération européenne, en particulier pour l'espace, a tout son sens en ceci qu'elle permettra de disposer d'un effet de levier. Nous ne pourrions, seuls, être un acteur spatial de premier rang mais l'Union européenne a déjà ce rang, avec Galileo et d'autres projets d'envergure.

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Vous avez demandé si les choix stratégiques de la France étaient audibles en Europe. Ce n'est pas le cas. Il existe beaucoup de méfiance en Europe vis-à-vis de la France, à laquelle on prête des volontés d'hégémonie, voire d'extension de ses frontières sur le continent, dans une vision un peu napoléonienne. Ce ressenti est très présent et appelle un travail diplomatique.

Je partage pleinement l'analyse de Camille concernant les nouveaux espaces de conflictualité.

Vous notiez, monsieur le président, que l'on voyait mieux ce qu'il ne fallait pas faire que ce qu'il fallait faire. Je crois que les lois de programmation nationales amorcent une stratégie qui favorise une programmation de long terme au niveau de l'Union européenne. De nombreux outils existent au niveau communautaire mais ne sont pas coordonnés entre eux. Il faut les articuler dans une stratégie cohérente et de long terme. Cela suppose que les lois de programmation militaire fassent l'objet d'un partage, après leur élaboration, afin d'assurer leur cohérence et leur complémentarité à l'échelle de l'Union.

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La région indopacifique constitue le sujet à propos duquel la France affirme avec le plus de force sa différence. Or c'est aussi l'enjeu pour lequel la coopération est la plus nécessaire car, seuls, nous n'y représentons pas grand-chose. Cela me semble être le nœud de la tension entre les deux approches françaises.

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Messieurs, vous m'avez conforté dans la conviction que les communistes avaient raison et qu'il fallait dissoudre l'OTAN. Vos exposés, complémentaires et à quelques rares égards contradictoires, nous montrent que si nous n'avions pas été sous l'assistance permanente des États-Unis, nous aurions cherché et trouvé le chemin de la complémentarité et d'une organisation à l'échelle européenne. Tant que nous serons sous cette perfusion américaine, nous ne trouverons pas ce chemin. Il faut cependant reconnaître que les Américains sont surprenants. Vous l'avez dit à demi-mots. Si l'Europe s'industrialise et fait le choix politique de s'armer par ses propres moyens et ses propres entreprises, les États-Unis auront beaucoup moins d'intérêt à contrôler ou même à faire partie de l'OTAN car celle-ci présente l'intérêt de faciliter la vente d'équipements. Si les États-Unis se tournent vers la Chine, considérant qu'il incombe aux Européens de s'occuper de la sécurité européenne et de leur défense, ce qui est assez logique, il nous appartiendra d'y travailler.

Nous devons coopérer et rechercher une complémentarité des budgets militaires européens. Plusieurs « bonsaïs » ne font pas un « grand chêne », pour reprendre votre image. Nous devons bâtir ce chêne robuste, par des complémentarités et donc faire des choix. Nous en avons déjà fait un, fort coûteux : la dissuasion. Cette logique me paraît totalement « hors sol » au regard des enjeux de notre monde. Pensons par exemple à la question climatique. L'argent devrait être utilisé autrement, comme je l'ai souvent souligné au sein de cette commission.

Si nous prétendons bâtir une défense européenne, je crois que vous auriez dû commencer par souligner que cela supposait d'abord l'existence d'une réelle diplomatie européenne car la défense est, en principe, au service d'une diplomatie. Or l'Europe se distingue par la diversité des prises de position des uns et des autres. Vous avez vous-mêmes rappelé les critiques parfois formulées à l'endroit du président de la République du fait de ses prises de position. La notion de défense de l'Europe, choisie comme titre pour cette table ronde, me plaît bien. Plutôt que d'imaginer une défense européenne, chaque nation européenne devrait s'atteler à créer une défense de l'Europe commune.

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Je suis d'accord avec vous sur un point. Demander la dissolution de l'OTAN constitue une opinion politique absolument légitime. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée mais je ne la commenterai pas davantage. Je rappellerai simplement que l'OTAN ne se réduit pas à une alliance militaire : nous partageons avec les États-Unis un socle démocratique et l'OTAN contribue à l'existence d'un lien transatlantique très important.

Je partage votre analyse, en revanche, lorsque vous estimez que nous ne pouvons avoir une défense européenne sans une diplomatie commune. Bruxelles est une ville où les tabous sont nombreux, ce qui conduit à utiliser des termes parfois équivoques pour éviter d'en employer d'autres qui font peur. Lorsqu'on parle de défense européenne, il est nécessairement question, en réalité, de l'intégration politique européenne. Cette perspective fait peur, dès lors qu'elle amoindrirait les souverainetés nationales. On ne peut, à l'évidence, disposer de capacités militaires communes si nous n'avons pas des capacités politiques communes. La notion d'autonomie stratégique, soutenue par la France, revient même à parler d'unité politique : on ne peut avoir une autonomie stratégique européenne sans une politique étrangère commune. Pourtant, à Bruxelles, le débat sur la défense européenne est complètement déconnecté de celui sur l'intégration politique. Cela me semble un problème.

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Nous ne pourrions dissoudre l'OTAN seuls, même si nous le souhaitions. Tous nos alliés, sans aucune exception, y compris ceux qui ne font pas partie de l'OTAN, souhaitent le maintien de cette alliance. Il existe de ce point de vue un décalage entre une certaine vision stratégique française qui a toujours eu des relations compliquées avec cette alliance et le point de vue de tous nos partenaires. La conversation sera difficile à mener si nous y entrons par cette position très critique sur l'OTAN.

Dans un monde de compétition stratégique tel que nous l'avons décrit, disposer d'alliés est assez précieux. C'est l'un des soucis actuels de M. Poutine, comme de M. Xi. La Chine et la Russie ont parfois des amis ou des obligés, très peu d'alliés. C'est une différence qui fait la force des démocraties occidentales. L'OTAN est l'une de ces alliances, dont il existe d'autres modèles. En région indopacifique, cette alliance ne prend pas la forme d'une grande alliance militaire. Même les États-Unis, aujourd'hui, reconnaissent qu'ils ont besoin d'alliés. Cela illustre bien la complexité de notre environnement.

Nous pouvons toujours sortir de l'OTAN seuls. Nous avons fait la moitié de ce pas en 1966, en nous retirant des structures militaires intégrées. J'aime citer Marx, à cet égard : « La première fois, on fait l'histoire. La deuxième fois, c'est une farce ». J'ai donc quelques réserves face à cette proposition. Nous sommes à un moment où l'OTAN apparaît à nos partenaires comme le cœur de leur politique de défense et de sécurité, pour de bonnes raisons : nous sommes dans un environnement de sécurité dégradé. Cette sortie éventuelle ne me paraît donc pas être le cœur de la conversation.

Dans ce contexte, la dissuasion constitue notre assurance-vie. Sans la dissuasion, toute cette discussion sur l'autonomie stratégique et sur l'Europe n'a guère de sens profond. Je me trouvais la semaine dernière en Pologne, où nos partenaires sont très sensibles à cette question de la dissuasion car ils savent que si la situation devenait difficile, les puissances nucléaires en Europe – France et Royaume-Uni – joueraient un rôle extrêmement important pour leur sécurité.

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Vous avez brièvement exposé, messieurs, les enjeux de la coopération industrielle en Europe dans le domaine militaire. La plupart de ces coopérations sont ralenties, voire au point mort. Plusieurs exemples récents et malheureux ont également montré que les pays européens ne privilégiaient même pas les achats de matériels auprès d'autres États européens, préférant s'approvisionner à l'extérieur, notamment aux États-Unis. Tout projet de défense européenne ne devrait-il pas débuter par une coopération, si ce n'est en matière de recherche et de fabrication, du moins en matière de commandes de matériels entre pays de l'Union européenne ? Cet objectif ne devrait-il pas être placé au centre de toutes nos négociations en Europe et figurer dans toutes les LPM des États membres ?

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Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

L'Union européenne travaille à des projets d'acquisitions conjointes, ce qui est un exercice très difficile. Il est vrai que de nombreux pays continuent d'être tournés vers les États-Unis ou la Corée du Sud. C'est aussi une question de disponibilité. Je crois, à l'inverse, qu'il faut œuvrer dans une optique de long terme et rechercher le développement de capacités à travers le Fonds européen de la défense, qui finance la recherche et le développement. Ce Fonds est l'initiative la plus judicieuse et la plus sérieuse que l'Union européenne ait jamais lancée en matière de défense. J'ai même parfois l'impression que c'est la seule. Il donnera des résultats à très long terme mais l'Union européenne fonctionne ainsi. Lorsqu'elle doit intervenir dans des politiques structurelles de long terme, elle se montre très efficace. Lorsque nous développerons ensemble des capacités européennes, il sera plus facile de les acheter.

J'émettrai un avis plus nuancé sur les coopérations. Celles-ci se heurtent parfois à des obstacles mais elles ont aussi engrangé de vrais succès, que l'on tend à oublier. La plus grande réussite, en termes de coopération industrielle, est le système de localisation satellitaire Galileo. Présenté comme civil, il a en fait été lancé en ne pensant qu'à sa dimension militaire, ce qui ne pouvait être dit à l'époque. Le dispositif a été financé sur fonds communautaires et s'avère être aujourd'hui l'un des systèmes de géolocalisation les plus efficaces au monde, avec le BeiDou chinois et Glonass.

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Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l'OTAN

Effectivement, il n'y a pas de réflexe européen ni d'achats européens dans la plupart de nos pays en Europe. Il peut exister un réflexe d'achat national pour les pays dotés d'une industrie nationale et un réflexe d'achat américain chez certains de nos partenaires car cela revient, pour eux, à acheter de la sécurité. Pour de nombreux pays qui ne disposent pas d'une industrie de défense importante, acheter des équipements américains, français, britanniques ou allemands est du même ordre : ils achètent à l'extérieur et recherchent le produit disponible immédiatement, qui procure des avantages politiques et militaires le plus rapidement.

Ce que fait l'Union européenne en ce moment me paraît de nature à faire évoluer ce réflexe, en créant des incitations à l'achat collectif. Elle le fait en finançant la recherche et développement de certaines capacités ou en prenant en charge 15 % des dépenses d'achat. Nous critiquons souvent nos partenaires européens au motif qu'ils n'achèteraient pas suffisamment en Europe – ce qui signifie souvent acheter français – mais nous-mêmes achetons peu d'équipements « sur étagères » à nos voisins européens. À cet égard, l'idée du Main Ground Combat System (MGCS) – c'est-à-dire le futur char franco-allemand – me paraît intéressante : peut-être pour la première fois depuis que les chars existent, la France décide de ne pas se lancer dans la conception d'un char national, préférant le faire d'emblée avec nos partenaires allemands pour aboutir à un produit franco-allemand ; il faut espérer que ce projet ira à son terme. Nous vivons en tout cas, de ce point de vue, une période de transition.

Un message est aussi adressé par l'Europe à nos amis américains : puisque ceux-ci demandent avec constance que les Européens dépensent davantage pour leur effort de défense, les Européens s'y disent prêts, à condition que les Américains dépensent aussi davantage en Europe. C'est aussi de cette manière que l'on entretiendra le soutien, par la représentation nationale, d'un budget de défense plus élevé puisque ceci ne se traduirait pas seulement par des achats à l'extérieur.

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Je vous remercie pour vos propos qui nous ont apporté des éclairages précieux, avec deux tonalités distinctes mais tout à fait convergentes sur le fond.

La séance est levée à 12 h 10

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Damien Abad, Mme Nadège Abomangoli, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Frédéric Falcon, M. Thibaut François, Mme Maud Gatel, M. Philippe Guillemard, Mme Marine Hamelet, M. Michel Herbillon, M. Jean-Paul Lecoq, M. Nicolas Metzdorf, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Laetitia Saint-Paul, M. Éric Woerth, M. Frédéric Zgainski

Excusés. - Mme Véronique Besse, M. Louis Boyard, M. Jérôme Buisson, M. Olivier Faure, M. Michel Guiniot, M. Joris Hébrard, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Stéphanie Kochert, Mme Amélia Lakrafi, M. Arnaud Le Gall, M. Tematai Le Gayic, Mme Marine Le Pen, M. Vincent Ledoux, M. Laurent Marcangeli, M. Bertrand Pancher, Mme Mathilde Panot, Mme Barbara Pompili, Mme Liliana Tanguy, Mme Laurence Vichnievsky, M. Christopher Weissberg, Mme Estelle Youssouffa