La réunion

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La séance est ouverte à vingt et-une heures.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne, à huis clos, M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure.

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Mes chers collègues, nous auditionnons ce soir M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI). Monsieur le directeur, votre audition se déroule selon les modalités du huis clos afin que la parole soit la plus libre possible. Elle ne fait l'objet d'aucune captation vidéo.

Cette audition a pour objet les scènes de violences, tant urbaines que rurales, qui ont émaillé les manifestations et les rassemblements des premières semaines du printemps. Notre tâche consiste à comprendre qui en sont les auteurs, quels sont leurs moyens d'action et comment les autorités peuvent y faire face, éventuellement, en ce qui vous concerne, par anticipation. Vous êtes parmi les mieux placés pour évoquer les fauteurs de troubles auxquels nous sommes désormais confrontés. Notre rapporteur vous a transmis un questionnaire préalablement à cette audition. Nous ne pourrons pas en aborder toutes les questions de manière exhaustive. Je vous invite à transmettre ultérieurement par écrit toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.

En introduction de nos débats, j'aimerais vous interroger sur deux points.

Les mouvements du printemps ont-ils été caractérisés par l'émergence de nouveaux phénomènes, de nouveaux dangers et de nouveaux agitateurs ? Avez-vous au contraire été confronté à un public habituel agissant selon des méthodes habituelles ?

Quelle est la dimension internationale des violences ? La part d'auteurs étrangers et le soutien que reçoivent de l'étranger les groupuscules français sont-ils significatifs ou marginaux ? Avez-vous pu cartographier les flux financiers qui soutiennent ces actions ? Leur organisation est-elle au contraire si informelle qu'il est difficile d'en dessiner l'architecture ?

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Nicolas Lerner prête serment.)

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Je vous remercie d'associer à vos travaux la direction générale de la sécurité intérieure, dont j'aimerais préciser le rôle et le champ de compétences exacts par rapport à ceux de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris et du service central du renseignement territorial. La direction générale de la sécurité intérieure, pas plus que les autres services de renseignement, ne s'intéresse aux mouvements extrémistes ni aux courants de pensée qui les sous-tendent. Notre compétence recouvre la façon dont certains individus estiment légitime de recourir à la violence pour faire triompher leurs idées et parvenir à leurs fins.

Cette violence s'exprime de trois manières. Le rôle et la compétence de la direction générale de la sécurité intérieure sont circonscrits à l'une d'entre elles.

La violence des courants ultras s'exprime d'abord sous la forme de troubles à l'ordre public. Ils se livrent, en marge de manifestations ou par des rassemblements de voie publique, à des actions violentes pour servir leur cause. Le deuxième degré de violence consiste en des actions clandestines conçues et menées par ces groupuscules, notamment des dégradations de biens telles que des saccages de locaux. Le troisième niveau de violence est l'action terroriste, qui relève de la direction générale de la sécurité intérieure.

Depuis 2017, ont été déjoués onze projets portés par des groupuscules ultras et qualifiés par la justice de terroristes. Certaines affaires, dont la procédure est toujours en cours, seront jugées dans les prochains jours. Sept projets étaient le fait d'individus clairement marqués à l'ultradroite. Trois autres peuvent être rattachés à la mouvance complotiste, conspirationniste, antisystème et antigouvernementale. La dernière affaire, mise au jour fin 2020, était imputable à des individus appartenant à l'ultragauche.

Le champ de compétence de chaque service ne pouvant être strictement délimité, ils sont en permanence amenés à échanger des informations. La direction générale de la sécurité intérieure suit certains individus et peut être conduite, dans ce cadre, à recueillir des données sur des gens susceptibles de se livrer à des troubles à l'ordre public ou à des dégradations. Si tel est le cas, nous informons le service central du renseignement territorial ou la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, qui sont en charge de la prévention des troubles à l'ordre public.

S'agissant des actions clandestines, certaines relèvent du droit commun et d'autres d'une qualification terroriste, comme en témoignent nos débats avec l'autorité judiciaire au cours des dernières années. Lorsqu'un groupuscule d'ultragauche s'en est pris, en 2017, à une caserne de gendarmerie à Meylan, en visant directement les locaux et les habitations des gendarmes et de leurs familles, la justice a été saisie en droit commun. La direction générale de la sécurité intérieure, chef de file en matière de terrorisme, est amenée à suivre les auteurs de telles actions, qui sont à la frange du droit commun et du terrorisme. Elle échange à ce titre avec les services partenaires.

J'évoquerai successivement l'ultradroite et son évolution depuis 2015, puis l'ultragauche.

La menace que représentent les individus, les groupuscules et les groupes d'ultradroite est en hausse constante dans les sociétés occidentales depuis 2015. Cette année-là, en matière de sécurité du continent européen, est charnière : plusieurs pays ont été victimes d'attentats et la guerre en Syrie a provoqué un afflux de réfugiés. Ce contexte sécuritaire et migratoire a redonné vie à certains groupuscules que nous suivons.

Par ailleurs, le corpus idéologique de l'ultradroite s'est internationalisé. Certaines théories telles que l'accélérationnisme, certaines figures héroïques et certains mythes sont désormais partagés par les activistes occidentaux, notamment ceux qui sont passés à l'acte et qui ont commis des actions terroristes à l'étranger dans le cadre de corpus idéologiques précis. Il existe en quelque sorte une « internationale de la race blanche » particulièrement vivace. En outre, la crise sanitaire aiguë que nous avons connue est propice à la recherche de solutions rassurantes et à la promotion de théories complotistes. Nous l'avons directement constaté dans au moins trois affaires traitées par la direction générale de la sécurité intérieure.

J'ajoute, à titre professionnel et personnel, que le contexte politique depuis un an et demi explique en partie le regain de violence auquel nous assistons, qu'il soit le fait de l'ultradroite ou de l'ultragauche. La menace que représentent les courants activistes a décru dans les six à dix mois ayant précédé les élections du printemps 2022, ce qui est logique en démocratie. Nous avons constaté ce phénomène de canalisation, par le processus démocratique et électoral, des énergies à l'extrême gauche comme à l'extrême droite. Nous avons d'ailleurs été amenés à interrompre la surveillance de certains individus au motif qu'ils avaient rejoint un courant politique, cessant par là même d'être porteurs d'une menace violente, ce qui constitue notre ligne rouge. Cette forme d'accalmie, qui s'est prolongée jusqu'à la fin de l'année dernière, a apaisé les craintes, exprimées par plusieurs de mes prédécesseurs, que la France soit à son tour victime d'une action terroriste d'ultradroite.

Pour la direction générale de la sécurité intérieure, deux éléments contribuent à expliquer le regain de violence que nous vivons depuis le début de l'année, et qui justifie la création de votre commission d'enquête. Il y a une forme de rhétorique politique galvanisante – c'est le citoyen qui parle – susceptible de laisser penser que la violence est légitime, voire qu'elle est la seule façon de faire triompher ses idées compte tenu du décalage entre le temps parlementaire et celui que les militants estiment opportun pour mener leur lutte. Il y a aussi la réforme des retraites, qui a permis à la gauche dans toutes ses composantes de reprendre possession de la rue, ce qui a entraîné depuis quelques mois une réaction nette de l'ultradroite : celle-ci, refusant de laisser la rue à l'ultragauche, a organisé des actions violentes contre les participants aux manifestations ou au blocage d'universités, et des protestations contre des projets locaux tels que la création de centres d'accueil pour demandeurs d'asile.

Les attentats attribuables à l'ultradroite déjoués depuis 2017 relevant de notre champ de compétence présentent deux modes opératoires. Le premier est une forme de dérive et de radicalisation individuelles, souvent solitaire et isolée, d'individus dont les interactions avec autrui se limitent au monde numérique et qui, par fascination pour des idoles ayant commis des attentats – Brenton Tarrant par exemple –, voient dans l'action la possibilité d'accéder à la reconnaissance. L'attentat déjoué à Limoges en 2020 s'inscrit dans ce cadre. L'autre processus est la constitution de petites cellules présentant deux caractéristiques : en marge de groupes ou d'associations ayant pignon sur rue et menant une action de contestation légale, et considérant, dans une logique de radicalisation, que ces modes opératoires légaux ne suffisent plus dans un contexte caractérisé par l'urgence migratoire et le grand remplacement. L'autonomisation de ces petits groupes à partir d'un collectif prônant des méthodes d'action acceptables en démocratie est toujours associée à l'affirmation d'une personnalité charismatique qui se présente en chef.

S'agissant de l'ultragauche, elle est plus difficile à suivre que l'ultradroite en raison de sa moindre appétence pour la structuration et l'organisation. Elle se présente comme une nébuleuse, au contraire de l'ultradroite qui, au cours des dernières années, a eu à cœur de se structurer en réseaux, cellules et groupes, concevant son organisation sur un mode militaire. Deux grands courants sont suivis par les services de renseignement. La mouvance anarcho-autonome, qui prône la radicalité, a pour caractéristique de s'opposer à toute forme de régulation sociale et de gouvernement, conformément à ses idées antisystèmes proches de l'anarchisme. Les groupuscules de cette mouvance, qui considèrent que toute autorité n'ayant pas été librement consentie à leur échelle est illégitime, alimentent les zones à défendre et les squats. Quant à la mouvance antifasciste, elle est guidée par la lutte contre l'extrême droite.

Les thèmes de mobilisation de l'ultragauche sont la violence et l'oppression d'État, l'extrême droite, les symboles du capitalisme et, de façon croissante, les questions environnementales. La tendance nouvelle qui s'est affirmée ces derniers mois est la façon dont certains militants connus pour leur engagement à l'ultragauche ont épousé la cause environnementaliste. Ils ont mis leurs méthodes d'action, parfois violentes, à son service.

La menace d'ultragauche pèse d'abord sur l'ordre public et l'intégrité des biens, de deux façons. Il y a, d'une part, l'infiltration de rassemblements sur la voie publique pour les faire dégénérer et viser les symboles capitalistes et gouvernementaux ou, par exception à leur habitude de s'en prendre aux biens, les membres des forces de l'ordre. On relève, d'autre part, l'affrontement avec la mouvance opposée : si l'ultradroite a été à l'initiative, au cours des derniers mois, de certaines confrontations avec l'ultragauche, celle-ci a aussi provoqué des rixes et mené des raids envers les sympathisants adverses.

Par ailleurs, des individus ou des groupes d'ultragauche ont été impliqués, au cours des dernières années, dans des actions clandestines, notamment des campagnes d'incendies, soit au fil de l'eau, soit dans le cadre de campagnes coordonnées à l'échelon européen, en soutien à tel ou tel activiste incarcéré en Italie, en Grèce ou en France. Certains phénomènes incendiaires visant des antennes relais de téléphonie, des véhicules diplomatiques ou des véhicules de sociétés liées au monde pénitentiaire par la construction de prisons ou de centres de rétention administrative s'inscrivent dans ce cadre.

La majorité de ces faits est imputable à des individus d'ultragauche. Une procédure judiciaire en cours vise un individu interpellé il y a un an, auquel sont imputés plus de soixante-dix faits incendiaires commis à Paris. Il assume et revendique ses actes contre des symboles étatiques et diplomatiques. Il s'agit également d'actions de sabotage, revendiquées comme telles, de symboles du grand capitalisme tels que la société Lafarge, victime d'une attaque dont les auteurs présumés sont traités par un service partenaire dans une procédure judiciaire en cours. Ces actions directes se situent à la marge du droit commun et du terrorisme.

Cette observation m'amène au risque terroriste que représente la mouvance d'ultragauche. Le mot d'écoterrorisme employé par le ministre de l'intérieur, qui ne visait pas spécifiquement l'ultragauche, a fait débat. Pour notre part, nous dressons trois constats.

Premièrement, certaines actions imputables à l'ultragauche au cours des dernières années présentent un niveau de gravité très élevé. Si elles n'ont pas été qualifiées de terroristes, elles n'en sont pas moins à la frange du terrorisme. Deuxièmement, l'ultragauche mène des actions clandestines. Troisièmement, si une forme d'idéologie d'ultradroite se manifeste à l'identique dans les démocraties occidentales, l'ultragauche a ceci de propre, en Europe, qu'elle se structure en courants par-delà l'idéologie, comme l'ont illustré les événements de Sainte-Soline et la manifestation contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin la semaine dernière.

Au cours des derniers mois, certains groupes d'ultragauche se sont signalés, notamment en Grèce et en Italie, par des actions qualifiées de terroristes par la justice de ces pays, qui sont des démocraties. Lorsque l'on place un engin incendiaire devant le domicile d'un policier, comme c'est arrivé en Italie en avril, que l'on assume de viser une personne et qu'un site d'ultragauche en France salue cette action et la légitime en disant qu'il faut s'en prendre, non aux symboles de l'État, mais à ceux qui l'incarnent, j'estime que l'on franchit la limite du terrorisme. Certains groupes ou militants, en Grèce et en Italie, sont passés à l'acte terroriste ces dernières années. Cela justifie l'attention des services de renseignement.

Le cœur des compétences de la direction générale de la sécurité intérieure est le haut du spectre des actions menées par les groupes extrémistes et la composante terroriste, d'autres services étant chargés du reste. Comme nul ne sait d'avance qui, parmi les individus suivis par les services de renseignement, tombera dans le terrorisme, le travail que nous menons avec les autres services consiste à détecter ceux qui sont le plus susceptibles de basculer.

Dans la période récente, deux éléments relèvent d'une forme de continuité avec les phénomènes que nous constations auparavant.

Le premier élément est la manière dont, dans certains rassemblements, l'implication de collectifs et de groupes d'ultragauche a été l'étincelle qui les a fait dégénérer. Comme le montre la chronologie des manifestations contre la réforme des retraites, le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution et l'irruption de groupuscules et de mouvances d'ultragauche ont nettement contribué à pervertir des manifestations qui, tenues auparavant par les organisations syndicales, se déroulaient dans le plus grand calme et avaient été saluées pour cela. Nous avions constaté semblable évolution lors de l'adoption de la loi relative au travail en 2016 et pendant le mouvement des gilets jaunes dont sont issus, avec une détermination ou une radicalisation accrues, nombre des profils que nous suivons. L'ultragauche a la capacité de faire dégénérer des manifestations. C'est un phénomène connu qui n'a rien de surprenant.

Le second élément est la façon dont certains modes opératoires des groupuscules d'ultragauche sont repris et déclinés par des individus moins politisés.

Les mouvements sociaux du printemps se caractérisent par trois phénomènes. On note d'abord l'entrée dans la danse de collectifs d'ultragauche ayant pour effet de faire dégénérer les rassemblements. On relève ensuite le refus de chaque extrême de laisser la rue à l'autre, qui explique que l'ultradroite soit venue faire le coup de poing à Saint-Brévin contre une manifestation déclarée par l'ultragauche, et qu'elle s'oppose ici ou là à des projets d'accueil de demandeurs d'asile ainsi qu'à des concerts au motif que tel chanteur est membre de la communauté homosexuelle. Il y a enfin l'appropriation des thèmes environnementaux par une partie de l'ultragauche, qui constitue une nouveauté.

Sur ce dernier point, par-delà la proximité idéologique, les têtes pensantes des mouvements de défense de l'environnement, les Soulèvements de la Terre récemment, ont activement cherché à obtenir le soutien des antifascistes. Comme l'ont clairement documenté les services, sans préjuger de l'issue des procédures judiciaires, les émissaires des Soulèvements de la Terre ont, avant Sainte-Soline, fait le tour des communautés d'ultragauche en France et des sympathisants antifascistes en Europe pour les inviter à participer. Quand on parle à ces groupuscules, on sait à quoi s'attendre. La façon dont les thèmes environnementaux peuvent être utilisés par les mouvances d'ultragauche, à tout le moins rejoindre leurs préoccupations, est une nouveauté des derniers mois.

Un deuxième phénomène nous questionne, ainsi que les autres services qui sont en première ligne : certains rassemblements ont dégénéré en violences dans des villes qui ne sont pas des bastions de l'ultragauche, telles que Charleville-Mézières et Nancy. À Rennes, Nantes et Lyon, nous nous y attendons. Dans certaines petites villes, le niveau de mobilisation a été très élevé et les exactions surprenantes.

J'en viens aux constats que la direction générale de la sécurité intérieure a dressés au cours de ses procédures, sur la base de l'observation des interpellations effectuées en marge des manifestations.

D'abord, peu d'individus interpellés sont connus des services pour leur engagement idéologique ou leur activisme violent. Un sur deux est identifié des services de police ou de justice pour des faits de droit commun. S'agissant de l'ultragauche, cela n'a rien de surprenant en raison de ses théories sur le comportement en manifestation, qui dictent le moment où s'interrompre et la façon de déclarer, en garde à vue, une fausse identité.

Ensuite, des profils très variés s'agrègent autour d'un noyau et d'appels de l'ultragauche à manifester ou à commettre des actions violentes. Parmi eux, nous avons trouvé des individus détectés parmi les gilets jaunes. Ce mouvement s'étant largement essoufflé, ils expriment par d'autres moyens leur détermination, leur révolte et leur frustration.

Parmi les phénomènes incendiaires que j'évoquais précédemment, nombreux sont imputables à l'ultragauche, mais aussi à d'anciens gilets jaunes. D'autres se sont illustrés dans les projets terroristes que nous avons déjoués. Quoique difficiles à caractériser idéologiquement, ils n'en ont pas moins fédéré, autour de thèses complotistes, beaucoup d'anciens gilets jaunes radicalisés.

Ce qui mérite des investigations complémentaires, que la direction générale de la sécurité intérieure ne mènera pas en première ligne mais suivra avec intérêt, c'est la façon dont des manifestations peuvent, dans certaines communes, dégénérer sans que l'empreinte de l'ultragauche soit aussi massive qu'ailleurs. Ce phénomène a émergé lors du mouvement des gilets jaunes, par exemple lorsque la préfecture de la Haute-Loire a failli être incendiée alors même que Le Puy-en-Velay n'est pas un bastion de l'ultragauche. Le ressort de ce phénomène est l'attitude antisystème, antigouvernementale, anti-élites et anti-élus.

À l'échelon international, l'ultradroite est surtout soumise à une influence idéologique qui constitue une force d'encouragement mutuel à passer à l'acte. L'ultradroite, en Europe comme ailleurs, est dépourvue de structuration opérationnelle. Tel n'est pas le cas de l'ultragauche, qui rassemble un courant idéologique structurant et une capacité de mobilisation ainsi que de conception collective d'actions. S'agissant par exemple des actions incendiaires, lorsque la scène d'ultragauche lance le mot d'ordre de s'en prendre aux symboles de l'État, elles ont lieu dans presque tous les pays d'Europe.

Plusieurs exemples récents confirment cet état de fait. À Sainte-Soline, les services ont confirmé la présence d'au moins 200 personnes qu'ils suivent. C'est à cause de l'implication directe de militants d'ultragauche venus d'Europe que l'événement a dégénéré. Les témoignages des manifestants qui n'ont pas été particulièrement violents, soit la majorité d'entre eux, montrent l'implication et la détermination d'activistes italiens, allemands, belges et suisses caractérisés par leur extrême violence.

S'agissant de la manifestation contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin, la coopération entre les services français et italiens a permis d'interdire l'accès au territoire national, non à tous les Italiens car le droit prévoit que toute interdiction administrative du territoire doit être motivée individuellement, mais à 140 individus, ce qui a probablement déstabilisé la conduite des opérations. Des militants étrangers ont également été interpellés lors d'actions ponctuelles.

Ainsi, l'ultradroite est caractérisée par un courant idéologique structurant et galvanisant, l'ultragauche par sa capacité à se mobiliser sur des actions de voie publique.

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Lorsque la question s'est posée de recourir à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, vos services ont-ils donné l'alerte sur les risques que pouvait induire ce choix constitutionnel ? Nos auditions tendent à confirmer la pertinence de notre décision de faire débuter notre enquête au 16 mars dernier. Cela correspond pleinement aux faits observés sur le terrain, presque toutes les autorités entendues nous ayant confirmé que cette date constitue un point de bascule.

À propos de la connexion entre la menace terroriste – cœur de métier de la direction générale de la sécurité intérieure – et les individus présents dans les manifestations, autorisées ou non, pouvez-vous apporter des éléments complémentaires ? Concrètement, des individus dont l'appartenance au champ terroriste est connue ont-ils participé aux rassemblements concernés ? Avez-vous connaissance de connexions collectives ou individuelles entre des organisations, fussent-elles de fait, et des courants participant à la menace terroriste ?

S'agissant d'écoterrorisme, ce mot éminemment politique versé il y a quelques mois au débat public, recouvre-t-il une réalité sur le territoire national ? Vous avez suggéré que tel était le cas.

Mes deux dernières interrogations portent sur l'avenir. Y a-t-il un risque de basculement de l'ultragauche dans un schéma grec ou italien ? Quelle est votre évaluation du risque que des individus de la mouvance d'ultragauche évoluent nettement vers le champ terroriste ? Quelle est la probabilité – votre homologue de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris la considère élevée – d'un affrontement entre l'ultragauche et l'ultradroite dans les années à venir ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Sur l'activité des services de renseignement en général dans les semaines ayant précédé le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, la réponse est affirmative. Sans donner l'alerte – tel n'est pas leur rôle –, ils ont éclairé les autorités sur l'effet de mobilisation, fédérateur d'une partie des mouvances ultras, qu'aurait inévitablement cette option, dont le rôle de déclencheur n'a pas surpris les services qui l'ont documenté.

S'agissant du lien entre les profils suivis pour terrorisme et les manifestations, je l'établirai dans un double sens. La plupart des projets d'action terroriste détectés ou entravés au cours des dernières années par nos services et par les services étrangers émanent de l'ultradroite. Nous avons identifié deux profils : des individus connus des services pour leur engagement militant ou associatif au sein de structures qui ne sont pas elles-mêmes en cause ; d'anciens gilets jaunes radicalisés qui, privés d'exutoire par la fin de leur mouvement, ont rejoint des projets d'action violente.

Trois dossiers en particulier méritent d'être cités. Le projet Azur, dont la qualification de coup d'État a pu faire sourire, était préparé par des individus qui s'organisaient à cette fin, échafaudant des structures régionales confiées à d'anciens militaires. Les deux autres projets d'action visaient respectivement une loge franc-maçonne dans l'est de la France et la communauté juive. Tous étaient fomentés par d'anciens gilets jaunes radicalisés ou par des individus dans leurs ramifications.

Tel est le premier des phénomènes auxquels nous sommes confrontés : des individus que nous détectons dans les manifestations, où ils sont impliqués dans des violences, et qui potentiellement s'engagent dans des projets radicaux. Par définition, il est difficile, pour la période récente, de dire combien d'entre eux participeront demain à un projet terroriste. Ce qui est sûr, c'est que des individus suivis par la direction générale de la sécurité intérieure car susceptibles de constituer un risque terroriste ont participé aux manifestations récentes. C'est la raison pour laquelle ma direction générale, dans le cadre de la répartition des compétences entre services, s'implique dans la préparation et la gestion de ces manifestations.

S'agissant du lien avec les structures associatives, il est avéré dans les affaires que nous avons traitées. Bien entendu, mon propos ne porte pas sur elles, mais sur les individus qui ont eu un parcours associatif et qui, à un moment donné, connaissent une forme de dérive individuelle ou intègrent un groupuscule.

Sur l'écoterrorisme, je formulerai trois observations. La première est factuelle : la France n'a pas été confrontée, judiciairement parlant, à des actions écoterroristes. Aucun fait s'inscrivant dans la défense de l'environnement n'a été qualifié de terroriste par la justice.

La seconde observation est que ce phénomène n'en est pas moins une réalité, donc une grande préoccupation des services. Pour des militants de la cause environnementale, nous sommes confrontés à une menace climatique vitale pour notre pays, notre démocratie et le monde en général. Elle est non seulement vitale mais prochaine ; ce n'est pas l'explosion du soleil dans 4 milliards d'années, mais un péril à court terme. De surcroît, ils sont convaincus que les autorités font preuve d'une inaction coupable. Persuadés, en leur for intérieur, que nous menons l'humanité à sa perte sans en avoir conscience, ces individus considèrent les actions d'éclat et la violence comme la seule façon de provoquer une prise de conscience. Cette conviction, documentée et théorisée, est exprimée par de nombreux individus que nous suivons. Elle nous préoccupe.

La troisième observation est que les récentes actions portées par la mouvance ou par des thèmes environnementaux – saccage d'une usine Lafarge, manifestation à Sainte-Soline – suggèrent que des militants assument un niveau de radicalité susceptible de les amener à une action terroriste. La limite aurait été franchie si, par exemple, les militants s'en étaient pris physiquement aux dirigeants de l'usine Lafarge, ce qui aurait pu faire basculer la qualification judiciaire des faits.

En résumé, le phénomène n'a pas de réalité judiciaire mais il préoccupe fortement les services de renseignement en raison de la radicalité de certains individus que nous suivons. Le risque qu'une partie de la mouvance d'ultragauche dégénère dans le terrorisme est pour nous réel, d'autant que ses militants sont rompus aux techniques de la clandestinité. Mes enquêteurs nourrissent la crainte, justifiée par les trente dernières années et l'histoire de l'Italie comme de l'Allemagne, qu'une poignée d'individus ne s'inscrivent dans une dérive radicale. Le projet déjoué fin 2020, dont l'instruction judiciaire est en cours, s'inscrit dans ce cadre. Notre vigilance tient aussi au fait que ces mouvances entretiennent des liens entre elles et se forment en partie de façon commune. Nous sommes notamment attentifs aux militants d'ultragauche qui combattent ou ont combattu aux côtés des Kurdes en Syrie et en Irak, au Rojava. Ils reviennent sur le territoire national aguerris et connectés à leurs homologues de Grèce et d'Italie.

En ce qui concerne les affrontements entre les deux mouvances ultras, il faut conserver à l'esprit, comme en matière de terrorisme islamiste, que ces phénomènes sont éminemment fluctuants et cycliques. Chacun se souvient du meurtre de Clément Méric et de la façon dont les choses avaient dégénéré à sa suite en 2013. La dissolution de mouvements décrétée alors par le ministre de l'intérieur, Manuel Valls, a porté ses fruits, notamment à l'ultradroite, qui en avait été déstabilisée. Personne ne prétend que dissoudre un groupuscule permet de faire changer d'avis des milliers de personnes et que, du jour au lendemain, la parution du décret en Conseil des ministres range aux oubliettes les idées radicales. Mais cela permet d'affaiblir la mouvance même si, trois ou quatre ans plus tard, des générations nouvelles s'étaient formées à l'ultradroite.

Le risque d'affrontement est réel. Les incidents, parfois violents, opposant les tenants réels ou supposés de ces idéologies n'ont rien de nouveau. Leur multiplication, qui à mes yeux a pour origine la volonté de démontrer que la rue n'appartient à personne et de faire en sorte qu'aucune de ces mouvances n'ait le monopole de l'action coup de poing, est préoccupante.

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La violence déployée par les activistes s'explique en partie par le fait qu'ils considèrent qu'elle paie. Elle leur permet d'infléchir le cours des choses. Souvent cité comme générateur des phénomènes qui se développent, l'exemple de Notre-Dame-des-Landes montre que la montée aux extrêmes de la violence a amené le décideur politique à baisser pavillon pour diminuer la tension. Est-ce un argument souvent avancé dans les mouvances que vous suivez ?

Plus généralement, quelle est la motivation de ces mouvances ? Cherchent-elles le désordre pour le désordre ? Quels sont les leviers du basculement vers la violence ? De quels moyens disposons-nous – en tant que parlementaires, nous nous demandons quoi faire en matière législative – pour éviter que nos démocraties ne soient mises en danger ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Si j'exclus les individus interpellés pour des faits de terrorisme dont la motivation est systématiquement idéologique, il y a deux types d'individus parmi les manifestants. Certaines personnes revendiquent au nom d'une cause et assument la violence. Elles ne forment pas la majorité des personnes interpellées pour deux raisons : la plupart sont assez éloignés de ces courants idéologiques ; surtout, rares sont ceux qui, lors de leur audition par les services, assument le recours à la violence. La plupart indique, peut-être dans une stratégie de défense, s'être sentis dépassés. Devant les tribunaux, peu de personnes recherchent une posture de martyr et revendiquent le recours à la violence, ce qui ne garantit rien de ce qu'elles pensent en leur for intérieur. Il y a quelques contre-exemples d'affirmation au nom d'une cause, comme nous en avons vu à Sainte-Soline ou ailleurs.

Pour d'autres, ces manifestations sont une poussée d'adrénaline et une façon de satisfaire une haine recuite de l'ordre établi et des pouvoirs publics, d'exprimer un sentiment de discrimination et d'injustice, et de faire payer la société faute d'y trouver sa place. Des comportements individuels s'expliquent par ce genre de motivations.

Parmi les individus que nous suivons, qui sont idéologisés et susceptibles de recourir à la violence, beaucoup considèrent, notamment dans la période récente, non seulement que la violence paiera, mais qu'elle seule permet de faire prévaloir leurs idées. Qu'il s'agisse de militants ultras de la mouvance environnementaliste ou d'individus convaincus que notre pays se dissout dans l'immigration, tous sont également convaincus de l'inanité du processus démocratique. Il n'est pas illogique que les violences aient commencé six à huit mois après les élections, les militants considérant qu'avoir une centaine de parlementaires ne change rien compte tenu de la cinétique rapide de la menace environnementale d'un côté, migratoire de l'autre. Le temps du politique n'est pas celui de l'action.

À titre personnel, je suis étonné du retour de la réflexion, animée par des penseurs brillants, sur la violence légitime en démocratie. De la violence légitime ou de la résistance passive, éventuellement violente, laquelle a permis aux démocraties de progresser ? Sans ouvrir ce débat complexe, je suis frappé de constater que ce sujet est revenu dans le débat depuis quelques mois. Il se trouve que j'ai servi deux ans en Corse. Certains observateurs considèrent la vague de violences qu'a connue la Corse dans les deux semaines ayant suivi l'assassinat d'Yvan Colonna directement à l'origine du transfèrement d'Alessandri et Ferrandi au titre du rapprochement familial.

Comment réagir ? D'abord, je conseille toujours à l'exécutif de ne pas s'interdire certaines mesures, notamment la dissolution de groupuscules, au motif qu'elles sont susceptibles de provoquer des réactions violentes. Nous disposons de lois qui doivent être appliquées si les conditions en sont réunies.

Quand j'étais en poste en Corse, nous interpellions des individus qui manifestaient devant le commissariat. Jugés quatre mois plus tard, une fois les choses apaisées, ils étaient condamnés. Ainsi va la démocratie : si vous commettez une violence, vous devez en rendre compte. La constance de la réaction est en partie la solution du problème. Le ministre de l'intérieur a tenu des propos forts, selon lesquels nous n'accepterons plus, du moins sous son autorité, la constitution de zones à défendre. Ce message peut avoir des effets dissuasifs.

Tout en prenant note des débats légitimes relancés par la parution du rapport d'activité pour l'année 2022 de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, je considère, parce que je crois profondément que défendre ses idées, en démocratie, doit exclure le recours à la violence et que c'est précisément ce qui nous lie, que les services de renseignement doivent être dotés de prérogatives assumées. Je fais partie de ceux qui estiment que le cadre législatif est adapté à notre action, dès lors qu'il permet de travailler de façon légitime sur certaines mouvances. Il n'est pas moins légitime, et nullement étonnant, que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement nous refuse le recours à certaines techniques de renseignement. J'y vois le signe, non d'une dérive, mais du fait que la structure dont est dotée notre démocratie joue son rôle en refusant que nous placions sous surveillance des individus appartenant à ces mouvances dans des proportions bien plus importantes que d'autres susceptibles de présenter une menace terroriste, djihadiste par exemple.

Ce jeu, en démocratie, me semble normal. Il ne remet pas en cause la nécessité de doter les services de moyens, comme le montre un bref exercice de droit comparé avec des démocraties ayant une tradition de renseignement comparable à la nôtre. Récemment, au Royaume-Uni et en Allemagne, la justice et les services ont acquis de nouvelles compétences contre les phénomènes violents sur un fondement identique consistant à considérer que, quelles que soient les convictions dont on est animé, le recours à la violence, en démocratie, est exclu par principe.

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À titre personnel, je considère que le mouvement des gilets jaunes a été alimenté par les mouvances d'ultradroite et d'ultragauche. Les premiers gilets jaunes étaient des gens comme tout le monde, quoique nourris à des thèses complotistes. En Moselle, j'ai entendu dire tout et n'importe quoi, souvent par des gens ayant servi l'État.

Dans la région Grand-Est, des gens de Bure sont venus à Nancy et ont poussé jusqu'à Metz avant de renoncer. De tels déplacements de groupuscules ont aussi été observés à Nantes. En Moselle, certains viennent d'Allemagne et des Ardennes belges, d'autant plus facilement que personne n'est contrôlé à la frontière et que, même en cas de contrôle, les individus non surveillés ne sont pas signalés aux services de renseignement. De nombreuses personnes traversent la frontière quotidiennement, notamment pour travailler ; certaines s'insèrent dans des groupuscules et s'organisent à l'étranger. Franchir la frontière avec l'Allemagne est simple. Des militants de Génération identitaire l'ont fait pour rejoindre des camps d'entraînement.

À Metz, le chanteur Bilal Hassani n'a pas pu se produire parce que les mouvances d'ultradroite avaient menacé d'aller jusqu'à tuer les personnes présentes dans la salle, ce qui va loin dans la provocation à la haine. La semaine dernière, plus de cent parlementaires ont collectivement porté plainte en raison des tracts de l'ultradroite nous incitant à abattre les Juifs et les étrangers pour la sauvegarde de la race blanche. Il y a bel et bien une réponse de l'ultradroite à l'ultragauche – si vous dites cela à un journaliste, il vous dira que vous êtes fou car il part du principe que cela n'existe pas.

Comment le complotisme s'est-il insinué dans les gilets jaunes ? Comment ont-ils basculé après avoir intégré des gens des mouvances d'extrême gauche et d'extrême droite ? Je connaissais certains militants. J'ai vu le travail qu'ils ont mené. Ils ont récupéré des personnes éloignées de toute structure politique ou associative pour les former. Ces dernières, jeunes ou moins jeunes, participent désormais à des manifestations parfois violentes.

Les gilets jaunes ont-ils été pour les militants ultras un vivier de recrutement, voire une chair à canon ? La montée de la violence dans les manifestations de gilets jaunes est allée de pair avec l'augmentation du nombre de drapeaux de l'ultradroite et de l'ultragauche. L'un et l'autre sont-ils corrélés ?

En ce qui concerne la dimension terroriste, j'observe que, lorsqu'on parle de terrorisme en France, on parle surtout du terrorisme islamiste, rarement des autres formes. L'événement survenu à Annecy la semaine dernière n'a pas été qualifié d'acte terroriste. L'attaque de la mosquée de Bayonne par un membre de l'ultradroite n'a pas été considérée terroriste alors qu'elle aurait logiquement dû l'être. La qualification législative des actes de terrorisme pose-t-elle problème ? Faut-il la réviser ? Si des individus font le tour de l'Europe pour aller chercher des gens qu'ils savent capables d'allumer des incendies, de poser des bombes et d'utiliser des armes lors des manifestations – bref, capables de violence –, n'est-ce pas la base du terrorisme ? N'est-il pas possible de redéfinir ces actes pour qu'ils relèvent d'une autre procédure pénale et que les services travaillent dessus autrement, si nous voulons vraiment faire peur et faire mal à leurs auteurs et surtout aux responsables politiques, dont certains dans cette assemblée, qui se rendent dans les manifestations et en légitiment la violence ? Cela en calmerait plus d'un.

Ce débat de fond, nous devons l'avoir. Je pars du principe que les lois relatives à la lutte contre le terrorisme nous permettent de qualifier ces actes de terroristes. Mais nous n'avons pas le courage politique de le faire.

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Pour les gilets jaunes, il y a eu un avant et un après 1er décembre 2018. La particularité de ce mouvement est que des groupuscules d'ultragauche et d'ultradroite s'y sont agrégés. Les manifestations des 1er et 8 décembre 2018 font partie des rares ayant réuni des individus connus des services à droite et à gauche. Même s'ils ont fini par se taper dessus, ce qui prédominait était la volonté de s'en prendre au Gouvernement, à l'État, au Président de la République. C'est peut-être le plus petit dénominateur commun, voire le seul, de ces mouvances.

Ce phénomène, dont j'ai rappelé qu'il n'a pas épargné les petites villes, naît à l'échelon local, lorsque plusieurs centaines de militants aguerris et déterminés à s'en prendre aux forces de l'ordre, dans les villes où la présence de ces groupuscules est documentée, font dériver une manifestation. Il est amplifié par une forme de compétition entre les territoires, qui est une autre caractéristique du mouvement des gilets jaunes.

Je m'en ouvre souvent aux responsables des structures concernées, ce qui ne fait certes pas de moi un ennemi de la liberté de la presse : je considère qu'il y a aussi un effet des directs de quinze heures sur des manifestations qui, à la fin du mouvement des gilets jaunes, ne mobilisaient pas plus de 40 000 personnes à l'échelle nationale. L'une d'entre elles que j'ai suivie sur les lieux, rassemblait place de la Bastille une soixantaine d'individus, dont je ne minimise certes pas l'action, qui faisait l'objet d'une émission spéciale.

Toutefois, ce ne sont pas ces groupuscules, me semble-t-il, qui ont amené les premiers gilets jaunes au complotisme. À l'origine, le mouvement des gilets jaunes est spontané, enraciné dans des motivations individuelles telles que des frustrations, des déceptions et des sentiments de déclassement personnel. Elles concernaient des millions de Français. Lors du mouvement, qui en a tiré sa force, ces individus, qui n'étaient pas politisés au sens classique du terme ni actifs sur les réseaux sociaux, ont pris conscience qu'ils n'étaient pas les seuls à ressentir ces sentiments. J'ai en mémoire le cas d'un homme d'un certain âge, à la situation sociale et professionnelle établie, interpellé ultérieurement pour des faits de terrorisme. Il indiquait que, depuis son adolescence, il avait conscience que la société le poussait à adhérer à des valeurs qu'il considère comme mauvaises – l'argent, la possession et la propriété. Il s'était néanmoins laissé porter par le courant et le mouvement des gilets jaunes lui avait ouvert les yeux. Il s'est dit ne pas être seul à se poser des questions et à considérer que la société dysfonctionne. Il est alors entré dans une forme d'engagement idéologique, pleinement assumé comme une deuxième vie.

La fin du mouvement des gilets jaunes a laissé place à deux phénomènes. Sur le plan individuel, compte tenu de la composante psychologique dans le choix de la violence, adhérer aux idéologies complotistes ou avoir le sentiment de participer à leur élaboration vous fait accéder à une forme d'élite dont vous vous sentiez exclu et vous place au sein du petit nombre de ceux qui savent. Ce phénomène psychologique est d'autant plus fort que vous avez le sentiment, habilement suscité, non que l'on vous assène des idées, mais que vous aboutissez à des conclusions logiquement et par vous-même.

Sur le plan collectif, si le mouvement des gilets jaunes s'est éteint, notamment parce qu'il a fait l'objet d'une réponse politique, le sentiment de déclassement et de frustration, lui, a survécu parmi des dizaines de milliers de Français. Ce sont les mêmes qui ont manifesté contre la réforme des retraites avec violence, obéissant à un mot d'ordre ou saisissant une occasion, et qui participent activement à des groupes perméables aux théories conspirationnistes. De surcroît, la crise sanitaire a été propice aux craintes, aux questionnements et aux théories du complot. Cette rancœur, cette haine et cette frustration, exprimées lors du mouvement des gilets jaunes, sont intactes parmi plusieurs dizaines de milliers de personnes qui se sont rencontrées alors, physiquement ou virtuellement.

Vos questions sur le terrorisme sont éminemment politiques. Vous avez cité plusieurs événements récents en évoquant Annecy et Bayonne, j'y ajoute le triple assassinat de militants kurdes à Paris à la fin de l'année dernière. Ils n'ont pas été qualifiés de terroristes par la justice française.

La définition du terrorisme sur laquelle se fonde le code pénal repose sur deux éléments : un trouble grave à l'ordre public, établi dans les cas précités, et le recours à l'intimidation et à la terreur. L'adhésion à une idéologie structurée n'entre pas en ligne de compte. Pour qualifier un trouble grave à l'ordre public tel qu'un assassinat, l'autorité judiciaire tient compte de la personnalité de l'auteur – est-il atteint de troubles psychologiques ou psychiatriques annulant toute volonté de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ? Sans préjuger de l'issue des investigations menées à Annecy, dans le cas d'une personne comme l'auteur des faits qui semble assez perturbé psychologiquement, le parquet national antiterroriste considère que l'élément moral manque, l'acte ne s'inscrivant pas dans une finalité d'intimidation ou de terreur. Plusieurs actions islamistes n'ont pas été qualifiées de terroristes par la justice alors même qu'elles ont entraîné des décès, parce que l'état mental des auteurs laissait subsister un doute sur la volonté d'inscrire leur démarche dans un projet.

Par ailleurs, même si le code pénal définit le terrorisme indépendamment de l'adhésion à une idéologie, la justice française considère qu'un acte, pour être qualifié de terroriste, doit procéder de la volonté de l'inscrire dans une cause qui nous dépasse. Ainsi, le parquet national antiterroriste a-t-il considéré, à l'issue de débats complexes, que l'assassinat précité de militants kurdes n'est pas un acte terroriste : l'auteur n'a pas agi pour défendre une cause ou un projet, mais par haine des immigrés, voire des autres en général. Nous n'avons trouvé dans son téléphone aucune trace d'adhésion à une idéologie. Vivant dans une haine recuite, il considérait les étrangers cause de tous ses maux et devoir se venger.

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Vous avez évoqué, avec des mots forts, la violence, la clandestinité, le déploiement de stratégies, l'adhésion à des idéologies et la défense de causes. Il y a une quinzaine d'années, dans un pays du Maghreb, on m'a dit que les islamistes avancent avec leurs kalachnikovs et leur idéologie quand nous avançons les yeux bandés avec une auréole sur la tête. En 2012, nous avons eu Merah ; en 2015, Charlie Hebdo et le Bataclan. Peut-être est-il temps d'anticiper. Sur le terrain, le mot écoterrorisme a un sens. Se rendre à une manifestation avec des armes et les utiliser au nom d'une cause contre les forces de l'ordre, c'est du terrorisme.

Faut-il introduire dans la loi une nouvelle qualification juridique, voisine de l'entreprise terroriste, pour donner à l'autorité judiciaire des prérogatives étendues permettant de prolonger les gardes à vue et les moyens d'investigation et de perquisition renforcés dont elle a besoin ? Faut-il qualifier d'entreprises terroristes les groupuscules d'ultragauche et d'ultradroite pour agir en profondeur, notamment en infligeant aux individus ultraviolents des condamnations permettant de les soustraire de la société ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

À la question de la qualification terroriste d'une action violente, légitime en démocratie, je réponds non seulement en praticien, mais aussi comme personne ayant autorité sur le service judiciaire de la direction générale de la sécurité intérieure, amené à travailler sous l'autorité de magistrats.

D'abord, c'est un acte grave de se rendre à une manifestation avec des armes dont tout laisse penser qu'elles ont été fabriquées pour tuer – la sophistication des armes utilisées à Sainte-Soline laisse peu de doutes. Qu'une infraction ne soit pas qualifiée de terroriste ne signifie pas qu'elle est bénigne, ni considérée banale par la justice. L'auteur du triple assassinat dont je parlais tout à l'heure encourt la réclusion criminelle à perpétuité en application d'une infraction de droit commun.

Quant au cadre juridique dans lequel nous agissons, il inclut des dispositions procédurales applicables aux infractions terroristes qui facilitent le travail des services d'enquête, relatives notamment à la durée de la garde à vue. La réflexion sur le cadre applicable à certaines infractions ne signifie pas qu'il faut faire basculer celles-ci dans le terrorisme pour faire évoluer celui-là. Une autre piste de réflexion pourrait amener à donner plus de facilités aux services sur d'autres champs infractionnels.

Ensuite, ce n'est pas parce que les services ne travaillent pas sur certains individus susceptibles de représenter une menace terroriste qu'ils n'ont pas les moyens de travailler. La loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement énumère les finalités de notre activité. La prévention du terrorisme est la finalité n° 4 ; celle des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique la finalité n° 5c.

La supervision de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement s'exerce, ce qui est légitime en démocratie, de façon plus approfondie sur les individus dont nous considérons qu'ils peuvent commettre des violences collectives que sur ceux suspectés de se livrer à des actes terroristes. Nous n'en sommes pas moins en capacité de travailler. Les taux de refus sur les demandes de techniques de renseignement relevant de la finalité 5c présentées par la DGSI sont de l'ordre de 6 %. Ce chiffre est supérieur à celui constaté pour les autres finalités mais il signifie que, dans 94 % des cas, il est estimé que nous sommes fondés à travailler.

Il est normal, en démocratie, de se demander ce que l'on qualifie de terroriste, de trouble grave, d'intimidation et de terreur. Certes, le cadre juridique applicable aux infractions terroristes donne aux services des capacités d'action que n'offre pas le droit commun. Mais, en matière de renseignement, la loi permet de travailler à la prévention de l'action des mouvances, que nous les rangions ou non dans la catégorie des infractions terroristes.

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En 2008, le Président de la République de l'époque avait qualifié de terroriste l'arrachage de caténaires à Tarnac. La justice, après investigation, a écarté cette qualification. Est-ce de cette affaire, de l'affaire Merah ou d'une autre que date la bascule à la suite de laquelle de tels actes n'ont pas été reconnus comme terroristes ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Dans cette affaire, la justice a considéré les éléments constitutifs d'une infraction terroriste non réunis. La question centrale était de savoir si le groupe en question voulait faire dérailler des trains. Les services en étaient convaincus, compte tenu des dispositifs utilisés. La justice a considéré que tel n'était pas le cas. Il s'agissait de déterminer, sur la base des éléments matériels, si les auteurs avaient ou non la volonté de tuer.

Quelle que soit l'idéologie, la question est de savoir si sa promotion amène ceux qui y souscrivent à troubler gravement l'ordre public à des fins d'intimidation et de terreur, en frappant de façon indiscriminée des gens non pour des raisons individuelles, mais parce qu'ils ressortissent à une catégorie. La cible peut être le grand capital, les musulmans, les « Arabes ». Dans l'affaire de Tarnac, la justice a considéré que la gravité des faits allégués manquait.

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Vous expliquez pour partie le regain de violence constaté depuis le début de l'année, avec l'opposition à la réforme des retraites qui a suscité des affrontements entre l'ultragauche et l'ultradroite, par le fait que, l'ultragauche s'étant approprié la rue, l'ultradroite s'est sentie obligée d'allumer un contre-feu. Par ailleurs, vous avez évoqué quelques rares manifestations de gilets jaunes, notamment celle du 8 décembre 2018, où l'ultragauche et l'ultradroite, contre toute attente, ont commis des violences sinon main dans la main, du moins côte à côte.

Compte tenu du contexte politique qui est le nôtre depuis l'été 2022, la réédition de cette configuration vous semble-t-elle possible ? Le pouvoir en place est-il en danger d'être confronté à une telle alliance déterminée à le renverser et à plonger le pays dans le chaos, par exemple à l'occasion de l'adoption d'une motion de censure ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Lors de la contestation de la réforme des retraites, le refus de chaque mouvance extrême de laisser la rue à l'autre est l'une des causes du regain de violence que nous avons constaté. J'en vois deux autres.

La première d'entre elles tient au cycle électoral. Dans une démocratie, les périodes électorales sont toujours plus calmes sur le plan des troubles à l'ordre public : aucune réforme n'est engagée et les débats constituent une forme de canalisation des énergies. Six à huit mois après les élections, un effet de déception peut se faire sentir. De surcroît, la violence verbale qui règne dans le débat public, que vous connaissez mieux que moi, peut être interprétée comme une légitimation de l'action violente. Certains propos assez violents, peut-être légitimes en démocratie, expriment une attitude décomplexée à l'égard de la violence. Trois facteurs de violence relèvent donc de ce premier ordre de causes : la réforme des retraites qui a joué le rôle d'élément déclencheur ; un effet de déception à l'égard de la stratégie électorale des partis les plus revendicatifs ; le climat politique ambiant.

J'évoquerai en tant que citoyen davantage qu'en tant que directeur général de la sécurité intérieure la dernière de ces causes, sous la forme d'une question que vous auriez pu me poser : pourquoi l'alliance constatée au début du mouvement des gilets jaunes ne s'est-elle pas reformée, dès lors que les motions de censure déposées par les oppositions ont été votées par les tenants de lignes idéologiques variées et que la réforme ne convenait ni à l'extrême gauche ni à l'extrême droite ? La raison en est, au moins en partie, que la rhétorique et la violence verbale déployées par les oppositions d'extrême droite et d'extrême gauche contre la réforme des retraites étaient différentes.

Quant à savoir si des événements sont susceptibles d'agréger les deux mouvances, je l'ignore. Une motion de censure, par définition, s'inscrit dans le jeu démocratique. En cas d'adoption, les oppositions seraient sans doute satisfaites d'avoir renversé le gouvernement, mais elles ne s'allieraient pas pour autant.

Considérons un instant la situation sociale des deux dernières années. Elle est caractérisée par une crise sanitaire et une inflation inédite à l'échelle de plusieurs décennies. Le litre d'essence se négocie à plus de deux euros ; en dépit des aides du Gouvernement, il est bien plus cher qu'il y a trois ans car il coûtait 1,50 euro au début du mouvement des gilets jaunes. Pourtant, l'explosion sociale redoutée à la sortie du confinement n'a pas eu lieu.

Que le Gouvernement, depuis la crise sanitaire, n'ait pas nié les difficultés mais les ait mises en mots, qu'il ait souligné les efforts demandés aux Français et qu'il ait multiplié les mesures d'aide, a eu un impact indéniable. Cela n'en a aucun sur les quelques dizaines de milliers de personnes décidées à en découdre, mais cela évite qu'elles n'en entraînent des centaines de milliers dans leur sillage comme en 2018.

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Certains manifestants ont un parcours militant, d'autres non. Que penser des élus qui se rendent, écharpe tricolore en bandoulière, à des manifestations, autorisées ou non ? Leur présence modifie-t-elle l'analyse des risques ? Jouent-ils un rôle de vecteur ou d'amplificateur de la contestation ? Comment justifient-ils leur action ?

Comment ce phénomène s'inscrit-il dans les évolutions en cours ? Peut-on le relier aux titres choisis par les médias, qui parfois renforcent le sentiment de légitimité de certains combats en occultant le recours à la violence, voire à l'écoterrorisme ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Ces questions sont aux marges de ma sphère de compétence. Certains discours, actes et gestes symboliques peuvent être perçus, par certains militants et manifestants, comme une forme de légitimation à participer à de tels événements.

La présence d'un parlementaire dans une manifestation interdite vide de son sens son interdiction et conforte dans leur conviction ceux qui considèrent que, la démocratie devenue totalitaire, il faut parfois braver la loi pour la faire vivre et se faire entendre. Cette démarche me semble dangereuse car elle nourrit la conviction que seule la violence est de nature à changer les choses.

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Monsieur le directeur général, je vous remercie, au nom de la commission d'enquête, de votre présence et de la qualité de nos échanges.

*

La réunion se termine à vingt-deux heures trente.

Présences en réunion

Présents. – M. Florent Boudié, Mme Félicie Gérard, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, Mme Sandra Marsaud, M. Ludovic Mendes, M. Michaël Taverne

Excusées. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi