La réunion

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La séance est ouverte à quatorze heures.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure.

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Chers collègues, je remercie de sa présence parmi nous Thibault de Montbrial, avocat. Maître, nous avons organisé ce matin une table ronde réunissant plusieurs de vos confrères au sujet des faits de violence poursuivis à l'occasion des manifestations du printemps dernier. Nous avons fait le choix de vous convier à une audition séparée car, en votre qualité de président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure, il nous a semblé que vous développeriez sans doute une approche différente.

Notre commission d'enquête s'attache à comprendre ce qui s'est passé au cours des manifestations du printemps dans un double objectif : d'une part, établir le profil, les motivations et l'organisation des auteurs de violences et, d'autre part, évaluer la réponse de l'État à ces violences, dans ses fonctions administratives comme judiciaires, ainsi que sa capacité à concilier les droits fondamentaux des individus avec la protection des personnes et des biens. Dans votre pratique d'avocat et dans votre réflexion sur la question de la sécurité, ce sont des thématiques dont vous avez fréquemment à connaître. J'ajoute que vous représentez souvent des personnels des forces de sécurité intérieure, en défense ou en partie civile, et que vous observez donc ces violences d'un point de vue singulier, mais toujours avec une solide analyse juridique.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Les questions qui ne seraient pas évoquées au cours de cette audition pourront donner lieu à des réponses écrites de votre part. J'ouvrirai pour ma part nos échanges par deux interrogations.

En premier lieu, dans votre rôle d'avocat, vous pouvez être amené à assister des policiers et des gendarmes objets d'une enquête pour un usage de la force contraire à la loi. Cette situation est-elle, selon votre appréciation, rare, fréquente, de plus en plus rare, de plus en plus fréquente ? Ce risque juridique a-t-il une incidence sur le comportement des policiers et des gendarmes dans leur mission de maintien de l'ordre, et si oui, laquelle ?

En deuxième lieu, les critiques adressées aux forces de l'ordre pour une verbalisation excessive ou un maintien de l'ordre violent vous apparaissent-elles fondées ? Si oui, est-ce selon vous à cause des hommes ou la conséquence d'une problématique juridique ?

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Me Thibault de Montbrial prête serment.)

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Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure

C'est un plaisir d'être convié à concourir aux travaux de l'Assemblée nationale, plaisir d'autant plus grand que votre commission d'enquête traite d'un sujet d'une importance prépondérante pour le respect de la loi et de l'ordre en France. Ce qui se passe dans notre pays depuis quarante-huit heures en est une triste illustration. Je crains que les jours à venir ne soient plus spectaculaires encore, et ne conduisent à d'autres réflexions sur le thème du jour.

Je m'exprimerai avec une double casquette. La première, dans l'ordre de ma vie professionnelle, est celle d'avocat pénaliste depuis vingt-huit ans, engagé régulièrement aux côtés de nos forces de sécurité intérieure et, par déontologie, jamais contre : la police, la gendarmerie, les polices municipales et l'armée étant des clients réguliers, je m'interdis tout dossier qui contreviendrait aux intérêts de ces institutions ou des personnels qui les composent. La deuxième casquette est celle de président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure, que j'ai créé en 2015. Il comprend, parmi les membres du comité stratégique, des personnes telles que le préfet Philippe Klayman, qui a été directeur central des compagnies républicaines de sécurité pendant plus de dix ans, le général Richard Lizurey, auparavant directeur général de la gendarmerie nationale, et d'autres personnes qui n'ont pas forcément des fonctions aussi élevées mais dont le métier au quotidien consiste à travailler sur le maintien de l'ordre.

Je voudrais d'abord rappeler le contexte dans lequel travaille votre commission. La société française est fracturée ; la violence physique entre citoyens et contre les forces de sécurité intérieure augmente depuis quelques années. Depuis 2017, 25 % des victimes de violences volontaires en France sont des membres des forces de sécurité intérieure. C'est un contexte dont on ne peut faire abstraction dans la question du maintien de l'ordre et de sa doctrine. Les gens expriment leur mécontentement d'abord dans le cadre des manifestations, puis en marge de celles-ci : ils ne sont alors plus des manifestants mais des émeutiers. Par ailleurs, l'ampleur de la violence au cours des manifestations est en constante augmentation depuis la mobilisation contre la loi El Khomri, en 2016, qui a marqué une rupture.

Si votre commission d'enquête est saisie de la façon dont l'ordre a été maintenu lors des manifestations contre la réforme des retraites, on ne peut pas occulter les événements de Sainte-Soline, qui ont fortement atteint la gendarmerie nationale. Le bilan pour les forces de l'ordre est significativement supérieur à 2 000 blessés.

Je suis en outre l'avocat du policier qui a été brûlé début mai au cours d'une scène spectaculaire. Cela me permettra de donner à votre commission des précisions nourries par mes échanges avec ce policier et sa hiérarchie, tant sur la tactique que sur les équipements, l'unité concernée m'ayant montré le matériel récupéré au cours de ces moments terribles.

Alors que ce débat est essentiel, il est tronqué dans l'opinion publique. Compte tenu de l'état de tension dans le pays, il s'agit d'une question éminemment politique et, en politique, le choix des mots est important. Or, par méconnaissance souvent, par mauvaise foi parfois, de la part de certains partis politiques ou de certains journalistes, les mots corrects ne sont pas employés. Le concept de violences policières revient régulièrement dans le débat. Celui-ci ne peut avoir de sens que si l'on parle de violence systémique. Or, personne ne peut, de bonne foi, considérer qu'il existe en France une violence policière systémique. En revanche, il existe des violences policières illégitimes, qu'il faut appeler ainsi puisque la force légitime est un monopole de l'État. Ce problème de vocabulaire aboutit à un relativisme dans le débat public. Par facilité ou par idéologie, certains opposent la violence des manifestants à celle des policiers en les mettant sur le même plan. Or, il ne s'agit pas de la même chose : les uns défendent l'ordre public tandis que les autres s'y attaquent.

Une manifestation est un rassemblement de personnes qui tendent à exprimer leurs idées sur le sujet de leur choix, puisque nous avons la chance de vivre dans une démocratie. Les manifestations sont soumises à déclaration, non à autorisation, comme beaucoup le croient à tort. Si je veux organiser une manifestation, je la déclare au préfet et, sans nouvelles de sa part, j'ai le droit de me rassembler avec des gens. Souvent, le préfet prendra contact avec moi pour s'entendre sur la logistique ou encore sur le périmètre. L'autorité préfectorale peut aussi décider d'interdire une manifestation, pour des raisons motivées dans un arrêté, lequel peut être contesté devant une juridiction administrative. Dans ce cas, ce n'est plus une manifestation mais un attroupement interdit par l'article 431-3 du code pénal. Le simple fait pour des personnes de demeurer groupées en dépit d'une interdiction constitue une infraction pénale et fait d'elles des délinquants.

Si des violences sont commises dans le cadre d'une manifestation, c'est-à-dire d'un rassemblement qui n'a pas été interdit, les auteurs de ces violences passent du statut de manifestant à celui de délinquant. On ne peut pas parler de manifestants violents, ou grièvement blessés, comme on l'a dit à Sainte-Soline : il s'agit d'émeutiers blessés. On peut toujours discuter de la proportionnalité mais, en droit, ce ne sont pas des manifestants. Il est important de rappeler que la force publique n'est pas utilisée contre des manifestants, mais contre des émeutiers pour protéger les manifestants.

Puisque la violence s'invite souvent lors des rassemblements publics, il faut se poser la question des conditions dans lesquelles l'ordre est maintenu et celle de la proportionnalité. Beaucoup a été fait avec le schéma national du maintien de l'ordre et la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Globalement, je considère que les dispositions prises par les gouvernements successifs vont dans le bon sens.

Je pense néanmoins que l'on pourrait améliorer des choses, par exemple en interdisant de manifestation des individus identifiés par les services de renseignement pour une présence violente répétée en marge de rassemblements. Il en va ainsi des écologistes radicaux présents à la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques, à Notre-Dame-des-Landes, à Bure, dont on sait qu'ils viendront à une manifestation sans pouvoir les empêcher de le faire. Il est regrettable que le Conseil constitutionnel ait censuré l'article 3 de la loi du 10 avril 2019 sur l'interdiction administrative de manifester, qui était calqué sur l'interdiction administrative de stade. La décision du Conseil constitutionnel s'entend puisqu'il considérait que le texte, trop large, portait une atteinte disproportionnée au droit de manifester. J'appelle de mes vœux une nouvelle rédaction. Il semble que le sénateur Bruno Retailleau ait fait une proposition qui a retenu l'intérêt du ministre de l'intérieur. Certes, cette disposition n'est pas la panacée, mais il est difficile d'aboutir à un texte parfait : mieux vaut des petits pas dans la bonne direction plutôt que renoncer à tout apport positif au prétexte d'une recherche chimérique de perfection.

Une autre piste serait de faciliter les contrôles d'identité préventifs en marge des périmètres déclarés des manifestations. Il serait nécessaire de revoir les conditions fixées par le code de procédure pénale en allégeant l'obligation de rédiger des réquisitions précises qui pose, comme toujours, le problème du seul paragraphe que l'on a oublié d'écrire.

Autre axe d'amélioration : la justice. Certes, les juges sont indépendants. Mais certaines décisions prises par les juges du fond sont parfois étranges. L'une d'elles, rendue par le tribunal judiciaire de Paris au mois de mars, m'a beaucoup choqué. Un émeutier ayant lancé un pavé au visage d'un policier, provoquant une cinquantaine de jours d'incapacité totale de travail, a été condamné à trois mois de prison, sans mandat de dépôt et sans la moindre peine complémentaire d'interdiction de manifestation. C'est choquant : un pavé dans la tête peut tuer. J'ai des cas de personnes grièvement blessées de cette façon. Cela envoie un signal aux émeutiers, mais aussi aux forces de sécurité intérieure sur le peu de considération accordée à leur travail et aux dangers auxquels elles sont exposées.

Par ailleurs, il faut être attentif aux équipements. Les forces de l'ordre voient les moyens à leur disposition régulièrement minorés. À chaque incident grave, on interdit le matériel qui l'a causé. Mais l'affrontement humain, par nature, crée des dégâts : quand des individus se sont montrés extrêmement violents, que la force légitime a été employée contre eux et qu'il en résulte un dégât, cela n'implique pas qu'il faille systématiquement retirer le moyen qui a été employé. Cela aboutit à désarmer nos forces. En réduisant les armes de force intermédiaire, on abandonne le policier au choix du tout ou rien. Moins il y a d'armes intermédiaires, plus le risque de contact et donc de blessures est grand et, en cas de submersion, il ne reste que l'arme de service. Veut-on vraiment enlever les lanceurs de balles de défense aux policiers et aux gendarmes, alors qu'on a déjà diminué leur puissance, pour ne leur laisser que du SIG ou du HK416 ? Nous serons tous d'accord pour répondre par la négative. L'utilisation d'une arme de catégorie B ne me paraît pas raisonnablement devoir être la seule option laissée aux policiers.

J'en viens au matériel défensif. Beaucoup de gens, dans l'incantation idéologique parfois un peu hystérique, déplorent que les membres des forces de l'ordre portent des cagoules qui dissimulent le visage. Je formulerai deux observations, en forme de retour d'expérience de mon activité d'avocat assistant des policiers ainsi que des échanges qui ont lieu au sein du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure.

D'abord, nous observons une augmentation importante du nombre de dossiers de policiers ciblés chez eux ou près de chez eux parce qu'ils ont été reconnus, et ce quel que soit le service auquel ils appartiennent. Pour cette seule raison, la question de la dissimulation du visage dans l'espace public me semble légitime.

Ensuite, je vous ai déjà parlé du jeune policier grièvement brûlé début mai – chacun se souvient de cette image spectaculaire. J'ai eu la chance de le voir. Il est blessé à quatre endroits du corps : autour des yeux où la brûlure est en forme de masque de ski, aux deux poignets à l'interstice entre les gants et la tenue, et à l'aine à hauteur de laquelle son uniforme était usé. Or, il portait à la demande des chefs de groupe la tenue d'hiver ignifugée, qui offre une protection assez efficace. Même s'il a totalement pris feu, il n'a été blessé qu'à ces quatre endroits. Je le dis avec une certaine solennité : certains considèrent que les agents de la police française ne devraient pas porter de cagoules ; je considère pour ma part qu'ils doivent en porter, en particulier pour les opérations de maintien de l'ordre, dans les phases d'agression contre eux, car cela sauve des vies – leurs vies.

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J'ai quelques questions à vous poser, y compris en reprenant des arguments que je ne partage pas toujours.

Que répondez-vous à ceux qui considèrent qu'il y a d'abord et avant des interdictions de manifester abusives ? C'est quelque chose qui a été évoqué lors d'auditions précédentes. Votre point de vue sur la question sera intéressant.

Il en est de même s'agissant des interpellations dites abusives. Ceux de vos confrères que nous avons auditionnés ce matin ne font pas tout à fait, c'est le moins que l'on puisse dire, la même analyse que vous.

Par ailleurs, quel est votre point de vue sur la notion fondamentale et parfois décriée, voire contestée, de proportionnalité ?

Enfin, pouvez-vous dégager de votre expérience d'avocat des agents des forces de l'ordre des enseignements sur les profils des individus violents ? Je précise que nous ne parlons pas là de violence au sens strict du droit pénal, qui ne considère que les atteintes aux personnes, mais que nous employons le terme dans son acception large qui désigne également les dégâts matériels. Il va de soi que cette entreprise de catégorisation, à partir des éléments qui vous sont transmis dans le cadre des procédures judiciaires, est difficile. Mais quelle typologie d'individus ou de groupements d'individus parvenez-vous à établir ?

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Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure

Il n'existe pas beaucoup de façons d'interdire de manifester. Si l'on considère une interdiction de manifester abusive, comme nous vivons dans un État de droit, on peut la contester devant une juridiction. Et, exactement pour la même raison, l'interdiction de manifester doit être motivée. Il incombe à l'autorité qui l'a prise de détailler de façon convaincante les raisons pour lesquelles elle porte atteinte à la liberté fondamentale de manifester. Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Il faudrait presque interroger les personnes qui sont fondées à prendre de telles décisions sur les critères qu'elles emploient !

J'appelle l'attention de la commission d'enquête sur une difficulté commune aux différents sujets évoqués ainsi d'ailleurs qu'aux affaires de terrorisme. De nombreux éléments sont transmis au ministère de l'intérieur par la voie du renseignement. Ces informations sont recueillies, acquises et transmises, mais pas judiciarisées. Elles ne sont pas inscrites dans un procès-verbal susceptible de figurer dans une procédure judiciaire à l'appui d'une poursuite pénale engagée par le parquet.

Ces notes blanches, ou « blancs », contiennent souvent des informations issues de services partenaires, c'est-à-dire étrangers, qui ont leurs raisons de ne pas vouloir qu'elles apparaissent dans une procédure judiciaire et d'éviter que la défense y ait accès. Donc, on sait mais on a du mal à prouver. En tant qu'avocat, je prends la mesure de cette difficulté. Les préfectures s'y heurtent souvent lorsqu'une manifestation s'annonce qui doit rassembler de nombreuses personnes violentes.

S'agissant des interpellations dites abusives et de la proportionnalité, une constante explique pourquoi il m'a semblé intéressant de faire le lien. Dans les affaires qui nous occupent, caractérisées par des violences contre les personnes et les biens, nous savons, en tant que citoyens et observateurs de la vie publique, que ceux qui s'y livrent tentent de se soustraire à leurs responsabilités. Non seulement ils ne se laissent pas interpeller, mais ils essaient de se dissimuler. Aucun ne donne son nom et son numéro de téléphone avant de se filmer en train de commettre des exactions. Ce sont des gens qui connaissent nos modes de sécurisation de ce genre d'événement et qui s'y préparent en amont. Pour ce faire, ils utilisent de nombreuses techniques qui vont de la dissimulation du visage et des vêtements de rechange à l'utilisation de parapluies et au pré-positionnement de matériel dans le périmètre de la manifestation, parfois plusieurs jours auparavant. Cette façon de faire, soit dit en passant, est l'un des enjeux majeurs de la sécurisation des prochaines Olympiades. Tous ces modes opératoires concourent à empêcher l'identification de ceux qui se livrent à des exactions. En conséquence, lorsque des gens sont arrêtés, avant d'être excellemment défendus par mes confrères que vous avez auditionnés ce matin, ils déclarent tout de go n'avoir rien à voir avec les faits. Et comme c'est à l'accusation qu'il appartient d'apporter la preuve, ce qui est bien normal en démocratie, elle a souvent du mal à le faire.

En effet, comment cela se passe-t-il sur le terrain ? Quand vous êtes dans un groupe de policiers ou de gendarmes, vous subissez. Vous prenez sur vous. Puis ordre est donné de prendre une mesure tactique, un bond offensif par exemple, pour reconquérir du terrain. À ce moment-là, le premier rang du cortège, composé d'émeutiers qui vous jettent dessus tout ce qu'ils peuvent, déguerpit derrière les véritables manifestants qui, littéralement à leur corps défendant, empêchent les forces de l'ordre de passer, non par malice, mais parce qu'ils sont au mauvais endroit. Ces gens honnêtes reçoivent d'abord de la part des émeutiers qui les bousculent, ensuite de la part de la police qui essaie de faire attention. Certes, ils sont secoués et ne devraient pas l'être, mais il est plus difficile d'esquiver dans la réalité que dans un jeu vidéo.

Quand vous arrivez au contact des émeutiers, vous voulez les interpeller. Cela ne se passe pas comme dans une cour de récréation. L'émeutier n'enlève pas sa cagoule, beau joueur, en comptant les pavés qu'il a eu le temps de lancer. Non, il ne se laisse pas saisir. Il utilise la violence et d'autres accourent pour le dégager. Dans cette mêlée dont témoignent les nombreuses vidéos qui existent, il est difficile de faire la part des choses. Vous saisissez des individus dans la nébuleuse, vous les extrayez de la manifestation et vous les emmenez. Ils sont placés en garde à vue et le parquet se retrouve dans une position difficile car la charge de la preuve incombe à l'accusation. En effet les personnes mises en cause nient et il faut des éléments pour les confondre. Le policier, lui, est entendu huit heures après les faits. Pendant ce temps, il a souffert. Il n'a ni mangé ni bu, il n'est pas passé aux toilettes et il a reçu cinquante pavés. Il devrait parler de celui qu'il a interpellé dans la mêlée à treize heures douze, qui était vêtu de noir comme tous les autres, et qui mesure un mètre quatre-vingt comme la moitié du défilé. Le policier dresse de bonne foi un procès-verbal. Le parquet regrette alors un propos qui n'est pas assez catégorique. Comment pourrait-il l'être ?

Les avocats font leur travail. Je ne les critique pas : il faut simplement comprendre les conditions dans lesquelles chacun intervient. Ils objectent que leur client n'a pas été formellement reconnu et qu'il a déjà passé six ou huit heures en garde à vue. Souvent, il n'est même pas déféré, il est remis en liberté sans attendre. On entend souvent parler du ratio entre le nombre des interpellations et celui des remises en liberté. C'est le signe que le système fonctionne, sans poursuite abusive ni condamnation abusive ! De la même façon, le fait que, beaucoup soient relaxés parmi les déférés est encore un signe à interpréter positivement.

En revanche, il y a une conséquence du point de vue de l'efficacité policière de la sécurisation des manifestations. Lorsque les forces de l'ordre font un bond offensif et qu'elles saisissent une quinzaine de suspects, dont il est clair pour tout le monde que quatorze sont des émeutiers tandis que le quinzième est le proverbial innocent qui ne faisait que passer, les six ou sept heures de leur garde à vue garantissent au moins qu'ils ne sont pas en train de harceler les policiers, de brûler des banques ou de détruire des établissements de restauration rapide. La question de l'interpellation abusive ne peut être abordée, me semble-t-il, que sous cet angle. Il s'agit d'un malentendu entre l'exigence de précision de l'accusation, normale en démocratie, et la quasi-impossibilité pratique d'y satisfaire. Toutefois, si les policiers arrivent, par un bond offensif, une charge ou une action spécifique, à extraire des gens qui se sont montrés violents, quand bien même ils ne parviennent pas à le prouver par la suite, ils ont tout de même concouru à l'objectif final : la sécurisation de la manifestation et la sécurité des personnes qui y participent, qu'il s'agisse des manifestants, par définition pacifiques, ou des forces de l'ordre.

La proportionnalité est une question vieille comme la violence. Elle est inséparable de celle de l'usage de la force légitime, régi notamment par les articles L. 211-9 et L. 435-1 du code de la sécurité intérieure. Certains émeutiers jettent des pavés, des boules de pétanques, de l'acide ou des projectiles agrémentés de lames de rasoir. Début mai, les policiers de la préfecture de police m'ont montré ce qu'ils ont collecté : ce sont des armes par destination, fabriquées pour estropier et dont certaines peuvent tuer. Un sénateur également, qui se trouvait en observateur avec un chef de groupe lors de la manifestation au cours de laquelle mon client a été brûlé, s'est publiquement exprimé sur ce qu'il a vu et ressenti : il n'en revenait pas. Il avait beau connaître cette réalité de l'extérieur, il l'a vécue autrement de l'intérieur.

Comment définir la proportionnalité quand vous êtes victime de ce qui relève objectivement de la tentative de meurtre ? Car si les faits ne sont pas qualifiés comme tels, ils procèdent bien d'une intention homicide. Au demeurant, l'information judiciaire relative aux faits dont a été victime mon client ayant pris feu est ouverte pour tentative d'homicide. Nous verrons si elle le reste, personne n'ayant été interpellé. Mais l'auteur est finalement identifié, le débat sera intéressant.

J'en profite pour soulever une question juridique fréquemment posée : jeter un coquetel Molotov sur quelqu'un, est-ce une tentative d'homicide ? Il me semble que si, un jour, un député devait être victime d'un jet de coquetel Molotov, puisque depuis quelques années vous êtes malheureusement pris à partie violemment jusque dans vos circonscriptions, il semblerait normal au Parlement dans son ensemble d'y voir une tentative de meurtre. Or aujourd'hui, les lancers d'engins incendiaires sur les policiers, hormis quelques cas très particuliers, ne sont pas poursuivis sur cette base.

Je pose la question sans malice, à l'aune de ce qui pourrait se produire : un policier ou un gendarme qui ouvre le feu sur un individu qui lui jette dessus un coquetel Molotov est-il en légitime défense ? Pour ma part, je suis certain que oui. Voir comment les choses se passeraient, en fonction des circonstances, n'est pas dénué d'intérêt.

Ainsi la question de la proportionnalité dans le maintien de l'ordre est-elle complexe. Au moment où les forces de l'ordre chargent, celui qui vient de lancer le pavé n'a jamais rien fait. Au demeurant, les policiers et gendarmes sur le terrain sont quasi unanimement favorables à un maintien de l'ordre bien plus impactant. Si leurs chefs ne vous l'ont pas dit, je me fais leur intermédiaire. Ils considèrent que cela permettrait de régler le problème bien plus rapidement et d'assurer par la suite le calme de la manifestation. D'après eux en effet, dès qu'ils vont au contact, s'agissant en particulier des blacks blocs, c'est la débandade. Les émeutiers ne tiennent pas le choc, au sens propre. Le changement de doctrine qui a eu lieu entre le 1er et le 8 décembre 2018, dans les conditions dont chacun se souvient, avec la création des brigades de répression de l'action violente et des pelotons d'intervention motorisés de la gendarmerie, s'inscrit donc dans une logique rationnelle. Cette évolution n'est pas allée à son terme pour une raison politique, en considération du risque de blesser des gens. Je laisse le problème en suspens en invitant chacun à se demander, sachant ce que les émeutiers font aux policiers, si la force légitime de l'État doit se contraindre à chaque fois qu'elle risque de blesser un peu ceux qui tentent de blesser beaucoup, voire de tuer les membres des forces de sécurité intérieure.

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Nous avons entendu des témoignages indiquant que, du côté des forces de l'ordre, les blessures sont devenues plus importantes ces derniers temps. Vous défendez depuis des années des gendarmes et des policiers. Même si vous avez une vision nécessairement réduite, pensez-vous également qu'il en est ainsi sur les deux dernières décennies ?

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Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure

Je ne peux vous faire part, effectivement, que d'une impression. Mais ma réponse est un oui franc et massif. Elle est basée sur les quelques dossiers de policiers ou de gendarmes blessés au cours d'opérations de maintien de l'ordre dans lesquels j'interviens ainsi que sur des échanges avec des professionnels, des visites dans des unités, des anecdotes ou encore des photos.

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Vous avez parlé de la technique de maintien de l'ordre visant à aller à l'impact, à la percussion, au contact. Policiers et gendarmes l'appliquent-ils parce qu'on leur a retiré au fil du temps des moyens intermédiaires ? À Sainte-Soline, un peu plus de 5 000 grenades lacrymogènes ont été lancées contre 80 grenades de désencerclement, dont l'efficacité n'est pas du tout la même.

La semaine dernière, nous avons auditionné M. Thierry Vincent, auteur de Dans la tête des black blocs, qui a dit qu'il existait une violence policière de plus en plus importante et que les policiers étaient surarmés. Je lui ai tout de même demandé, compte tenu des violences exercées contre eux, s'il était bien sûr de ce qu'il disait.

Pour en revenir aux moyens intermédiaires, pensez-vous qu'il existe un manque de formation des forces de l'ordre, notamment s'agissant du cadre juridique ?

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Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure

La technique de l'impact, indépendamment de la question des moyens, correspond à une nécessité tactique de reprise du terrain. Les armes de force intermédiaire sont des moyens de maintien à distance, pas de dispersion.

Il existe une différence de doctrine entre policiers et gendarmes, qui n'est pas forcément écrite et que je vais résumer telle que je la comprends. La logique des gendarmes est globalement de moins aller au contact : ils restent un peu en retrait et, lorsqu'apparaît une zone de violence, ils saturent l'espace de gaz lacrymogène, ce qui n'est pas sans effets pervers car ils sont alors tributaires du vent. Dans la police, c'est plus mitigé : il peut y avoir parmi les compagnies républicaines de sécurité une tradition tactique plus orientée vers l'impact. Certes, tout le monde obéit à des ordres, mais dans la part d'autonomie tactique laissée aux uns et aux autres, les deux cultures sont légèrement différentes.

Vous avez auditionné Thierry Vincent qui suit une logique politique, idéologique. Avec une certaine distance, que je laisse chacun apprécier, il porte la parole de gens dans une démarche de fracas et de rupture avec notre société. Il ne faut pas tomber dans le piège : tout ce que l'État mettra en œuvre, sur le plan judiciaire ou tactique, pour se protéger et avant tout pour protéger la République, sera critiqué comme un glissement vers le fascisme, l'américanisation, le surarmement. C'est, comme je le disais, une logique politique. Les black blocs sont tout de même entravés par un certain nombre de mesures tactiques ou judiciaires, ces dernières pouvant être encore renforcées. En réalité, pour les raisons évoquées et en particulier l'affaiblissement des moyens de force intermédiaire depuis l'affaire Rémi Fraisse en 2014, l'affirmation selon laquelle la police est surarmée est objectivement fausse : les moyens ont plutôt diminué.

Vous m'avez interrogé sur le manque de formation. D'un côté, je ne crois pas à des lacunes car le maintien de l'ordre est le métier des unités de force mobile, compagnies républicaines de sécurité et escadrons de gendarmerie mobile. D'un autre côté, d'autres unités leur sont adjointes qui ne sont pas toujours, en tout cas au début, parfaitement formées à cette mission. En cas de crise, on demande à des brigades anti-criminalité de renforcer les unités de maintien de l'ordre, mais elles ne sont pas du tout conçues pour travailler de la même façon. Il peut être compliqué pour les agents des brigades anti-criminalité de percevoir tactiquement comment la force qu'il est habitué à engager, en contrepartie de celle à laquelle il est exposé, s'adapte à l'univers complexe du maintien de l'ordre. Celui-ci obéit, en plus, à des règles qui ne sont pas strictement identiques. À Paris, les compagnies d'intervention et les brigades de répression de l'action violente sont néanmoins très efficaces, en dépit de la propagande que l'extrême gauche essaie de véhiculer.

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Merci d'avoir rappelé, pour ceux qui n'ont pas fait de droit, la différence importante entre manifestation et attroupement ou émeute. Une méconnaissance est souvent la base, y compris dans cette commission d'enquête, de critiques mal fondées.

Même si cela relève du ressenti, je souhaite connaître votre retour d'expérience concernant l'organisation du black bloc : pouvez-vous nous donner une idée, d'après les dossiers dont vous avez eu à connaître, et peut-être aussi à travers le regard des forces de l'ordre que vous défendez, de la façon dont ces groupes s'organisent et se structurent ?

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Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure

Je ne suis pas spécialiste des black blocs : c'est de mon ressenti qu'il s'agit, en aucun cas d'une expertise. Ce que les policiers me disent, et également des gens du renseignement, c'est qu'on a affaire à une nébuleuse, à une mouvance pas du tout structurée, à des membres qui la composent ponctuellement. Il y a une agglomération de gens, comme des mouches autour d'un verre de lait, qui repèrent les grands événements à venir. Ce fut le cas pour Sainte-Soline : j'ignorais jusqu'à l'existence de cette localité mais, quinze jours à l'avance, on m'a prévenu qu'il allait se passer quelque chose de terrible là-bas. Moi qui suis un professionnel des questions de sûreté, mais qui ne suis ni dans l'appareil d'État ni particulièrement informé, je savais cela avec deux semaines de préavis. On m'avait même dit qu'il risquait d'y avoir des morts.

Autour de ce verre de lait donc viennent de toute l'Europe des gens dont les profils relèvent globalement – ce n'est, je le répète, qu'un ressenti – d'une mouvance d'ultragauche, comportant des écologistes, des autonomes et de simples nihilistes, des casseurs, certains fils de bourgeois et d'autres non. C'est très compliqué. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il y a un échelon supérieur, même si ce n'est pas de façon organique. Il y a des gens, même s'ils ne se connaissent pas et ne se parlent pas, dont l'objectif affiché et assumé, et il y en a y compris au sein de l'Assemblée nationale, est de détruire la Ve République. Ils peuvent tout faire, soit en ne condamnant pas soit en incitant, pour que certains commettent un maximum de violences sur le territoire national. Des groupes, parfois structurés mais souvent une agglomération de gens disparates ayant en commun une espèce de haine ou d'envie de violence, et pour certains de détestation de la France, sont encouragés par des gens qui, à un échelon au-dessus, ont très clairement une logique antirépublicaine.

Jusqu'à maintenant, et cette hypothèse serait restée théorique jusqu'aux deux derniers jours, il n'y a pas eu de convergence entre ces gens que j'appellerais d'ultragauche, par facilité, et les banlieues. Une tentative a eu lieu au moment de l'affaire Théo en 2017, mais elle n'a pas abouti. On peut se demander si le rapprochement ne va pas se produire dans les prochains jours. Beaucoup essaient de le générer. Pour l'instant, malgré plusieurs tentatives, on n'a rien observé de tel.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il nous a été rapporté lors de précédentes auditions que de plus en plus de femmes faisaient partie des émeutiers et qu'elles se comportaient d'une façon extrêmement violente. Avez-vous des témoignages à cet égard ? Comment expliquer un tel phénomène ? Avez-vous le sentiment qu'il nécessite une adaptation de la façon de traiter les émeutiers ?

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Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure

Je ne comprends pas la fin de votre question : si une femme lance un coquetel Molotov, cela reste un coquetel Molotov. Il n'y a pas trente-six manières d'empêcher quelqu'un de le lancer.

J'étais déjà intéressé par ces considérations quand j'étais étudiant. J'avais alors rencontré un ancien patron d'une force d'intervention d'un pays européen, qui avait travaillé contre les terroristes d'ultragauche dans les années 1970 et 1980, au moment des Brigades rouges, d'Action directe et de la Fraction armée rouge. Je n'ai jamais oublié ce qu'il m'a dit : on leur avait appris, dans son unité, que face à des violences, des prises d'otages qui dégénèrent, des combats menés par des hommes et des femmes, ils devaient tirer en premier sur les femmes parce qu'elles sont les plus déterminées. Jeune homme de bonne famille, protégé de la violence dans ma jeunesse, j'avais été très surpris. Ensuite, je me suis intéressé pendant trente ans aux questions de sécurité et de violence, y compris parfois de façon personnelle, notamment dans l'armée. J'ai constaté que, lorsqu'une femme est particulièrement résolue, le seuil d'affaissement de sa détermination est souvent plus élevé que celui des hommes.

Pour le reste, les policiers me disent effectivement que des femmes sont impliquées, pas forcément beaucoup ni plus qu'avant. Elles sont aussi violentes que les hommes. Je n'ai été témoin de rien et je n'ai pas reçu, ces derniers mois, d'informations particulières qui iraient dans le sens d'une augmentation du phénomène.

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Maître, je vous remercie d'avoir partagé vos réflexions avec la commission d'enquête.

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Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure

Si vous me permettez un mot de conclusion, je dirai, avec une certaine solennité, compte tenu de ce que nous vivons depuis deux jours, dont je pense que c'est un début et non un épisode intermédiaire, qu'il faut que l'Assemblée nationale veille particulièrement à ce que l'application de la loi par nos forces de sécurité intérieure soit regardée, certes sans complaisance parce que ce n'est pas ce qui est souhaité, mais avec la neutralité minimale qu'on est en droit d'attendre de la part de ceux qui occupent vos fonctions. Chacun doit garder à l'esprit que, dans les moments difficiles où la violence empêche provisoirement la vie sociale, la liberté et la démocratie de s'exercer, comme c'est le cas depuis deux nuits, la seule limite entre la démocratie et le chaos réside dans les forces de sécurité intérieure, nos 250000 policiers et gendarmes. Si ce « cordon bleu », pour une raison ou une autre, cède, commencera une autre période de notre histoire, pas forcément très longue mais sans doute très violente, qui sera une porte ouverte à beaucoup d'aventures par la suite. La France va mal. Les forces de sécurité intérieure sont nos fantassins, nos pompiers. Il faut bien s'occuper d'eux et je me permets, puisque vous avez eu la gentillesse de m'inviter, de les assurer de mon affection et de mon soutien.

La réunion se termine à quinze heures cinq.

Présences en réunion

Présents. – M. Florent Boudié, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, Mme Sandra Marsaud, M. Michaël Taverne

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi