La réunion

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La séance est ouverte à seize heures cinq.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements auditionne, à huis clos, M. Serge Lasvignes, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

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Pour le dernier jour de travaux avant la suspension estivale, nous accueillons M. Serge Lasvignes, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Compte tenu des sujets sensibles que cette autorité est appelée à traiter, cette audition ne fait l'objet d'aucune diffusion audiovisuelle. Les faits et exemples qui pourraient être mentionnés justifient le régime du huis clos. Comme toutes les commissions d'enquête, nos investigations s'arrêtent aux frontières du secret de la défense nationale, ce qui pourrait conduire certaines questions à ne pas recevoir de réponse. Nous le comprenons tout à fait.

Monsieur le président, un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite, par conséquent, à nous communiquer ultérieurement vos réponses écrites, ainsi que toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.

L'autorité que vous présidez remplit une mission essentielle puisqu'elle juge de la conciliation entre impératifs de sécurité publique et préservation des droits individuels. La prévention des violences collectives est une des finalités d'emploi des techniques de renseignement qui nous intéresse au premier chef. Votre dernier rapport d'activité, qui couvre l'année 2022, fait état d'une baisse notable de cette catégorie. Nous pouvons pronostiquer sans crainte que l'année 2023 renversera cette tendance.

Il me revient d'ouvrir les débats, aussi vous soumettrai-je deux premières questions à caractère général, qui permettront d'engager la discussion.

Une question sémantique traverse nos travaux depuis plusieurs semaines. Pouvez-vous préciser ce que recouvre la notion de violences collectives dans votre jurisprudence ? Plus précisément, limitez-vous cette notion aux atteintes aux personnes, comme le fait le code pénal, ou considérez-vous, comme dans le langage courant, que les destructions de biens, notamment publics et collectifs, peuvent entrer dans cette catégorie ?

À quels éléments la Commission accorde-t-elle le plus de poids pour délivrer ses avis dans un sens favorable ou défavorable ? Comment en arrivez-vous à votre décision ?

Avant de vous céder la parole, conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Serge Lasvignes prête serment.)

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Serge Lasvignes, président de la CNCTR

La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement a pour mission de contrôler l'usage par les services de renseignement des techniques de renseignement énumérées par la loi. Elle rend notamment un avis au Premier ministre sur chaque demande visant à recourir à ces techniques. Si le Premier ministre souhaite délivrer une autorisation malgré un avis négatif, la Commission doit solliciter l'arbitrage du Conseil d'État. En pratique, cela n'arrive jamais. Il arrive, en revanche, que le Premier ministre oppose un refus malgré l'avis positif de la Commission pour des raisons d'opportunité.

S'agissant des techniques de renseignement visant des membres de groupuscules violents, l'action des services de renseignement trouve son fondement au 5° de l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, relatif, en particulier, à la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. Les autorisations délivrées sur ce fondement représentent environ 12 % des 90 000 demandes de surveillance reçues par la Commission. En 2022, cela a représenté exactement 2 692 personnes surveillées.

Une même personne peut faire l'objet de plusieurs techniques. Dans le cas des militants violents, les méthodes de base incluent l'étude de la facture téléphonique détaillée ou « fadette » de la personne visée, la géolocalisation en temps réel qui permet de savoir où elle est sans avoir à la suivre, et l'interception de ses communications pour essayer de connaître son activité. Il peut s'agir de militants engagés dans divers courants de l'ultradroite ou de l'ultragauche ainsi que de personnes connues pour leur appartenance à des groupes violents, comme des hooligans ou des motards.

La Commission accorde une attention particulière aux demandes fondées sur cette finalité car les techniques sollicitées sont susceptibles de porter atteinte à la protection de la vie privée des personnes concernées, mais aussi à leur liberté d'expression et de manifestation. Conformément aux garanties fixées par le cadre légal du renseignement, plusieurs conditions doivent être réunies pour admettre la demande : la vraisemblance d'un risque de violences ; le caractère collectif de ces violences ; leur degré de gravité et d'intensité enfin, car il doit s'agir de violences susceptibles de causer, selon les termes mêmes de la loi, un trouble grave à la paix publique – une notion qui relève du ressenti du citoyen, celle d'ordre public incombant à l'appréciation du préfet.

S'agissant d'une matière telle que le renseignement, qui vise à prévenir, à des fins de police administrative, d'éventuelles menaces contre les intérêts fondamentaux de la Nation à partir d'indices, la Commission doit faire confiance au service demandeur. Elle n'a pas de pouvoir d'enquête et ne peut donc vérifier elle-même les faits qu'il décrit dans sa demande. Mais elle exige que les services présentent des demandes particulièrement motivées, éventuellement complétées de renseignements supplémentaires si les informations qu'elles comportent lui paraissent insuffisamment étayées au regard des enjeux invoqués. C'est un exercice relativement facile lorsqu'il s'agit de hooligans ou de certains groupes antifascistes, dont la violence constitue l'objet même de l'activité. Dans ces cas, il suffit d'attester à la Commission de l'appartenance à un groupe violent. Concernant l'ultradroite, la Commission dispose souvent d'éléments liés à une passion des personnes visées pour les armes à feu.

La surveillance de l'ultragauche est moins aisée dans la mesure où il est rarement question de détention d'armes. Sa culture lui permet de mieux se protéger des services, par exemple en n'utilisant pas ou en utilisant peu les téléphones portables. Elle présente par ailleurs une plus grande diversité, qui s'est sensiblement accrue avec le développement d'un militantisme écologique. De nouveaux acteurs, inconnus des services, ont émergé. Ils ont développé de nouvelles formes d'action constatées, par exemple, lors de l'épisode des gilets jaunes. Le collectif des Soulèvements de la Terre résulte ainsi d'un mouvement de convergence ou d'entrisme. Il forme une sorte de creuset militant dont l'organisation est difficilement saisissable.

La Commission s'est efforcée de donner aux services des repères sécurisants : un manuel de la doctrine et des séances de retour sur dossier. Elle a aussi veillé à comprendre l'évolution de la menace, à travers de nombreux échanges thématiques et des déplacements au contact des services. Sa doctrine a également évolué s'agissant notamment de la prise en compte des atteintes aux biens, lorsque de telles atteintes s'inscrivent dans un contexte d'aggravation des violences, ou de la surveillance de personnes qui, sans prôner la violence, l'acceptent, notamment en apportant un soutien logistique. L'exemple des mobilisations anti-bassines vient ici à l'esprit.

Au final, le taux des avis défavorables est plus élevé dans ce domaine qu'en matière de contre-terrorisme ou de contre-ingérence, sans que cela entraîne une incapacité des services à exercer une surveillance efficace : plus de 10 000 demandes de surveillance sont aujourd'hui présentées sur ce fondement, contre environ 4 000 en 2017.

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Considérez-vous l'arsenal juridique dont vous disposez suffisamment étoffé pour ne laisser aucun trou dans la raquette ?

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Serge Lasvignes, président de la CNCTR

De mon point de vue, il l'est. L'enjeu réside dans la mise en œuvre de la loi et sa compréhension par les services. La loi exige, pour obtenir l'autorisation de recourir à une technique de renseignement, que le risque de violences collectives revête un certain degré de gravité pour la paix publique, ce que les services doivent être en mesure de démontrer dans leurs demandes et ce qu'il nous revient ensuite d'apprécier. La seule évolution législative qui pourrait être envisagée consisterait à abaisser le degré de gravité afin que l'on puisse appréhender un plus grand nombre de comportements. Du point de vue des principes démocratiques, cela ne me paraît pas souhaitable et je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire pour assurer l'efficacité de l'action des services. Je n'ai pas connaissance de ce que l'application par la Commission de la loi ou la loi elle-même soit considérée comme un problème par ces derniers. Le cadre légal actuel leur permet de travailler.

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On peut se féliciter de la robustesse de notre État de droit, qui nous prémunit contre certaines dérives et qui garantit la protection des libertés publiques. Nous faisons face à un problème récurrent : un certain nombre de documents collectés par les forces de l'ordre ne peuvent être utilisés dans les procédures judiciaires en raison de leur nature confidentielle. Quelles recommandations formulez-vous en la matière ?

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Serge Lasvignes, président de la CNCTR

C'est une question difficile car elle met en jeu de grands principes, en particulier la distinction cruciale établie par le Conseil constitutionnel entre police administrative et police judiciaire. L'action de police administrative doit cesser dès lors que l'infraction est caractérisée. Des services comme la direction générale de la sécurité intérieure font le lien entre les deux activités car ils exercent la double fonction de police administrative et judiciaire. Ils travaillent de manière fluide, en pratique, avec le parquet. Dans le cas du militantisme violent, les services doivent se contenter de fournir une note blanche, qui ne peut nourrir la procédure judiciaire. Il faut rassembler des preuves autrement. On s'est efforcé, notamment par la loi, de développer autant que possible la circulation des informations entre les services et le parquet. La procédure étant secrète, c'est-à-dire non contradictoire, il est difficile de concevoir que des éléments soient recevables par le juge judiciaire. Je n'ai pas de réponse juridique à apporter.

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Pouvez-vous nous en dire plus sur l'organisation logistique de ces groupuscules ? Vous évoquez des personnes qui acceptent la violence en lui apportant un soutien. Nous aimerions creuser le sujet.

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Serge Lasvignes, président de la CNCTR

Rien ne permet de penser, à la lumière des éléments dont nous avons connaissance, qu'il existerait un quelconque complot national. Je discerne un ensemble composite de groupuscules, formés à des degrés variables à l'organisation : des anarchistes qui savent y faire, des militants écologistes plus ou moins radicalisés qui connaissent bien les nouvelles façons d'agir et de se concerter sans donner prise aux services. La logistique dont je parle ici concerne, par exemple, l'achat de produits incendiaires, évidemment pas la tenue de la buvette. Ces groupes sont difficilement saisissables. Je ne suis pas sûr que les services avaient réussi à anticiper l'action des Soulèvements de la terre à Bouc-Bel-Air en décembre dernier.

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La manifestation interdite de Sainte-Soline avait visiblement été bien préparée de part et d'autre. Pouvez-vous nous dire si des actions aussi différentes d'une manifestation classique mobilisent une logistique particulière ? Avez-vous eu à poser un regard sur son organisation ?

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Serge Lasvignes, président de la CNCTR

Ce fut très violent. Mais on ne peut pas considérer que les 8 000 personnes présentes étaient des activistes violents méritant d'être surveillés. La manifestation était organisée en trois cortèges dans le but d'atteindre la bassine : l'intention de sabotage était clairement affichée, la méthode étant de tirer parti de la présence nombreuse de personnes non violentes pour rendre plus difficile la protection des forces de l'ordre. Dès lors, tout le travail de la Commission a été de faire le tri, c'est-à-dire d'éviter que les services sollicitent la surveillance de centaines de personnes uniquement parce qu'elles étaient à Sainte-Soline. Nous leur avons demandé de fournir des éléments de nature à établir une implication personnelle dans la préparation de violences ou leur déchaînement. Les difficultés qu'éprouvaient parfois les services face à certaines personnes mal connues ont pu nous conduire à consentir quelques assouplissements et à permettre leur surveillance, dès lors que le risque de passage à l'acte était avéré, mais pour une durée plus limitée, circonscrite à la manifestation. La poursuite de la surveillance n'était possible que si les services avaient recueilli des éléments supplémentaires.

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Je vous remercie, monsieur le président. Nous sommes sensibles au soin que la Commission apporte à la garantie des libertés individuelles.

La réunion se termine à seize heures quarante-cinq.

*

Présences en réunion

Présents. – M. Florent Boudié, Mme Marina Ferrari, Mme Félicie Gérard, M. Patrick Hetzel, Mme Sandra Marsaud, M. Frédéric Mathieu, Mme Laure Miller, M. Julien Odoul

Excusées. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi