Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Réunion du mardi 10 janvier 2023 à 21h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Mardi 10 janvier 2023

La séance est ouverte à 21 heures

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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Monsieur Abadie, merci d'avoir accepté de venir répondre aux questions des membres de cette commission d'enquête chargée d'établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France.

Depuis 2014, vous dirigez l'ANDRA qui est un EPIC, dont le Conseil d'administration compte parmi ses membres deux parlementaires. Les activités de l'ANDRA sont financées en grande partie par des producteurs de déchets radioactifs, tels qu'EDF, Orano et le CEA.

Pour les exploitants d'installations nucléaires, cette implication financière prend la forme d'une taxe additionnelle à la taxe INB, dont le montant est loin d'être négligeable, puisqu'il peut atteindre plusieurs millions d'euros par réacteur et des provisions constituées généralement sous la forme d'actifs dédiés.

Dans un rapport de la Cour des comptes de 2005, celle-ci observait que le montant des provisions pour démantèlement et fin de cycle, estimé en 2003 à 63 milliards d'euros pour Areva, EDF et le CEA, pouvait connaître une évolution à la baisse grâce à la mise en œuvre de techniques plus performantes et aux réacteurs de nouvelles générations, ainsi qu'une évolution à la hausse en cas de renforcement des exigences de l'ASN.

Avant la suspension des travaux de notre assemblée pour Noël, nous avons entendu monsieur Patrick Landais, en sa qualité de haut-commissaire à l'Énergie atomique. Celui-ci a insisté sur le caractère exemplaire de la filière nucléaire qui couvre l'ensemble du cycle de l'amont à l'aval. Cette exemplarité vaut à l'égard des autres filières nucléaires nationales, mais aussi à l'égard de la plupart des autres filières industrielles.

La gestion de l'aval du cycle a été une préoccupation constante des pouvoirs publics et des opérateurs dès le déploiement de la filière nucléaire civile en 1979, puis la loi Bataille de 1991 a fait de l'ANDRA une entité détachée du CEA.

Un plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) a été créé par la loi de 2006, tandis qu'en 2016 une loi a précisé les modalités de création d'une installation de stockage réversible en couche géologique profonde pour les déchets de haute et moyenne activité à vie longue (le laboratoire expérimental de Cigéo).

L'ANDRA assume à la fois des missions liées à la gestion industrielle de ces déchets, à la recherche et à l'information du public, avec notamment la publication d'un inventaire exhaustif. Cet inventaire permet d'assurer un suivi précis, mais n'a cependant pas vocation, en principe, à fournir des données prospectives en lien notamment avec le scénario établi par RTE ou les orientations définies par la PPE, ou destinées à informer les exploitants des charges à provisionner à moyen terme.

La dimension industrielle de l'aval du cycle nucléaire offre de nouvelles perspectives, notamment en matière d'emploi, même si elle pose la question de la gestion éventuelle des déchets étrangers. Nous pouvons également nous demander si la réglementation européenne, notamment la directive 2011, prend en compte cette dimension industrielle.

S'agissant de l'information du public, plusieurs organismes interviennent en même temps. Se questionner sur le rôle de chacun serait probablement nécessaire.

Avant vos fonctions actuelles, vous avez été, monsieur Abadie, directeur de l'énergie au ministère de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie de 2008 à 2014.

En vertu de l'ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, voulez-vous bien prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? Je vous prie de bien vouloir lever la main droite et de dire : « je le jure ».

(M. Pierre-Marie Abadie prête serment).

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

J'ai débuté ma carrière au sein des directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (DRIRE). J'ai par la suite intégré le ministère de l'Écologie, et la direction du Trésor. J'ai ainsi été conseillé pour les affaires industrielles du ministre de la Défense de 2002 à 2007, puis directeur de l'énergie de 2007 à 2014, à une époque marquée par le Grenelle, les conséquences de la crise de financière de 2008, la bulle photovoltaïque ou encore la loi Nouvelle organisation du marché de l'électricité (NOME) avec la création du marché de capacité et la mise en place de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH). Cette période a également été marquée par les premiers débats autour du « 50 % 2025 ». Des événements ont aussi eu lieu dans le domaine gazier, avec le développement du gaz naturel liquéfié (GNL), ou encore des retournements de marché assez spectaculaires avec le gaz de schiste.

Je suis actuellement directeur général de l'ANDRA depuis huit ans. Je suis haut fonctionnaire. À travers cette carrière de haut fonctionnaire, j'ai toujours été guidé par quatre exigences.

La première exigence était de m'appuyer sur des analyses techniques, aussi solides que possible, y compris en mobilisant le monde académique. Nous avons ainsi mobilisé des économistes sur les questions de « market design », ainsi que des experts en décortiquant les différents modèles prospectifs qui commençaient à se mettre en place lorsque j'étais directeur.

La deuxième exigence est de « dire les choses ». Il s'agit d'un devoir d'honnêteté vis-à-vis de nos ministres. Nous avons toujours veillé à indiquer notre point de vue, y compris quand cela n'était pas agréable. Nous avons ainsi expliqué que les tarifs devaient augmenter, lorsque l'investissement avait repris au sein du parc, ou que le développement du photovoltaïque devait prendre fin face à la bulle spéculative.

La troisième exigence est d'être force de proposition. J'ai ainsi proposé des réformes comme la loi NOME ou le mécanisme de capacité (qui est typiquement une proposition des services de l'État).

Enfin, la fonction de directeur de l'administration centrale exige de la loyauté, notamment vis-à-vis de ses ministres, lorsque les décisions sont prises.

Dans la suite de mon propos, je parlerai tout d'abord de l'ANDRA, puis je reviendrai par la suite sur la réforme du marché de l'électricité, en la replaçant dans son contexte.

L'ANDRA est un établissement public, sous la tutelle du ministère de l'Énergie. Il s'agit d'un exploitant nucléaire. Nous exploitons des sites de stockage pour les déchets de faible et moyenne activité, depuis près de 40 ans, historiquement dans la Manche et maintenant dans l'Aube. Nous sommes aussi un organisme de recherche. Nous pilotons et intégrons de la recherche réalisée par les différents établissements publics et par le monde universitaire français et international, afin d'obtenir une base scientifique et technique pour les projets et les sites que nous exploitons. Dans ce contexte, nous exploitons le laboratoire souterrain. Enfin, nous sommes maîtres d'ouvrage d'un certain nombre de projets, dont le principal et le plus emblématique est le projet Cigéo (stockage des déchets de haute et moyenne activité).

Nous sommes pratiquement intégralement financés par les producteurs, au nom du principe « pollueur-payeur ». Nous sommes également une agence d'appui aux politiques publiques, avec une petite part de financement public. Nous réalisons l'inventaire dans ce contexte (inventaire des déchets déjà produits et inventaire prospectif selon différents scénarios contrastés d'évolution de la politique énergétique).

D'autre part, nous exerçons quelques activités de service public, notamment de gestion de sites pollueurs orphelins.

Cette stratégie des déchets s'inscrit dans le cadre régulatoire du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. Sa gouvernance est riche avec la tutelle du ministère, le cadrage stratégique du PNGMDR et l'implication forte du Parlement, notamment de l'OPECST. Enfin, cet exercice se traduit par une comitologie importante autour du PNGMDR, mais aussi autour de la transparence dans la sûreté nucléaire. L'ANDRA est présente dans toutes ces instances et nous sommes systématiquement sollicités et associés aux évolutions et constructions des politiques énergétiques. Nous fournissons les éléments d'analyse et sommes associés aux grandes décisions.

La France peut clairement être fière de sa politique de gestion des déchets radioactifs. Dans les évaluations internationales, les revues par les pairs (ARTEMIS notamment) et la revue régulière qui se tient dans le cadre de la convention commune au sein de l'AIEA, la politique française et les initiatives font systématiquement l'objet de points forts. Aucun point sensible ou fragilité n'est évoqué dans le système, notamment autour de l'inventaire, de l'agence indépendante, de l'autorité indépendante et encore du cadre programmatique du PNGMDR. Pour chaque déchet, nos plans d'action sont systématiquement jugés crédibles.

L'un des grands enjeux en matière de gestion des déchets est l'engagement de Cigéo. L'objectif n'est pas de construire Cigéo précipitamment. Ce projet, au long cours, se déroulera sur quatre générations. L'enjeu est d'arriver, au stade de maturité scientifique et technique actuel, à enclencher le processus qui amènera à commencer la construction, puis à progressivement le développer. Nous avons débuté cette démarche avec le dossier de déclaration d'utilité publique et le décret d'utilité publique signé en juillet dernier, et le processus se poursuivra dans les prochains jours avec le dépôt de la demande d'autorisation de création auprès de l'ASN (avec une période d'instruction de cinq ans). Cette instruction gagnera en maturité au cours du temps. Ce projet progressif et incrémental doit être engagé dès maintenant si nous voulons nous assurer de ne pas laisser les générations futures sans option le moment venu.

Le deuxième sujet consiste à traiter un certain nombre de déchets historiques, souvent regroupés sous le titre de « faible activité vie longue », dont une partie pourrait concerner un site à faible profondeur.

Enfin, le troisième enjeu vise à mettre en place les nouvelles capacités de très faible activité, et à optimiser globalement les filières existantes, en les complétant en capacités si nécessaire, ce qui est par exemple le cas pour les très faibles activités.

Un quatrième enjeu, dont l'ANDRA n'est pas responsable, est important pour la robustesse du système. Cet enjeu consiste à s'assurer que nous détenons bien les capacités d'entreposage dans la durée, de façon à pouvoir effectuer la jointure avec les capacités de stockage. Dans notre projet, les déchets de haute activité, issus du retraitement des combustibles, ne « descendront » pas avant les années 2080-2085. L'enjeu est donc de s'assurer que nous avons bien les capacités de stockage nécessaire. Le projet de piscine d'EDF s'inscrit d'ailleurs dans cette logique. L'ASN et la DGEC ont notamment la charge de ce sujet de vigilance collective.

En outre, le sujet du NNF – le nouveau programme nucléaire français – doit être évoqué. Les six EPR ont fait l'objet, dès le début de la réflexion, d'un travail sur les déchets. Une contribution de l'ANDRA a été reprise dans le rapport de synthèse qui a amené le gouvernement à engager la démarche sur ces six EPR. Cela montre l'absence d'élément rédhibitoire qui empêcherait leur prise en charge le moment venu. Ces déchets, similaires à ceux de l'EPR2, ne sont pas concernés par les questions de multirecyclage en REP. L'impact est variable en matière d'emprise, mais essentiellement selon les politiques de cycle mises en place.

Dans tous les cas, l'impact des six EPR supplémentaires est parfaitement gérable. En outre, cela conduit à un allongement de la durée d'exploitation, pouvant avoir un impact notamment sur les investissements de jouvence. Or, la logique de développement étant progressive et incrémentale, nous avons le temps de nous y préparer. La prise en charge des déchets de ces six EPR ne pose donc pas de difficultés. Nous pouvons d'ailleurs être fiers, au moment où nous engageons la réflexion sur les six EPR, de traiter l'ensemble des sujets, y compris celui des déchets.

Un autre sujet concerne Astrid et la fermeture du cycle. Ce sujet est source de débats passionnés et préciser certains éléments en matière de déchet semble nécessaire. La séparation-transmutation n'est pas une option qui permet d'éviter le stockage. Ce sujet a déjà été tranché depuis les 15 ans de recherche, entre 1991 et 2005, et a été clairement documenté dans le cadre des avis de l'ASN. La séparation-transmutation et les réacteurs RNR ne permettent pas de se dispenser du stockage. Cela permettrait de réduire l'emprise du stockage, en diminuant la thermicité (la chaleur des colis). Or, ce processus n'élimine pas tous les actinides mineurs ni les radionucléides les plus pénalisants.

Les RNR sont un enjeu d'économie de matière dans une perspective de nucléaire de long terme. Par ailleurs, la gestion des déchets ne justifie pas, à elle seule, l'investissement dans une nouvelle génération de réacteurs ni dans une nouvelle génération d'usines pour préparer les combustibles de cette génération IV.

Nous devons aussi apporter la garantie aux parties prenantes (autorité de sûreté et gouvernement) que nous saurons ajuster Cigéo en cas de changement de politique, au prix de nouvelles études et procédures. Nous devons démontrer notre capacité à nous adapter. Le dossier que nous remettrons comporte des études d'adaptabilité, afin de montrer que nous ne préemptons pas, en faisant Cigéo, la politique de cycle future.

Par ailleurs, nous étions, de 2007 à 2010, dans un contexte de prix de marché particulièrement élevés (prix du gaz et prix marginal élevé). Cette première difficulté avait conduit le gouvernement, avant mon arrivée, à rétablir de nombreux dispositifs tarifaires, dont le tarif réglementé et transitoire d'ajustement au marché (Tartam) qui était un dispositif de retour aux tarifs réglementés. En outre, une pression forte existait pour ne pas augmenter les tarifs, en période d'inflation faible. Cette période est celle de la gestation de la loi NOME.

De son côté, la période de 2010 à 2014 a été relativement extraordinaire, avec des prix extrêmement bas. Cette situation semblait impossible, puisque les prix sont restés inférieurs aux capacités les moins chères pendant plusieurs années. Nous ne pensions pas pouvoir nous situer durablement sous le coût du nucléaire historique.

Cette période s'explique par « l'encoche » dans la consommation liée à la crise financière de 2008 (avec une véritable destruction de demande).

D'autre part, énormément de surcapacités avaient été accumulées, car les énergéticiens européens avaient particulièrement investi dans des installations thermiques (des centrales au charbon en Allemagne pour remplacer les centrales nucléaires qui allaient fermer) et des centrales à gaz un peu partout, dans une perspective de forte croissance.

De plus, cette surcapacité accumulée a été entretenue et aggravée par l'injection massive de renouvelables, qui n'étaient pas exposés au risque de marché, étant financés par des tarifs ou des appels d'offres. La surcapacité a donc été creusée.

Cette période a été particulièrement longue et durable. Elle a donné lieu à des études et des rapports, tel celui remis par M. Pisani-Ferry en 2014, portant sur les dysfonctionnements du marché à l'époque. Tous les énergéticiens européens ont perdu des dizaines de milliards d'euros de valeur et ont fermé des dizaines de gigawatts de capacité pendant cette période de crise. Ces éléments de contexte sont indépendants de la loi NOME et du contexte français en particulier.

Le deuxième élément concerne le nucléaire, avec plusieurs phases. Une phase d'enthousiasme est apparue entre 2006 et 2011, et correspondait à une reprise d'investissements sur le parc existant, l'enjeu de la durée de vie ayant été clairement identifié. Areva avait d'ailleurs une vision trop optimiste en matière de nombre de réacteurs remplis. L'administration de l'époque tentait plutôt de tempérer l'enthousiasme collectif sur ces sujets.

Fukushima en 2011 représente un véritable retournement, avec deux enjeux pour les pouvoirs publics et les acteurs. Le premier enjeu était de tirer les enseignements de cet accident, avec la réalisation des « stress tests » sous l'autorité de l'ASN, et les décisions d'investissement, d'équipement et de renforcement de sûreté qui en ont découlé. Le second enjeu était de reconstruire la confiance.

En parallèle de Fukushima sont apparues les difficultés sur la conduite des projets. Les difficultés sur OL3 (Olkiluoto) ont été initialement expliquées par le manque d'expérience d'ensemblier d'Areva dans le domaine. Puis les premières difficultés sur Flamanville sont arrivées et étaient, dans un premier temps, considérées comme des « péripéties ». Dans les premières années, les incidents trouvaient toujours une explication, sans forcément être raccrochés à une cause plus systémique, dont la meilleure analyse a été donnée par le rapport de M. Jean-Martin Folz.

Ces éléments de contexte dans l'énergie et le nucléaire permettent de mieux comprendre le chemin de l'ARENH. L'objectif de l'ARENH en 2007 était clairement de protéger les consommateurs, en leur faisant bénéficier de la « rente nucléaire » (rente inframarginale), avec un nucléaire nettement moins cher que les centrales à gaz. Cette démarche devait s'effectuer en conciliant l'ouverture du marché dans lequel nous nous étions engagés et en préservant l'intégrité du groupe EDF. Le contexte n'était pas celui du renouvellement du parc. Nous n'étions donc pas dans des logiques d'investissement, mais dans des logiques d'allongement de durées de vie et donc de rénovations lourdes. Enfin, nous devions sortir des dispositifs d'urgence, avec notamment le Tartam.

Par ailleurs, nous ne pouvions pas sortir du marché européen, car ce dernier existait déjà, avant même l'ouverture des marchés. Or, la France, totalement interconnectée, ne peut pas s'isoler du reste du marché. Cette situation permet d'ailleurs d'exporter quand les quantités sont trop importantes et d'importer dans la situation inverse. La première des sécurités est l'interconnexion. Nous devions donc rester dans le marché européen. La situation espagnole est très différente car ce pays est peu connecté. De surcroît, la majorité des États membres s'orientait vers l'ouverture des marchés.

En outre, capter la rente nucléaire était intéressant, car le nucléaire était nettement moins cher que le marché. Nous devions donc permettre aux consommateurs (particuliers et industriels) de bénéficier de cette rente.

À certains égards, nous sommes revenus dans une situation quelque peu identique actuellement, avec des prix très élevés et la nécessité de faire bénéficier les consommateurs français de la compétitivité de leur parc nucléaire (lorsque le niveau de production se sera redressé).

Nous avons travaillé sous l'égide de la Commission Champsaur qui a fait appel à des économistes, à des experts, ainsi qu'à des parlementaires sur une base bipartisane. Les auditions ont duré quatre mois, à un rythme soutenu. Nous sommes notamment arrivés à la conclusion que l'ouverture de la concurrence ne pouvait pas se faire sans nucléaire, dans un contexte où nous n'investissions pas à court terme. Néanmoins, plusieurs acteurs indiquaient leur volonté d'investir ultérieurement en France ou à l'étranger dans le nucléaire. Le nucléaire pouvait donc être considéré comme une sorte d'infrastructure essentielle, dont l'accès devait être ouvert aux concurrents, dans des conditions de couverture de coûts complets.

Plusieurs options ont été envisagées, notamment celle de la vente sur le marché et de la taxation (capter la rente et la redistribuer). Ce dispositif, probablement le plus vertueux d'un point de vue économique, n'a pas été retenu, car il posait un risque de « mauvaise gouvernance ». Nous avons donc opté pour un dispositif « physique », ce qui a amené à la construction de l'ARENH.

La deuxième caractéristique de l'ARENH était son prix de vente, qui a donné lieu à de nombreux débats avec EDF, in fine non conclusifs. Différents modèles existaient, avec le coût de renouvellement de long terme qui était le plus logique dans une démarche de renouvellement. Or, cette possibilité a été écartée, car le renouvellement était lointain et le dispositif que nous mettions en place était justement transitoire.

Le modèle de rémunération de base d'actifs existait également. L'idée était de prendre une base d'actifs et de la rémunérer. Néanmoins, cette démarche était difficile à mettre en place, car le parc avait été en grande partie remboursé dans les années 90. Une réévaluation conventionnelle de la base d'actifs était donc nécessaire. Or, cette réévaluation était difficilement justifiable.

La troisième méthode était celle des coûts courants économiques, qui avait été élaborée avec monsieur Champsaur. L'idée était de couvrir l'ensemble des coûts d'EDF pendant la période de régulation (exploitation, investissement dans l'allongement de durée de vie, et investissement post-Fukushima). Ce modèle était plutôt « confortable » pour EDF, car tout était payé sur la période de régulation d'une quinzaine d'années, alors même que l'allongement de durée de vie allait s'étaler sur 10 ou 20 ans. En théorie, l'ARENH devait donc tout financer, y compris le grand carénage et le « post-Fukushima ». Par la suite, ce qui a posé problème, ce n'est pas l'estimation du coût du grand carénage me semble-t-il mais la difficulté à tenir industriellement le calendrier du programme des visites décennales et de maintenance.

Enfin, la loi prévoyait la possibilité de signer des contrats de long terme qui impliquaient un partage de risques entre EDF et les signataires, pour obtenir un prix moins cher que le prix régulé (sans risque). Les accès que nous avions au nucléaire étaient fixés en fonction des parts de marché (prévisionnelles, puis effectives) des concurrents d'EDF. Cette démarche permettait de s'assurer que le courant obtenu à un prix « nucléaire » était bien destiné à des consommateurs français. Dans le cas contraire, un correctif de prix permettait de récupérer l'avantage transféré.

L'ARENH ne prévoyait pas de traiter le nouveau nucléaire. Nous devions continuer à travailler sur le « market design » européen et sur les mécanismes de couverture des futurs réacteurs. Nous avions d'ailleurs été impliqués dans la mise en place des dispositifs équivalents au Royaume-Uni. Nous avions aidé à défendre le dispositif britannique auprès de la Commission européenne à l'époque (avec les « contracts for difference »).

La rente « inframarginale » est bien revenue au consommateur. Le dispositif a fait en sorte que le consommateur, in fine, bénéficie de prix de marché ou de tarifs bas.

En revanche, trois éléments ont mal fonctionné. Premièrement, nous n'avions pas envisagé de fluctuations de prix importantes, avec notamment des prix, pendant une longue période, inférieurs à la capacité la moins chère (le nucléaire historique). Cette situation semblait impossible. Les acteurs ont d'ailleurs mis du temps à comprendre pourquoi, l'effet de la crise passé, les prix ne remontaient pas, malgré la fermeture de capacités. Cette situation a offert un droit d'option gratuit aux concurrents d'EDF, pour éventuellement venir se servir en fonction des prix de marché et des prix du nucléaire. Cette situation a été perturbante et pénalisante financièrement pour EDF, car de la valeur finissait chez les fournisseurs alternatifs, de manière indue. Le dispositif n'avait clairement pas prévu une telle situation.

Nous pensions avoir choisi le dispositif qui, en matière de régulation, était le plus robuste et le plus facile à mettre en place. Or, le gouvernement et EDF (puis après la Commission européenne) ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur le décret qui permettrait de fixer, dans la durée, le prix de l'ARENH. Ce prix a initialement été fixé à 42 euros. Dans notre perception, ce prix correspondait approximativement au coût complet couvrant notamment le grand carénage et le « post-Fukushima ». Or, cette approximation nécessitait la mise en place d'un dispositif de rajustement dans la durée.

L'incapacité à sortir du décret a été réellement pénalisante, car nous n'avons pas pu nous ajuster au coût réel du grand carénage. De plus, nous n'avons pas pu tenir compte de l'inflation ni du coût réel des investissements post-Fukushima. En outre, cela n'a laissé aucun espace économique offrant un intérêt à signer des contrats de long terme par ailleurs.

La troisième difficulté est arrivée plus tardivement. Le système n'étant pas totalement robuste et automatisé, le plafond de l'ARENH a été atteint avec la diminution du nucléaire et la progression des parts de marché des concurrents. Une décision difficile devait donc être prise, entre remonter le plafond de l'ARENH ou réaugmenter artificiellement les tarifs pour éviter de créer un « ciseau tarifaire » (situation où l'égalité de traitement entre les alternatifs et EDF ne serait plus assurée). Cette décision, probablement inévitable, a été prise tardivement et au pire moment. En effet, EDF avait déjà revendu toute son électricité et a dû la racheter à un prix extrêmement fort pour pouvoir la revendre à l'ARENH. Une part de rente a été prise à EDF, qui a également dû racheter le courant pour le revendre à un prix bas.

En présentant ces éléments, mon objectif n'est pas de défendre l'ARENH, mais de tirer des enseignements et de mettre en lumière les éléments qui ont plus ou moins bien fonctionné.

Ce type de dispositif a pour objectif de restituer la performance du nucléaire au consommateur. Encore faut-il bien s'assurer que tous les consommateurs puissent réellement en bénéficier dans la durée. Or, ce que nous avions obtenu de la Commission européenne à l'époque, avec la prise en compte des consommateurs industriels, ne pourrait probablement plus être accepté de nos jours.

Par ailleurs, les dispositifs doivent être robustes face à des retournements forts et durables des marchés et à des ruptures technologiques. Dans ce contexte, notre idée initiale d'avoir simultanément un dispositif physique et financier était probablement une erreur. Un dispositif exclusivement financier aurait probablement été préférable.

Enfin, il est nécessaire d'être vigilant sur les conditions de régulation, car les tentations et les injonctions contradictoires sont fortes. Nous souhaitons tous qu'EDF puisse investir et redresser son parc. Or, une pression extrêmement forte existe de la part de l'État régulateur pour ne pas remonter les tarifs quand cela est nécessaire. Cette question n'est pas d'actualité avec des prix anormalement hauts. Néanmoins, faire évoluer les tarifs est toujours compliqué quand l'exposition de l'État est trop importante. Les dispositifs doivent donc être relativement automatisés.

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Vous avez été directeur de l'énergie de 2007 à 2014. Vous occupiez donc cette fonction au moment du Grenelle. Une ancienne ministre de l'écologie a suggéré, lors d'une audition, que la loi Grenelle était en grande partie du « déjà vu », et avait déjà été anticipée et discutée, mais rarement mise en œuvre. Êtes-vous d'accord avec cette analyse, notamment sur l'intelligence des réseaux ou encore la préoccupation sur l'isolation ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Le secteur de l'énergie a connu une loi tous les deux ans ou trois environ, avec une importante loi tous les cinq ans. Aucune loi n'est donc totalement nouvelle, surtout dans un secteur extrêmement technique. Pour autant, le Grenelle constitue un moment fort pour l'enclenchement du développement des ENR. Des à-coups ont eu lieu sur les éoliennes que nous encouragions et soutenions. Or, des sujets d'acceptation existaient déjà à l'époque. Nous avons essayé, à chaque fois, de trouver le meilleur dispositif en matière de planification ou encore de réduction du risque juridique.

Le Grenelle a également permis le décollage du photovoltaïque. Des à-coups ont aussi eu lieu dans ce domaine, avec notamment un emballement, et la création d'une bulle, avec des projets extrêmement coûteux. Face à l'opportunisme et l'affairisme, nous avons même été contraints de stopper les tarifs en 2010, le temps d'améliorer la régulation et de mettre en place un dispositif plus robuste. Le Grenelle a donc été un moment fort et tous les sujets (hors nucléaire) ont été abordés. Cet événement a permis de mettre en place une vraie dynamique.

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Pensez-vous que l'exclusion du nucléaire du Grenelle était une erreur, en a faisant un « objet à part » qui a été peu traité politiquement ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Je ne pense pas. Cette exclusion du nucléaire avait pour objectif de pouvoir discuter des autres sujets, dans un cadre plus serein. Pour autant, le nucléaire n'était pas oublié à cette époque, avec la mise en place d'un grand nombre d'actions. Cette période était marquée par un important enthousiasme sur le nucléaire, notamment à l'international. Nous étions d'ailleurs conscients que nos besoins de l'époque, en matière de consommation, ne justifiaient pas un grand programme en France. Nous avions Flamanville et nous pouvions éventuellement réussir à justifier Penly. Le président Gadonneix estimait que d'autres acteurs devaient être présents dans le nucléaire, notamment avec l'EPR, dans une logique collective et participative. Flamanville avait été ouvert à Enel et la participation d'E.ON était souhaitée. Nous avions également des partenariats avec les Allemands, les Italiens et le Royaume-Uni.

Le président Gadonneix était en revanche réservé à l'idée de mener de front de nombreux projets à l'international, considérant qu'il fallait se focaliser sur les pays susceptibles de pouvoir utiliser l'EPR.

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Comment cette vision se conjuguait-elle avec la stratégie d'Areva qui semble opposée à cette description ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Un écart stratégique de vision existait effectivement entre EDF et Areva. La vision d'Areva était extrêmement optimiste, dans la perspective que le nucléaire allait se développer rapidement. Lorsque nous émettions des doutes du côté d'EDF ou des pouvoirs publics, nous étions accusés de vision malthusienne concernant l'export. Dans ce cadre, des anticipations du prix de l'uranium commençaient à apparaître, ce qui a favorisé des interventions plus ou moins réussies dans le secteur minier.

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Vous décrivez des perceptions et des enjeux nucléaires divergents, avec d'une part EDF et l'État qui semblent d'accord sur la nécessité de travailler progressivement, de consolider des réseaux et de mettre en place du collectif, et d'autre part Areva qui se place dans une logique quelque peu « boulimique » à l'international. Pourquoi n'y a-t-il pas eu davantage d'interventions sur Areva à cette période ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Les deux approches étaient éventuellement compatibles si faire du nucléaire sans être électricien est une possibilité. Le nucléaire à l'international est basé sur ce modèle, avec des exploitants qui confient leurs projets à un constructeur clé en main. EDF avait de son côté une vision d'architecte ensemblier, d'exploitant nucléaire, tandis qu'Areva se plaçait dans une logique de vente aux électriciens qui exploitent par la suite. Au Japon, les électriciens ne sont pas des constructeurs. Rétrospectivement, lorsque nous regardons les difficultés d'Olkiluoto et la catastrophe de Fukushima, nous constatons que l'électricien doit parfaitement connaître son sujet en tant qu'exploitant nucléaire. Les deux modèles existaient à l'époque.

Par ailleurs, la volonté du président Proglio, de prendre le contrôle d'Areva, était surprenante en première analyse. L'idée qu'Areva soit contrôlée par l'électricien, dans un contexte pré-Fukushima, semblait aberrante. Si EDF contrôlait Areva, comment Areva pouvait-elle espérer vendre des réacteurs ?

Les deux visions n'étaient pas incompatibles. En revanche, l'intervention des pouvoirs publics était nécessaire pour la querelle des modèles de réacteurs.

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Avec du recul sur cette période, quel regard portez-vous sur la question de l'ouverture des marchés et sur la vision que nous avons des interconnexions, dans des logiques d'échange à court terme ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Les décisions de rentrer dans l'ouverture des marchés étaient antérieures à 2007. J'ai dû constituer une minorité de blocage au moment de la deuxième vague de séparation des réseaux de l'opérateur historique, mais cela devait être la deuxième ou troisième directive. Une décision antérieure avait déjà été prise.

Je n'étais pas présent à cette époque, mais nous étions déjà interconnectés. Or, lorsque la majorité des États membres voulait entrer dans une logique de libéralisation, seules des minorités de blocage apparaissaient sur des points secondaires, sans une capacité de bloquer l'ensemble du dispositif. Néanmoins, des débats ont lieu à cette époque. Différents modèles existent, avec un certain nombre de « market design ».

À l'époque, cette construction était vue sous la forme de concurrence entre des producteurs thermiques, qui ont un niveau de rapport entre capex et opex relativement similaire (concurrences entre des centrales à gaz et à charbon). Les renouvelables étaient hors marché et le nucléaire constituait une « pièce étrange » dans ce contexte. D'ailleurs, les acteurs du nucléaire ont rencontré des difficultés en premier à partir de 2007, ce qui a entraîné la loi NOME. En effet, le nucléaire se traduit par beaucoup de capex et très peu d'opex.

À l'époque, ce « market design » constituait un moyen d'intégrer les marchés et de mettre en place le meilleur mécanisme d'allocation des moyens de production à court terme. De ce point de vue, la tarification au coût marginal (le marché fonctionnant au coût marginal de la dernière unité appelée) est un moyen efficace pour sélectionner la meilleure unité à appeler. Cela fonctionnait correctement dans une logique avec peu de capex. L'investissement était réalisé dans les centrales thermiques relativement facilement et la concurrence se faisait essentiellement dans ce domaine. Or, la mise en place de ce marché a pris 15 ans et le contexte a changé entre-temps.

Dans un monde où les capacités sont essentiellement des capex (sans opex), ce qui est le cas pour les renouvelables, cela ne fonctionne plus. Ce dysfonctionnement a commencé dans la période de prix bas, avec des temps de périodes de prix négatifs. En effet, dans un système comprenant un grand nombre de renouvelables à coût nul, les unités, qui ont du mal à s'arrêter, ont intérêt à tourner à prix négatifs. Ces prix négatifs étaient donc le signe que le marché fonctionnait bien. En revanche, le marché doit être pensé différemment dans une situation où seuls des coûts d'entrée (coûts de capacité) existent.

En parallèle de la loi NOME, nous avons commencé en 2010 à constater ces phénomènes. Ainsi, le consommateur consommait des mégawattheures (de l'énergie), mais également de la puissance. Puisque l'énergie ne se stocke pas, le consommateur achète en effet de la capacité (du mégawatt) et du mégawattheure. Des systèmes de mécanismes (ou de marché de capacité) ont ainsi été mis en place, en considérant un manque de rémunération de la capacité. Des dispositifs, les plus neutres possible technologiquement, et entre production et effacement de demande, devaient donc être mis en œuvre. L'objectif était de trouver un moyen de rémunérer la capacité (le mégawatt), et non le mégawattheure qui ne vaut rien.

Par ailleurs, lorsque nous ne sommes plus dans un marché surcapacitaire, mais plutôt dans un marché qui doit réinvestir, des mécanismes de financement de long terme doivent être trouvés, avec des dispositifs de type base d'actifs régulés ou le dispositif « contract for difference » au Royaume-Uni qui permet de garantir un prix à l'investisseur. Un système entièrement en « contract for difference » peut s'apparenter à celui de l'acheteur unique. Je constate que les débats qui existaient, notamment en 2014, autour du « market design » ont repris de la vigueur, car le mécanisme de marché est dysfonctionnel et doit être retouché en ne perdant pas cette forte capacité d'interconnexion et d'échange d'électricité, mais en développant une part de marché de long terme, avec une allocation optimisée des investissements.

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Pourquoi le tarif de l'ARENH n'a-t-il pas été révisé, puisque cela aurait visiblement permis de régler de nombreuses difficultés ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Nous avons mis en place le système sans être d'accord avec EDF. Or, dans un nouveau dispositif, il est nécessaire de s'assurer jusqu'au bout que nous sommes d'accord avec EDF sur le mode de calcul de rémunération du nucléaire historique. Nous n'étions pas d'accord et des débats méthodologiques existaient, avec également des désaccords sur l'histoire du financement du parc. À la DGEC, nous étions convaincus qu'une grande partie de ce parc avait été remboursée, notamment dans des périodes de fort désendettement au début des années 90. Il fallait donc éviter de surrémunérer, dans une perspective de construction du futur nucléaire. Nous ne devions pas préfinancer le parc futur au travers du dispositif. Le parc futur devait être financé par un dispositif ad hoc, dans lequel EDF n'était pas forcément le seul acteur.

Par ailleurs, le prix a été fixé à 42 euros, ce qui correspondait au montant demandé par le président d'EDF de l'époque. Or, entre temps, la catastrophe de Fukushima a eu lieu. Les 42 euros correspondaient à la méthode préconisée par mes services et la commission Champsaur, à laquelle s'ajoutait l'investissement de Fukushima. EDF a donc obtenu 42 euros, mais le sous-jacent était notre méthode. Cet écart n'a jamais été totalement résolu. Nous avions en effet calculé un montant de 42 euros également, en appliquant la méthode des « coûts courants économiques ». Cette méthode consiste à prendre les « cash flows » sur la durée de régulation, de mettre la valeur actualisée nette à zéro, en couvrant l'ensemble des coûts (l'ensemble du reste à rembourser du parc) et en finançant l'intégralité du grand carénage. Ce montant n'a finalement plus évolué par la suite. Par ailleurs, des « implicites » se trouvaient dans la méthode des « coûts courants économiques », avec notamment la possibilité d'avoir plusieurs acteurs qui fabriqueraient du nucléaire en France, ce qui n'était pas accepté par le président d'EDF. D'autres priorités sont apparues par la suite, avec la volonté d'empêcher les tarifs d'augmenter.

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D'où provient l'idée des 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique français ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Cette répartition provient d'une décision politique en 2012. Nous pouvons parfaitement arriver à cette répartition avec le temps. Or, « 50 % en 2025 » est une question politique avec un contenu technique. Le débat a donc porté sur le calendrier et nous avions des éléments techniques à faire valoir.

Quatre principales difficultés existaient et étaient connues du gouvernement, de tous les acteurs et même de l'opposition.

Cette décision nécessitait de fermer un grand nombre de réacteurs, notamment dans cette période post-crise de 2008, marquée par la baisse de la demande. Arithmétiquement, le nombre de réacteurs devant être fermé s'élevait à une vingtaine. Or, personne n'envisageait de fermer 20 réacteurs à l'époque. Certaines personnes estimaient que l'objectif était de fermer les réacteurs à 40 ans, tandis que d'autres considéraient que les renouvelables allaient se développer et que la croissance allait repartir. Dans ce cas, la croissance et le développement des renouvelables pouvaient permettre de ne pas fermer de réacteurs. Or, la croissance ne repartait pas, car la crise était durable, et des efforts sur les renouvelables avaient déjà été entrepris. Nous avions déjà atteint le gigawatt annuel (avec l'éolien et le photovoltaïque) et poursuivre significativement la progression semblait compliqué.

Ce mécanisme nécessitait de réaliser des renouvelables à un rythme particulièrement élevé. Sans être infaisable, cette démarche complexe nécessitait de trouver les sites et de passer les problèmes d'autorisation et de recours.

La troisième difficulté était la transformation de réseau que ce mouvement impliquait. Même en Allemagne, cette démarche était compliquée et les réseaux ne suivaient pas. En effet, les renouvelables sont majoritairement produits dans le nord de l'Allemagne, tandis que les consommations se situent dans le Sud. Les réseaux ne suivaient donc pas, ce qui posait de nombreux dysfonctionnements sur l'ensemble de la plaque européenne. La transformation du réseau était particulièrement lourde. Le réseau a été structuré par les centrales nucléaires dans les années 70. Changer radicalement la localisation des productions nécessite énormément de réseaux. D'ailleurs, beaucoup de parties prenantes n'avaient pas intégré ce paramètre à l'époque, en pensant que la production locale était dédiée à la consommation locale. Or, la production locale est destinée à une consommation globale, ce qui supposait de construire des milliers de kilomètres de lignes à haute tension (3 000 km en Allemagne).

La quatrième difficulté signalée était liée au retraitement. Dans le programme politique se trouvait le maintien du retraitement. Maintenir le retraitement signifiait maintenir les réacteurs moxés (de 900 mégawatts). Or, fermer 20 réacteurs nécessitait de fermer plusieurs réacteurs moxés, ce qui semble paradoxal.

Ces quatre points ne remettaient pas en cause les 50 %. La question était en revanche de savoir si 2025 était réaliste. Ce débat a eu lieu et la décision politique consistait à viser 2025 dans une logique « d'ambition » et non dans une logique « normative ». Ces quatre contraintes étaient connues de tous.

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Comment pouvez-vous expliquer que les scénarios d'évolution du mix énergétique, donc du besoin électrique, étaient finalement si mal calibrés par rapport aux événements actuels ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

De 2007 à 2014, les modèles de prévision étaient assez frustes. Nous savions faire des modèles d'équilibre prévisionnels (de 1 à 5 ans) pour vérifier notre capacité à passer les hivers et les pointes de consommation, ce que faisait EDF. Des exercices robustes existaient à ce sujet, qui permettaient de travailler à court terme sur la sécurité d'approvisionnement, y compris à une maille régionale.

En revanche, les modèles de prospective à 10, 20 ou 30 ans étaient relativement frustes. Ces modèles n'étaient pas complets, d'un point de vue technologique, économique et environnemental. Ces modèles comportaient souvent des hypothèses plus ou moins implicites, qui permettaient d'illustrer une trajectoire. Nous n'avions pas de modèle complètement intégré. Les modèles n'intégraient pas la capacité d'épargne. Ces modèles avaient une vision keynésianiste fruste où l'investissement devait créer des emplois. Or, nous ne vérifions pas que les ménages ou les acteurs économiques disposaient de la capacité d'épargne nécessaire pour affronter les investissements correspondants. Cela était typiquement le cas dans les modèles liés à la rénovation thermique.

Par ailleurs, ces modèles comportaient souvent implicitement, puis progressivement explicitement, des ruptures technologiques. J'ai souvent fait le reproche aux experts techniques de présenter les ruptures technologiques de manière « décontractée ». Or, les acteurs doivent être sensibilisés, avec l'hypothèse d'avoir ou non une rupture technologique.

La troisième faiblesse de ces modèles était de ne pas mesurer l'impact environnemental, notamment à grande taille. Le nucléaire a des défauts, avec notamment les déchets et les risques industriels. De leur côté, certains renouvelables occupent de l'espace ou ont un impact sur la biodiversité. L'empreinte environnementale constitue un enjeu lorsque nous comparons une énergie dense, comme le nucléaire, à une énergie moins dense comme le renouvelable.

Enfin, les transferts entre énergies étaient également peu modélisés, notamment vers l'électricité. L'objectif n'était pas d'arriver au zéro carbone. Les objectifs n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui, et n'amenaient pas à réaliser de grands transferts d'énergie. Le chauffage électrique par exemple était vu à l'époque comme excessif. Le chauffage électrique présente des défauts et des qualités. Ce système augmente beaucoup, dans un système classique, la thermosensibilité du système (donc les pointes électriques). Par ailleurs, un foyer qui choisit le chauffage électrique est condamné à garder ce système dans une maison avec l'absence de boucle d'eau chaude. Un impact social existe donc, avec les risques liés à la hausse des prix de l'électricité. Néanmoins, le chauffage électrique peut aussi être vu comme un élément de souplesse. Lorsque des mécanismes de capacité sont mis en place, des systèmes d'effacement du chauffage électrique peuvent être imaginés. Or, à l'époque, le chauffage électrique était plutôt mal vu. De la même façon, le ballon d'eau chaude était critiqué au niveau européen. Ces approches limitaient donc la capacité à réaliser des transferts. Ces modèles étaient initialement relativement rustiques.

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Les auditions successives ont finalement démontré une rupture dans la stratégie sur le cycle combustible, avec la mise entre parenthèses d'Astrid et le renouveau d'une préoccupation sur le multirecyclage. Qu'en est-il de la question du multirecyclage d'un point de vue des déchets ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Cette question est encore à l'étude. Les six EPR ne sont pas multirecyclés, donc ne produisent pas de déchets issus du multirecyclage. Pour l'instant, nous ne disposons pas encore des caractéristiques techniques détaillées de ce que pourraient être les déchets issus du multirecyclage.

Pour autant, les travaux sont en cours. Les informations seront disponibles ultérieurement et nous pourrons ajuster, dans notre dossier, l'inventaire de réserve pour intégrer le multirecyclage. Il est dit à ce stade qu'EDF pourrait faire rentrer les déchets issus du multirecyclage dans les spécifications actuelles des déchets. Néanmoins, des déchets nettement plus chauds peuvent être produits, en fonction de la production de ces déchets et de la combustion dans les réacteurs. Or, plus les déchets sont chauds, plus ils sont pénalisants à descendre au fond, essentiellement pour des questions d'emprise. Actuellement, ce procédé semble faisable, mais nous devons rester vigilants. Le parc existant et les six EPR n'en produisent pas pour le moment.

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Concernant le marché européen de l'énergie et ses conséquences, je comprends dans vos propos que tout n'avait pas été prévu. Néanmoins, le marché européen de l'énergie fonctionne globalement. Comment cette situation peut-elle satisfaire un ancien directeur général de l'énergie ?

Les autres personnes auditionnées constatent que le marché européen de l'énergie (et ces différentes bifurcations, avec l'ARENH notamment) a organisé l'appauvrissement en investissement d'EDF, et n'a pas permis de mettre en place des mécanismes de capacité à la hauteur ni d'orienter la production européenne avec des politiques énergétiques divergentes nationales. Ce dispositif n'a pas non plus permis de développer des capacités de production d'électricité décarbonée.

Par ailleurs, vous semblez lier les interconnexions avec le marché européen de l'électricité. Je conçois que les conséquences soient importantes si nous « sortons » du marché européen (si nous devenons un acheteur seul qui achète sur le marché européen). Or, la situation n'est pas tout à fait similaire, avec d'une part des infrastructures, et d'autre part un marché et une bourse.

En tant qu'ancien directeur général de l'énergie, la sécurité d'approvisionnement au niveau européen et français ne semble pas avoir été au cœur de vos préoccupations au moment de la conception et de la mise en œuvre de ce marché européen.

En outre, je ne comprends pas pourquoi le mécanisme de capacité n'a pas été pensé au départ.

Enfin, vous avez indiqué avoir calculé avec vos services les 42 euros du mégawattheure qui incluait les obligations post-Fukushima. J'ignore si vous avez réalisé ce calcul avant les obligations dues à l'accident de Fukushima. Soit EDF avait les moyens, en prenant en compte les obligations postérieures à Fukushima, de maintenir son parc et de réaliser les investissements nécessaires dans les temps (dans ce cas, nous pourrions nous étonner de la situation actuelle), soit le mécanisme de l'ARENH, au-delà du calcul en lui-même, a sabordé la capacité d'investir d'EDF.

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Je ne me suis pas exprimé sur le marché. Je me suis exprimé sur la façon dont nous avions conçu l'ARENH et sur les éléments qui avaient fonctionné dans l'environnement qui était le sien.

Le marché a uniquement fonctionné en tant que mécanisme d'intégration qui permettait de faire l'allocation de court terme des appels sur le marché. Néanmoins, si votre question est de savoir si le marché fonctionne, ma réponse en négative. Fondamentalement, cela ne marche pas, car nous nous sommes mis à « reréguler » (les investissements lourds en capex, les renouvelables ou encore le nucléaire au Royaume-Uni avec les « contracts for difference »).

Nous avons donc tout « rerégulé », avec en outre un système qui a alterné des phases de prix élevés et des phases de surcapacité notoire. Une composante de long terme semblait donc manquer. La question du bon « market design » se pose depuis déjà un certain temps.

Nous faisions donc le constat que cela ne marchait pas. Néanmoins, ce constat n'est pas consensuel, y compris dans le monde académique. Une part des économistes est convaincue qu'un marché, uniquement sur le court terme, permet de réaliser les investissements de long terme. Or, nous n'avons jamais été convaincus sur ce sujet. Les énergéticiens ont fini par renoncer, préférant prendre leurs pertes et couper leur groupe en morceaux, en isolant les postes à perte. Certains se sont ainsi reportés sur des actifs régulés (réseau de transport et renouvelables). Le marché ne fonctionne pas, mais beaucoup de débats existent dans le monde académique.

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Ce constat est grave. Vous n'êtes pas économiste, mais ingénieur. Vous avez pris vos fonctions en 2008 et vous êtes restés six ans à des responsabilités éminentes, convaincus que ce système ne fonctionnait pas pour la sécurité d'approvisionnement. Avez-vous fait part de ces réflexions au directeur général de l'énergie et du climat et aux ministres compétents ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Nous avons constaté que le marché ne fonctionnait pas correctement en 2014, et non en 2008. En 2008, le système fonctionnait et les capacités étaient présentes. Des surcapacités allaient même apparaître durablement.

Par ailleurs, nous avons proposé des réformes, à commencer par le marché de capacité, en constatant que le marché ne rémunérait pas les mégawatts. Nous avons proposé d'arrimer à la loi NOME un marché ou un mécanisme de capacité, pour financer ce que les économistes appelaient la « missing money » (la rémunération manquante pour payer les mégawatts). Cette rémunération n'était pas obtenue par le système d'allocation habituel des mégawattheures. Une vraie littérature existe à ce sujet, non consensuelle. Nous avons fait des choix et nous avons proposé à nos autorités de mettre en place ce dispositif. Elles nous ont suivis, ce qui s'est traduit par le volet de la NOME consacré au mécanisme de capacité.

D'un point de vue académique, ce sujet n'était pas consensuel. Ce sujet est apparu lorsque nous sommes passés de surcapacités et d'investissements à des fermetures de capacités. Des questions sur la sécurité d'approvisionnement sont alors apparues.

La sécurité d'approvisionnement se place totalement au cœur de nos préoccupations, aussi bien dans le gaz que dans l'électricité.

Dans le gaz, nous avons toujours été extrêmement vigilants sur la diversification des sources d'approvisionnement. Nous avons également été vigilants sur la régulation des stockages de gaz, de façon à nous assurer de l'existence d'obligations réglementaires pour remplir les stockages. Nous avons également participé au développement, avec les terminaux GNL et l'amélioration des points d'entrée sur le territoire national.

Concernant l'électricité, la sécurité d'approvisionnement s'inscrivait dans une logique de court et moyen terme (horizon de 1 à 5 ans), avec les bilans RTE, et notamment sur les zones de tension (Bretagne, sud-est) avec l'existence de faiblesses de réseau. Par la suite, la question de la sécurité d'approvisionnement a fait l'objet d'une réflexion avec le mécanisme de capacité, lorsque nous avons commencé à voir que des capacités pouvaient fermer, alors que nous pouvions en avoir besoin dans certaines configurations.

En outre, nous avons régulièrement rappelé la nécessité de conserver des marges pour le système. En revanche, nous n'avons jamais envisagé un système dans lequel nous aurions simultanément l'arrêt du gaz russe, la corrosion sous contrainte, le programme de maintenance de grandes visites perturbé par le Covid et ayant pris du retard et un pourcentage important de centrales nucléaires fermées.

Un regret, relatif à des décisions prises après mon départ, concerne les unités thermiques que nous aurions probablement dû mettre sous cocon. Pour autant, ces décisions et les calendriers de fermeture ont fait l'objet de réflexions approfondies et d'analyses fines, amenant d'ailleurs à des prolongations de durée de vie (la centrale de Cordemais par exemple, pour sécuriser la Bretagne).

La sécurité d'approvisionnement, dans le gaz et l'électricité, a donc toujours été au cœur de nos réflexions.

Par ailleurs, sur la base des informations que nous avions pu obtenir, le montant de 42 euros devait permettre de couvrir le grand carénage, chiffré à l'époque entre 40 et 50 milliards d'euros, et rajoutant un surcoût lié aux investissements post-Fukushima qui avait déjà été identifié (surcoût net de 3 milliards d'euros). Le montant était ainsi passé de 39 à 42 euros. Ce montant de 42 euros couvrait notre compréhension de l'époque des ordres de grandeur.

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Concernant la révision du tarif de l'ARENH, vous avez expliqué que nous ne sommes pas revenus dessus par manque de consensus et en raison de l'existence de divergences de points de vue. Pourquoi n'a-t-on pas prévu a minima, au départ, une révision systématique basée sur l'inflation par exemple ?

Par ailleurs, nous parvenons à obtenir la liste des bénéficiaires éligibles à l'ARENH, mais pas la liste des bénéficiaires qui ont perçu des volumes, en raison du « secret des affaires ». Cela semble manquer quelque peu de transparence. Est-ce une décision de la CRE et de son règlement ?

Vous avez également indiqué que les conséquences que nous vivons actuellement seraient les mêmes si l'électricité était hors du marché. Pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet ?

Considérez-vous que le dispositif d'acheteur unique ne soit pas envisageable en France ?

Enfin, un contentieux européen est apparu concernant la mise en concurrence des ouvrages hydroélectriques qui a aussi mis un frein à l'investissement sur les centrales et qui a participé à la perte de souveraineté. Lorsque j'ai évoqué ce sujet en 2012 dans vos services, le sentiment était partagé entre le fatalisme et la conviction qu'une remise en concurrence était nécessaire. Les points de vue ont évolué par la suite. Pensez-vous qu'à l'époque, cette énergie employée à la mise en concurrence était une erreur et que nous mettrions aujourd'hui la même énergie pour échapper à la mise en concurrence ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Concernant le tarif de l'ARENH, vous avez raison. Rétrospectivement, nous aurions dû procéder à une indexation minimale. Nous avions réussi à obtenir un arbitrage sur les 42 euros, à défaut d'un arbitrage sur la méthodologie. Cet arbitrage sur les 42 euros avait déjà été douloureux à obtenir. À l'époque le sujet de l'inflation était moins prégnant, avec une période d'inflation extrêmement basse. La priorité n'était pas d'avoir ce type d'indexation.

Par ailleurs, je ne me souviens pas, notamment après 2014, de ce qui relève du durcissement progressif de la Commission européenne. Rétrospectivement, la Commission européenne avait trouvé qu'elle avait été trop bienveillante au moment de la création de l'ARENH. Pour avoir participé aux négociations, je peux affirmer qu'il y avait eu une bonne compréhension des enjeux français pour faire admettre ce dispositif, qui à l'époque semblait un bon compromis pour préserver le modèle français. Peut-être aurions-nous dû aller plus loin dans la logique de l'acheteur unique et aller au bout d'une forme de gestion complète et spécifique du nucléaire, en tant que telle. Or, en allant dans ce sens, nous nous rapprochions du risque et de la menace de porter atteinte au modèle intégré d'EDF. Personne n'avait envie à l'époque de créer « Nucléaire de France ».

Au sujet des barrages et des concessions hydroélectriques, la pile des contentieux ouverts avec la Commission européenne était particulièrement haute en 2007. Nous devions déterminer sur quoi l'effort devait prioritairement être porté. La priorité était de s'assurer que les consommateurs français puissent bénéficier de la rente nucléaire. À un moment, la rente n'existait plus, et elle réapparaît désormais, en fonction du niveau de production du parc.

Concernant les bénéficiaires de l'ARENH, je n'ai pas d'avis sur cette question. Je ne sais pas quelles étaient les pratiques de l'époque en matière de secret ou de transparence.

Une partie des leçons que je tire concerne principalement la qualité de la régulation. Même si le nucléaire était régulé (si nous étions hors marché), la régulation mise sur le nucléaire historique doit être de qualité. La régulation risque de mal se passer si nous ne nous mettons pas d'accord, y compris en sortant le nucléaire du marché, sur la manière dont nous régulons le nucléaire historique. Je rappelais ainsi simplement l'importance d'avoir une régulation de qualité et définie ex ante. L'un de mes regrets est de ne pas avoir réussi à stabiliser à l'époque la formule de calcul.

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Quelles conséquences précises découleraient d'une « sortie » du marché européen de l'énergie ? Cette démarche aurait-elle des conséquences autres qu'économiques ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Je ne suis pas sûr de bien pouvoir répondre à cette question. Au-delà du sujet juridique, à l'époque, ne pas être dans le marché européen était impossible, dès lors qu'une majorité qualifiée passait les directives. Par ailleurs, la France est au cœur de la plaque. Il n'est pas simple d'envisager un système sans la France. Tout le système est complètement intégré. Nous retombons ainsi sur la difficulté de fond qui est l'absence d'un bon « market design » qui concilie un modèle purement énergétique, sur la tarification marginale de court terme et des dispositifs de long terme bien articulés. Pour autant, la question de fond est celle du développement des « contracts for difference », car les capacités futures décarbonées fonctionnent avec ce type de contrats.

Au Royaume-Uni, la Commission européenne avait accepté en constatant l'existence d'une défaillance de marché. En effet, le marché ne savait pas financer les investissements décarbonés de très long terme.

Par ailleurs, la Commission constatait que le gouvernement britannique avait une vision particulièrement claire et cohérente de ses ambitions en matière de capacité nucléaire. Ce nucléaire était donc inframarginal et ne perturbait pas réellement le fonctionnement de marché. Fort de ce constat, la construction de « contracts for difference » était envisageable.

Enfin, les Britanniques pouvaient, au moins au début, vendre l'idée de mettre en concurrence différents opérateurs nucléaires.

L'extension des problèmes actuels à l'ensemble de la plaque européenne n'est pas totalement évidente, même si les renouvelables fonctionnent avec des « contracts sur difference » ou assimilés (tarifs et autres). En revanche, cette situation ne fait pas totalement émerger un marché de contrats à long terme, bien organisé. La logique peut néanmoins s'orienter en partie vers l'acheteur unique.

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Concernant la loi qui a abouti à un objectif de 50 %, plusieurs personnalités politiques et administratives ont laissé entendre de manière plus ou moins explicite qu'il s'agissait d'un objectif politique, au mauvais sens du terme (symbolique et non fondé sur des considérations techniques). Le directeur général de l'énergie et du climat, Laurent Michel, en fonction à l'époque a exprimé l'idée que le scénario de 50 % d'énergies renouvelables à cet horizon était plus « plausible » que « réaliste ».

Aviez-vous la conviction que ce scénario était intelligent, robuste et cohérent avec l'ambition d'indépendance énergétique ? Dans le cas contraire, avez-vous fait part de vos convictions, étant donné l'importance cruciale de ce sujet pour notre indépendance et notre souveraineté nationale ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

« 50 % 2025 » comprend « 50 % » et « 2025 ». « 50 % » est un sujet totalement politique. Nous pouvons parfaitement faire des systèmes à 50 %. Le seul point technique qui peut apparaître par rapport à ces 50 % est le degré d'intégration de l'intermittence. Un taux de 50 % de renouvelables serait élevé, au-dessus de ce que nous savions faire historiquement, sans pour autant être inaccessible.

Nous n'avions pas d'alerte à émettre sur ces 50 %. En revanche, nous avions alerté au sujet du calendrier. Un calendrier rapide supposait de fermer énormément de centrales. Cela supposait également d'avoir des niveaux de renouvelables extrêmement ambitieux. Le troisième sujet était l'ampleur de la transformation du réseau qui n'était clairement pas atteignable en une dizaine d'années. Enfin, le quatrième sujet concernait l'incompatibilité avec le maintien du retraitement. Or, le cadrage politique était « 50 % 2025 », avec maintien du retraitement. Une contradiction apparaissait donc entre ces deux éléments.

Le fonctionnaire doit analyser les propositions, s'exprimer, proposer, puis être loyal et exécuter. En outre, la difficulté politique ne doit pas être sous-estimée. Le ministre Hulot a ainsi dû repousser l'échéance des 50 % à 2035, ce qui fut une décision difficile à prendre.

Par ailleurs, la PPE en cours est sortie de cette logique d'un objectif à terme, en appliquant davantage une logique de jalons. Les modèles sont des aides à la décision. En revanche, une bonne politique de l'énergie doit être jalonnée, avec des points de bifurcation.

En 2011-2012, l'exercice « Énergie 2050 » a été mené. Ce rapport énergie-climat était le premier à intégrer des enjeux climatiques, des enjeux du développement des ENR et le nucléaire. Ce rapport précisait que différents chemins étaient possibles, avec des degrés plus ou moins élevés de nucléaires et de renouvelables à terme (à horizon 2050). Ce rapport montrait l'existence de nombreux jalons, de ruptures technologiques ou de points de bifurcation. Une politique prudente, tant que la bifurcation n'est pas franchie, consiste à ne pas mettre « tous ses œufs dans le même panier ». Des décisions peuvent être prises lorsque la bifurcation est atteinte. Dans ce contexte, la France avait la chance d'avoir un parc relativement jeune, dont la durée de vie pouvait être allongée. Nous avions la possibilité de mettre à profit cette perspective d'allongement de durée de vie pour lever les différents points de bifurcation et pouvoir construire le mix par la suite.

La PPE actuelle est revenue à cette logique qui consistait à se donner du temps avec 2035, à expertiser le lancement d'un nouveau parc et d'un nouveau palier de réacteurs, et à analyser les conditions pour le réaliser. Réussir le parc, avec un palier de six réacteurs, constitue aussi un jalon. L'objectif est donc de sortir des modèles de temps, quelque peu eschatologiques, pour s'inscrire dans une logique de « points de rendez-vous », de résolution des questionnements, et de diversification des solutions en amont.

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Si je résume vos propos : en 2015, vous avez eu des discussions techniques avec les ministres. Vous leur avez expliqué que l'objectif de 50 % du renouvelable en 2025 imposait de fermer une vingtaine de réacteurs. Vous leur avez indiqué que cette perspective était préoccupante et difficile et qu'il fallait assumer cette fermeture d'une vingtaine de réacteurs. Les responsables politiques ont entendu ce point, mais ont tout de même décidé le mettre dans la loi. Vous avez alors considéré (étant donné que ce n'était pas dans une PPE, mais simplement un objectif politique) que cette démarche n'était pas suffisamment grave pour entraîner par exemple la démission collective de la direction générale de l'énergie.

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Les événements se sont effectivement passés de cette façon avec les autorités en place. Tout le monde savait. Le rapporteur au Conseil d'État, lorsque la loi a été examinée, s'est lui-même demandé si cette loi était réellement une loi de programmation, au regard des avis divergents sur la faisabilité de ce « 50 % 2025 ». Des acteurs et des députés de l'opposition savaient également que cet objectif n'était pas compatible avec le maintien du retraitement.

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Pourriez-vous apporter des précisions sur le stockage, au sujet des projets nécessaires pour éviter la saturation des déchets de faible activité ?

Par ailleurs, dans la réponse que vous avez apportée en lien avec le projet Astrid, vous expliquez que le projet est construit en référence dans une perspective de fermeture du cycle. Pourriez-vous préciser ce que cela implique et le pas de temps que vous considérez pour la référence Cigéo ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Les déchets de très faible activité constituent la filière sur laquelle nous avons des capacités, mais pas forcément toutes les capacités pour prendre en charge l'ensemble des déchets issus du parc existant et surtout de son démantèlement. Nous avons des capacités et encore du temps devant nous.

Un premier levier est l'extension de capacité. Le dossier est déposé cette année avec le projet Acasi qui vise à augmenter de 30 à 50 % la capacité du site existant, à impact environnemental identique. Cela est lié à des modes d'exploitation quelque peu différents de ceux imaginés initialement. La capacité passerait ainsi de 650 000 à 950 000 mètres cubes.

Le deuxième levier consiste à ouvrir de nouvelles capacités. Nous avons la possibilité d'ouvrir une nouvelle capacité à côté du site existant, probablement dans le cadre d'un projet de stockage pour les déchets de faible activité vie longue, à faible profondeur dans l'argile. Nous avons un bon soutien de la communauté de communes et des travaux sont en cours sur ce projet à plus long terme. J'ai répondu en termes de capacité et c'est regrettable. Dans le domaine nucléaire, depuis les années 2000, tous les déchets issus d'une zone nucléaire ont vocation à finir dans une installation dédiée, ce qui pouvait se comprendre mais qui constitue un frein à la réutilisation et à la valorisation, comme à leur réduction.

Concernant Astrid, Cigéo est conçu sur un inventaire de référence qui est celui de la politique actuelle liée à la fermeture du cycle. Les combustibles usés sont des matières valorisées et retraitées, et les mox usés sont eux-mêmes retraités pour rejoindre des RNR. Ces éléments ne sont donc pas inclus dans l'inventaire de référence. Pour autant, un inventaire de réserve existe, qui prend en compte un certain nombre de scénarios, décrits dans l'inventaire national, dont celui de la non-fermeture du cycle (les mox usés sont ainsi des déchets). Ce scénario est provisionné par EDF, par prudence. En effet, les provisions d'EDF sont constituées sur le principe que les mox descendent. Un scénario va plus loin et considère l'abandon du retraitement. Les combustibles usés seraient alors des déchets.

Nous regardons dans l'inventaire de réserve la faisabilité, afin de vérifier l'absence d'éléments rédhibitoires dans la conception et la possibilité de l'ajuster le moment venu. Nous ne demandons pas l'autorisation de descendre les combustibles usés et les mox usés. En revanche, nous apportons une garantie. Nous pourrons nous ajuster si un changement de politique énergétique intervient dans 20 ans et que le cycle n'a plus vocation à être fermé.

Les questions autour du cycle sont un peu les « enfants pauvres » de la réflexion de ces dernières années. L'effort a été porté sur les nouveaux réacteurs. Pour autant, une réflexion sur le cycle est nécessaire. Une réflexion est nécessaire à court et moyen terme sur la possibilité de réinvestir dans l'usine de La Hague. Le deuxième niveau de réflexion s'inscrit à plus long terme et concerne les modalités de fermeture du cycle. Ce sujet concerne principalement les réacteurs et les usines. En effet, le sujet des usines du futur doit être repensé.

À ce stade, ces questions ne sont pas délirantes, car nous concevons en référence sur la base de la fermeture du cycle, et les quartiers industriels pour accueillir les HA ne seront pas construits avant 2080. Les premières phases du projet consistent à construire les grandes installations, les quartiers moyenne activité vie longue (déchets moins dangereux qui seront mis en exploitation pendant la phase industrielle pilote), et un petit quartier pilote de haute activité suffisamment froid pour servir de pilote. Pour une autorisation à l'horizon 2027, les constructions seraient réalisées pour commercer à la fin des années 2030, l'exploitation des quartiers MAVL s'étalant sur les années 2050, 2060, 2070, et la construction des quartiers HA, quand les colis seront suffisamment refroidis, intervenant en 2080-2085. Nous avons le temps d'instruire ces questions et d'ajuster la conception si nécessaire.

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S'agissant des capacités d'entreposage qui ne relèvent pas de la compétence de l'ANDRA, j'interrogerai les représentants d'Orano.

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Concernant l'objectif des 50 % en 2025, le scénario le plus nucléarisé élaboré par RTE à l'horizon 2050 affiche un maximum d'énergie nucléaire de 50 %. Des propos ont été tenus sur la vision politique et vous avez évoqué un certain nombre de freins techniques dans la réalisation de l'objectif des 50 %, pourtant décidé et annoncé.

J'ai l'impression, à vous entendre, que l'administration n'a pas mis en œuvre les différents leviers nécessaires pour atteindre cet objectif, que ce soit dans l'élaboration de la PPE ou dans la réalisation des éléments techniques, avec l'augmentation de manière significative de la part de production des énergies renouvelables.

Certaines personnes auditionnées établissent une relation entre le nucléaire et la non-atteinte des objectifs en France sur les énergies renouvelables, par manque d'investissement.

D'après vos propos, l'administration ne semble pas s'être mise en état de marche pour rendre possible la réalisation de cet objectif, en inversant réellement le cycle d'investissement de l'État français pour insister principalement sur les énergies renouvelables. En matière d'indépendance et de souveraineté énergétique, nous serions sûrement mieux protégés actuellement si nous avions plus d'énergies renouvelables et moins de nucléaire.

Vous avez également évoqué comme frein la question du retraitement. Ne pas aller au-delà des 50 % de nucléaire signifie que nous ne fabriquons plus de nouveaux réacteurs et de nouvelles centrales nucléaires. Dans ce cadre, ne sommes-nous pas dans une forme d'hypocrisie en stockant l'uranium usé et en espérant un jour hypothétiquement fermer le cycle ? Vous évoquez la question du retraitement comme un frein à l'atteinte de l'objectif des 50 %, d'un point de vue technique. Je ne comprends pas que l'État n'est pas pris à bras le corps cette question.

Avez-vous ressenti des divergences au sein de l'État sur ce sujet qui concerne la présidence de François Hollande, ainsi que celle d'Emmanuel Macron. En effet, le 9 février 2017, Emmanuel Macron a expliqué qu'il n'était « pas bon » que 75 % de notre énergie proviennent du nucléaire, et a ainsi annoncé sa volonté de préserver la loi de transition énergétique et de maintenir le cap des 50 %.

De son côté, Nicolas Hulot a été contraint de repousser l'objectif à 2035, dans la mesure où rien ne semble avoir été fait au sein de la direction générale de l'énergie et du climat pour lever les différents freins et mettre en place les éléments nécessaires.

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Je ne partage pas votre analyse. Je répète que la question technique était 2025. Les 50 % ne posent pas de difficultés techniques. La question ne concernant donc pas les 50 %, mais la capacité d'atteindre les 2025.

L'administration a fait en sorte de favoriser le développement des renouvelables. J'ai personnellement défendu l'éolien. Diverses dispositions législatives et réglementaires ont été prises pour sécuriser et planifier son développement, gérer les oppositions. Nous avons néanmoins tendance à « plafonner », malgré tous ces efforts et l'énergie déployée par l'administration sur ce sujet.

En revanche, nous avons dû stopper le développement du photovoltaïque en 2010-2011 qui s'emballait, par affairisme, et avec des tarifs extrêmement élevés. Nous avons assumé nos responsabilités face à ce défaut collectif de régulation. Le gouvernement de l'époque et les ministres après 2012 ont constaté que nous n'avions pas réellement eu le choix et que nous avions finalement pris la bonne décision. Cette décision a permis d'économiser collectivement des milliards d'euros supportés par les consommateurs à l'époque et le photovoltaïque a redémarré par la suite avec un dispositif mieux régulé.

Par ailleurs, le retraitement n'est pas un frein à la diminution des centrales. L'accord gouvernemental en 2012 comportait le « 50 % 2025 » et le maintien du retraitement. Or, ces deux phrases sont contradictoires. Je n'ai pas dit autre chose.

En revanche, même sans cette contrainte, la transformation du réseau électrique aurait dû être de grande ampleur, dans une période extrêmement courte. Or, l'exemple allemand montre que même dans un pays ayant une forte volonté de développer les renouvelables, le réseau ne suit pas, ce qui a entraîné des conséquences majeures sur l'ensemble de la plaque européenne.

Les Allemands ont développé massivement les renouvelables dans le nord de l'Allemagne, tandis que la consommation se situe dans le Sud. Le réseau n'a pas suivi, car l'implantation de lignes à haute tension s'avère particulièrement compliquée. Le changement massif des lieux de production et de consommation amène à repenser le réseau. En Allemagne, plusieurs milliers de kilomètres de lignes à haute tension devaient être construits. Or, les Allemands n'y parvenaient pas, même avec des lois d'exception, car les habitants n'en voulaient pas.

La production dans le nord de l'Allemagne et la consommation dans le sud ont provoqué des perturbations sur l'ensemble du réseau européen (en raison du déplacement des électrons). Ces transformations rapides du système allemand ont provoqué des « flows » parasites par la Pologne et la République tchèque, ainsi que par les Pays-Bas et la Belgique. En France, la centrale de Fessenheim avait un peu repoussé les électrons. Les Polonais, furieux, avaient même menacé de mettre en place des équipements pour tenter de déconnecter la Pologne de l'Allemagne.

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Une précédente personne auditionnée a expliqué que la pointe de consommation en Europe était due à la France, à hauteur de 50 %, en raison de ce patrimoine nucléaire français et de cette nécessité de faire consommer les habitants pour faire face à la surcapacité de production. Cette situation n'a pas favorisé les réglementations thermiques, mais a en revanche encouragé le chauffage électrique, ce qui est effectivement une singularité en Europe. Pour répondre à cette thermosensibilité, le nucléaire n'est pas pilotable en tant que tel. Les centrales ne peuvent pas être ouvertes ou fermées pour s'adapter aux situations. Le nucléaire s'accompagne donc, pour ces pointes, de centrales thermiques (par exemple Landivisiau dans le Finistère). J'ai ainsi une interrogation sur le nucléaire et sa contribution dans la fragilisation de notre système énergétique pour faire face notamment aux pointes de consommation l'hiver.

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Sur la question de la thermosensibilité, je serai prudent, car les processus ont évolué depuis mon départ il y a huit ans. Néanmoins, vos propos doivent être nuancés. Deux formes de pointe existent, avec une thermosensibilité été-hiver (nous consommons plus l'hiver que l'été). Cette thermosensibilité est essentiellement occasionnée par le chauffage électrique. En revanche, la pointe de 18 ou 19h comprend aussi d'autres usages. Le chauffage a donc en partie nourri la pointe de 19h de l'hiver, mais a surtout nourri la sensibilité été-hiver, qui se traite par la modulation du parc. Lorsque les éléments se déroulent correctement et que le programme de maintenance d'EDF est maîtrisé, nous arrêtons les centrales pendant l'été et elles tournent toutes pendant l'hiver. Ce processus permet une modulation. Une centrale fonctionne normalement en base, ce qui garantit une meilleure disponibilité et explique le taux de disponibilité des centrales nucléaires des États-Unis. On admet en France une part de « désoptimisation ». Par ailleurs, l'effet de pointe infrajournalière pendant l'hiver a eu tendance à s'éroder.

Par ailleurs, le chauffage électrique a des défauts, mais la pointe n'est pas seulement due au seul chauffage électrique. Lorsque j'étais directeur, nous avions essayé de ralentir le développement de ce type de chauffage, les radiateurs de l'époque qui n'étant pas particulièrement performants.

En revanche, le chauffage électrique constitue finalement un assez bon élément de gestion de pointe infrajournalière et d'effacement, car son arrêt est possible pendant une heure, sans que les particuliers ne s'en rendent réellement compte. Lorsque nous avons mis en place le mécanisme de capacité, nous avons vraiment veillé à privilégier aussi la prise en compte de l'effacement comme contribution de capacité. L'effacement des mégawatts, si RTE est capable de le certifier et de le garantir, constitue une forme de passage de la pointe.

De son côté, Landivisiau est un enjeu de sécurité électrique, et non un enjeu de pointe. Il s'agit d'un enjeu de réseau, car la Bretagne est une péninsule qui n'a pas de production (ou très peu), même avec le développement des renouvelables. Une unité de production était utilisée dans les moments de fragilité (non liés à la pointe en tant telle), pour sécuriser le réseau.

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J'étais fermement opposée à l'ouverture de cette centrale à Landivisiau. Ouvrir une centrale pour produire de l'électricité à partir des énergies fossiles n'est pas digne d'une politique énergétique à notre époque, puisque l'électricité peut être produite différemment.

Sur la question des déchets de la filière nucléaire, un « flou » existe sur le retraitement et la qualification juridique de l'uranium usé en attente. L'ANDRA publie annuellement son inventaire national des matières et déchets radioactifs. En 2022, 1,7 million de mètres cubes de déchets radioactifs ont été recensés, soit 25 900 mètres cubes de plus en un an. Or, vous ne comptabilisez pas dans ce chiffre un certain nombre de déchets, tels que les déchets stockés in situ, les déchets immergés, les déchets en Polynésie française ou encore les résidus de traitement des minerais d'uranium, ainsi que l'uranium issu du retraitement et le combustible mox usé, stocké dans les piscines de La Hague.

Avez-vous évalué le volume des déchets qui n'est pas comptabilisé dans chiffres et quel pourcentage cela peut représenter ? À quel point le volume des déchets nucléaires générés par l'activité nucléaire en France est-il sous-estimé aujourd'hui ?

Concernant les milliers de tonnes de déchets immergés par la France entre 1967 et 1982, pourquoi cette technique a-t-elle d'abord été retenue, puis finalement abandonnée ? Qu'avons-nous découvert ? Quels sont les risques inhérents à une telle pratique ?

En Polynésie, les déchets des expérimentations nucléaires ont été stockés dans des puits ou immergés, mais dans les eaux territoriales françaises. Cela ne pose-t-il pas un problème de contamination ou de risque pour la santé et quelles études d'impact ont été menées sur ce sujet ? Quelle surveillance est menée en matière de niveau de radioactivité ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Je ne répondrai pas à toutes les questions dont certaines dépassent mon niveau de compétence. Je propose que les questions soient transmises par écrit.

L'inventaire national, qui est mis à jour tous les cinq ans (l'ouvrage complet), recense l'ensemble des déchets, des matières et des minerais, avec également les scénarios prospectifs.

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Pour les piscines de La Hague, qui abritaient, fin 2021, 10 000 tonnes de combustibles usés, il est évoqué un débordement dès 2024, une saturation en 2030 et une nouvelle piscine d'ici à 2034. Le calendrier semble à rebours, avec un manque d'anticipation. Quel rôle joue l'ANDRA dans la gestion de ces déchets nucléaires ? La construction des nouvelles piscines est-elle uniquement gérée par Orano et EDF ? Que ferons-nous du combustible usé à partir de 2024-2030 (l'exporter ou l'enfouir) ?

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Ces déchets ne seront ni exportés ni enfouis. L'entreposage relève de la responsabilité des exploitants EDF et Orano. L'ANDRA n'a pas de responsabilité en matière de stockage. Je ne peux donc pas répondre de manière détaillée à ces questions.

Dans mon propos introductif, j'avais évoqué trois enjeux pour l'ANDRA et un point de vigilance collective pour lequel l'ANDRA n'est pas compétente, qui est justement la question de l'adéquation des capacités d'entreposage et du bon niveau d'anticipation de ces capacités, de façon à assurer la robustesse au système. L'ASN et la DGEC ont la responsabilité de superviser ces éléments.

Fort de la détection de l'événement qui amène à devoir envisager la piscine centralisée, l'ASN a prescrit des études régulières sur les évolutions de cycles et les prévisions de besoins d'entreposage. Conserver des marges dans le système est absolument essentiel.

Deux questions d'entreposage doivent être distinguées, avec la question de l'entreposage des déchets, qui passeront en entreposage avant de descendre au stockage, afin de se refroidir. La question de l'entreposage des combustibles usés ou des mox usés se pose également. Le PNGMDR a permis de débattre longuement sur ces sujets. Les suites qui ont été données aux débats visent à mieux objectiver cette question et à s'assurer qu'elle est régulièrement revisitée, en analysant les perspectives de réutilisation ou de recyclage, et en regardant les options de stockage si ces matières devenaient des déchets.

Le PNGMDR, à l'issue du débat de 2019, a permis de sortir ce sujet de l'ambiguïté et de l'objectiver. L'objectif est de pouvoir réétudier le sujet régulièrement et de pouvoir connaître les implications d'une éventuelle requalification entre matière et déchet. La question concerne aussi l'uranium appauvri.

Concernant les combustibles usés, des études d'adaptabilité permettent d'adapter Cigéo pour les prendre si nécessaire. En revanche, l'uranium appauvri est en grande quantité, et la question du concept de stockage adapté se pose. Actuellement, la distinction entre entreposage et stockage de l'uranium appauvri a tendance à se flouter. Dans l'hypothèse d'une fermeture du cycle, les quantités d'uranium appauvri à consommer s'étalent sur un nombre important de siècles. Or, la différence entre entreposer pendant des siècles et stocker à tendance à s'estomper. Ces sujets doivent faire l'objet d'un pilotage mieux objectivé dans le cadre du PNGMDR.

En outre, l'éventuel développement d'un concept de stockage ou d'entreposage de l'uranium appauvri devrait être adapté à la dangerosité faible de ces matières. L'uranium appauvri est considéré comme du FAVTL (faible activité vie très longue).

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Au sujet de Cigéo, des questions se posent sur les bases scientifiques qui permettent de garantir l'imperméabilité du site pour les 100 000 prochaines années, alors que des accidents se sont produits dans d'autres projets similaires, coexploités par Orano. Le projet WIPP (Waste Isolation Pilot Plant) aux États-Unis peut être mis en avant, avec une contamination humaine et environnementale en surface. Quelles sont les garanties pour éviter les problèmes de santé publique en surface ? En outre, la question de l'acceptabilité de la population face à ce type de projet se pose également.

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Cette question est particulièrement vaste, puisque sa réponse se trouve dans les quelque 10 000 pages que nous allons déposer prochainement pour la demande d'autorisation de création.

Sur la base scientifique, 30 ans de recherche ont été menés par l'ensemble du paysage scientifique dans les différentes disciplines (géologie, mécanique, géomécanique, comportement des radionucléides ou encore de migration dans les milieux), avec des jalons réguliers (2005, 2009, 2015), des revues internationales et des avis de l'ASN.

Ces différents avis ne valent pas encore décret d'autorisation. En revanche, ces avis ont ponctué régulièrement les avancées scientifiques, les réponses que nous y avons apportées et les feuilles de route scientifiques que nous avons déroulées, y compris avec le laboratoire.

Le dernier avis de l'ASN en 2016 a souligné la maturité à laquelle nous étions arrivés, dans la perspective d'une demande d'autorisation de création que nous nous apprêtons à déposer dans les prochains jours.

Ce dossier sera mis à l'instruction de l'IRSN, sous l'autorité de l'ASN. Des temps de concertation seront animés par l'ASN en amont des différentes saisines et permettront d'instruire l'ensemble des questions techniques. Nous avons mené ce travail avec rigueur scientifique, honnêteté, méthode et en prenant notre temps. Nous ne nous sommes pas précipités.

Concernant le projet WIPP, les incidents que vous évoquez sont des risques d'exploitation, et notamment le risque d'incendie. Ce risque fait partie des risques d'exploitation que nous avons à l'esprit immédiatement. StocaMine est un exemple réel.

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Ce risque à StocaMine n'avait pas été conceptualisé à l'époque.

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Pierre-Marie Abadie, directeur général de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

Les risques ont été traités différemment pour StocaMine et pour Cigéo. Les risques « incendies », sous toutes leurs formes, ont été intégrés dès la conception de Cigéo. En outre, le retour d'expérience du WIPP a permis d'enrichir notre dossier. Cela se traduit par la réduction au maximum des charges thermiques au fond du stockage.

Le deuxième enjeu fort est de maîtriser fortement ce qui est descendu et les risques de reprises de réactions isothermiques. Nous avons donc traqué toutes les sources thermiques qui peuvent exister au fond (les moteurs, etc.). Nous avons par exemple choisi un funiculaire pour descendre dans la conception, car ce système garde le moteur en surface. Le moteur n'est pas sur le véhicule, ce qui limite les risques dans la descenderie d'avoir un déclenchement d'incendie.

Par ailleurs, une partie des déchets produits, notamment entreposés au CEA, sont dans une matrice de bitume. Cette matrice de bitume en tant que telle se comporte tout à fait normalement. Nous sommes donc confiants quant au comportement de ces bitumes. En revanche, au moment de l'instruction du DOS (dossier d'options de sûreté), la question du comportement des fûts de bitume s'est posée. Deux options sont possibles : renforcer l'alvéole dans laquelle ces déchets se trouvent ou les traiter en surface. Ces deux options seront posées dans le dossier de demande d'autorisation de création, et seront mises à l'instruction. Néanmoins, dans la première phase d'exploitation (phase industrielle pilote du projet), le bitume n'est pas présent. Nous descendrons les bitumes uniquement lorsque nous serons sûrs d'avoir apporté des réponses totalement convaincantes sur cette question de reprise de réaction isothermique. Nous ne prendrons aucun risque à ce sujet.

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Je rappelle qu'aucun déchet radioactif n'est présent à StocaMine.

Monsieur Abadie, merci pour vos réponses et pour le temps que vous nous avez consacré.

La séance s'achève à 23 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Vincent Descoeur, M. Frédéric Falcon, Mme Olga Givernet, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger.

Excusée. – Mme Valérie Rabault.