La réunion

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Mercredi 1er février 2023

La séance est ouverte à 14 heures 30.

(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)

La commission auditionne M. Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste.

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Nous auditionnons aujourd'hui M. Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste, accompagné de Mme Juliette Le Borgne, procureure de la République adjointe. Eu égard à l'extrême gravité des faits survenus le 2 mars 2022 mais également aux dysfonctionnements graves, voire aux fautes lourdes, que la commission a commencé à mettre en lumière depuis le début de ses travaux tout autant qu'à l'histoire et à la personnalité de l'agresseur et de la victime, cette audition n'est pas anodine. Elle survient d'ailleurs à quelques jours de la commémoration des vingt-cinq ans de l'assassinat du préfet Claude Érignac et à quelques semaines des un an de l'agression mortelle ayant coûté la vie à Yvan Colonna. J'ai une pensée émue et sincère pour Claude Érignac et sa famille, comme pour la famille d'Yvan Colonna. Au-delà, j'élargis ma pensée à tous celles et ceux – dont certains que j'ai connus, de par mon engagement politique – qui ont perdu la vie de manière tragique dans le cadre de la relation politique conflictuelle qui existe depuis 60 ans entre la République et la Corse. Il nous revient à tous de mettre un terme à cette relation conflictuelle, en créant les conditions de la paix. Celles-ci passent par un travail de recherche, de vérité et de justice ouvert aussi par cette commission d'enquête. Dans un État de droit digne de ce nom, il ne peut y avoir de hiérarchie des victimes, des douleurs et des peines, ni de droit à la vengeance pour quiconque.

Hasard du calendrier, cette audition intervient également au lendemain de l'acceptation, par la chambre d'application des peines antiterroriste de la cour d'appel de Paris, du projet de semi-liberté porté par M. Alessandri, l'un des détenus du « commando Érignac », après vingt-quatre ans passés en détention. Nous saluons cette décision, qui nous semble résulter de la simple application du droit, basée sur le parcours carcéral et le projet de l'intéressé, en dehors de toute autre considération politique et symbolique.

Nous évoquerons avec vous ces aspects, eu égard aux avis réguliers émis en commission locale sur les détenus particulièrement signalés (DPS) mais également sur les demandes d'aménagement de peine. Nous avons noté, au cours de nos travaux, la gestion clémente dont a bénéficié M. Elong Abé.

Au-delà, l'Inspection générale de la justice (IGJ) a conduit une inspection de fonctionnement à la maison centrale d'Arles suite à l'agression mortelle de M. Colonna. Son rapport fait état d'éléments surprenants et j'en retiendrai un plus particulièrement. En juillet 2019, la direction interrégionale des services pénitentiaires (DISP) Grand Ouest – Rennes avait initié une proposition d'orientation de M. Elong Abé en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER). Elle s'appuyait sur les avis unanimes des professionnels de l'établissement d'Alençon-Condé-sur-Sarthe, où M. Elong Abé était alors détenu. Certains de ces professionnels avaient même formulé « un avis très favorable à la demande d'orientation vers un QER […] en urgence ». Les magistrats du siège et du parquet, de leur côté, avaient émis des avis respectivement réservé et très réservé sur cette orientation. Au-delà de l'appréciation de fond, la régularité de ces avis semble douteuse, au moins en ce qui concerne le parquet. L'IGJ relève en effet que celui-ci n'avait pas de compétence en matière post-sentencielle pour émettre un avis sur une proposition d'affectation en QER. De tels avis sur une orientation en QER étaient-ils systématiques, ou courants ? En vertu de quoi étaient-ils émis ?

Nous nous intéresserons au lien étroit qu'entretient le parquet national antiterroriste (PNAT) avec les services de renseignement dans le cadre du suivi des terroristes islamistes (TIS) mais aussi à votre connaissance personnelle des filières djihadistes, en particulier sur le théâtre de guerre afghan.

Notre rapporteur vous a adressé un questionnaire pour vous permettre de préparer cette audition. Je vous remercie de bien vouloir transmettre ultérieurement à la commission les éléments de réponse écrits, ainsi que tout autre élément d'information que vous jugeriez pertinent.

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Je ne peux pas commencer cette audition sans évoquer le calendrier. Je voudrais, à quelques jours de la commémoration du vingt-cinquième anniversaire de l'assassinat de Claude Érignac, avoir une pensée particulière pour sa mémoire et pour les siens. À titre personnel, je n'ai pas les mêmes engagements politiques que le président de la commission. J'étais jeune au moment des faits mais j'avais déjà un engagement politique, au sein du Rassemblement pour la République. Mon parcours, qui n'a jamais dévié depuis, est caractérisé par de fortes convictions républicaines. Dans quelques jours, nous célébrerons ce vingt-cinquième anniversaire en présence du ministre de l'Intérieur à Ajaccio, ville dont j'ai été le maire pendant huit ans. C'est toujours avec une émotion sincère que je participe à ces commémorations. Le républicain que je suis y participe chaque année, mais il sera également particulièrement ému le 2 mars prochain. En effet, ce qui s'est passé le 2 mars 2022 au sein de la maison centrale d'Arles m'a heurté, comme cela a heurté des milliers de gens, quelles que soient leurs convictions politiques. Le but de cette commission d'enquête est d'éclairer et de créer les conditions d'un apaisement. Éclairer, c'est permettre à cette paix de trouver toute sa force. Modestement, depuis plusieurs semaines, je m'efforce, avec mes convictions, mon expérience et ma capacité de travail, de rendre possible cette manifestation de la vérité, dans les limites qui sont les nôtres dans le cadre d'une commission d'enquête parlementaire qui ne peut empiéter sur l'enquête criminelle portant sur les faits du 2 mars 2022. Un certain nombre de faits sont de nature à rendre possible cette manifestation de la vérité, essentielle pour les Corses, qu'ils soient ou non autonomistes. Enfin, même s'il ne revient pas à un député, représentant du pouvoir législatif, de porter une quelconque appréciation sur une décision de justice, celle prise hier concernant M. Alessandri est également de nature à concourir à cette paix et à cette avancée pour la Corse, pour les Corses, mais également pour la République et pour le pays tout entier.

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Avant de vous céder la parole, il me revient, monsieur Ricard, de vous demander de prêter serment. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose en effet aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-François Ricard prête serment.)

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Dans le cas où Mme Le Borgne serait amenée à prendre la parole, je lui demanderai également de prêter serment.

(Mme Juliette Le Borgne prête serment.)

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l'occasion de répondre aux questions parfaitement légitimes que votre commission se pose. J'ai reçu quelques questions de la part du rapporteur, dont l'ordre chronologique me paraît très intéressant. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je serais assez satisfait de suivre l'ordre proposé.

En introduction, je souhaite présenter l'activité du PNAT et notamment de son service d'exécution des peines, ce qui permettra de mieux cerner les questions que vous vous posez. Le parquet antiterroriste compte aujourd'hui vingt-neuf magistrats et son activité est centrée autour de trois pôles : un pôle antiterroriste ; un pôle crimes contre l'humanité ; un pôle exécution des peines. Le pôle exécution des peines compte trois magistrats – nous souhaiterions en avoir quatre – et un assistant spécialisé.

Le terrorisme aujourd'hui comprend une menace principale, très loin devant les autres, celle de type djihadiste. Il s'agit d'une menace à la fois projetée, interne, et liée aux sorties de détention. Celle-ci a considérablement évolué. En France, les affaires djihadistes ont été appréhendées pour la première fois sur le plan judiciaire en 1994. Les départs massifs en Syrie à compter de 2012 ont complètement changé la donne. Nous sommes en présence d'un terrorisme de masse depuis le milieu des années 2010. Environ 700 enquêtes sont menées en permanence. 644 procédures sont aujourd'hui en cours. On dénombre 258 enquêtes préliminaires, ainsi que 386 informations judiciaires et 362 mises en examen, avec 227 personnes sous contrôle judiciaire et 135 en détention provisoire. Les jugements sont très nombreux, avec une masse telle que la France n'en a jamais connu dans son histoire judiciaire. En 25 ans, entre 1994 et 2019, année de création du PNAT, environ 10 dossiers de terroristes djihadistes ont été jugés devant la cour d'assises. Au cours de ces trois dernières années, 62 l'ont été ; six fois plus donc, en trois ans seulement. En 2022, outre les attentats du 13 novembre 2015 et celui de Nice, 14 autres affaires criminelles ont été jugées, dont l'affaire de Saint-Étienne-du-Rouvray. Dans le même temps, en 2022, 49 dossiers ont été jugés en correctionnelle.

Cette activité intense de jugement entraîne une activité très lourde en termes d'exécution et d'application des peines. Le temps des enquêtes, des jugements et des peines se succèdent. Au 10 mai 2022, 297 condamnés étaient en détention, dont 257 issus des réseaux djihadistes, 20 de l'ETA, 8 Corses, 9 de l'ultra-droite et 3 pour crimes contre l'humanité. Ces données sont assez stables. Par ailleurs, 196 individus condamnés sont suivis en milieu ouvert. Les trois magistrats chargés de l'exécution des peines suivent donc 500 personnes en permanence.

L'un des aspects les plus visibles tient aux sortants de prison, pour lesquels le risque est majeur. Les personnes condamnées pour terrorisme djihadiste, libérées en 2022, sont au nombre de 78. En 2021, 92 personnes condamnées ont été libérées, dont 84 l'avaient été pour terrorisme de type djihadiste. Il s'agit d'une activité de masse, d'une sensibilité extrême. C'est avant tout sur cette problématique que nous intervenons.

Vous connaissez les principes. La loi de 2006 a consacré la centralisation de l'exécution des peines, avec un juge d'application des peines (JAP) à Paris. Elle a été complétée en 2016 puis en 2019 par la création du PNAT. L'exécution des peines comprend trois activités : mettre en lumière les signaux reflétant l'idéologie, persistante ou non, et le risque de récidive – qui est au centre de notre activité ; éclairer le tribunal d'application des peines sur le contexte, l'état de la menace ; proposer un encadrement du condamné à sa libération en recherchant un équilibre entre le retour individuel à la vie libre et la préservation de l'ordre public. Concrètement, il s'agit d'être l'interlocuteur des JAP. Nous prenons des réquisitions aux audiences d'application des peines : aménagements de peine ; révocations ; modifications. Des réquisitions sont également prises pour les réductions de peine supplémentaires (RPS), les crédits de réduction de peine (CRP), et certaines mesures de sûreté et d'anticipation de fin de peine. Le PNAT rend en outre des avis consultatifs dans un certain nombre de cas de décisions prises par l'administration pénitentiaire – commission DPS et avis sur certains transferts.

La première question posée par le rapporteur était : « De quelles informations êtes-vous en mesure de nous faire part concernant l'information judiciaire en cours et la situation actuelle de M. Elong Abé ? ». Ma réponse ne sera que très frustrante dès lors que le dossier est encore en cours d'instruction. Les informations sur le contenu de la procédure sont bien évidemment protégées au titre du secret d'instruction et je ne pourrai les évoquer. En revanche, je peux reprendre, de manière plus précise, tout ce que j'avais indiqué au moment de l'ouverture de l'information judiciaire, le 6 mars 2022, lors d'une conférence de presse. Tout d'abord, le fanatisme islamiste est pour la cinquième fois à l'origine d'un crime en milieu pénitentiaire. Les quatre précédents crimes terroristes au sein d'un établissement pénitentiaire avaient été commis par des individus déjà condamnés pour infraction terroriste ou radicalisés. Le premier a eu lieu le 4 septembre 2016, lorsqu'un détenu incarcéré pour association de malfaiteurs terroristes a attaqué des surveillants avec une arme artisanale. Le deuxième s'est produit le 11 janvier 2018, quand un détenu impliqué dans l'attentat de Djerba, haut cadre d'Al-Qaïda, a agressé des surveillants avec une arme artisanale. Le troisième a concerné un individu très radicalisé, en détention pour de multiples faits dont une condamnation très lourde à trente ans de réclusion, qui a attaqué avec son épouse, à l'occasion d'un parloir, des surveillants avec un couteau en céramique. Le quatrième s'est produit le 21 juin 2019, lorsqu'un condamné à une peine d'emprisonnement pour des faits de nature terroriste a attaqué une surveillante avec une barre de fer et un pic au centre pénitentiaire du Havre. Quatre affaires d'agression terroriste avaient donc déjà eu lieu avant celle-ci, du fait d'individus radicalisés ou déjà condamnés pour des infractions de type terroriste djihadiste.

Par ailleurs, à une exception près, tous ces individus étaient dans le bas du spectre, c'est-à-dire des individus qui n'étaient pas des « têtes d'affiche » du terrorisme islamiste. Le premier, notamment, donnait de lui un profil volontairement lisse. La détection des risques d'actions violentes en détention est extrêmement difficile, notamment en raison de la capacité d'un certain nombre de ces individus à utiliser, comme ils l'ont appris, des mécanismes de dissimulation élaborés et à agir de manière totalement imprévisible. Il s'agit en outre souvent de projets individuels, ne nécessitant pas de moyens particulièrement élaborés. Enfin, le nombre de détenus djihadistes reste considérable. En ajoutant les condamnés, les individus en détention provisoire et les radicalisés, environ 1 000 personnes sont en détention, avec des profils très différents et très compliqués à suivre. Chacun est susceptible de commettre à tout moment des actes qualifiables de terrorisme, dont la détection est particulièrement délicate.

J'expliquerai très rapidement les motifs ayant abouti à ce que le parquet antiterroriste se saisisse juridiquement de cette affaire. Une première possibilité est donnée par l'article 706-16 du code de procédure pénale, lorsqu'un détenu condamné pour des faits de nature terroriste commet une nouvelle infraction en détention. Dans ce cas, il nous est possible de nous en saisir ipso facto. Toutefois, nous ne nous en sommes pas saisis à titre principal pour ce motif-là, mais parce que nous avons considéré que les faits étaient de nature terroriste. Trois éléments ont été mis en avant. Le premier tient au déroulement même des faits : leur violence extrême et leur durée, qui témoignent d'une intention homicide avérée et réitérée de son auteur. Le second – je me situe bien entendu au moment de l'ouverture de l'information judiciaire – est lié à l'exclusion de tout motif autre que celui résultant d'une conception religieuse extrémiste, ce qui est attesté tant par l'ensemble des investigations initiales que par les premières déclarations de l'intéressé. M. Elong Abé a expliqué avoir commis son acte car il considérait que M. Colonna avait proféré un certain nombre de blasphèmes au cours des derniers mois à l'encontre de Dieu. Il avait souligné une phrase qui aurait été prononcée au cours des tout derniers jours par M. Colonna, déclarant qu'« il crachait sur Dieu ». La notion de blasphème peut paraître curieuse, mais ce motif se retrouve régulièrement dans les différentes procédures djihadistes. Il s'agit d'un motif récurrent dans certains attentats : celui commis contre Charlie Hebdo par les frères Kouachi mais également, à l'automne 2020, dans le cadre de l'assassinat de Samuel Paty et dans l'attaque au couteau de deux personnes devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, commise par un jeune Pakistanais qui estimait qu'il devait venger le blasphème à l'encontre du Prophète. Le troisième motif est le parcours djihadiste avéré de M. Elong Abé et son inscription pérenne dans cette idéologie.

Je ne peux en dire davantage sur le fond du dossier, mais je suis tout à fait prêt à évoquer tout ce qui peut expliquer la personnalité de M. Elong Abé et son parcours, qui présente des particularités. Celui-ci ne correspond pas exactement à tout ce que nous pouvons connaître du terrorisme de masse au cours de cette deuxième partie des années 2010. La deuxième question qui m'a été posée portait sur le parcours de M. Elong Abé, les informations dont le PNAT disposait concernant ses activités en Afghanistan, sa potentielle dangerosité et sa situation actuelle. Cet individu a grandi au Cameroun chez ses grands-parents, avant d'arriver à 14 ans chez ses parents en Normandie. Il tombe rapidement dans la délinquance, il est suivi par l'assistance éducative – avec un jugement en mars 2004 – et ses parents se séparent. Des faits de violence, pour vols et menaces notamment, sont recensés. Il est placé pour une courte période puis maintenu au domicile de ses parents. À sa majorité, il est hospitalisé en psychiatrie pendant une durée limitée. Il se convertit à l'islam en 2008, à 22 ans. Il se rend au Canada entre 2008 et 2010. Il est expulsé de ce pays en 2010, après avoir agressé physiquement les fidèles d'une mosquée, qu'il qualifie de « mauvais musulmans » – expression que l'on retrouve très fréquemment dans nos procédures de la part des personnes poursuivies. À son retour en France, il s'installe dans la région de Bordeaux pendant quelque temps.

Parmi ses antécédents judiciaires, dix-sept mentions à son casier judiciaire sont relevées. À son retour en France en 2010, il effectue un premier séjour de huit mois en prison, jusqu'au 23 décembre, pour révocation de sursis et mise en exécution de trois condamnations prononcées antérieurement à son séjour au Canada : recel en février 2006 ; vols et faux en juin 2007 ; menaces en juillet 2007. Alors qu'il est écroué à la suite de son retour d'Afghanistan, le 22 mai 2014, sept autres condamnations, de diverses natures sont mises à exécution : condamnation par la cour d'appel de Rouen en mars 2011 à un an d'emprisonnement dont six mois avec sursis pour menaces de mort remontant à octobre 2007 ; dégradations en février 2008 ; 2 mars 2011 pour des faits de menaces matérialisés ; 17 avril 2012 pour des faits de vol et de contrefaçon datant de mars-avril 2008 ; condamnations par le tribunal correctionnel d'Évreux en avril 2012 pour, d'une part, escroquerie et faux et, d'autre part, pour contrefaçon et usage de chèques contrefaits – avec des peines assez lourdes d'un an et six mois d'emprisonnement et d'un an d'emprisonnement. À son retour d'Afghanistan, il est placé en détention provisoire et ces peines sont mises à exécution. Après son incarcération en 2014, il va être encore condamné à deux reprises, notamment pour des faits de violence avec arme en détention, au préjudice d'un médecin de Seclin le 10 mars 2015, ayant entraîné une condamnation de 30 mois d'emprisonnement par la cour d'appel de Rouen. Le tribunal et la cour d'appel n'ont pas prononcé les mêmes sanctions ni utilisé les mêmes qualifications. La cour d'appel de Rouen va réduire la peine prononcée en première instance. Le 2 juin 2015, il est condamné en première instance à quatre ans sous la qualification de tentative d'évasion avec menace d'une arme. Le 21 septembre suivant, la cour d'appel ne retient pas l'infraction d'évasion, requalifie les faits en violence avec arme en détention, et estime que la violence exercée à l'encontre du médecin s'inscrit dans un contexte spécifique d'isolement total demandé par l'administration pénitentiaire. En d'autres termes, elle estime que la décision de mise à l'isolement a pu avoir un rôle dans l'attitude de l'intéressé. M. Elong Abé est condamné une deuxième fois pour des faits commis en détention à neuf mois d'emprisonnement par la cour d'appel de Caen, le 26 février 2020, pour des faits de dégradation par moyens dangereux, suite à une série d'incendies de sa cellule commis les 11 juillet, 21 juillet, 27 juillet et 5 août 2019. Il commet, à cette période, une série d'actes très violents en détention et notamment des incendies.

Enfin, il est également condamné le 20 avril 2016 à une peine de neuf ans d'emprisonnement pour des faits terroristes. Cette peine sanctionne son engagement aux côtés des talibans en Afghanistan en 2011-2012. M. Elong Abé est interpellé lors d'un passage frontière puis détenu par les forces de la coalition à compter du 17 octobre 2012. À cette période, les individus venant de France ayant rejoint l'Afghanistan sont extrêmement peu nombreux. Si on a pu en compter un certain nombre – plusieurs dizaines – dans les années 1990, on n'en dénombre que quatre ou cinq, au maximum, dans les années 2012. Des éléments probatoires permettent d'affirmer que M. Elong Abé a participé à des actions avec les talibans ou les réseaux qui leur sont liés. Celui-ci est visible en tenue de combat, en train de tirer au canon. Certains fichiers retrouvés en sa possession contiennent des procédés de fabrication de systèmes explosifs et de composants entrant dans les charges explosives. Les tests réalisés peu après sa capture ont également permis de constater la présence de traces de différentes substances explosives sur ses vêtements. M. Elong Abé est renvoyé sur le territoire après dix-neuf mois dans le centre de détention de Bagram, en Afghanistan, et écroué en France. Il est donc condamné à neuf ans d'emprisonnement.

Un aspect technique de l'exécution de ces peines est lié à la notion de réduction au maximum légal. Le système français est différent du système américain : on ne cumule pas toutes les peines. M. Elong Abé en a bénéficié le 12 mai 2017, l'ensemble des faits figurant sur sa fiche pénale étant en concours à hauteur de dix ans. Sa fin de peine, initialement calculée au 9 juin 2028, a ainsi été ramenée au 19 novembre 2022. Cette peine a ensuite été rallongée en raison des nombreux incidents ayant justifié un cumul de 320 jours de retrait de CRP. C'est la raison pour laquelle il sera détenu plus longtemps.

Je terminerai sur cette question de la peine en abordant deux points. En premier lieu, la prise en compte de sa détention à Bagram, qu'il souhaitait, a été rejetée par la Cour de cassation. En second lieu, sa date de libération était fixée au 13 décembre 2023 mais à la date des faits, sa date de libération pouvait être réduite encore au maximum de sept mois et douze jours en cas d'octroi total de réductions supplémentaires de peine – ce qui était toutefois très théorique puisqu'il s'était déjà vu retirer un nombre très conséquent de CRP. M. Elong Abé fait partie des détenus condamnés pour ce type d'infraction qui se sont vu retirer le maximum de CRP. Le parquet antiterroriste a donc adopté une position non pas de mansuétude, mais de sévérité maximale à l'égard de l'intéressé.

En ce qui concerne sa dangerosité, celle-ci peut relever de l'expertise psychiatrique qui figure aux dossiers pour lesquels il a été condamné. Cette expertise, qui date de juillet 2014, parle de mécanismes évoquant une personnalité structurée sur un mode psychotique, sans présenter de dangerosité psychiatrique. L'expert note une dysharmonie de sa personnalité apportant une forme d'altération du discernement, mais souligne l'absence d'abolition d'acte ou d'abolition du discernement.

M. Elong Abé a très rapidement adopté des comportements violents à l'égard des tiers et de lui-même. Il a ainsi été admis en unité carcérale de soins psychiatriques sans consentement le 22 février 2015 dès lors que la veille, il avait ingéré une fiole de javel diluée, placé un sac poubelle sur sa tête, attaché un lien autour de son cou et s'était accroché au barreaudage. Par ailleurs, il a agressé un médecin le 10 mars 2015, ce qui lui a valu une condamnation à trente mois d'emprisonnement. En 2019, il multiplie les dégradations, souvent par des moyens incendiaires, ayant entraîné un certain nombre de sanctions disciplinaires et cette condamnation par la cour d'appel de Caen le 26 février 2020 à neuf mois d'emprisonnement. Ces peines peuvent être qualifiées de lourdes par rapport à ce qui est prononcé en général. L'attitude de M. Elong Abé lui a d'ailleurs valu une très longue période d'isolement en détention entrecoupée de placements en quartier disciplinaire. Il s'agit de toute la problématique pour la gestion des sortants de prison. Dans les deux années qui précèdent la sortie de prison, l'usage intensif de l'isolement est une problématique. C'est dans le cadre d'un transfert par mesure d'ordre qu'il a été placé à la maison centrale d'Arles le 17 octobre 2019, d'abord au quartier d'isolement (QI) puis transféré à compter du 30 avril 2020 au quartier spécifique d'intégration (QSI), avant d'être placé en détention ordinaire en février 2021. M. Elong Abé restera néanmoins sous le statut de DPS, comme depuis 2015.

La persistance de sa radicalisation ne fait à notre sens aucun doute. M. Elong Abé ne fait pas partie des 1 400 personnes ayant rejoint la zone irako-syrienne, mais du tout petit nombre d'individus s'étant rendus en Afghanistan dans la première moitié des années 2010 et qui ont combattu sur place, ce qui prouve un engagement extrême. La plupart de ceux qui ont rejoint l'Afghanistan dans les années 1990 n'ont pas combattu ; lui, oui. Cette persistance de la radicalisation est assez peu établie, on trouve peu de littérature à ce sujet. Néanmoins, les rapports du service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) mentionnent régulièrement que son transfert était justifié par ses comportements violents, emprunts de prosélytisme. L'exécution des peines a également relevé quelques éléments. Lors de sa demande de réduction de peine supplémentaire en 2020, M. Elong Abé adresse au juge une motivation particulière. Il demande un octroi de RPS, qui correspondrait selon lui à « une décision encourageante plutôt qu'une décision qui enragerait le chien qui sommeille en moi ». Dans sa demande de réduction de peine supplémentaire l'année suivante, il est fait état de son refus de rencontrer la psychologue, de procéder à des versements aux parties civiles, et de l'arrêt de sa formation. Son comportement de refus est très net. L'enquête de flagrance réalisée sur les faits intéressant cette commission contient plusieurs témoignages selon lesquels il aurait exprimé son idéologie radicale auprès de certains de ses codétenus. M. Elong Abé évoque notamment les « mécréants » – terme que l'on rencontre habituellement – et se serait réjoui de certains attentats, dont celui commis à l'encontre de Samuel Paty.

M. Elong Abé est aujourd'hui à l'isolement au centre pénitentiaire de Paris – La Santé, suite à son transfert le 6 mars 2022. Les incidents se poursuivent. Très récemment, il a tenu des propos menaçants à l'encontre de surveillants. Le 28 octobre dernier, il a détruit le mobilier de sa cellule et les lumières, avec un tapage important ayant perturbé le fonctionnement du secteur. Il a refusé de poursuivre les entretiens avec le médiateur du fait religieux, estimant que celui-ci était une marionnette de la direction, ainsi qu'avec le SPIP. Il est actuellement en grève de la faim, débutée il y a quelques jours.

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Les travaux sur lesquels nous nous arrêtons ont mis en lumière un certain nombre de grands écarts qui ne peuvent satisfaire les membres de la commission. Vous avez évoqué les cinq crimes commis en milieu carcéral par des djihadistes. Vous avez indiqué que l'ensemble des autres crimes et actes de ce type étaient commis par des personnes « lisses », plutôt « bas de spectre ».

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Ceci est vrai pour quatre des cinq crimes, le cinquième ayant été commis par un très haut cadre d'Al-Qaïda.

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Le cas qui nous occupe, M. Elong Abé, est à part puisqu'il s'est rendu sur un théâtre de guerre en Afghanistan. Il interroge dans la mesure où les services de renseignement nous ont indiqué qu'il était connu pour être en « haut de spectre ». Deux positions, exprimées devant cette commission, s'opposent catégoriquement. La première consiste à dire que les informations ont été communiquées à l'administration pénitentiaire sur cet individu « haut du spectre » connu pour être extrêmement dangereux. Celle-ci ne pouvait donc ignorer qu'il était considéré « haut du spectre ». Selon la seconde, exprimée par les inspecteurs généraux de la justice, l'administration pénitentiaire n'était pas informée du fait que M. Elong Abé était « haut du spectre » ; les inspecteurs eux-mêmes n'étaient pas au courant au moment de l'inspection de fonctionnement conduite à la maison centrale d'Arles. L'Inspection nous a même expliqué qu'il aurait été impossible pour lui d'obtenir un emploi d'auxiliaire au sein de la prison si l'administration pénitentiaire avait été informée de ces faits. Ce grand écart paraît troublant.

Le non-transfert en QER de cette personne reste en outre incompris en dépit des cinq recommandations unanimes en faveur d'un transfert, dont l'une à Alençon-Condé-sur-Sarthe avec l'avis favorable du directeur de l'établissement et de la DISP Grand-Ouest – Rennes. L'IGJ relève que la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) a suivi l'avis réservé du JAPAT et très réservé du parquet pour ne pas le transférer, alors que l'avis est unanime au niveau local d'un point de vue pluridisciplinaire et de la hiérarchie de l'administration pénitentiaire. Quatre autres avis ont été unanimes à Arles mais là, c'est carrément la directrice de l'établissement elle-même qui n'a pas transmis les procès-verbaux à sa hiérarchie. On nous a dit que la quatrième et dernière recommandation pour orienter en QER suivait son chemin, mais ce n'était pas le cas puisqu'elle n'a même pas été instruite. Ces éléments posent question concernant cet individu.

Le rapport de l'IGJ précise que ces dernières années, sur 500 terroristes islamistes (TIS), 487 sont passés en QER et 13 n'ont pas été orientés. Les deux motifs de non-orientation de ce type d'individus en QER sont des motifs automatiques : soit les individus sont connus, soit se pose une problématique liée aux enquêtes judiciaires. M. Elong Abé ne relevait pas de ces deux critères. Nous nous demandons donc combien d'individus de ce type ont fait l'objet d'une telle exception parmi les 13 TIS en question. Est-il le seul, et pourquoi ? Ma première question porte sur les raisons de l'avis très réservé du parquet en ce qui concerne le premier transfert en QER. Par ailleurs, cet individu, né en France, parti en Afghanistan, était un combattant. Les images diffusées dans la presse montrent qu'il s'agit d'une personne qui tue de sang-froid, de manière très méthodique. Lorsqu'il entre dans la salle de sport, il ne donne pas l'impression d'être troublé par les caméras. Entre le moment où M. Elong Abé a été intercepté par les autorités américaines et celui où il a été remis aux autorités françaises, environ deux ans se sont écoulés. Êtes-vous en possession d'informations sur la façon dont cet individu a été « traité » par les services de renseignement avant d'être introduit dans le parcours carcéral ? Nous allons formaliser une demande de déclassification de certains dossiers, ce qui nous paraît important pour remonter toute la chaîne d'information sur ce qui nous paraît être une exception au regard de ce que vous nous dites du parcours de cet individu jusqu'à l'acte perpétré à Arles.

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Les questions sont très nombreuses et vous soulevez trois points différents. Sur la période au cours de laquelle M. Elong Abé était entre les mains des autorités américaines à Bagram, nous ne détenons aucune information. Par ailleurs, une distinction nous semble indispensable à faire entre la dangerosité terroriste et la dangerosité pénitentiaire. Les voyous et les mafieux peuvent être d'une dangerosité extrême à l'extérieur et être d'une courtoisie, d'une politesse et d'un calme absolus en milieu carcéral. De la même manière, de hauts responsables terroristes – j'en ai connus plus d'un – sont parfaitement insérés en détention, comme les délinquants de droit commun. En revanche, M. Elong Abé, par ses problèmes psychiatriques et sa trajectoire, peut présenter d'autres difficultés de gestion.

Par ailleurs, entre sa date d'incarcération, la date des faits et sa date possible de sortie de détention, beaucoup d'événements se sont produits. L'évolution n'est pas linéaire, tout ne se passe pas en un mois. Lorsque M. Elong Abé est incarcéré, le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) n'est pas encore créé puisqu'il l'est en mai 2019. Seul un embryon de service de renseignement pénitentiaire existe alors – le MS-3. À cette époque, les capacités de renseignement en milieu pénitentiaire, de croisement et de gestion de ce renseignement sont moindres. Il s'agit de périodes de grande ignorance, en tout cas de moins bonne connaissance de ce qui se passe en détention. M. Elong Abé est un combattant mais sa dangerosité pénitentiaire relève surtout de sa personnalité. C'est très différent de sa dangerosité terroriste que j'aurais du mal à qualifier – je me garderai bien de le faire.

Vous avez également évoqué qu'il allait devenir auxiliaire alors qu'il était considéré comme quelqu'un de particulièrement dangereux. Mais cela intervient beaucoup plus tardivement, dans une période de pré-sortie. La gestion d'un détenu dans les deux ans précédant la date probable de sa sortie s'assouplit toujours, qu'il s'agisse d'un détenu de droit commun ou d'un TIS. Initialement, M. Elong Abé aurait dû sortir en novembre 2022. Il devient auxiliaire en septembre 2020, à une période où, comme le rapport de la mission d'inspection le souligne, le nombre d'incidents à Arles est beaucoup plus faible – trois de mémoire.

Vous m'avez questionné sur l'affectation en QER. Nous avons effectivement répondu par mail au greffe d'Alençon-Condé-sur-Sarthe le 23 juillet 2019 dans le cadre de décisions d'orientation et de transfert, en langage pénitentiaire des transferts par mesure d'ordre et de sûreté. Pour un premier détenu islamiste, nous avons rendu un avis défavorable pour une affectation en QER. En 2019, contrairement à ce que le rapport de l'IGJ mentionne, les QER n'existent pas depuis cinq ans mais depuis deux ans. Pour le premier détenu, nous avons estimé qu'une affectation en QER était totalement inenvisageable eu égard à la dangerosité de l'intéressé et à l'absence de toute plus-value compte tenu des dates de sortie envisagées. Pour M. Elong Abé, nous avons émis un avis très réservé pour un transfert en QER de la région parisienne – c'est ce qui nous était demandé, et qui impliquait donc un transfert dans un autre établissement – compte tenu de son profil pénal et pénitentiaire, ce dernier multipliant les incidents alors qu'il venait déjà d'être transféré. S'agissant d'un transfert, nous devons répondre.

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Dois-je comprendre que vous auriez été favorable si un autre QER avait été demandé ?

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Je n'ai pas dit cela. Je ne suis pas en accord avec certaines des lignes de ce rapport. Je l'ai déjà fait savoir et vais m'en expliquer.

Nous avons pris note des observations de cette mission d'inspection, avec beaucoup de réserves. Il faut se rappeler, de manière générale, que tout se passe en 2019, année de la création du PNAT. À cette époque, toute une série d'interactions se met en place entre la DAP et les services du PNAT en charge des condamnés. La collaboration, très soutenue, conduit, au fil des mois, à trouver le bon équilibre avec la DAP, sans jamais avoir enfreint les cadres légaux. La question est en effet de savoir si nous en faisons trop ou pas assez. Je le rappelle, nous émettons des avis et non des réquisitions. La situation a rapidement évolué, à la suite d'échanges par mail en janvier et en mars 2020, qui ont permis de recentrer le périmètre et la finalité des avis qui doivent être recueillis auprès de mes services dans le domaine post-sentenciel. En février 2022, après la réorganisation du service de la DAP en charge des affectations – le SP2 –, le périmètre des avis du PNAT et de ceux de la DAP a encore été mieux précisé. Au cours de toutes ces années, rien n'est figé, il y a une évolution. Les QER se mettent en place. Au début, ceux-ci balbutiaient et rendaient parfois des rapports ne correspondant absolument pas aux situations rencontrées. Le PNAT a tenté de s'adapter aux évolutions de la DAP, et la DAP à la création du PNAT. Toutes les instructions ont été données en interne pour appliquer les recommandations de l'Inspection. Je souhaiterais avant cela revenir sur un certain nombre de notions évoquées.

Si nous sommes sollicités, nous devons répondre, comme nous l'avons fait. Je ne reviens pas sur les principes régissant les orientations et les transferts mais pour ces derniers, les textes sont très clairs : le parquet est amené à prendre position. En l'espèce, il s'agissait d'abord d'un transfert. Nous devons également nous expliquer sur notre position par rapport à cette orientation en QER. Qu'est-ce que le QER ? C'est sur ce point qu'il existe une divergence avec la mission d'inspection. Les procédures d'affectation en QER ne sont pas à proprement parler des procédures d'orientation. Ce sont des outils pénitentiaires de prise en charge spécifique en vue d'une évaluation, permettant d'éclairer sur la radicalisation d'un détenu et les modalités envisageables de prise en charge. Une évaluation n'est en rien une déradicalisation. Le QER ne vise pas à déconstruire un processus violent, ce qui est pourtant écrit dans le rapport. Le QER est là pour évaluer.

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Il a aussi un rôle de détection du passage à l'acte violent, ce qui est très clairement souligné dans le rapport de l'IGJ.

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Je suis bien d'accord mais pouvons-nous penser un instant qu'il existait un doute concernant M. Elong Abé, compte tenu de son parcours de combattant en Afghanistan et de ce qu'il avait commis à l'encontre d'un médecin, quant au risque de passage à l'action violente ? M. Elong Abé avait déjà commis de multiples actions violentes. À l'été 2019, celles-ci étaient telles qu'il mettait le feu à sa cellule quasiment tous les trois jours.

Nous sommes donc sur la question d'une affectation en QER afin de réaliser une évaluation. Il s'agit pour nous du premier point. Cette évaluation était à l'époque totalement inutile car il était avéré que sa dangerosité était déjà assise dans les faits, par son passé et par son comportement en détention renouvelé. Par ailleurs, la décision d'orientation au sein d'un établissement distinct de son établissement d'origine, dans le cadre notamment d'un transfert par mesure d'ordre et de sûreté, impose cet avis préalable du magistrat. Nous devions donc bien nous prononcer et nous l'avons fait de cette manière car nous avons jugé que la situation était alors inappropriée. En effet, un QER ne conduit pas à un examen individuel, surtout en 2019, époque où les QER étaient tout récents. Une orientation en QER décidée en juillet 2019 aurait été extrêmement risquée pour toute la session. Cela ne signifie pas que nous nous serions systématiquement opposés par la suite à toute affectation de l'intéressé en QER. Un QER n'est pas un quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR). Il vise à évaluer si une personne détenue présente une radicalisation nécessitant une prise en charge adaptée. Il exige une observation du comportement du détenu et de ses interactions avec les autres. À l'époque, en présence d'une personne aussi dangereuse, la session de QER aurait été perdue pour l'ensemble des autres participants. Pour rappel, on dénombre environ 400 détenus djihadistes en permanence. Il est hors de question de prendre des risques inutiles en l'espèce. J'ajoute, comme le rapport d'inspection le mentionne, que la cheffe du service des métiers de la DAP et le directeur de l'administration pénitentiaire, tout comme le PNAT et les JAP ont estimé inopportune une telle affectation. Autrement dit, tous ceux ayant une vision globale – j'insiste sur ce point – des terroristes djihadistes partageaient le même constat, c'est-à-dire le caractère alors inapproprié cette affectation.

Je voudrais ajouter deux autres points. Estimer que l'affectation en QER puisse avoir comme finalité d'éviter un passage à l'acte violent est une erreur. Elle vise à évaluer la dangerosité d'un détenu. En 2019, M. Elong Abé avait déjà fait preuve de sa dangerosité. Je voudrais revenir sur la portée très relative de l'apport des QER, qui constituent d'abord et avant tout un instrument de gestion pénitentiaire. Par ailleurs, l'orientation de l'intéressé est importante en particulier au moment de la sortie de détention. Nous aurions alors été favorables à une orientation en centre national d'évaluation (CNE) ou en QER, mais pas en 2019. Surtout, il n'est possible d'aller en QER qu'en période d'accalmie. Il n'est pas envisageable d'envoyer en QER une personne incapable de se contrôler. Notre position a été totalement confirmée sur le fond par la dépêche de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du 18 janvier 2023, reprise ensuite par la DAP, qui conforte exactement les motifs de l'avis très réservé du PNAT pour l'affectation de M. Elong Abé en QER. Cette dépêche indique que l'orientation en QER des personnes détenues pour des faits de terrorisme est désormais systématique – parce qu'on a maintenant les moyens de le faire, ce qui n'était pas le cas en 2019 –, à l'exception des profils présentant une pathologie psychiatrique avérée et non stabilisée, rendant impossible leur évaluation, et de ceux pour lesquels une levée d'isolement ferait écho à un risque imminent de passage à l'acte violent au cours de la session d'évaluation. Autrement dit, dans cette dépêche, la DACG dit exactement que dans un cas comme celui de M. Elong Abé, une orientation en QER n'est pas possible.

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Je me permets de vous interrompre. Nous comprenons que c'est votre avis et celui d'un certain nombre d'acteurs, mais d'autres se sont positionnés différemment, dans une histoire qui a conduit à un crime de sang-froid. En outre, il existe pour nous une énorme contradiction entre le fait de dire que M. Elong Abé ne peut pas aller en QER et le fait de lui confier un emploi d'auxiliaire pour préparer sa sortie. Il en est de même entre sa qualification en tant que « haut du spectre » connu par les services de renseignement, et la connaissance qu'aurait dû en avoir – ou n'a pas eue – l'administration pénitentiaire sur sa dangerosité, son caractère de soldat, et sa capacité à dissimuler pour agir. Ces éléments sont de l'ordre d'un dysfonctionnement grave, à tout le moins. La non-transmission d'informations sur sa dangerosité interroge. En mai 2021, alors qu'il était depuis trois mois en détention ordinaire, le compte rendu du QER souligne que M. Elong Abé voulait encore mourir par l'islam. Quant à son affectation en tant qu'auxiliaire, il avait attaqué un personnel en août 2021 et, comme nous l'avons appris dans cette commission, le renseignement pénitentiaire savait qu'il avait fait pression sur des détenus pour obtenir le poste en question, sans que cela ait été évoqué, ni en audition, ni dans le cadre du rapport de l'IGJ.

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Si je reprends le questionnaire, une question m'intéresse particulièrement à propos de l'avis émis par le PNAT sur les commissions d'application des peines qui se sont prononcées sur le cas de M. Elong Abé. Nous avons à notre disposition le volet 1 concernant la « carrière » de M. Elong Abé et nous notons quatre remises de peine supplémentaires par rapport à votre décompte. J'aimerais en outre savoir dans quelles conditions la dépêche à laquelle vous faisiez référence a été rendue.

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Je pense qu'il s'agit d'une réponse de la DACG à la recommandation 8 que vous avez déjà évoquée. Je n'en sais pas davantage. J'en ai été destinataire, comme d'autres.

En ce qui concerne la première partie de votre question, j'ai entendu parler de mansuétude, ce qui m'a profondément choqué. M. Elong Abé fait partie de ces détenus vis-à-vis desquels notre inquiétude est énorme. Jamais nous n'avons cherché à la dissimuler. M. Elong Abé a été condamné à neuf ans d'emprisonnement. Comme ils le disent régulièrement, les terroristes djihadistes ont le temps pour eux. Sa peine était relativement courte. Dans les deux ans qui précèdent la sortie probable, un processus est engagé en vue de préparer la remise en liberté. Je reviens sur les différentes commissions d'application des peines auxquelles nous avons participé et qui témoignent du fait que l'intéressé a été soumis à un régime particulièrement sévère.

Les incidents portés à notre connaissance ont tous été sanctionnés de retraits de CRP : le 31 mars 2017, pour la période du 22 mai 2016 au 22 mai 2017, premier retrait porté à 90 jours en appel, soit le maximum encouru, suite au refus de se soumettre à une mesure de sûreté, au refus de réintégrer sa cellule, à la destruction de matériel, etc. ; pour la période du 22 mai 2017 au 22 mai 2018, retrait de 60 jours de CRP, proche du maximum, avec tout le spectre possible des incidents commis pendant cette période ; pour la période du 22 mai 2018 au 22 mai 2019, retrait de 30 jours de CRP pour des destructions d'équipement ; pour la période de mai 2019 à mai 2020, particulièrement tendue et au cours de laquelle l'avis sur l'orientation en QER est sollicité, retrait de 90 jours de CRP, conformément à nos réquisitions. Il s'agit d'une période d'extrême agitation de l'intéressé, de violence permanente, renouvelée, de sorte qu'une partie des incidents commis ne peuvent même pas être sanctionnés par manque de possibilité légale et réglementaire. En sus de ces sanctions disciplinaires, des sanctions judiciaires sont intervenues, ce qui est très rare pour des comportements en détention. M. Elong Abé est poursuivi, notamment pour les incendies. Puis il va encore recevoir d'autres sanctions pour la dernière période étudiée, du 22 mai 2020 au 22 mai 2021, avec le retrait de 20 jours de CRP pour un incident commis à Arles le 10 décembre 2020. J'ajoute que postérieurement au 10 décembre 2020, aucun incident n'a été remonté au PNAT le concernant.

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Il s'agit d'un élément important car l'inverse s'est passé en réalité.

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Cela va peut-être répondre à votre interrogation. Nous avons pris connaissance, dans le cadre de l'enquête de flagrance, de plusieurs rapports : un rapport concernant des faits de violence sans blessure sur un codétenu commis le 17 juillet 2020 ; un autre du 14 avril 2021, pour avoir adopté vis-à-vis du personnel un comportement menaçant ; un dernier le 25 août 2021, pour avoir tenté de forcer le passage au contact d'un surveillant pour accéder à une douche. Il est nécessaire de préciser que tous les incidents en détention ne remontent pas au parquet, mais seuls ceux susceptibles d'entraîner par la suite une décision judiciaire. Nous n'intervenons pas pour de simples altercations, mais lorsqu'il s'agit d'incidents caractérisés. Si les variations de gravité des incidents commis ont pu entraîner des retraits plus ou moins importants de CRP, c'est avec une très grande fermeté que nous avons assumé notre office par la sanction des incidents en question, avec un cumul de 320 jours de retrait de réduction de peine. M. Elong Abé fait certainement partie des condamnés qui ont été les plus sanctionnés. Il s'agit de tout sauf d'une gestion clémente.

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Comme vous l'avez dit, le nombre de dossiers terroristes relevant de votre service s'est multiplié de façon considérable ces dernières années, et le nombre d'individus à suivre dans le cadre de l'exécution des peines l'est tout autant : 400 individus djihadistes en détention actuellement, 1 200 en ajoutant les détenus radicalisés. Le service d'exécution des peines peut-il suivre efficacement l'ensemble de ces individus en détention et, surtout, lors de leur sortie ? En 2022, 78 individus détenus dans le cadre d'une affaire terroriste ont été libérés ; ils ont été 84 en 2021. Ce suivi permet-il d'appréhender un individu avant un passage à l'acte, après qu'il ait été remis en liberté ? M. Elong Abé faisait bel et bien partie du haut du spectre au vu de son profil et de sa dangerosité, mais il devait sortir prochainement de détention. Comment aurait-il été possible, avec vos moyens et l'arsenal juridique à votre disposition, d'empêcher un passage à l'acte dans le cadre d'une attaque terroriste hors de prison, sachant que rien n'a été fait pour empêcher ce passage à l'acte en détention ? Le fait qu'il n'ait pas été orienté en QER au motif qu'il était trop dangereux pose question car il aurait pu se retrouver hors de prison, livré à lui-même, sans suivi efficace empêchant un passage à l'acte.

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

J'aimerais vous apporter une réponse satisfaisante en tout point et vous dire que la totalité des détenus libérés après avoir été condamnés pour des faits de terrorisme feront l'objet d'un suivi de longue durée, adapté et permettant de s'assurer de l'absence de récidive, mais je mentirais. Les différentes mesures pouvant être prononcées soit ab initio, soit peu avant la remise en liberté sont évidemment insuffisantes, mais nous faisons avec les moyens disponibles et selon la loi en vigueur.

En l'espèce, la remise en liberté de M. Elong Abé avait commencé à être préparée par nos soins. Pour rappel, les QER permettent une orientation pénitentiaire et pas principalement l'accompagnement une fois l'intéressé remis en liberté. Différentes mesures existent. Pour M. Elong Abé, seule une mesure pouvait réellement être mise en œuvre : la surveillance judiciaire, possible dès lors que l'intéressé a été condamné à une peine d'au moins sept ans. Prévue aux articles 723-29 et suivants du code de procédure pénale, elle prévoit un certain nombre d'interdictions et d'obligations une fois que l'intéressé a recouvré la liberté : interdiction de fréquentation, obligation de travail, de suivi des soins, etc. Ce contrôle a ses limites, je n'en disconviens pas. Cette disposition exige d'abord une mesure d'expertise médicale concluant à la dangerosité du condamné et à un risque de récidive. En ce qui concerne M. Elong Abé, ce mécanisme, qui se met en place environ deux ans avant la libération, avait déjà été lancé. Dès le 15 décembre 2021, nous avions requis du JAP de bien vouloir ordonner une expertise psychiatrique au bénéfice de M. Elong Abé en vue d'apprécier sa dangerosité et le risque de récidive qu'il portait. Ce n'est pas la décision de QER qui permet la surveillance judiciaire, mais cette expertise et uniquement celle-ci. Afin d'éviter toute sortie sèche, qui est notre obsession, l'expertise aurait dû être menée dans les trois à six mois puis complétée par différents rapports de l'administration pénitentiaire et du SPIP sur l'évolution du condamné.

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Je voudrais revenir sur quelques propos que vous avez tenus, monsieur le procureur, notamment sur le rôle du QER. Vous avez parlé de l'évaluation de la radicalisation et de la dangerosité. Le président de la commission a rappelé l'évaluation de la capacité à passer à l'acte. La dimension de préconisation est également importante. Il ressort d'ailleurs du rapport d'inspection une attente sur les préconisations et la possibilité de l'orientation de la suite de peine de M. Elong Abé. Vous entendre dire qu'en 2019, vous estimiez que cette affectation en QER n'était pas pertinente mais que vous n'y étiez pas opposé pour la suite de son parcours carcéral m'étonne au vu de vos propos précédents au sujet de sa sortie théorique prévue en novembre 2022. Si en mi-2019, le passage en QER est refusé, il reste 2020, 2021 et début 2022. Dans le même temps, la sortie doit être anticipée. L'évaluation n'est en outre pas une fin en soi, mais un outil pour la suite. Je suis surprise que la dimension temporelle ne soit pas davantage prise en compte, notamment en vue de la sortie.

Vous avez en outre évoqué une inquiétude énorme concernant M. Elong Abé, notamment eu regard de sa dangerosité. Comment cette inquiétude s'est-elle manifestée ? Quelles actions avez-vous entreprises, quelles personnes avez-vous averties, quelles informations avez-vous transmises pour que cette inquiétude se traduise de manière concrète ? Nous constatons, a posteriori je vous l'accorde, qu'à votre niveau ou au niveau du renseignement, la dangerosité de cet individu était connue et que l'on s'en inquiète, alors qu'en détention le détenu a pu accéder très facilement à un poste d'auxiliaire. On constate également que des événements particulièrement marquants ne sont pas remontés, notamment les pressions exercées pour obtenir ce poste ou des agressions, peut-être par manque de conscience de sa dangerosité. Qu'avez-vous fait pour vous assurer que votre inquiétude, manifestement légitime, puisse être partagée par l'ensemble des personnes ayant à leur charge l'accompagnement et la surveillance de M. Elong Abé et se traduire au niveau des conditions d'incarcération ? Enfin, il n'existe pas de passage en QPR sans évaluation en QER en amont. Je me demande ce que nous faisons de ces détenus considérés comme trop dangereux pour intégrer une évaluation en QER. Estimez-vous que notre système est incomplet ? Avez-vous des propositions à faire ?

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Vous avez à trois reprises touché juste, mais vous répondre de manière exhaustive nous conduirait à de longues discussions. Sur le premier point, il faut revenir sur la chronologie. Nous avons rendu un tel avis à ce moment-là car à l'été 2019, l'intéressé aurait constitué un véritable danger pour une session QER. Il s'agit de la seule décision que nous ayons prise à ce sujet. Nous étions assez loin de sa sortie théorique, prévue en novembre 2022. Au vu des multiples incidents qu'il avait commis et des CRP qui lui avaient été retirés, sa sortie était planifiée fin 2023. Nous avions donc encore largement le temps pour un éventuel passage en QER en 2020 ou 2021, et si sa situation s'était stabilisée, nous n'aurions jamais rendu un quelconque avis négatif.

Par ailleurs, que faire avec des individus pour lesquels les évaluations en QER sont particulièrement délicates, qui présentent une dangerosité et qui, dans un temps relativement contraint, vont être remis en liberté ? C'est toute la question du suivi de ces individus une fois remis en liberté. Une proposition de loi avait été adoptée, puis retoquée par le Conseil constitutionnel. Nous l'avions accueillie très favorablement car elle permettait d'effectuer un suivi beaucoup plus cadrant pour les intéressés. Un nouveau texte, extrêmement complexe quant à sa mise en œuvre, vise à permettre d'organiser le suivi des individus condamnés et considérés comme étant encore dangereux. Ce texte est balbutiant, ses décrets d'application ne sont entrés en vigueur que depuis quelques mois, et il n'a pour l'instant été mis en œuvre que dans un ou deux cas, avec une extrême difficulté. Nous disposons effectivement d'outils qui, pour les sortants de détention, sont encore extrêmement limités, notamment en ce qui concerne les terroristes djihadistes. La situation est très délicate, je ne vous le cache pas.

Je voudrais revenir sur des termes employés à plusieurs reprises. La situation est un peu plus compliquée que le laissent penser les références aux termes « haut de spectre » et « bas de spectre ». Une personne peut être impliquée à un niveau très élevé dans le terrorisme et être très « bas de gamme » par ailleurs, des individus peuvent être extrêmement impliqués et passer totalement sous les radars en détention. Les QER visent à détecter la réalité qui se cache derrière les individus qui paraissent les plus calmes, ce qui n'était pas le cas de M. Elong Abé. Dans le cadre du premier acte criminel extrêmement violent commis par un djihadiste en détention, l'individu avait su parfaitement utiliser la dissimulation. Il avait même réussi à obtenir en première instance une peine relativement clémente en jouant parfaitement le repenti. Une fois placé en détention, pendant plusieurs mois, il avait préparé son action violente. A contrario, nous savons ce que M. Elong Abé a fait avant d'être arrêté et à quel point ses perturbations psychologiques voire psychiatriques ont entraîné un comportement violent en détention. Sur le plan judiciaire, pour ce qui le concerne, la question première n'est pas tellement celle de l'orientation. L'intervention fondamentale du PNAT a trait à la préparation de la sortie de détention. Or les outils dont nous disposons sont limités. Il faut trouver le juste équilibre. Pour l'instant, un seul cas de récidive – relativement limitée – a été enregistré.

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Vos propos sont très précis, et nous vous en remercions, mais ils sont quelque peu contradictoires. Certaines personnes auditionnées nous ont dit que M. Elong Abé pouvait devenir auxiliaire pour préparer sa sortie et qu'il allait bien, statistiquement, à Arles, au regard des incidents perpétrés ailleurs. On nous a « vendu » une normalité et une non-perception de sa dangerosité dans sa capacité à passer à l'acte pour justifier cette marche en avant irréversible – isolement, quartier d'insertion puis détention ordinaire –, quels qu'aient été les incidents commis à Arles et cachés en commission des lois le 30 mars 2022, au nom de l'obsession de la sortie. D'un autre côté, on nous explique qu'il était connu pour être très dangereux, ce qui ne justifiait pas un passage en QER, et pourtant, il est affecté au service général. Surtout, nous sommes en présence de deux DPS. Or les instructions ministérielles sur la gestion des DPS sont très précises quant à leur surveillance accrue et à l'encadrement dont ils doivent faire l'objet. Tout ceci semble très contradictoire, pour le moins.

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En tant qu'élu de la Corse, je m'associe aux propos liminaires qui ont été tenus, à quelques heures de la commémoration du vingt-cinquième anniversaire de l'assassinat du préfet Claude Érignac, et ai également une pensée pour sa famille. Je tiens aussi à souligner que la décision d'aménagement de peine prise hier concernant M. Alessandri va dans le bon sens pour mettre la Corse sur la voie de la paix. La lumière attendue de cette commission y contribuera également.

J'ai bien entendu que le QER n'était pas adapté à M. Elong Abé de par sa dangerosité et sa radicalisation. Cela fait toutefois froid dans le dos car si l'on s'extrait quelques instants de l'affaire Colonna, M. Elong Abé a croisé des civils qui travaillaient dans les prisons et qui ont été exposés à cet individu. S'il avait réussi sa sortie, des citoyens auraient été exposés gravement. Je m'interroge sur le nombre de cas similaires, et sur les outils qui nous manquent aujourd'hui.

Par ailleurs, en tant qu'élus corses, nous avons eu à suivre, durant ces dernières années, le maintien du statut de DPS, qui compliquait le rapprochement familial. Le PNAT a systématiquement fait appel et s'est à chaque fois opposé à la levée de ce statut puis, à la fin des peines de sûreté, au rapprochement et à l'aménagement de peine. Ces décisions n'ont jamais été comprises vues de Corse, compte tenu de l'exemplarité du comportement d'Yvan Colonna en prison. La Corse a besoin de quelques réponses pour aller dans le sens de l'apaisement.

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Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Je tiens à préciser de nouveau que l'affectation en QER de M. Elong Abé n'était pas impossible parce qu'il était dangereux. Celle-ci était inopportune, à l'été 2019, parce qu'à cette époque il était en pleine instabilité. La session QER aurait été dynamitée par l'intéressé. Je ne vois pas pour quelle raison nous aurions pu nous opposer à son affectation en QER dès lors que l'individu aurait été mieux stabilisé par la suite. Je n'ai aucun moyen de prédire quoi que ce soit sur l'avenir des sortants de prison. Je vous ai fourni des chiffres, qui sont évidemment alarmants. Nous avons un certain nombre de mesures à notre disposition, qui peuvent être prononcées ab initio. Le suivi socio-judiciaire n'était que très peu utilisé jusqu'à présent car il n'était pas applicable aux personnes condamnées du chef d'association de malfaiteurs terroriste antérieurement à l'été 2016. Ce n'est que depuis environ un an que nous commençons à l'appliquer beaucoup plus massivement. Les autres mesures concernent principalement la surveillance judiciaire. Sans évoquer les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas), toute une série de mesures est applicable, avec leurs limites, d'autant plus qu'un certain nombre de ces individus ont une pratique extrêmement poussée de la dissimulation. Oui, le danger est tout à fait sérieux ; et oui, nous disposons de moyens limités dans le cadre législatif actuel. Un texte avait été adopté par l'Assemblée nationale. Il a été retoqué par le Conseil constitutionnel. La dernière mesure entrée en vigueur a un peu tardé à pouvoir être utilisée dès lors que les décrets d'application ont mis du temps à être publiés. On commence à la mettre en œuvre, mais elle est extrêmement lourde et demande deux ans de préparation.

En ce qui concerne les DPS, les chiffres sont connus. Au 25 juillet 2022, 235 détenus étaient inscrits au registre DPS, dont 54 – près de 23 % – pour terrorisme. Les critères DPS ont évolué. Jusqu'en 2022, cinq critères étaient dénombrés – depuis, il y en a six –, notamment l'appartenance à la mouvance terroriste et, surtout, le risque d'évasion.

En ce qui concerne les exemples de DPS, la position du parquet antiterroriste est connue – je l'assume totalement – et applicable à toute une série d'autres cas. Par exemple, avant que le PNAT n'existe, Jean-Marc Rouillan, condamné pour complicité dans l'assassinat de Georges Besse, a été inscrit au répertoire des DPS pendant plus de vingt ans. C'est quelque chose d'assez courant pour des individus condamnés pour fait de terrorisme en matière d'assassinat. M. Elong Abé avait été inscrit au registre DPS le 10 novembre 2015. Dans le cas d'Yvan Colonna, vous connaissez la décision du Conseil d'État du 29 janvier 2018. Cet arrêt est extrêmement motivé sur le fond et explique pourquoi cette inscription est juridiquement et factuellement fondée. Je ne lirai pas le dernier avis émis par le parquet en la matière. Je comprends qu'on puisse être en profond désaccord avec cet avis, mais celui-ci s'inscrit dans une politique parfaitement cohérente et qui n'est en rien applicable uniquement aux personnes poursuivies en matière de terrorisme corse. Je vous rappelle que les positions que nous avons prises ont été extrêmement utiles puisque le nombre des condamnés en matière de terrorisme corse est aujourd'hui infime. Le terrorisme auquel nous avons affaire chaque jour est un terrorisme de masse, avec des centaines d'individus ayant des engagements extrêmement forts. C'est celui-là qui, comme vous d'ailleurs, nous préoccupe quotidiennement.

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Sans relancer le débat, vous avez compris, à travers la question de M. Colombani, que, par la force des choses, cette commission traite en miroir l'évolution de deux personnes, un agresseur et une victime, toutes les deux DPS mais dont l'histoire n'est pas la même. Nous avons tous – même ceux qui ne partagent pas nos idées autonomistes – revendiqué le fait qu'un rapprochement familial devait s'effectuer, eu égard aux caractéristiques intrinsèques du parcours carcéral de M. Colonna, d'ailleurs évoqué honnêtement par le directeur de l'administration pénitentiaire comme un parcours correct voire très correct. Il s'agit en soi d'un écart important avec ce qui vient d'être décrit de M. Elong Abé. Cela pose beaucoup de questions quant à la gestion des individus entre, d'un côté, l'obsession de la sortie et, de l'autre, la justification des critères de maintien du statut DPS pour des détenus comme M. Colonna, basée essentiellement sur leur situation pénale ou sur l'éventualité que, peut-être, ils pourraient s'évader, et ce alors que l'administration pénitentiaire estimait le risque d'évasion extrêmement mince concernant les trois détenus, MM. Alessandri, Ferrandi et Colonna. Nous avons vécu l'extrême circonspection, dans nos relations politiques avec les hautes sphères de l'État, concernant la gestion des détenus du « commando Érignac ». Je dois souligner l'honnêteté du directeur de l'administration pénitentiaire qui a exprimé, devant cette commission d'enquête, des éléments importants, sans sortir de son rôle. Celui-ci a expliqué que parmi les critères d'appréciation d'un statut DPS, deux concernent l'administration pénitentiaire. Pour les quatre restants, l'administration pénitentiaire n'intervient pas et lui-même a reconnu qu'ils étaient d'interprétation large.

Factuellement et en termes d'analyse, à la lumière des propos que nous avons entendus au cours de nos auditions, nous sommes interpelés par la différence entre, d'un côté, le traitement réservé à M. Elong Abé – on ne peut pas le mettre en QER, il faut le nommer auxiliaire pour préparer sa sortie, etc. – et, de l'autre, la gestion immuable aboutissant à la non-levée du statut DPS pour M. Colonna. Il aurait pu renouveler sa demande de levée tant qu'il voulait, on a bien compris que c'était sa situation pénale initiale qui conditionnait la décision, sans considération pour son parcours carcéral. Malheureusement, l'intéressé n'est plus là pour en parler. S'il avait bénéficié d'un rapprochement, l'acte qui lui a coûté la vie n'aurait très certainement pas eu lieu. CQFD, MM. Alessandri et Ferrandi ont ensuite été rapprochés, pour des raisons évidentes, et il ne me semble pas que la situation soit pire au centre de détention de Borgo les concernant. Nous ne pouvons que regretter cette absence de rapprochement concernant M. Colonna, car cela a, encore une fois, provoqué beaucoup de douleur. Toutefois je souhaite surtout regarder vers l'avenir, car nous sommes ici pour essayer de construire l'avenir et l'apaisement, dans une logique de compréhension et de recherche de justice et de vérité dans cette affaire.

Je reviendrai sur une dernière question précise. Vous avez évoqué le fait que vous ne disposiez pas d'informations issues des autorités américaines concernant M. Elong Abé et son comportement en Afghanistan. J'en déduis que vous n'étiez pas en possession de l'ensemble des données de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) obtenues des autorités américaines. Vous avez parlé de nouveaux outils législatifs pour le suivi des djihadistes. Néanmoins, des process très précis nous ont déjà été présentés, avec un suivi très rapproché : à l'entrée, des informations de la DGSI sur les djihadistes ; en détention, suivi par le SNRP ; à la sortie, suivi par la DGSI, y compris de ceux déjà référencés avec l'obsession de sortie. Les groupes d'évaluation départementaux (GED) décloisonnent également l'information territoriale sur chaque profil et se réunissent une fois par mois. Je vous pose une question très simple : ne disposiez-vous pas de l'ensemble des éléments de la DGSE et de la DGSI à propos des actions précises de M. Elong Abé en Afghanistan ?

Permalien
Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste

Je répondrai en trois temps. Lors de son audition, le directeur général de la sécurité intérieure a dû vous apporter tous les éléments sur ce point ; je ne vais donc pas y revenir. La justice a obtenu un certain nombre d'informations, que j'ai déjà évoquées : sur le séjour de M. Elong Abé, sa présence au sein du campement de Mir Ali, dans la province d'Orakzai pendant six mois, sur la manière dont il va commencer à opérer au sein des différents groupes talibans basés à Miram Shah, etc. Nous avons beaucoup de choses, contrairement à ce dont nous pouvons disposer habituellement sur des individus ayant séjourné dans des zones d'activité de groupes terroristes. Nous disposons même d'une vidéo, datant probablement d'août 2012, qui permet de le voir tirer au canon sans recul avec deux autres personnes. Nous disposons de supports informatiques et téléphoniques exploités qui comportent des photographies de l'intéressé en tenue de combat, des fichiers relatifs à des substances explosives et des procédés de fabrication. M. Elong Abé fait partie des individus pour lesquels nous disposons de beaucoup d'éléments, qui ont été versés à la procédure, mais j'ignore si tous nous ont été transmis.

Je voudrais évoquer le parcours connu de M. Colonna et revenir sur cet oubli de ma part. Comme vous le savez sans doute, M. Colonna avait déposé une demande d'aménagement de peine le 20 septembre 2021, sous la forme d'une détention à domicile sous surveillance électronique probatoire et libération conditionnelle. Ce type de demande implique un placement en CNE décidé par le JAP. L'article 730-2 du code de procédure pénale prévoit qu'une libération conditionnelle ne peut être accordée pour les condamnés à perpétuité qu'après évaluation pluridisciplinaire de leur dangerosité. Si le processus avait été poursuivi jusqu'au bout, M. Colonna aurait dû, en principe, quitter la centrale d'Arles. Le placement en CNE avait d'ailleurs été ordonné le 3 décembre 2021 par le JAP, et l'administration pénitentiaire avait fixé le transfert au CNE au 28 février 2022. En pratique, le CNE le plus proche aurait été Aix-en-Provence mais M. Colonna s'est désisté de cette demande, pour une raison que j'ignore, par courrier du 22 février, soit six jours avant le transfert. Ce désistement a annulé de facto son transfert au CNE, mais si cette procédure avait été jusqu'à son terme, M. Colonna n'aurait pas été présent à la date à laquelle les faits ont été commis. Ce point me semble devoir être souligné.

La séance s'achève à 16 heures 30.

Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Caroline Abadie, M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Ségolène Amiot, M. Romain Baubry, M. Mohamed Laqhila, M. Laurent Marcangeli, M. Didier Paris, M. Guillaume Vuilletet

Excusé. – M. Meyer Habib

Assistait également à la réunion. – M. Paul-André Colombani