La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures cinq.

La commission auditionne M. Marcel Rogemont, ancien député, rapporteur de la commission d'enquête et de textes relatifs à l'audiovisuel, président de la Fédération nationale des offices publics de l'habitat.

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Nous auditionnons ce matin M. Marcel Rogemont, qui a été député de l'Ille-et-Vilaine de 1997 à 2002 puis de 2007 à 2017.

Monsieur le député, vous êtes un grand expert du sujet qui occupe notre commission : vous avez en effet été rapporteur de nombreux textes relatifs à l'audiovisuel et, en 2016, de la commission d'enquête sur les conditions d'octroi d'une autorisation d'émettre à la chaîne Numéro 23 et de sa vente. Votre témoignage et votre analyse des lacunes que vous avez pu constater dans ce dossier nous seront donc très utiles.

Depuis 2018, vous êtes président de la Fédération des offices publics de l'habitat. Je vous saurais gré de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marcel Rogemont prête serment.)

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Marcel Rogemont, ancien député

Lorsque j'étais député, les fréquences de la bande autour de 700 MHz ont été libérées et les opérateurs télécoms étaient prêts à dépenser 3,5 milliards d'euros pour la récupérer. On voit donc que ces fréquences radioélectriques valent très cher : ainsi, la gratuité de leur attribution par la puissance publique a un coût pour la collectivité. Il faut garder cela en tête, car j'ai parfois l'impression que les opérateurs s'étant vu attribuer une fréquence dans le cadre d'une convention s'en sentent un peu propriétaires ; ils invoquent le coût de leur activité d'édition de services de médias audiovisuels, mais ils ont obtenu pour ce faire la permission d'utiliser des fréquences radioélectriques qui représentent un capital. Il conviendrait de mettre davantage en avant cette question financière dans les discussions relatives à l'attribution des fréquences de télévision numérique terrestre (TNT). Je le répète, et je n'ai pas changé de point de vue depuis que j'intéresse moins aux sujets audiovisuels : la puissance publique n'accorde pas suffisamment d'importance à cet élément. Des gens semblent s'être appropriés un capital sans payer d'intérêts.

J'ai quelques reproches à faire au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) d'une certaine époque. J'hésite à citer des noms, mais je pense en particulier à M. Michel Boyon. Depuis lors, M. Olivier Schrameck a essayé de redresser la barre, dans une situation très difficile ; quant à M. Roch-Olivier Maistre, que je connaissais par ailleurs, il me semble de la même trempe que son prédécesseur. Je ne suis plus l'actualité de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), bien que j'aie été membre du collègue de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) jusqu'à la fusion de cette dernière avec le CSA, mais j'ose espérer que le fonctionnement de cette institution s'est amélioré. Ainsi, j'ai critiqué, dans des rapports que j'ai rédigés en tant que député, la façon dont fonctionnait le CSA à l'époque de M. Boyon. Je n'étais pas le seul à avoir cet avis, que partageaient notamment Martine Martinel et d'autres collègues, de gauche comme de droite.

Prenons l'exemple de W9, qui était une chaîne de télévision musicale. Vous la regardez peut-être de temps en temps, comme moi, mais pas pour la musique car je ne sais pas à quelle heure elle est diffusée – peut-être entre deux et quatre heures du matin, mais certainement pas aux heures de grande écoute ! La tendance générale des chaînes a été d'attirer la publicité et donc de devenir plus généralistes. Je déplore un défaut de surveillance de la part de la puissance publique, plus particulièrement de l'Arcom et, en tout état de cause, du CSA à l'époque. Je parlerai même d'une insuffisance grave de la puissance publique dans le suivi du respect des conventions conclues avec les éditeurs.

Prenons un autre exemple, dont j'ai d'ailleurs discuté avec Nonce Paolini quand il était président-directeur général (PDG) du groupe TF1. Le 12 décembre 2012 à douze heures, douze minutes et douze secondes, M. Boyon a appuyé sur le bouton pour lancer la diffusion de six nouvelles chaînes gratuites de la TNT. LCI était alors une chaîne de la TNT payante – un modèle qui n'a pas prospéré – et le groupe TF1 se plaignait de ses faibles audiences. Il aurait été normal que la fréquence utilisée par LCI sur la TNT payante, soit remise dans le pot commun, c'est-à-dire rendue au CSA, et que TF1 propose cette même chaîne au titre des six nouvelles de la TNT gratuite qui s'apprêtaient à être lancées. Or ce n'est pas ce qui s'est passé : le groupe TF1 a tout bonnement gagné gratuitement une chaîne diffusée sur la TNT gratuite. Je comprends bien qu'il n'ait pas eu envie de laisser tomber une chaîne qui représente de l'argent, mais la décision prise à l'époque n'est pas normale.

Les travaux que j'ai menés dans le cadre de la commission d'enquête sur les conditions d'octroi d'une autorisation d'émettre à la chaîne Numéro 23 et de sa vente sont parfaitement édifiants. Ils illustrent le dysfonctionnement permanent du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Rachid Arhab a notamment raconté dans un livre qu'après sa nomination comme membre du collège, il a cru pendant un mois que M. Pascal Houzelot faisait partie du personnel du CSA parce qu'il avait un bureau dans les locaux du Conseil et qu'il parlait à tout le monde ; or il n'était que le représentant de TF1. Il n'est pas anormal que des personnes extérieures pilotent les nombreux groupes de travail mis en place par le CSA, mais elles devraient le faire depuis leurs propres bureaux et non dans les locaux du Conseil.

Que s'est-il passé pour la chaîne Numéro 23 ?

Le Gouvernement a chargé M. Boyon de conduire une mission relative aux normes de diffusion – là encore, ce n'est pas normal car il aurait fallu s'adresser au CSA –, après avoir décidé d'attribuer aux opérateurs historiques une « chaîne bonus » sur la TNT. J'imagine que TF1 et M6, qui n'étaient peut-être que modérément favorables à l'arrivée de Canal+ sur la TNT gratuite, ont alors plaidé – c'est une hypothèse que j'émets ici – pour que la norme DVB-T2, préconisée par M. Boyon dans son rapport, s'applique aux nouvelles chaînes. Seuls 3 à 5 % des récepteurs étaient compatibles avec cette norme : on accorderait donc au groupe Canal+ une chaîne de la TNT gratuite visible par à peine 5 % des téléspectateurs.

Les choses ont changé lorsque Canal+ a racheté à Bolloré les deux chaînes D8 et D17, pour un prix de l'ordre de 200 millions d'euros. Retenez bien ce montant, auquel le prix d'une chaîne de la TNT a été d'un seul coup fixé. Dès lors, Canal+ allait donc intégrer la TNT gratuite. Le Gouvernement a alors changé de pied et organisé, le 11 octobre 2011, une réunion interministérielle à laquelle a participé M. Boyon – à titre personnel et non en tant que président du CSA, je le répète car cela a son importance – et au cours de laquelle il a été décidé de lancer les nouvelles chaînes de la TNT avant les élections de 2012. Dès le 18 octobre 2011, un appel à manifestation d'intérêt a été publié pour l'attribution des nouvelles chaînes, en dépit d'un avis de la Commission européenne défavorable aux « chaînes bonus ». Le Gouvernement a décidé de servir tout le monde et il n'est pas resté beaucoup de chaînes à attribuer.

Une fréquence était destinée à une chaîne sportive et il fallait choisir entre RMC Sport et L'Équipe HD. Les responsables de la seconde chaîne ont rencontré le Président de la République et, comme par hasard, on a appris dans la presse que le Comité national olympique et sportif français allait donner son avis sur la question – ce qui est assez étonnant puisque c'est au CSA qu'il revient normalement de faire un choix sans qu'aucune autre instance ne vienne influencer sa décision. L'Équipe HD a finalement été retenue.

Un membre du CSA, dont je tairai le nom afin d'éviter des ennuis judiciaires, a contacté M. Yassine Belattar, qui promouvait une chaîne de télévision un peu décalée consacrée aux cultures urbaines et nommée Urb TV, pour lui conseiller de s'associer avec M. Pascal Houzelot, qui disposait d'excellentes capacités de financement. Cependant, Urb TV s'est fait rouler dans la farine, comme on l'a vu le jour de la présentation de la chaîne de la diversité, qui allait devenir Numéro 23. Je vous ferai remarquer que cette chaîne a changé de nom à trois reprises pendant l'élaboration de la convention, ce qui montre que la ligne éditoriale était déjà en train de changer alors même que la convention n'était pas encore signée.

Le CSA avait déjà eu affaire à M. Houzelot, qui lui avait présenté un projet de chaîne du câble, très parisienne dans un certain nombre d'aspects, sur les cultures gay et lesbienne, avec un financement béton. La ligne éditoriale n'a cependant jamais été respectée, au point que Pink TV est un jour devenue une chaîne porno, que le CSA a dû mettre le holà et que M. Houzelot a délocalisé aux Pays-Bas son activité d'édition de services pornographiques. Comment le Conseil a-t-il pu se laisser avoir une nouvelle fois ? Il savait déjà que M. Houzelot n'avait aucune parole, puisqu'il n'a jamais respecté les conventions signées, ni aucun plan de financement, puisqu'il avait laissé entendre que certaines personnes étaient prêtes à mettre beaucoup d'argent dans Pink TV mais que cela ne s'était pas vérifié. La même chose est arrivée pour la chaîne Numéro 23.

L'un de ceux qui avaient accepté de s'associer avec M. Houzelot – peut-être M. Granjon, je ne sais plus – m'a raconté comment les choses s'étaient passées : « J'étais à un feu rouge, j'ai aperçu Xavier Niel et je lui ai demandé combien d'argent il voulait mettre sur Houzelot. Il m'a répondu 3 millions, alors j'ai dit que moi aussi, je mettrais 3 millions. » C'est pathétique ! J'étais abasourdi.

Le 12 décembre 2012, j'ai fait part à M. Boyon de mon étonnement de voir très peu de chaînes nouvelles. On avait en effet servi les groupes historiques, à qui on avait même proposé de hiérarchiser leurs propositions s'ils en faisaient plusieurs. Autrement dit, on admettait que le CSA n'analyserait pas l'ensemble des offres : si TF1 avait classé telle chaîne en première position, c'est cette chaîne qu'on lui accorderait. M. Boyon m'a répondu en passant – parce que les députés, les manants, n'étaient pas à sa hauteur – qu'il n'avait que cela en magasin. Surpris, je suis allé regarder s'il restait quelque chose en magasin, et c'est ainsi que l'affaire Numéro 23 a commencé.

Après avoir probablement longuement réfléchi à cette question, le CSA a admis la possibilité de revendre une chaîne deux ans et demi après sa création. Pour Numéro 23, ces deux ans et demi couraient à partir de juillet 2012 alors que la chaîne n'a commencé à émettre qu'en décembre. Comment le Conseil a-t-il pu envisager une telle possibilité ? Si une chaîne est vendue deux ans et demi après sa création, c'est qu'elle ne fonctionne pas ; en pareil cas, la fréquence devrait être rendue au CSA.

Jamais le plan de financement de Numéro 23 n'a été appliqué. Cinq, six ou sept actionnaires s'étaient engagés à apporter 3 millions d'euros chacun, ce qui aurait fait une somme rondelette – je ne me rappelle plus les chiffres exacts, à retrouver dans le rapport de la commission d'enquête. On savait bien que ces gens n'étaient pas fiables, d'autant que M. Houzelot était le roi des soirées parisiennes. Je n'ai pas le droit d'en dire davantage car certaines informations recueillies par la commission d'enquête sont confidentielles.

Sur quoi portaient les programmes de la chaîne ? Sur les tatouages, par exemple – je me souviens d'une émission diffusée en prime time, à vingt heures ou vingt heures trente. Puisque Numéro 23 était censée être une chaîne de la diversité, je me suis un jour amusé à faire part à Olivier Schrameck, auditionné par la commission des affaires culturelles, de l'intérêt que j'avais eu à regarder ce reportage sur la diversité des tatouages, des couleurs, des dessins, des pratiques au Mexique ou en Inde… C'était vraiment passionnant ! En deuxième partie de soirée, la chaîne diffusait des émissions ayant trait au paranormal. Il n'est pas normal que le CSA n'ait rien dit !

Par la suite, M. Houzelot a tenté de s'allier à un investisseur russe.

À partir du cas de Numéro 23, j'ai voulu aller le plus loin possible pour libérer la parole et mettre en avant les problèmes de fonctionnement du CSA. Le poids de l'argent est trop important dans les décisions du Conseil, qui n'a pas la possibilité de s'opposer au groupe TF1 ou à M6. Les opérateurs se conduisent comme des propriétaires de leur fréquence, alors qu'ils n'ont signé avec l'autorité publique qu'une convention pour une durée déterminée.

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Je vous remercie pour la franchise de vos propos.

Vous avez expliqué qu'Urb TV s'était fait « rouler dans la farine » par M. Houzelot, mais je n'ai pas compris pourquoi. Pouvez-vous expliciter cette affirmation ?

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Marcel Rogemont, ancien député

En réalité, Urb TV a été mise de côté. Lorsque M. Houzelot a présenté au CSA les orientations de sa chaîne, M. Belattar se trouvait derrière lui. Cela sous-entendait qu'ils travailleraient ensemble, ce qui n'a pas été le cas : une fois cette présentation effectuée, M. Belattar s'est retrouvé le bec dans l'eau. Urb TV aurait pourtant pu candidater seule ; si elle l'avait fait, il aurait été très difficile pour le CSA de choisir le projet de M. Houzelot.

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Ce qui me frappe le plus, dans votre propos, c'est que l'essentiel des nouvelles chaînes de la TNT lancées en 2012 ont été choisies par le Gouvernement. Cette pratique est-elle conforme à la loi ?

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Marcel Rogemont, ancien député

Le CSA prend ses décisions en toute indépendance. Il se trouve que le Gouvernement souhaitait donner une prime aux opérateurs historiques ; le hasard a fait que ces derniers ont été bien servis. Le fait que le choix a été dicté par le Gouvernement n'est pas prouvé, même si M. Patrick Buisson, par exemple, a probablement joué un rôle… Je peux en parler librement puisque des actions en justice sont en cours et que M. Didier Maïsto – le président du groupe Fiducial, auquel appartenait Sud Radio et qui proposait aussi une chaîne – a écrit un livre à ce sujet. Les échanges, notamment par SMS, entre M. Buisson et l'un des candidats peuvent laisser à penser que les orientations supposées du Gouvernement – je dis « supposées » car M. Buisson n'était qu'un conseiller de l'Élysée – influençaient fortement les choix du CSA. Je mets beaucoup de conditionnel dans mon propos, même si les choses sont claires dans ma tête.

Le simple fait que M. Boyon ait participé à des réunions interministérielles est éloquent. Cela n'était pas interdit, mais il faut noter qu'il y était invité à titre personnel, et non en tant que président du CSA. Du reste, le Conseil était censé être une autorité indépendante, et je ne suis pas sûr que le président d'un tel organisme ait sa place au sein d'un comité interministériel.

Le CSA, un ou deux ans avant, avait pourtant estimé qu'il n'était pas utile de précipiter le mouvement : il y a eu un changement ; incontestablement, des influences ont été exercées – par des gens que je ne nommerai pas, même si j'ai un sentiment sur ce point. Mais on ne peut pas penser que le Conseil supérieur de l'audiovisuel, dans la période où les fréquentes ont été attribuées, mais aussi par la suite, a travaillé normalement.

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Comment éviter que de telles pressions se produisent à nouveau, alors que l'Arcom va procéder au renouvellement de l'autorisation d'une quinzaine de chaînes ? Comment éviter, par exemple, qu'un éditeur comme Canal+ utilise sa force pour garantir le renouvellement d'autres chaînes en parallèle, alors qu'elles manquent de façon manifeste à leurs obligations ?

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Marcel Rogemont, ancien député

Ce n'est pas un monde de Bisounours : les sommes en jeu sont très importantes ! La concurrence joue, je n'ai pas d'états d'âme là-dessus : si quelqu'un peut faire un croche-patte, il le fait ; c'est normal, je ne le critique pas. Mais il me paraît important que la puissance publique surveille attentivement le fonctionnement de l'autorité de surveillance de l'audiovisuel, aujourd'hui l'Arcom.

Ainsi, le Parlement doit être informé de chaque avenant aux conventions. Je prends un exemple : la chaîne Numéro 23 a été rachetée par NextRadioTV, société d'Alain Weill. Une chaîne désargentée et qui dépensait le minimum minimorum est vendue pour 80 millions à un groupe, un groupe qui n'est pas très puissant mais qui existe. On est en droit de penser que le CSA aurait dû faire plus qu'acter ce passage de mains en mains, qu'il aurait dû être plus exigeant dans les conventions, surtout s'agissant d'un groupe plutôt que d'une personne seule. C'est alors la banque Rothschild qui s'occupe de la transaction : elle décrit aux intéressés la chaîne comme « bénéficiant d'une convention mini-généraliste », une chaîne à très large spectre, sorte de mini-TF1. Ce n'est pas normal ! La convention déterminait au contraire une ligne éditoriale et, lors de la reprise, il aurait été possible de la revoir. Les exigences auraient dû être beaucoup plus fortes, notamment pour que les lignes éditoriales résistent à la pression de la publicité qui veut que vous parliez surtout à la ménagère de 50 ans – je caricature, bien sûr. Cela n'a pas été fait.

Le Parlement doit donc être beaucoup mieux informé. Cela permettrait d'obliger les uns et les autres à s'expliquer publiquement sur les choix qui sont faits, notamment en matière d'évolution des contenus. Bien sûr, c'est un travail énorme, car les fréquences sont très nombreuses, avec de multiples radios notamment ; il faudrait se concentrer sur la TNT.

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Soutiendriez-vous l'idée que des parlementaires soient membres du conseil d'administration de l'Arcom, comme c'est le cas pour la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) ?

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Marcel Rogemont, ancien député

Je n'y ai jamais réfléchi. Les enjeux financiers sont très importants.

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L'une des personnes que nous avons auditionnées nous a expliqué avec beaucoup d'assurance qu'on savait que les chaînes historiques seraient servies de toute façon, et que la question de la rentabilité des chaînes ne se posait pas. Un autre intervenant nous a dit qu'on savait qu'elles seraient déficitaires. Elles le sont presque toutes, de fait, aujourd'hui encore. Est-ce à votre sens un critère qui justifierait de ne pas les renouveler ?

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Marcel Rogemont, ancien député

Parmi les chaînes de la TNT, il y a Chérie 25, L'Équipe… Les autres appartiennent à des groupes audiovisuels importants. Je vois mal comment une personne seule pourrait imposer une ligne éditoriale dans le paysage audiovisuel français (PAF). Ainsi, Arte, l'une des petites chaînes dont les résultats sont corrects, doit réunir environ 3 % des parts d'audience ; TF1, c'est plutôt 18 %... La différence est forte.

Puisque le rôle des groupes est important, il faut à mon sens bien marquer la distinction entre les différentes chaînes – plutôt que de les laisser faire toutes à peu près la même chose.

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Par rapport à l'époque de la commission d'enquête sur la chaîne Numéro 23, la TNT est aujourd'hui bien moins au centre de l'environnement audiovisuel. La configuration est différente : certaines chaînes vont quitter la TNT. Ainsi, le groupe Canal+ a une stratégie de télévision à la demande en streaming : ce groupe n'a plus besoin de la TNT pour être visible, et s'oriente à mon sens vers un rôle de distributeur plutôt que d'éditeur. Or il sera toujours plus facile de réguler les chaînes de la TNT que celles qui la quittent. Nous devons donc rechercher un juste équilibre car, si les contraintes sont trop importantes, il y a un risque de fuite de la TNT, auquel cas nous ne régulerions à peu près plus rien… La question de l'avenir de la TNT d'ici à 2030 est posée.

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Marcel Rogemont, ancien député

Je crois que la télévision telle qu'on la connaît résistera, et qu'elle existera encore en 2030. Qu'elle ait moins d'importance à l'intérieur des groupes, c'est certain, que le groupe TF1 s'intéresse au numérique, c'est certain aussi, mais je ne pense pas qu'il s'arrêtera de diffuser pour la télévision. Je ne pense pas que je verrai la fin de la télévision…

À mon sens, la télévision « de papa » gardera son importance, même si, comme vous le dites, le numérique continuera de croître. Les groupes demeurent des éditeurs de service et c'est de cette façon qu'ils organisent leur pénétration. Il est ainsi plus facile aujourd'hui de disposer de chaînes très thématiques. J'ai l'impression que les chaînes de la TNT se ressemblent beaucoup, diffusent des séries… La seule que je trouve intéressante, c'est la chaîne L'Équipe, qui occupe un créneau précis et qui diffuse des sports qu'on ne voit pas d'habitude à la télévision. De la même façon, la chaîne RMC Découverte me semble occuper un créneau singulier, ça marche…

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Quels sont les moyens d'assurer l'indépendance du CSA ? Dans votre rapport, vous formuliez des propositions sur ce point. Pourriez-vous revenir sur ces points, notamment sur les risques de conflit d'intérêts ? Vous avez notamment cité Michel Boyon, qui a été directeur du cabinet du Premier ministre, et dont on a du mal à imaginer qu'il ait rompu toute attache avec le monde politique. Que préconisez-vous ?

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Marcel Rogemont, ancien député

À l'époque de la commission d'enquête, nous demandions que les décisions soient motivées, afin que le Parlement soit mieux informé de ce qui se passe au sein de l'Arcom – d'autant que le spectre d'intervention de celle-ci s'est beaucoup étendu. Normalement, un rapport doit être rendu tous les ans ; je ne suis pas sûr que la commission des affaires culturelles auditionne l'Arcom chaque année. Il faudrait surtout quelques spécialistes de ces questions au sein dans la commission ; c'est une question d'organisation du travail parlementaire.

Je reviens à votre question : faut-il que les parlementaires soient intégrés à la structure ? Cela ne me semble pas indispensable. L'essentiel, c'est que les membres de l'Arcom sont indéboulonnables : le président de cette autorité n'a finalement que le pouvoir de présider les réunions ; il ne dispose d'aucune autorité hiérarchique. Cette collégialité au long cours est intéressante et il ne me paraît pas utile d'y revenir.

Sur le plan déontologique, évidemment, il faut veiller aux nominations. Le Parlement doit avoir son mot à dire.

J'insisterai donc sur la motivation de toutes les décisions qui concernent les éditeurs de services – les principaux, pas toutes les petites radios associatives... L'Arcom doit bien davantage rendre compte de son action devant le Parlement, et celui-ci doit disposer de tous les éléments d'appréciation utiles.

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Vous évoquez l'évolution des conventions et les changements de ligne éditoriale. En ce qui concerne le respect de ces conventions, vous disiez que le CSA avait « cédé à différentes demandes des représentants de la chaîne afin que la convention soit la moins contraignante possible ». Avez-vous des éléments qui vous laissent penser qu'il existe un travail régulier de simplification de ces conventions ? Y a-t-il un suivi du respect des conventions ? Celles-ci sont-elles utilisées pour rappeler les chaînes à l'ordre ?

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Marcel Rogemont, ancien député

Mon sentiment – ce n'est que mon sentiment – est qu'une fois un éditeur désigné, le CSA ne veut pas se déjuger. Dès lors, la fonction économique l'emporte. On peut imaginer que les éditeurs de services arguent de leur fragilité financière pour modifier les conventions et consolider financièrement les chaînes.

Au Royaume-Uni, cela ne se passerait pas de cette façon : vous avez signé pour un projet, pour une ligne éditoriale, si vous vous en écartez, on récupère la fréquence et on la confie à quelqu'un d'autre. Ce n'est pas comme cela chez nous, et c'est là le problème. Il n'est pas mauvais que le CSA s'intéresse à la vie économique des chaînes, mais la tentation d'assurer la survie des chaînes risque de devenir un élément de poids pour signer des avenants.

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Quel regard portez-vous sur les sanctions possibles en cas de non-respect des conventions ? Vous paraissent-elles suffisamment utilisées, à un bon niveau ? Nous avons surtout vu jusqu'ici des sanctions financières – je pense notamment à C8 – mais des interdictions de diffusion pourraient aussi être prononcées.

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Marcel Rogemont, ancien député

L'Arcom a montré du courage en prenant des sanctions : il fut un temps où elles ne l'étaient pas.

Mais il faut une sanction forte ! On ne peut pas reconduire un éditeur de services qui a été pénalisé dix fois, qui n'a pas respecté sa convention de manière répétée. Lorsqu'il a été question d'une fusion de TF1 et de M6, j'ai eu l'impression que le CSA se contentait de regarder le match. L'Arcom doit être partie prenante de ces discussions.

Encore une fois, tout cela, c'est beaucoup d'argent, et il est difficile de prendre des décisions fortes. Nonce Paolini menaçait de virer les 120 personnes qui faisaient LCI s'il n'obtenait pas la gratuité de la chaîne : le chantage économique pesait lourd, trop lourd, sur les décisions du CSA – je ne parle pas de l'Arcom, puisque je ne m'occupe plus d'audiovisuel depuis 2017. Mais mon impression est que les enjeux économiques primaient et l'emportaient sur les conventions signées.

Il faut pourtant savoir prendre des sanctions. Je ne comprends toujours pas le caractère tardif des réactions face à Numéro 23, même si des sanctions ont fini par être prises. Si l'un des acteurs n'était pas reconduit, alors tout le monde prendrait l'hypothèse de sanctions plus au sérieux : on ferait bien davantage attention aux décisions de l'Arcom, alors que des décisions à 3 millions ne changent pas grand-chose.

Prenons l'exemple de l'actuelle C8. J'ai regardé avant-hier, ce que je ne fais pas habituellement, Cyril Hanouna et Pascal Praud, qui dit des énormités politiques sans que personne ne soit là pour le contredire, pour lui rappeler que ce qu'il dit n'est absolument pas étayé… C'est du blabla populiste. Si C8 est reconduite, c'est qu'il n'y a pas d'Arcom – si on imagine que, pour la durée restante, les sanctions continuent comme ces dernières années. Le côté financier l'aura emporté sur la qualité du service rendu ; pourtant, je le répète, ces fréquences ont une valeur patrimoniale élevée pour la puissance publique.

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Nous en revenons au paradoxe autour duquel tourne toute la commission d'enquête : les intérêts financiers sont très élevés mais les chaînes ne sont pas rentables. Après quoi courent ces groupes, si ce n'est l'influence ?

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Marcel Rogemont, ancien député

N'oubliez pas la valeur économique d'une fréquence : M. Houzelot a vendu la chaîne Numéro 23, qui ne diffusait rien, pour quelque chose comme 80 millions ! Il n'a sans doute pas encaissé toute cette somme, puisqu'il fallait rembourser les Russes, etc. Deux chaînes où il ne se passait pas grand-chose ont été achetées pour 200 millions. Pour l'attributaire, ces fréquences représentent un capital.

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Avez-vous d'autres éléments complémentaires à nous apporter ?

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Marcel Rogemont, ancien député

Je voudrais insister sur la nécessité pour le Parlement d'être mieux informé, et beaucoup plus attentif au fonctionnement de l'Arcom. De grosses sommes sont en jeu. Il est indispensable de mener des auditions publiques régulières et affûtées – pas seulement de laisser le président de l'Arcom faire son numéro habituel et prendre deux ou trois questions. Il serait bon qu'un groupe de députés se spécialise au sein de la commission. L'Arcom est une autorité indépendante, et il faut conforter cette indépendance ; il faut aussi contrôler son fonctionnement. C'était le sens de mes propositions en 2016.

La commission procède à l'audition, sous forme de table ronde, de M. Eric Darras, directeur de l'Institut d'études politiques de Toulouse, professeur agrégé des universités en science politique ; Mme Céline Ségur, professeure des universités en sciences de l'information et de la communication, responsable de la mention et du master en journalisme et médias numériques au sein du département information-communication de l'université de Lorraine, membre du Centre de recherche sur les médiations (Crem) ; M. Jérôme Berthaut, maître de conférences, directeur adjoint de l'UFR Lettres et philosophie, responsable du master en journalisme au sein du département des sciences de l'information et de la communication de l'université de Bourgogne ; M. Nicolas Hubé, professeur des universités au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine, directeur du Centre interdisciplinaire d'études et de la recherche sur l'Allemagne ; Mme Guylaine Guéraud-Pinet, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication de l'université Grenoble Alpes.

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Nous concluons nos auditions en tenant une table ronde réunissant des universitaires non parisiens. Mesdames, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé, notamment au sein des groupes audiovisuels, de nature à influencer vos déclarations.

Avant de vos donner la parole, dans l'ordre alphabétique, pour vos propos liminaires, je vous rappelle qu'en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Guylaine Guéraud-Pinet, Mme Céline Ségur et MM. Jérôme Berthaut, Éric Darras et Nicolas Hubé prêtent successivement serment.)

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Jérôme Berthaut, maître de conférences, directeur adjoint de l'UFR Lettres et philosophie, responsable du master en journalisme au sein du département des sciences de l'information et de la communication de l'université de Bourgogne

Je suis enseignant chercheur à l'université de Bourgogne, spécialisé dans le domaine du journalisme. J'ai d'abord travaillé sur le traitement de l'actualité, principalement dans le cadre du journal télévisé (JT) de France Télévisions et s'agissant en particulier des quartiers populaires – c'était le sujet de ma thèse. Depuis, je m'intéresse à la production audiovisuelle des formats longs de reportages diffusés dans des émissions comme Envoyé spécial, Zone interdite, Cash investigation ou, sur la télévision numérique terrestre (TNT), Enquête d'action – plutôt consacrée à la police, à la gendarmerie et aux urgences – et, par extension, des formats documentaires d'investigation ou de société, sur Arte ou sur les plateformes telles que Netflix.

S'agissant des principales transformations du monde de la télévision et de l'audiovisuel sur lesquelles nous avons été interrogés, l'une des plus marquantes me semble être la place prise par l'audiovisuel, au sens large, dans les pratiques médiatiques. L'offre s'est développée, non seulement par le nombre des chaînes, en particulier de la TNT, mais aussi par les réseaux sociaux sur lesquels circulent des vidéos, et par les acteurs arrivés récemment que sont les plateformes, telles Netflix et Prime Video. Les pratiques médiatiques qui en découlent couvrent à la fois le domaine du divertissement et de l'information, si bien qu'on ne peut envisager une régulation du secteur de l'audiovisuel sans intégrer toutes ces offres, parmi lesquelles le public ne fait pas forcément de distinction.

Un deuxième élément marquant touche à la concurrence entre les chaînes, liée au développement du nombre de celles-ci. Dans le domaine de l'actualité quotidienne, la place prise par les chaînes d'information continue a eu pour effet de renforcer le poids de la couverture de l'information en direct, avec des envoyés spéciaux sur les lieux s'exprimant en direct ou des émissions de type conversationnel, avec des chroniqueurs en plateau qui commentent l'actualité. Ce type de traitement offre assez peu de recul et ne permet pas le travail en immersion sur le terrain propre au reportage que lançait traditionnellement le présentateur du journal télévisé. Cela a pour effet d'hypertrophier la couverture de certains événements, toutes les chaînes traitant en direct le fait principal du jour. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la multiplication des chaînes, notamment d'information, ne se traduit pas par une plus grande diversité des thématiques traitées – le pluralisme des points de vue est une autre question. La concurrence contribue plutôt à resserrer la focale sur quelques sujets, auxquels toutes les chaînes, en plus des journaux télévisés (JT) des chaînes classiques, vont s'intéresser.

Enfin, une autre transformation notable, en parallèle du traitement de l'information en continu, est le développement d'un traitement en format long – documentaires et autres cinquante-deux minutes –, sur les plateformes mais également sur les chaînes de la TNT. Des chaînes comme RMC Découverte sont dédiées aux documentaires, tandis que d'autres, comme Arte, développent leurs plateformes et leur offre à la demande de replay – c'est d'ailleurs l'orientation actuelle des chaînes de se transformer en plateformes ; même BFM TV a développé des formats longs.

On observe cependant une standardisation de ces formats longs, en particulier sur des chaînes de la TNT, dont les budgets sont limités. Toutes les émissions qui font la chronique de l'activité de la police, de la gendarmerie ou des urgences et se présentent comme de l'information sont en réalité excessivement standardisées. Cela contribue également à surdévelopper certaines thématiques, notamment les questions sécuritaires.

J'évoquerai, pour conclure, la chaîne d'information publique France Info TV, dont les moyens limités ne lui permettent de diffuser qu'assez peu de contenu inédit et beaucoup de productions de France 2 et de France 3. Avec 0,9 % d'audience – deux fois moins que LCI et CNews, et quatre fois moins que BFM TV –, le service public a de quoi progresser.

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Éric Darras, directeur de l'Institut d'études politiques de Toulouse, professeur agrégé des universités en science politique

Dire la vérité, pour un chercheur en sciences sociales, cela n'a rien d'évident, et encore moins si l'on fait de la recherche fondamentale. Le manifeste de Max Weber, Le Savant et le politique, est certes un peu daté mais le principe de l'autonomie de la recherche universitaire – elle-même consubstantielle à la démocratie – reste. S'il est important d'avoir ce genre de rencontre, les limites de ce que nous pouvons apporter doivent être posées : les questions que nous nous posons sont rarement celles de l'actualité ; notre rôle, en tant que chercheurs universitaires, est d'essayer de mieux comprendre le réel et de donner les explications les plus réalistes possible des phénomènes relevant des sciences sociales et politiques. Cela suppose de rester très autonomes et de se situer hors du champ des puissances économiques et des pouvoirs politiques. En même temps, Max Weber lui-même le rappelle, si notre seul but est de faire progresser la connaissance, notre devoir est aussi de dire la vérité au pouvoir.

Les questions qui nous ont été transmises m'ont renvoyé à quelques travaux de référence – peut-être vous seront-ils utiles : l'actualisation des travaux de politique comparée de Charles Tilly sur les processus de démocratisation, et le classique Comparing Media Systems de Daniel C. Hallin et Paolo Mancini, qui distingue trois types de systèmes médiatiques, renvoyant à trois types de démocraties libérales. Notamment, s'il existe un socle commun aux démocraties libérales, il y a des manières de faire démocratie et d'aménager le conflit politique à partir de dispositifs et d'institutions qui s'organisent différemment.

Le modèle social-démocrate pose une gestion contractuelle des rapports de force entre le public et le privé. Il caractérise les pays scandinaves, qui ont instauré une redevance très élevée, avec une importance des aides directes et indirectes à la presse, une protection juridique de l'autonomie des journalistes plus forte qu'ailleurs, des règles déontologiques strictes, une représentativité sociale plus large des politiques comme des journalistes, un service public audiovisuel puissant – ne serait-ce qu'en termes d'audience –, une participation électorale diminuant moins qu'ailleurs et un champ politique relativement ouvert.

Le deuxième modèle démocratique est celui que Daniel C. Hallin et Paolo Mancini ont qualifié de plus conflictuel, ou polarisé, celui des pays méditerranéens issus des dictatures : il a engendré des dispositifs démocratiques polarisés, avec la persistance d'un fort parallélisme entre les systèmes politiques et le système médiatique, un fort journalisme d'opinion et un rôle important des syndicats.

Au cours des deux dernières décennies, ce modèle s'est fortement rapproché du troisième, celui de la démocratie de marché, dont les États-Unis restent l'exemple typique. Celui-ci ne comporte pas de véritable service public audiovisuel et connaît une très forte dérégulation dans certains secteurs, une politique pénale très répressive et un fort pouvoir des juges, une publicité politique autorisée dans les médias audiovisuels et une bipolarisation politique.

Nous n'avons jamais su comment classer la France au sein de cette trilogie, car elle emprunte un peu aux trois modèles. D'après l'actualisation du classique Comparing Media Systems, une partition s'opère surtout entre le modèle scandinave, social-démocrate et contractualiste, et le modèle de marché. Pour des raisons que nous connaissons tous, la dérégulation s'opère, imposée par les multinationales américaines, mais aussi par d'autres acteurs, tels que TikTok.

La question des effets sur les cerveaux des citoyens qui nous a été posée est extrêmement débattue. Tous les travaux empiriques sérieux publiés dans les revues scientifiques s'accordent pour conclure avec le paradigme dominant, posé par Paul Lazarsfeld, des effets limités et indirects, mais actualisé par des effets que j'appelle d'agenda et de cadrage, issus des travaux de Shanto Iyengar sur l'imputation de responsabilité. Pour aller vite, les sujets de discussion ordinaires des citoyens proviennent des médias audiovisuels, même si leur contenu est revisité selon le vécu et les connaissances de chacun. La grande conclusion – toujours d'actualité – est celle du renforcement des prédispositions individuelles. Pour l'essentiel, les effets sont donc limités.

Néanmoins, de plus en plus de travaux montrent que ce type d'effet peut lui-même être considéré comme très important, puisqu'il joue dans le sens de la conservation des prédispositions et entretient des préjugés. La nouvelle économie, la dérégulation contribuent à la présence de médias de plus en plus interdépendants, en réalité dépendants des plateformes numériques dominantes, donc de quelques multinationales. Les audiences étant davantage optimisées par l'intelligence artificielle, se créent toujours plus de bulles de radicalisation et de renforcement des préjugés.

Cela renvoie à un grand classique de la sociologie politique : la comparaison faite par les époux Gladys Engel Lang et Kurt Lang entre l'affaire Dreyfus et le Watergate. Pendant l'affaire Dreyfus, les citoyens se renseignaient par leurs propres journaux d'information, la presse étant d'opinion. Au moment du Watergate, grâce à la concentration des agences de presse, au réseau de radio-télévision, du Pacifique à l'Atlantique, aux grands quotidiens nationaux d'information de politique générale, tous les citoyens états-uniens se faisaient une opinion à partir des mêmes informations. Nous assistons actuellement à un retour de ces bulles de construction d'opinions publiques archipellisées et polarisées.

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Guylaine Guéraud-Pinet, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication de l'université Grenoble Alpes

J'enseigne également au sein du département des métiers du multimédia et de l'internet de l'institut universitaire de technologie (IUT) de Grenoble.

Je commencerai par évoquer brièvement la partie de mes recherches correspondant au sujet de votre commission d'enquête, en particulier les questions liées aux contenus. Pour répondre au questionnaire préparatoire reçu, je consacrerai deux autres parties à l'interdépendance des médias et des médias numériques dans la production de divertissement et d'information, et à l'homogénéisation des contenus.

La télévision française a été au centre de mes recherches dès ma thèse de doctorat, que j'ai consacrée à la manière dont les programmes de flux – tous les magazines, journaux télévisés, émissions de téléréalité ne relevant ni du documentaire ni de la fiction – étaient mis en musique, à partir des années 1950. J'ai plus particulièrement montré comment l'évolution de la mise en musique des programmes de flux témoignait de l'industrialisation de l'audiovisuel français et d'une création rationalisée. Pour cela, j'ai principalement analysé les contenus d'une centaine de programmes et interrogé des monteurs, chargés de mettre en musique la plupart de ces images.

Les résultats obtenus sur la production de sens du rapport image-son dans la télévision de flux ont été approfondis par la suite, et la réception de ces images musicalisées a fait l'objet d'une enquête supplémentaire portant notamment sur la manière dont le public appréhendait le rapport entre l'image et la musique, à partir du courrier des lecteurs depuis les années 1960 mais aussi de publications sur Twitter. Cette étude a révélé la permanence des pratiques des téléspectateurs dans leurs interactions avec les programmes de télévision. Depuis, mes objets se sont élargis à d'autres formes audiovisuelles, plus particulièrement la vidéo d'infodivertissement en ligne, produite par des médias comme Brut, Konbini, Néo ou Loopsider, et des productions vidéo hébergées et diffusées sur YouTube.

J'en arrive à mon deuxième point, sur l'interdépendance des médias et des médias en ligne dans la production du divertissement et de l'information. La télévision française évolue dans une production audiovisuelle qui ne cesse de croître depuis les années 2000, avec en particulier la création de YouTube en 2005 et la mise en place du service de vidéo à la demande de Netflix en 2007. Par la suite, une profusion d'acteurs se sont saisis de l'objet vidéo : des amateurs, les plateformes ou encore les réseaux sociaux numériques. Dès lors, les audiences se sont fragmentées pour se retrouver sur différents supports. Toutefois, malgré les discours sur la fin de la télévision, celle-ci reste un média fédérateur et regardé, comme l'ont montré les différents confinements et tous les grands événements sportifs rassemblant plusieurs millions de téléspectateurs.

Cette profusion de production audiovisuelle a aussi eu une incidence directe sur l'économie des chaînes de la télévision française, en particulier sur celles de la TNT. Depuis une quinzaine d'années, le marché publicitaire s'est dispersé et les chaînes ont dû se doter de stratégies d'extension, vers le web depuis les années 2000 puis vers les réseaux sociaux. On observe de la part des chaînes, en quête de visibilité et d'adaptation aux pratiques des téléspectateurs, une dissémination de leurs contenus télévisuels sur leur site, sur des plateformes ou sur les réseaux sociaux. Elles créent également une production vidéo spécifiquement destinée au web et aux réseaux sociaux pour se promouvoir et obtenir des audiences sur les réseaux sociaux – une pratique particulièrement utilisée pour les programmes de téléréalité.

D'un autre côté, la télévision se sert également des contenus produits par les médias numériques, en les discutant dans les émissions de débat ou talk-shows et les diffusant. Depuis 2009, Direct 8 propose ainsi des rubriques « vu sur le net » – notamment dans des émissions de Jean-Marc Morandini – ou des émissions de zapping ou de bêtisiers. La mobilisation de contenus se fait aussi en matière d'information. Depuis 2017, le média Brut a un partenariat avec France Télévisions, qui diffuse ses vidéos. Même si l'adaptation formelle des contenus d'un média à un autre peut poser question au regard de la réception, et malgré une audience assez faible, ce rapprochement concernant deux médias aux valeurs assez communes pourrait arriver à constituer une force d'opposition aux chaînes du groupe Canal+ et aux valeurs qui y sont diffusées en matière d'information.

J'en arrive à mon troisième point, sur l'homogénéisation des contenus. Depuis 2005, d'importantes transformations ont pu être constatées dans les programmes de la TNT et leur programmation. Si les programmes de stock, en particulier les fictions, sont toujours largement diffusés et rediffusés sur ces chaînes, les programmes de flux ont trouvé leur place au fil du temps. Les groupes et les chaînes produisent leurs propres programmes, en partie caractérisés par un développement de la téléréalité, mais une grande proportion de ces émissions est rediffusée, de jour en jour pour la téléréalité et de chaîne en chaîne dans le même groupe – Un dîner presque parfait est ainsi passé de M6 à W9 –, voire à différentes périodes de l'année sur une même chaîne. En résumé, on trouve sur des chaînes comme NRJ 12, TFX ou W9 une succession de rediffusions de fictions ou de programmes de flux, avec des inédits diffusés en fin de journée. J'ai également relevé dans mes travaux sur la téléréalité que les programmes de différentes chaînes peuvent aussi se ressembler.

L'une des questions préparatoires était de savoir en quoi la mise en scène musicale de l'information peut modifier la perception des images présentées comme étant la réalité. La téléréalité peut donner des pistes intéressantes de réponse. Traditionnellement, la forme sonore qui accompagne ce qui est présenté comme vrai est le silence. Dans les premières éditions de Loft Story, aucune musique n'accompagnait la bande-son du programme, dans une construction s'apparentant à celle des documentaires, voire des journaux télévisés. Au fil des années, avec la multiplication des programmes montés en postproduction et une scénarisation accrue de ce type de programme, on a commencé à musicaliser les bandes-son.

Dans le domaine de l'information, dans un JT ou sur les chaînes d'information, il est rare d'utiliser une musique pour accompagner un reportage d'actualité chaude. La musique est mobilisée pour évoquer un sujet assez léger, en fin de journal, ou pour des nouvelles en lien avec la culture ou le divertissement. La technique peut jouer un rôle en cas de direct ou de diffusion très proche du moment où l'action s'est déroulée, mais il n'y a pas ou peu de montage. Du point de vue de la réalisation, des procédés existent pour dramatiser l'information. Par exemple, de la musique ou une voix off donnera une couleur particulière à l'information, sans remplacer l'angle choisi par le journaliste pour la traiter et sans lien avec la « qualité » – mot qui figure dans le questionnaire mais qu'en tant que chercheure, je ne saurais juger – du programme.

Enfin, bien que la production de sens par l'image et le son puisse aider à faire entrer un téléspectateur dans un contexte particulier, il ne faut pas négliger la part active que celui-ci joue dans la réception des programmes – ce qu'ont montré les recherches en sciences humaines et sociales (SHS) depuis les années 1950. En 2018, lorsque l'assaillant de Strasbourg, Chérif Chekatt, a été abattu, BFM TV a couvert l'événement en direct et avec comme fond musical I Shot The Sheriff de Bob Marley. La vidéo a certes été reprise sur les réseaux sociaux, mais elle a surtout fait l'objet de commentaires indignés adressés à la chaîne par les téléspectateurs.

Je conclus sur le dernier point du questionnaire communiqué : faut-il plus de diversité dans l'offre de la TNT, et laisser une place à d'autres acteurs que ceux des quatre groupes majeurs ? Il ressort des analyses qu'alors que le nombre de chaînes a augmenté, les contenus tendent à s'homogénéiser. La programmation reste semblable, en particulier pour les chaînes de programmation généraliste ou de divertissement. Par conséquent, et sans qu'il faille occulter l'aspect de leur rentabilité, l'apparition de nouvelles chaînes permettrait peut-être de renouveler une offre qui s'érode. Cela pourrait aussi passer par la reformulation des obligations des chaînes dans les conventions, en revenant sur la notion de programmation généraliste, sans doute trop large pour certaines ; en imposant des quotas de rediffusion plus restrictifs afin d'assurer davantage de nouveauté dans la diffusion de programmes ; en imposant, notamment aux chaînes d'information, de veiller à ce que l'information ne se transforme pas en opinion.

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Nicolas Hubé, professeur des universités en sciences de l'information et de la communication au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine, directeur du Centre interdisciplinaire d'études et de recherches sur l'Allemagne

Mes recherches portent sur la comparaison des pratiques journalistiques et de communication. Je suis aussi un spécialiste de l'Allemagne et mène d'autres projets sur l'émotionnalisation du débat public et du populisme. Deux questions sont au cœur de l'audition : l'explosion médiatique à la suite de l'arrivée de la TNT et la régulation du marché de l'audiovisuel.

Sur le premier point, il n'est pas inutile de faire un rappel de la situation antérieure à l'arrivée de la TNT, où plus de la moitié des foyers français n'avait accès qu'à cinq chaînes de télévision et demie – Canal + en clair. Désormais, du fait du nombre de chaînes de la TNT, de l'explosion d'internet et des nouveaux formats télévisuels et radio – on peut regarder une interview matinale radio sur YouTube –, le nombre de supports est démultiplié et le temps de l'audience n'est plus linéaire.

Par ailleurs, comme l'a souligné Jérôme Berthaut, quand bien même les audiences des chaînes d'information en continu sont faibles, les citoyens interrogés sur le biais par lequel ils s'informent répondront qu'ils le font soit sur internet et les réseaux sociaux, ce qui ne signifie pas grand-chose dans la mesure où ce ne sont que des tuyaux, soit sur BFM et CNews. Le taux d'audience déclaré est beaucoup plus fort. Cela signifie que pour s'informer, même cinq minutes par jour, on va brancher BFM, ce que les mesures d'audience cumulée ne peuvent pas estimer.

En réalité, le seul élément qui n'a pas changé, c'est le cadre législatif. C'est d'ailleurs peut-être pour cela que vous nous auditionnez.

Pour ce qui est de la régulation et de l'économie du système, notre situation se rapproche paradoxalement de celle des années 1930 : une très forte concentration des médias, une très forte commercialisation et une lutte concurrentielle, une scandalisation de la vie politique par le biais des médias. À l'issue de la seconde guerre mondiale, cela avait conduit à la création d'un système médiatique français un peu particulier, qui a porté ses fruits. L'idée était de confier à l'État un rôle dans la régulation des débats d'opinion et dans le contrôle de cette concentration, notamment en instaurant des aides à la presse écrite. Lors des états généraux de la presse écrite en 2007, il était ressorti qu'il fallait poursuivre en ce sens. Rodney Benson, en comparant la manière dont l'immigration était traitée par la presse en France et aux États-Unis, a montré que ces aides de l'État permettaient de garantir un pluralisme assez fort dans la presse écrite, puisqu'on trouve aussi bien La Croix ou L'Humanité que des journaux d'investigation en ligne comme Mediapart, pour le plus connu d'entre eux. Ce système médiatique est économiquement très faible du côté de la presse écrite, mais il donne à voir une pluralité des opinions, alors qu'aux États-Unis, où c'est le seul marché qui régule, existe une très forte standardisation.

En comparaison, nous avons également une presse d'investigation très forte, alors même que, contrairement au Royaume-Uni, à l'Allemagne, avec le groupe Springer, ou aux États-Unis, nous n'avons pas de grands groupes de presse, mais des groupes industriels qui investissent dans les médias. Ce pluralisme des opinions, cet éclatement entre un grand nombre de petits médias du côté de la presse écrite et en ligne, nous ne les retrouvons pas dans l'audiovisuel, le bastion historique du gaullisme, qui en avait fait un média public, afin de résister à la presse écrite, qui était soit sociale-démocrate, soit communiste, soit démocrate-chrétienne. Depuis la libéralisation des ondes, en 1981, seul le marché régule. Une fois privatisée, TF1 n'a pas respecté ses engagements culturels sans subir de sanctions pour autant. On a laissé le marché réguler, ce qui a des conséquences sur la très forte standardisation des contenus audiovisuels.

Quelles solutions envisager ? Sans doute faudrait-il imaginer un système d'aides de l'État à des médias audiovisuels plus associatifs, plus représentatifs d'autres courants d'opinion, qui seraient capables d'avoir des créneaux dans des médias locaux, d'attribuer un ou deux canaux à des tissus associatifs, sans compter peut-être une plus forte régulation des temps de parole. Les interventions de certains chroniqueurs, qui ont des prises de position politiques très claires, et sur certaines chaînes, qui mènent un combat politique pour un parti, devraient être comptabilisées dans le temps de parole de ces partis. Il faudrait peut-être aussi modifier les règles de calcul du temps de parole présidentiel, qui n'est pas comptabilisé dans celui de la majorité.

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Céline Ségur, professeure des universités en sciences de l'information et de la communication au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine

Je mène des travaux de recherche depuis bientôt vingt ans sur la télévision et ses publics, et j'anime aussi, depuis un peu plus d'un an, un réseau de chercheurs francophones international et pluridisciplinaire sur la télévision, « Télé\Visées ». Avec quelques collègues nous avons constitué ce réseau qui a pour but de mettre en relation les chercheurs qui travaillent sur la télévision et d'encourager la poursuite et le renforcement des recherches sur la télévision.

La constitution de ce réseau et l'engouement qui l'a accompagnée dit quelque chose, il me semble, sur la place de la télévision et de l'audiovisuel, plus largement, non seulement dans les recherches académiques, mais aussi dans la société. Ce réseau compte 140 chercheurs, qui représentent neuf disciplines universitaires, majoritairement les sciences de l'information et de la communication, dans dix-sept pays francophones. Parmi ces 140 membres, il y a de nombreux doctorants et jeunes chercheurs, ce qui montre que la télévision n'est pas un objet de recherche en perte de vitesse. Il a pu l'être au cours des années 2010, pendant lesquelles les nouveaux services et technologies numériques intriguaient, séduisaient et occupaient une part plus importante de l'intérêt académique. La place de la télévision dans notre société est interrogée de manière renouvelée et féconde par la réflexion académique. Cela répond en partie à l'une des questions que vous vous posez sur l'évolution des pratiques télévisuelles et de la TNT : il me semble qu'il ne s'agit pas seulement de se demander si les chaînes de la TNT doivent être rentables, mais de s'interroger sur le rôle social que ces chaînes jouent ou pourraient jouer dans la vie des individus.

Mon premier point concerne l'évolution des usages de la télévision, entre pérennité et déplacement. Les questions que vous nous posez portent sur l'évolution des usages de la télévision depuis le lancement de la TNT, en 2005, et depuis l'émergence des plateformes de streaming, dans les années 2010. Il me semble qu'il faut ajouter d'autres étapes dans cette histoire : je pense en particulier au développement des services de télévision de rattrapage ou replay et à l'installation des Smart TV, ces postes de télévision qui permettent d'être connecté à internet, qui se démocratise dans les foyers. En quelques années, non seulement les programmes de télévision ont pu être consommés en d'autres lieux et dans d'autres temporalités, mais le poste de télévision domestique a aussi donné accès à d'autres sources audiovisuelles. Ce double mouvement s'est accompagné d'une évolution des pratiques et des relations entre les publics et la télévision, au sens très large du terme.

Prenons, par exemple, les chiffres de la durée d'écoute individuelle quotidienne de la télévision, telle qu'elle est mesurée par Médiamétrie. En 2005, la durée d'écoute individuelle quotidienne est de 3h25 ; en 2012, de 3h50 ; en 2023, de 3h19. L'arrivée des chaînes de la TNT a entraîné une augmentation de la consommation, avant de diminuer, en lien avec la multiplication des offres audiovisuelles en ligne, pour rejoindre le niveau de consommation de la télévision d'avant la TNT. C'est bien le temps passé à regarder des chaînes de télévision, quel que soit l'écran, qui a tendance à diminuer. En revanche, ni le temps passé devant le poste de télévision ni les contacts avec les chaînes de télévision n'ont drastiquement diminué. Le poste de télévision est aujourd'hui utilisé pour visionner d'autres contenus audiovisuels, de manière complémentaire, et les individus sont en contact avec les contenus de chaînes de télévision par d'autres canaux et selon d'autres modalités – des visionnages par extraits, par exemple.

Qu'en est-il de la part d'audience des chaînes de la TNT ? Tout au long des années 2010, elle a augmenté. En 2010, l'ensemble des chaînes de la TNT représentait 19 % de parts d'audience ; en 2019, 30 %, chiffre auquel on stagne aujourd'hui. Il est à relativiser, dans la mesure où le nombre de chaînes de la TNT a lui-même augmenté, mais il est tout de même significatif. Il faut rappeler que, pour certaines catégories socioprofessionnelles, mais aussi à certains moments de la vie des individus, la télévision continue de jouer un rôle fondamental d'information, d'explication, de commentaire, de découverte du monde. Il est important de rappeler également que la télévision accompagne toujours le quotidien, qu'elle accompagne la socialisation, l'organisation domestique, en particulier pour les classes populaires, les personnes en situation d'inactivité ou de sédentarité, qu'elle soit temporaire ou durable. Les usages cérémoniels de la télévision sont encore très importants – les retransmissions sportives, par exemple. L'augmentation des scores d'audience pendant les épisodes de confinement sanitaire des années 2020 et 2021 est loin d'être anecdotique. Ce double mouvement de déplacement et de pérennité des usages de la télévision, s'illustre, par exemple, par les usages désynchronisés, qui existent aujourd'hui mais sont aussi à relativiser. Ils permettent aux individus d'adapter un horaire de consommation à leurs contraintes quotidiennes. Ces mêmes individus reconstruisent des logiques de rendez-vous télévisuels héritées des pratiques plus anciennes de la télévision, en horaires décalés.

Mon deuxième point concerne le rapport à l'information télévisuelle. Les études les plus récentes menées sur la consommation d'informations télévisées, que ce soit au sein du champ académique ou par des organismes privés, font consensus autour de deux résultats. Premier constat : l'appétence très forte pour l'information télévisuelle. La télévision linéaire reste le média dominant pour s'informer en France ; les journaux télévisés sont encore des rendez-vous incontournables d'information, parfois même intergénérationnels. La part d'audience annuelle des quatre chaînes d'information en continu ne cesse d'augmenter depuis quelques années : en 2021, 6,7 % ; en 2022, 7,5 % ; en 2023, 8,1 %. Il est vrai que, parmi ces quatre chaînes, l'augmentation n'est pas homogène : l'audience de CNews a un peu diminué l'année dernière et toutes n'obtiennent pas les mêmes scores. Deuxième constat : la diversité et la complexité des pratiques d'information audiovisuelle, qui passe par une différenciation socioprofessionnelle et socioculturelle, mais pas seulement.

Mon troisième point porte sur l'influence de la télévision, en lien avec la question de la régulation de l'audiovisuel. On assiste à un phénomène de brouillage des sources audiovisuelles de l'information, qui va de pair avec la multiplication des sources d'influence au sein de notre société. On a tendance à isoler l'influence de la télévision – et des médias plus généralement – des contextes de sociabilité dans lesquels elle se réalise, alors que l'opinion des individus se forme à partir d'un enchevêtrement de sources d'influence, directes et indirectes. Cela n'est pas nouveau. Les théoriciens de la communication travaillent depuis des décennies sur ces sujets : théorie de la communication à deux étages, effet d'agenda, spirale du silence, codage et décodage. Ce qui est nouveau ou, à tout le moins, a évolué, c'est le nombre et la diversité des sources d'influence. Si les sociabilités amicales, familiales et professionnelles ont toujours influencé la formation des opinions, elles le font aujourd'hui d'une manière plus intense, parce que les technologies numériques ont accru, facilité et diversifié les échanges conversationnels. On parle et on se voit à très longue distance, à tout moment. On a aussi accès à de plus en plus d'informations, formelles et informelles, dont on ne parvient pas toujours à identifier la source, qu'elle soit médiatique ou autre.

Une évolution des règles qui encadrent la représentation de la diversité et du pluralisme sur les écrans est sans doute nécessaire, sans oublier toutefois que la formation des opinions ne tient pas seulement à une représentation quantitative à l'écran, à ce qui est montré, mais bien aussi à la nature des idées qui circulent à un moment donné au sein de l'espace public et qui croisent ces représentations à l'écran.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Hubé, quel est le modèle de régulation et de contrôle en Allemagne ? Y a-t-il une Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) allemande ?

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Nicolas Hubé, professeur des universités en sciences de l'information et de la communication au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine, directeur du Centre interdisciplinaire d'études et de recherches sur l'Allemagne

Il n'y a pas d'Arcom en Allemagne ni de CSA. Le système de l'audiovisuel public est un peu différent. Il est beaucoup mieux financé – la redevance télévisuelle est l'une des plus élevées d'Europe et le versement est obligatoire dès lors que l'on dispose d'une connexion internet. Aussi, historiquement, l'audiovisuel public allemand a toujours été assez riche. Le mode de désignation des présidents de chaîne ne passe pas par l'exécutif ni par le législatif, mais par l'ensemble des parties prenantes de la société. Des représentants politiques, associatifs et religieux siègent dans une commission d'une trentaine de personnes pour désigner le président de la chaîne, avec un système de ticket : si le président de chaîne est proche de la majorité, son adjoint sera du principal parti d'opposition, l'adjoint de l'adjoint sera proche de la majorité, tandis que l'adjoint de l'adjoint de l'adjoint sera proche de l'opposition. C'est un système de tuilage, régulé par la cour constitutionnelle qui a rendu plusieurs rapports, dont l'un très important en 2012, sanctionnant les modes de désignation trop politiques de cette présidence, à l'issue d'une démarche des petits partis d'opposition, notamment les verts et les libéraux, qui ont du mal à accéder à ces positions.

Le mode de désignation étant politique, il n'y a pas de contrôle des temps de parole. C'est une forme d'autocontrôle, puisque chaque parti sera relativement bien représenté. Ce mode de fonctionnement ne va pas sans effets négatifs : l'audiovisuel privé est beaucoup plus faible ; il n'y a pas de TNT ; peu de chaînes d'information en continu ; et beaucoup moins de reportages d'investigation du type Envoyé spécial. On va beaucoup moins regarder dans les coulisses. On pourrait s'en satisfaire, au prétexte qu'on ne serait pas dans la politique politicienne, dans les petits coups, dans les coulisses, mais cela a pu récemment donner l'impression, notamment utilisée par l'AFD, le parti de l'extrême droite, d'un entre-soi politique.

La régulation vient aussi des journalistes eux-mêmes, puisque, depuis les années 1950, un comité d'éthique des journalistes peut prendre des positions publiques, attribuer des blâmes publics lorsque les pratiques journalistiques paraissent déviantes. Depuis quelques années, il existe un conseil de déontologie du journalisme en France mais il est sans commune mesure avec ce comité allemand. Ce serait plutôt un tigre de papier.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame Guéraud-Pinet, vous avez évoqué l'industrialisation de la production des contenus, qui a pour corollaire leur homogénéisation. Cela fait pourtant partie des obligations des chaînes de garantir la diversité de la représentation de la société, mais aussi une certaine forme de diversité dans la création. Quels sont, d'après vous, les leviers expliquant cette industrialisation ? J'imagine qu'il y a des enjeux d'économies d'échelle. Avez-vous pu documenter une stratégie dans cette façon de capter les publics ?

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Guylaine Guéraud-Pinet, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication de l'université Grenoble Alpes

Cette industrialisation est repérable dès les premiers temps de la télévision française. Le phénomène, s'il n'est pas nouveau, s'est sans doute accentué et accéléré au fil de la multiplication des chaînes et de la mise en concurrence. Un exemple : à la télévision, il n'y a qu'un monteur pour gérer l'image et le son, qui va parfois aussi créer un scénario pour la téléréalité, alors qu'au cinéma plusieurs métiers existent.

Cette industrialisation s'est accompagnée d'une standardisation des chaînes. En produisant plus rapidement des programmes standardisés, les chaînes ont eu l'occasion de diffuser des programmes similaires à des tranches horaires similaires sur différents créneaux. Je définis la téléréalité au sens très large : une émission avec des gens dans une maison autour d'une piscine qui vivent leur vie pendant plusieurs semaines, mais aussi les émissions de télécoaching, comme les émissions de cuisine ou de mode, qui se sont retrouvées à des créneaux aux alentours de dix-huit heures, du fait de cette standardisation. Ces différents types de programmes visent à capter les publics. À l'époque d' Un dîner presque parfait, des programmes du même genre ont émergé et se sont multipliés. En 2015, on pouvait retrouver sur France 2 et des chaînes de la TNT des programmes similaires entre dix-huit heures et vingt heures : des télé-coachings qui avaient tous la même forme, en matière de mise en son, de mise en images. En revanche, le fond n'était pas forcément le même. Les métiers de la cuisine, de la coiffure, de la mode sont plus mis en avant. Mais c'est assez difficile de répondre à l'exigence de diversité. Diffuser des programmes similaires qui ne coûtent pas très cher et qui ont souvent une production externalisée relève d'une stratégie de captation des publics. Ces programmes ont pu faire l'objet de nombreux échanges sur les réseaux sociaux numériques – Les Reines du shopping était ainsi en tête des tweets tous les soirs à dix-huit heures. Ce peut être une manière d'attirer les publics sur les réseaux sociaux. Qui plus est, ces programmes sont facilement rediffusables.

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Vous avez tous souligné que la télévision ne produit pas d'effets directs sur les publics et qu'il faut se garder de considérer les téléspectateurs comme des pantins. Peut-on cependant caractériser ses effets indirects, notamment pour ce qui est des programmes de téléréalité ? On comprend que l'hypertrophie du fait divers suscite des effets de cadrage et donne lieu à un débat dans la société, mais est-on capable de documenter ce que produit la multiplication des tels programmes de télévision sur la psyché collective ?

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Céline Ségur, professeure des universités en sciences de l'information et de la communication au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine

Selon plusieurs études sur la réception des programmes, les publics développent des stratégies pour contrer les messages d'influence qu'ils estiment recevoir des chaînes. S'agissant des émissions de téléréalité musicale, par exemple, les téléspectateurs sont conscients des mécanismes mis en œuvre pour les amener à voter pour certains candidats ainsi que des différences de potentiel – voix ou présence à l'écran – entre ces derniers. Ils tendent à élaborer des stratégies de vote, individuelles et collectives, pour favoriser un candidat perçu comme moins performant selon les critères du programme ou de la chaîne. On constate ainsi un « braconnage » face aux stratégies d'influence supposées ou réelles des sociétés de production et des chaînes de télévision. La télévision a certes des effets, nous ne les nions pas, mais des stratégies sont déployées par les publics pour contourner plus ou moins efficacement cette influence.

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Guylaine Guéraud-Pinet, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication de l'université Grenoble Alpes

D'après mon analyse des courriers des lecteurs et des tweets liés à l'utilisation de la musique à la télévision, les téléspectateurs qui se manifestent comprennent et dénoncent les ficelles de la production d'un programme. Dans le cas des émissions de téléréalité, ce sont les clichés qu'alimente l'association d'une musique d'arrière-plan à une profession ou à une classe sociale. Dans les cas les plus graves, ils peuvent réagir en contactant la production ou en se moquant du programme.

Il y a donc un décalage entre ce qui est vu et ce qui est compris. Pour de nombreuses personnes, la téléréalité reste un divertissement ; elle n'influence pas nécessairement une grande partie de la population. Bien sûr, le risque existe que certaines personnes, plus fragiles, puissent mal interpréter ce qui est présenté à l'écran. Si l'on ne doit pas l'oublier, on sait aussi que, de manière générale, le téléspectateur comprend ce qui lui est présenté, qu'il peut en rire et le considérer comme une distraction.

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Nicolas Hubé, professeur des universités en sciences de l'information et de la communication au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine, directeur du Centre interdisciplinaire d'études et de recherches sur l'Allemagne

Les téléspectateurs savent fort bien faire leur choix quand ils recherchent de l'information ou du divertissement. Les effets sont surtout de renforcement : on regarde ce que l'on aime car cela dit quelque chose sur soi ; on regarde ce que l'on n'aime pas pour se rassurer sur son identité. Il est très difficile de mesurer l'effet direct de la télévision. De même, dans leurs pratiques en ligne, les adolescents sont capables d'établir une distinction entre passer du temps sur leur téléphone pour se divertir, par exemple en faisant défiler des contenus, et effectuer des recherches sérieuses, lorsqu'elles sont nécessaires.

Les effets sont plus marqués lorsqu'ils ont pour conséquence de mettre certains thèmes à l'ordre du jour. On ne peut avoir accès qu'à ce dont on parle : si certaines questions ne sont jamais abordées, elles n'apparaissent pas dans le débat public ou politique. Les contenus télévisuels ont le plus d'influence lorsqu'ils mettent sur la table des sujets qui créent un scandale ou une polémique. Les émissions de Cyril Hanouna ne produisent pas nécessairement d'effet direct sur ceux qui les regardent, mais elles ont un impact significatif lorsqu'elles suscitent un débat et que les acteurs politiques prennent position, soit pour se dire scandalisés, soit pour exprimer leur soutien au nom de la liberté de la presse.

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Éric Darras, directeur de l'Institut d'études politiques de Toulouse, professeur agrégé des universités en science politique

Un autre effet indirect est que les contenus télévisuels en matière d'information sont très souvent repris sur les médias et réseaux numériques. Également, les sociologues du journalisme le vérifient depuis vingt ans, dans les rédactions, les chaînes d'information continue sont allumées en permanence et ce bruit de fond constitue la source essentielle d'information des journalistes.

Au-delà de l'effet d'agenda, depuis une vingtaine d'années, de nombreux travaux portent sur l'effet de cadrage, sur l'imputation de responsabilité. Ils tendent à montrer l'influence que peut avoir la manière dont on traite l'information, par la fait-diversification ou les micro-trottoirs – faute de moyens, on demande leur avis à des citoyens. Par exemple, si l'on traite du chômage en mettant l'accent sur le chômeur, sans expliciter le contexte historique et statistique, en invitant toujours moins d'experts sur les plateaux, en raison de l'économie de moyens propres au nouveau journalisme, et en adoptant un cadrage épisodique, qui individualise, on produit des effets sur les schèmes de perception, c'est-à-dire la façon de penser des téléspectateurs. Les groupes de discussion ou focus groups, constitués avec des échantillons de téléspectateurs très différents l'ont montré, et cela vaut pour tous les sujets : ce type de reportage tend à imputer la responsabilité, non au système social ou aux politiques, mais au chômeur, à l'émigré. Ces effets sur les schèmes de perception, s'ils sont avérés, sont potentiellement très puissants.

Quant à la hiérarchisation, les téléspectateurs sont en effet capables de déconstruire la fabrication des programmes d'information. Dans cette nouvelle économie de l'information en matière télévisuelle, on constate toutefois que, de plus en plus souvent, les intervieweurs dominants des hommes politiques sont des animateurs-PDG, qui n'ont pas la carte de journaliste, ce que personne ne sait. Cela renvoie aux conditions du contrôle de la production de l'information, qui ne sont pas les mêmes dans d'autres pays. Le fait n'est pas gênant en soi, mais il importe que les téléspectateurs soient informés de ce que les journalistes sont de moins en moins chargés de la production de l'information sur les chaînes de télévision.

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Jérôme Berthaut, maître de conférences, directeur adjoint de l'UFR Lettres et philosophie, responsable du master en journalisme au sein du département des sciences de l'information et de la communication de l'université de Bourgogne

Les obligations d'innovation relèvent non des chaînes mais des programmes catégorisés comme des œuvres audiovisuelles qui, de ce fait, peuvent obtenir l'aide du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). La majorité des programmes diffusés n'entrent pas dans cette catégorie et n'ont pas les mêmes obligations.

Concernant les effets connus sur les publics, les téléspectateurs ont bien une connaissance des ficelles d'écriture et de production. Les programmes sont également perçus comme un divertissement ; le public n'est pas dupe. Surtout, on présume toujours que les programmes ont des effets sur les autres. On oublie qu'ils influencent les journalistes eux-mêmes. C'est la circulation circulaire de l'information : les chaînes d'information continue sont allumées en permanence dans les rédactions, y compris de France 2 ou TF1. Dans le passé, des journaux comme Le Parisien ou Le Monde étaient prescripteurs des sujets choisis pour ouvrir les journaux télévisés. Aujourd'hui, ce sont plutôt des chaînes telles que BFM TV qui inspirent le sommaire des journaux télévisés.

Les effets sur les élus sont également sous-estimés. De nombreuses émissions de la TNT chroniquent le travail de la police, de la gendarmerie ou des urgences. Dans les sociétés qui les produisent, de jeunes journalistes démarchent les élus et leur proposent de réaliser un reportage de ce type sur leur police municipale. Les élus trouvent un intérêt à équiper les policiers de beaux uniformes et de voitures rutilantes, et à les médiatiser, car cela satisfait la population.

Enfin, ces émissions ont des effets sur les policiers eux-mêmes, qui les regardent beaucoup : elles agissent donc comme un miroir tendu à la police.

Il a été question de l'hypertrophie et de l'uniformisation de certains contenus, mais pas de l'invisibilisation des autres questions : quand on parle de certains sujets, on n'en évoque pas d'autres, notamment ceux qui nécessitent beaucoup d'investigation, donc de temps.

Les émissions sur la police et la gendarmerie tendent à surexposer les catégories populaires, davantage concernées par les contrôles routiers ou les déviances dites de rue. Il est plus difficile de mettre en images à la télévision la délinquance en col blanc – conflits d'intérêts, fraude fiscale. Cela demande un temps d'enquête plus long et conduit à des productions audiovisuelles très coûteuses, donc moins rentables. Les chaînes de télévision qui disposent d'un budget réduit pour financer leurs programmes sont conduites à exposer davantage certains types d'information et de déviance plutôt que d'autres.

Pourtant, les émissions d'investigation, lorsqu'elles existent – c'est-à-dire presque uniquement sur des chaînes du service public, Arte ou France Télévisions ; elles ont disparu de Canal+ depuis que Vincent Bolloré a racheté la chaîne –, fonctionnent très bien. Cash investigation obtient de très bonnes audiences ; Complément d'enquête aussi, depuis que Tristan Waleckx a impulsé une nouvelle ligne. Le public répond présent quand on lui propose une offre diversifiée de traitement journalistique, fondée notamment sur des enquêtes d'investigation au long cours. Cela pose la question des moyens que l'on donne aux chaînes publiques pour traiter ces sujets d'investigation.

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Les moyens de notre audiovisuel public se situent dans la moyenne européenne et ont encore été augmentés cette année.

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Vous évoquez l'invisibilisation de certains sujets. La représentation de la diversité de la société est pourtant une obligation des chaînes. Avez-vous constaté, chez les sociétés de production que vous avez étudiées, la volonté de prendre à bras-le-corps l'impératif de diversification des contenus ?

À quoi ressemble la télévision idéale ? Existe-t-il des études qui jugent la qualité de la télévision à l'aune d'une utopie télévisuelle ?

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Jérôme Berthaut, maître de conférences, directeur adjoint de l'UFR Lettres et philosophie, responsable du master en journalisme au sein du département des sciences de l'information et de la communication de l'université de Bourgogne

Les sociétés de production prennent peu d'initiatives : elles répondent à des commanditaires, les diffuseurs. En effet, hormis l'information quotidienne, les chaînes de télévision fabriquent peu de programmes en interne ; la plupart, notamment sur la TNT, sous-traitent les contenus. Les sociétés de production doivent donc proposer des émissions qui rencontrent l'intérêt des chaînes. Celles-ci ont pour principe de rechercher une forme d'innovation dont le contenu inédit intéresserait un public, mais elles sont aussi très conservatrices et tendent à commander toujours des programmes similaires, pour sécuriser des audiences, d'où l'impression de regarder toujours les mêmes programmes car elles prennent des risques limités.

En outre, le public des flux linéaires tend à vieillir et à se concentrer sur les classes moyennes et les milieux populaires, les catégories supérieures utilisant davantage le replay ou les plateformes. Les programmes, pensés par les catégories sociales supérieures dirigeant les chaînes, sont donc très segmentés, parfois avec des représentations stéréotypées, que l'on imagine être les attentes des catégories populaires.

S'agissant de la diversité, les chaînes d'information ont un positionnement éditorial distinct : LCI, tournée vers les questions internationales, cible un public de catégories sociales supérieures ; BFM TV, par ses thématiques et le traitement des faits divers, essaie d'être une chaîne généraliste ; CNews a adopté des positions identitaires sur la sécurité ou l'immigration, etc. On peut se demander ce que fait France Info TV dans cette offre d'information continue : la chaîne a besoin de moyens pour affirmer une identité.

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Éric Darras, directeur de l'Institut d'études politiques de Toulouse, professeur agrégé des universités en science politique

En France, des groupes financent des médias non viables économiquement, en raison de leur capacité d'influence, notamment sur les politiques. C'est une particularité qui n'existe pas à l'étranger. Cela conduit à s'interroger sur la légitimité des groupes vivant de marchés publics à bénéficier de fréquences hertziennes, y compris sur la TNT. La question a déjà été posée à de nombreuses reprises dans l'histoire de la télévision, depuis le milieu des années 1980.

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Céline Ségur, professeure des universités en sciences de l'information et de la communication au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine

Votre question sur une télévision idéale revient à considérer qu'il n'existerait qu'une télévision, qui s'adresserait à un public unique. Cela nous renvoie au mythe du grand public auquel le Gouvernement s'adressait au moment de la création de l'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF). Or, on le sait depuis longtemps, il existe des publics, des pratiques diversifiées. Aujourd'hui, la télévision doit être pensée au sein d'un audiovisuel numérique composite, avec des télévisions et des publics. Vous ne serez donc pas surpris que je ne réponde pas à votre question : la télévision idéale n'existe pas.

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Guylaine Guéraud-Pinet, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication de l'université Grenoble Alpes

Je rejoins Mme Ségur : il existe des télévisions, des publics, et l'on ne peut pas répondre à votre question. L'ouverture à d'autres acteurs que les grands groupes permettrait d'accroître la diversité de l'offre, pour correspondre à davantage de publics.

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Nicolas Hubé, professeur des universités en sciences de l'information et de la communication au sein du Centre de recherche sur les médiations de l'université de Lorraine, directeur du Centre interdisciplinaire d'études et de recherches sur l'Allemagne

Si la télévision idéale a pu s'incarner un moment dans Arte, on voit les effets de l'audience : l'idéal n'est pas nécessairement là où on le pense. Il existe des publics, intéressés par des formats et des contenus.

Je partage l'importance d'une diversité de l'offre. Il faut sans doute favoriser les contenus alternatifs. On peut ainsi envisager de remédier à l'invisibilisation de certains sujets ou opinions par une politique d'attribution de canaux à des positions non rentables commercialement. Aux États-Unis, par exemple, se dessine un mouvement de création de médias alternatifs, financés par de grandes fondations. Le modèle français de régulation économique des médias passe davantage par un soutien de l'État. Cet aspect mériterait d'être creusé.

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L'exemple allemand, avec le rôle central des Länder dans l'audiovisuel public, est également très intéressant. La mission d'information sur l'avenir de l'audiovisuel public, dont j'étais le corapporteur avec Jean-Jacques Gaultier, a étudié ce modèle, qui est à suivre de près.

La séance s'achève à douze heures dix.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Quentin Bataillon, M. Sébastien Chenu, Mme Fabienne Colboc, M. Jocelyn Dessigny, M. Jean-Jacques Gaultier, Mme Constance Le Grip, Mme Béatrice Piron, M. Aurélien Saintoul

Excusé. – M. Emmanuel Pellerin