Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 9h05

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures cinq

(Mme Isabelle Rauch, Présidente)

La commission entend M. Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique, et Mme Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, enseignante à Sciences Po et à l'École polytechnique, sur le droit à l'information dans le monde numérique.

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Nous avons le plaisir de recevoir ce matin M. Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique, et Mme Asma Mhalla, enseignante à Sciences Po et à l'École Polytechnique. Cette audition s'inscrit dans un cycle sur le droit à l'information dans le monde numérique, dans le cadre duquel nous avons reçu le professeur Gérald Bronner en novembre dernier.

Monsieur Babinet, le Conseil national du numérique est une commission consultative indépendante chargée de conduire une réflexion sur la relation des humains au numérique. Ses travaux touchent notamment à l'économie de l'attention, aux fausses informations, et, plus généralement, à la mise à l'épreuve de la démocratie par les enjeux numériques.

Madame Mhalla, en tant que spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, vous vous intéressez à la désinformation en temps de guerre, ainsi qu'au rôle des plateformes dans l'utilisation des données personnelles et dans la manipulation de l'information. Le monde numérique est désormais le principal vecteur d'information, mais la distinction entre les informations journalistiques et les fausses informations est de moins en moins évidente pour de nombreux Français. Dans l'intérêt de notre démocratie, nous devons exiger des plateformes plus de transparence dans leurs algorithmes, dans l'indexation des contenus et dans leurs sources d'information. Il nous faut également éduquer les citoyens de tous les âges aux médias, et réguler les contenus, comme la propagation des fake news et la manipulation des informations.

Le Digital Services Act (DSA), adopté par le Parlement européen en juillet 2022, prévoit la responsabilisation des plateformes avec des exigences sur les algorithmes et les recommandations. Pensez-vous que cette régulation sera suffisante ? Comment la représentation nationale peut-elle contribuer à consolider le droit à l'information ?

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Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, enseignante à Sciences Po et à l'École polytechnique

Depuis très longtemps, le droit à l'information fait l'objet d'une grande quantité de travaux menés par des chercheurs, des think tanks, ou encore des élus du Sénat et de l'Assemblée nationale ou des membres du Conseil d'État. Pourtant, il est fondamental de poursuivre ces débats, car ce sujet n'est pas statique. Le droit à l'information, notamment, nous interroge sur la nature des réseaux sociaux, objets polymorphes, évolutifs, hybrides et complexes à appréhender, en particulier lorsqu'ils sont américains. Le rachat de Twitter par Elon Musk soulève ainsi des questions politiques et idéologiques majeures.

L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), qui porte sur la liberté d'expression, définit cette dernière par trois volets : le droit d'informer, le droit de s'informer et le droit de s'exprimer. Or, l'économie numérique et les réseaux sociaux soulèvent des problématiques majeures dans ces trois dimensions.

Lors des élections présidentielles de 2017, qui ont constitué le premier grand théâtre de l'ingérence russe dans un scrutin, Jean-Yves Le Drian se demandait si l'économie numérique signait un changement de nature, ou un changement d'échelle. Nous devrions continuer à nous poser la même question : les réseaux sociaux sont-ils une amplification de l'exercice démocratique, ou sont-ils devenus, par nature, antidémocratiques ? Selon moi, les réseaux sociaux, en raison du modèle économique qu'ils promeuvent, par les biais algorithmiques qui les caractérisent et par la captation cognitive qu'ils entraînent, sont devenus antidémocratiques. Les réseaux sociaux en France sont aujourd'hui américains. Or, la pensée américaine conçoit la démocratie comme un marché dans lequel les idées doivent être mises en concurrence de manière pure et parfaite. C'est de cette concurrence que naît le débat public. Cette hypothèse suppose donc une libre concurrence des idées. Or, l'architecture technologique et économique des réseaux sociaux, qui s'appuie sur un système de recommandations, de viralité, et d'économie de l'attention qui survibilise un certain nombre de contenus au détriment d'autres, les rend par nature antidémocratiques. Les enjeux de l'économie numérique reposent en effet sur ce triptyque idéologique, technologique et économique.

Vous avez évoqué la dimension hybride du numérique. Les réseaux sociaux sont devenus des lieux d'influence, de pouvoir et de puissance, et, partant, des espaces d'ingérence, d'opérations cyber et de désinformation, dont les acteurs — à la tête desquels figurent la Russie et la Chine — adoptent des stratégies sophistiquées. La guerre hybride implique le politique, l'armée et la société civile. Elle s'inscrit dans une zone grise permanente entre guerre et paix. Les opérations hybrides visent à créer de l'érosion, de la dissonance et de la polarisation entre chaque angle de ce nouveau triptyque. La guerre d'Ukraine, bien avant 2022, a été un laboratoire à ciel ouvert de ces pratiques.

La désinformation couvre un spectre bien plus large que les seules fake news, comme le montre notamment le dernier rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem). Il distingue cinq grandes étapes dans la construction des fausses informations. La première repose sur une connaissance très fine du contexte socioculturel et économique de la cible. Elle est suivie par la création de narratifs. Les contenus, partant d'informations réelles qui sont décontextualisées, sont envoyés à des cibles identifiées comme fragiles sur des réseaux sociaux microcommunautaires, comme Rumble, avant d'être essaimés, par capillarité, sur les réseaux sociaux grand public. La récupération par les médias traditionnels de ces informations, qu'il s'agisse de les accréditer ou de les discréditer, contribue à leur donner de la visibilité. Ces opérations hybrides accompagnent des opérations plus conventionnelles, cinétiques, et se jouent sur le temps long et à bas bruit.

C'est la raison pour laquelle se pose la question de la modération, bien qu'il ne puisse s'agir de l'unique réponse à apporter à ce problème. En effet, il s'agit d'une véritable infiltration cognitive, à laquelle il est particulièrement difficile de faire face.

Je souhaitais enfin évoquer le splinternet. Face à l'utopie initiale d'un accès à l'information libre et gratuit, nous assistons finalement à la fragmentation du cyberespace en blocs idéologiques. La Chine a entamé sa stratégie de souveraineté technologique à la fin des années 1990 à travers sa grande muraille numérique. C'est également le cas de l'Iran, ainsi que de la Russie, qui, depuis le retour de Vladimir Poutine au pouvoir en 2012, a lancé un certain nombre de lois et de projets techniques afin de déconnecter les infrastructures russes du réseau global.

Le splinternet soulève la question de la souveraineté technologique – ou informationnelle –, de notre modèle idéologique et de l'asymétrie de pouvoir entre démocraties et régimes techno-autoritaires. En effet, ces derniers ferment leur écosystème informationnel tout en attaquant le nôtre, qui reste ouvert, poreux et réceptif, par des opérations d'ingérence permanentes. Les réseaux sociaux nivellent donc l'information et en effacent la hiérarchisation.

La question de l'information est souvent traitée sous son angle aval, c'est-à-dire au travers du prisme de la réception. Or, les conditions de production de l'information sont tout aussi importantes. Savons-nous toujours fabriquer de l'information, et nous informer correctement ? Ces interrogations doivent nous conduire à réfléchir à l'architecture démocratique de nos institutions et à la robustesse de nos médias et de notre journalisme.

Sans souveraineté technologique, la régulation permet de gagner une souveraineté défensive normative. De ce point de vue, le DSA est nécessaire, mais il est insuffisant. En effet, nous ne pouvons ignorer la dimension techno-industrielle de la question. Par ailleurs, la modération n'est pas l'unique réponse aux problématiques que j'ai évoquées. D'une part, elle est faillible ; d'autre part, la volumétrie des informations qui circulent rend nécessaire une automatisation de la modération, par des algorithmes, sur l'ensemble de la chaîne. Or, cela revient à automatiser l'État et la justice, car nous manquons de moyens techniques humains pour y faire face. Ainsi, la loi et la norme existent ; mais l'application de ces textes est bien plus complexe.

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Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique

Il y a une dizaine d'années en France, le ministère de l'Économie et l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ont adopté le plan de connectivité qui a fait de la France l'un des pays les plus connectés au monde. Beaucoup d'entre vous sont issus de territoires où la connectivité pose encore problème. Nous finalisons actuellement la construction des infrastructures qui permettront d'atteindre des niveaux de capillarité de pénétration de cette connectivité très significatifs. Il me paraît en effet nécessaire de rappeler l'importance de la volonté politique en la matière, car la réflexion sur ces sujets doit s'inscrire dans le temps long.

Dans ma dernière tribune parue dans les Échos la semaine dernière, j'ai parlé du passage d'une vision utopique à une vision dystopique du numérique. Dans les années 1990, suivant l'esprit des théories de Fukuyama, nous étions tous convaincus qu'internet contribuerait à apporter la démocratie et l'éducation à tous, notamment dans les pays émergents, et que l'économie se développerait sans inflation. Nous constatons désormais le contraire. Pourtant, ce narratif était très puissant. Son point d'orgue — et son point d'arrêt — a probablement été l'affaire Snowden, lorsqu'un analyste de la National Security Agency (NSA) a révélé que des centaines de millions de personnes dans le monde étaient écoutées par les États-Unis. La dystopie a été accentuée depuis par le déclenchement de nombreuses autres affaires, notamment Cambridge Analytica. Peu à peu, les plateformes qui s'étaient présentées comme des acteurs du bien commun se sont révélées avoir des intérêts particuliers, qui s'opposaient de manière parfois significative avec ceux du bien commun.

Nous assistons désormais à une électrisation du débat dans son ensemble, et à une résonnance entre réseaux sociaux et chaînes d'informations. Les travaux de recherche américains, notamment ceux menés par le Pew Research Center, montrent que ce ne sont pas uniquement les réseaux sociaux qui participent à la diffusion de fake news, mais également la capacité de nombreux canaux à gagner facilement de l'audience. Le modèle est le même que celui des plateformes, et s'appuie massivement sur la publicité. Plus que la qualité du discours, c'est la quantité du trafic qui compte. Cette logique est problématique. Elle pose la question du modèle et de l'indépendance de l'ensemble de ces plateformes et de ces médias, mais aussi de la logique de marché que peuvent adopter ces acteurs par rapport à l'information. Ces dynamiques s'observent en France, aux États-Unis, et dans de nombreux pays occidentaux. Les rares pays qui arrivent à s'extraire de ces logiques sont ceux où le financement de la presse est autonome et consistant, comme le Japon.

Reprenant les termes de Jean-Yves Le Drian, Mme Mhalla s'est demandé si nous assistions à un changement d'échelle ou de nature. La logique n'est pas incrémentale, mais plutôt de rupture. Nous pourrions même parler de nouvelle épistémologie. Le rapport à la vérité et au savoir est profondément affecté par cette dynamique. Les sachants ont en effet perdu l'aura dont ils jouissaient.

Les incidences sur le modèle de la démocratie sont très fortes. La marchandisation de la démocratie est problématique. Toutefois, les pères fondateurs, de la démocratie aux États-Unis, tels qu'Adam Smith ou Alexis de Tocqueville, eux-mêmes, ont rappelé la nécessité de s'appuyer sur des régulateurs très puissants. Pour ma part, je ne crois pas que la nature même du libéralisme contienne une forme de dévoiement naturel des principes démocratiques. Au contraire, Smith et Tocqueville nous mettaient en garde contre les dangers de pouvoirs économiques débridés.

La diffusion de contenus polémiques sur les réseaux sociaux entraîne six fois plus de trafic naturel que le développement des contenus plus complexes témoignant d'une pensée critique. Selon un think tank américain, la suppression d'une grande partie de la modération sur Twitter par Elon Musk a entrainé une augmentation de 40 % des discours de haine et de 60 % des discours antisémites. Ces chiffres rappellent la nécessité de disposer de contre-pouvoirs puissants. Vous avez évoqué le DSA. Cependant, ces régulations ne font pas encore effet.

Cette logique d'asymétrie profite avant tout aux acteurs — dont certains sont étatiques ou paraétatiques —, qui diffusent de fausses informations. Leur stratégie s'inscrit dans le temps long plus que dans des périodes de crise, lors desquelles les individus ont davantage tendance à se fier à des informations officielles. Ainsi, la diffusion de fausses informations s'est révélée très efficace pour infléchir les politiques énergétiques européennes. L'achat en masse de gaz russe a été appuyé par des opérations traditionnelles d'influence avec des outils de lobbying actif, mais également par la construction d'un narratif sur les réseaux sociaux faisant du gaz un acteur central de la décarbonation.

Paradoxalement, j'estime que les régimes autoritaires sont généralement perdants à cet égard. En Chine, la diffusion de discours selon lesquels il n'était pas nécessaire de se vacciner a engendré une baisse de 40 % de la production industrielle. La Russie, quant à elle, semble engagée dans une voie sans issue. La capacité de contrôler l'information est souvent bien plus dangereuse que le fait de la libérer.

Aussi, pour ma part, je ne crois pas que la technologie soit dotée d'une conscience propre qui la rendrait plus forte que toute autre forme de système, y compris démocratique. Le DSA et le Digital Markets Act (DMA) s'inscrivent dans cette veine. Ils représentent une avancée majeure en introduisant dans les textes des notions ex ante. La délégation du pouvoir de régulation aux plateformes signe notre entrée dans une nouvelle ère post-westphalienne, qui remet partiellement en cause la notion de prééminence des États, et durant laquelle nous devrons cohabiter avec ces acteurs. Dans ce contexte, l'action politique et l'institution démocratique seront appelées à prendre davantage d'importance, afin d'être en mesure de contrôler ces plateformes. Dans le temps long, l'Europe devrait pouvoir agir sur les deux fondements de la souveraineté que sont les fondateurs des Gafam et les agrégateurs de data — les terres rares, les processus de transformation, les réseaux de transport et les data centers apparaissant comme des facteurs secondaires.

Deux paris sont essentiels pour y parvenir. Le premier est celui de l'Europe. L'échelle nationale est en effet insuffisante pour interpeler et réguler les plateformes, qu'elles soient américaines, chinoises, ou européennes à l'avenir. Les textes qui ont poussé ces plateformes à s'adapter, tels que le règlement général sur la protection des données (RGPD), le DSA et le DMA étaient d'ailleurs à l'échelle européenne.

Le second pari concerne la nature de la régulation. Comme le disait le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, lors des attentats qui ont touché la Norvège dont il était alors premier ministre, ce n'est pas avec plus d'autoritarisme, mais bien en s'appuyant sur les principes démocratiques, qu'il est nécessaire de réagir. Par ailleurs, bien que la multitude soit à l'origine de l'accélération de la propagation des fake news, elle doit elle-même être introduite comme facteur de régulation. Il est vain de s'enfermer dans une logique dystopique et de chercher à répondre avec des régulations plus théoriques qu'autoritaires, en raison de l'enchevêtrement profond de tous les éléments de ce système.

Je conclurai sur l'intégration du hard power et du soft power. Dans les pays autoritaires, elle s'apparente à une déformation de la réalité, que l'on peut qualifier de propagande. Depuis la guerre d'Algérie, la France a veillé à l'indépendance de ses médias pour éviter que l'Exécutif ou le pouvoir militaire ne puissent s'approprier la construction du narratif. Ainsi, en Afrique de l'Ouest, où la France est en difficulté, ce n'est pas le hard power, mais bien le soft power, qui a failli. Contrairement à la BBC, France Médias Monde a échoué à créer des outils qui, sur le plan numérique, pouvaient engager les sociétés civiles et diffuser les valeurs qui nous sont chères.

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J'invite les orateurs de groupe à prendre la parole.

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Le droit à l'information dans le monde numérique constitue un enjeu démocratique fondamental. La révolution numérique à laquelle nous assistons depuis plusieurs années démultiplie les quantités d'informations, ses canaux de diffusion et provoque une transformation profonde des acteurs traditionnels, comme ceux de la presse. Si cette révolution est porteuse d'avantages, elle représente également de nombreuses dérives, que vous avez évoquées.

Le rapport Bronner émet plusieurs propositions dans le champ de l'éducation ou de la lutte contre les diffuseurs de la haine. Ce travail s'inscrit également dans la continuité des actions engagées par la France depuis 2017 pour réguler les grandes plateformes d'internet.

Quel est votre avis sur la loi dite Avia ? De nombreuses dispositions de cette loi ont été censurées par le Conseil constitutionnel au nom de la liberté d'expression. Comment pourrions-nous mieux réguler ce fléau, face à des plateformes qui refusent de jouer le jeu ?

Monsieur Babinet, il est vrai que l'Europe représente l'échelle à laquelle nous devons engager des dispositions si nous souhaitons qu'elles soient efficaces. Vous nous appelez également à adopter une régulation qui s'appuie sur davantage de démocratie. Quelles propositions suggérez-vous en ce sens ?

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Je souhaiterais interroger Mme Mhalla concernant le droit voisin de la presse. En tant que rapporteur pour avis du budget lors du PLF 2023, j'ai eu l'occasion d'auditionner de nombreux acteurs du monde de la presse concernant les lacunes relatives au droit voisin. Malgré des avancées louables, tous s'accordent à reconnaître qu'une réelle prédation est exercée par les plateformes telles que Facebook ou Google, qui exploitent les contenus des entreprises de presse en les mettant gratuitement à disposition des internautes. La transposition du droit voisin en 2019 comportait des failles, dans lesquelles se sont engouffrées ces plateformes. Pendant deux ans, les Gafam ont mobilisé des moyens de pression inimaginables, pilotés par les lobbies, pour contourner le droit. Aussi les entreprises de presse françaises restent-elles confrontées à une forte opacité. Ces mastodontes du numérique sont difficiles à saisir : ils sont entourés d'avocats et de juristes qui minimisent leur chiffre d'affaires et leurs recettes réelles.

Si ce référencement génère bien entendu du trafic sur les sites des éditeurs de presse, il est sans commune mesure avec les revenus publicitaires et indirects qu'en tirent leurs plateformes. Les revenus publicitaires des éditeurs ont ainsi été réduits de 50 % ces dix dernières années, et ont été captés à 90 % par les Gafam.

Comment améliorer nos relations entre nos éditeurs et ces plateformes ? Une législation beaucoup plus contraignante serait-elle nécessaire ?

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L'un des piliers de notre démocratie est le droit à une information fiable, libre, pluraliste et indépendante. La concentration des médias, qu'ils soient ou non numériques, entre les mains de quelques milliardaires remet en question ce principe.

Ces dernières semaines, l'arrivée à la tête de Twitter d'Elon Musk a provoqué le départ, volontaire ou contraint, de plus de 5 700 des 7 500 employés. Ce grand défenseur du free speech cristallise les inquiétudes. A-t-il encore la capacité, ou même la volonté, de maintenir par la modération un environnement sûr et une information fiable pour les utilisateurs de Twitter ?

À l'heure où le numérique représente l'une des sources d'information les plus importantes, il est alarmant qu'une poignée d'hommes d'affaires constituent une nouvelle forme de pouvoir non étatique, alors que leurs motivations premières ne sont pas l'intérêt général et la bonne santé de notre démocratie.

Les réseaux sociaux sont désormais des entités géopolitiques de poids, qui véhiculent des idéologies débarrassées de véritable contrôle ou de boussole morale. Certains États ou groupes d'intérêt utilisent déjà les réseaux sociaux comme des outils politiques de censure, de coercition et de cyberdéstabilisation. La Commission européenne, dans sa dernière version du DSA, a intégré le mécanisme du crisis response mecanism pour répondre au risque de guerre informationnelle numérique et de désinformation. Madame Mhalla, puisque vous estimez que nos outils ne peuvent être efficaces pour faire barrage aux fausses informations ou aux opérations de ciblage pour décourager ou influencer les électeurs, que proposeriez-vous pour nous en défendre ?

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La pandémie de covid-19 nous a rappelé le rôle crucial des données pour informer et aiguiller la prise de décision publique, par exemple dans la création des applications de suivi de la progression de l'épidémie pour les citoyens. Toutefois, l'ouverture des données par nos administrations n'est pas chose aisée pour ces dernières, quand bien même il s'agit d'une obligation légale depuis la consécration du principe d'ouverture par défaut de celles-ci. Les résistances existantes montrent que l'ouverture des données publiques représente en réalité un changement de paradigme pour l'action publique. C'est une véritable révolution pour l'État que de penser ainsi, car elle implique d'assembler des communautés d'acteurs dans une logique de coproduction. Pourtant, nous sentons bien que c'est le sens de l'histoire que d'innover, mais l'État doit être précurseur en la matière pour ne pas rester bloqué face à ces craintes, au risque d'être continuellement dépassé par les évolutions réelles et rapides du numérique.

Quelle coordination instaurer entre les acteurs afin d'y parvenir ? Quels garde-fous appliquer à l'utilisation de l'intelligence artificielle par la puissance publique et inversement ? Comment rassurer cette dernière dans cette utilisation du monde numérique ? Les institutions sont également de plus en plus confrontées à un brouillage des repères avec des usurpations d'identité ou des fraudes. Comment y faire face ? Enfin, le numérique semblerait pour beaucoup d'administrations rendre la prise de décision plus complexe et plus difficilement traçable. Est-ce une réalité, et, le cas échéant, comment y remédier ?

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L'hôpital André Mignot de Versailles a récemment fait la cible d'une cyberattaque, qui a perturbé son fonctionnement et nous a rappelé les menaces pesant sur la sécurité des patients. En 2021, 582 établissements hospitaliers français ont été victimes d'une attaque de ce type, soit un établissement sur six. Selon le baromètre du club des experts de la sécurité de l'information et du numérique, une entreprise française sur deux a été victime d'une agression numérique en 2022.

À l'échelle européenne, la question de la sauvegarde des data, et notamment des données financières, se pose également. Le Conseil de l'Union européenne a d'ailleurs avancé sur ce sujet la semaine dernière en adoptant le règlement sur la résilience opérationnelle numérique du secteur financier (Dora). Il assurera la résilience du secteur financier européen en cas de perturbation opérationnelle grave.

La sécurité des équipements permettant la conservation des données doit également être interrogée. Le numérique n'est pas seulement un objet immatériel, mais repose sur des installations informatiques tangibles, qui peuvent être sujettes à des incendies, des dégradations ou des pannes d'électricité. Elles doivent, en outre, être renouvelées régulièrement.

Au niveau national comme international, comment garantir la sauvegarde des données des citoyens ? À l'ère du soupçon et des fausses vérités, c'est aussi leur confiance qui est en jeu.

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Après avoir incarné la promesse d'un monde meilleur dans l'accès universel au savoir et d'une société de partage, le numérique fait désormais l'objet d'une méfiance grandissante. Cette suspicion est en grande partie fondée, notamment en ce qui concerne les géants du numérique. Ces derniers concentrent un pouvoir inédit, qui s'exprime à travers des situations de monopole, de leur opacité, de leur non-redevabilité face aux pouvoirs publics ou encore de leur influence économique et culturelle sans précédent.

Vous soulignez que le numérique ne peut être considéré comme le seul responsable de ces maux. Il est plutôt un symptôme. À ce titre, nous devons nous interroger collectivement sur l'état de notre débat public et sur la manière dont les modèles économiques des acteurs du numérique conduisent à de telles dérives.

Vers quel modèle numérique à la fois vertueux en termes de production et de circulation de l'information, et économiquement viable, devrions-nous tendre ? Quelles nouvelles mesures, au niveau national et européen, recommandez-vous, notamment en matière de régulation afin de créer un cadre de confiance pour renforcer la coopération avec les Gafam ?

Par ailleurs, dans notre pays, les groupes de l'audiovisuel public jouent un rôle de premier plan dans la diffusion d'une information fiable et de qualité. Comment évaluez-vous leurs performances dans ce domaine et quelles sont vos recommandations pour améliorer leurs audiences et garantir une information fiable ?

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Nous avons récemment encore évoqué dans cette commission le problème démocratique que pose le phénomène de plus en plus préoccupant de la concentration des médias traditionnels dans les mains d'un petit nombre d'industriels, qui entendent y exercer leur influence politique. Un arsenal de mesures en droit interne est facilement imaginable pour les réguler, à commencer par une refonte démocratique de la gouvernance des médias afin de rendre les journalistes maîtres de leur ligne éditoriale. Or, dans le cas des plateformes numériques, peut-être en raison d'une forme de mépris – parce qu'ils ne sont pas considérés comme des médias nobles –, ou parce qu'ils paraissent toujours plus lointains et trop difficiles à réguler, peu de propositions émergent. À peine mise sur pied, la taxe Gafam française est d'ailleurs déjà appelée à disparaître. Pourtant ces plateformes sont devenues omniprésentes dans nos vies et ont engendré de nouvelles problématiques.

Tout l'espoir repose sur l'échelon européen : le DMA a signé des avancées concrètes en matière de transparence et d'interopérabilité, en favorisant l'ouverture des situations de monopole. Cependant, il ne s'est pas attaqué aux acquisitions sauvages des startups européennes innovantes porteuses de technologies complémentaires. Le European Media Freedom Act, en cours de discussion, achoppe encore sur la pertinence d'élargir la régulation plateforme numérique.

Quelles mesures de droit national pourrions-nous adopter pour préserver les droits numériques des Français ? Devons-nous plutôt tout attendre d'une législation européenne ? Comment assurer la transparence de l'action des plateformes et les contraindre à réguler les contenus qu'elles proposent ?

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Vous avez décrit la marchandisation de la démocratie et le pouvoir considérable exercé par de grands groupes multinationaux sous des apparences de liberté, en créant certes parfois de nouveaux droits. Vos propos soulèvent ainsi des questions sur les mutations sociales, démocratiques et anthropologiques à l'œuvre. Il semble que nous souffrions d'un problème de cadre législatif global.

Ne faudrait-il pas une intelligence publique numérique plus développée pour faire face à la valorisation par le modèle du numérique de certains types d'informations polémiques et de certaines perceptions du monde qui tentent d'investir notre imaginaire ?

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Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique

Le Conseil national du numérique et moi-même nous sommes toujours montrés réservés sur la loi « Avia ». Nous pensons que les enjeux de constitutionnalité à maintes reprises dénoncés à son égard sont problématiques. Je suis heureux de voir que le DSA a permis de remettre de l'ordre dans le débat en la matière.

La plus importante limite du DSA est la réduction du montant des amendes de 10 % à 6 %, décidée dans la dernière ligne droite de la présidence française. Lorsque des amendes sont prononcées contre les Gafam, aux États-Unis ou en Europe, leur cours en bourse remonte en réalité dans la journée même. Ces entreprises ne prendront en compte les contraintes de la régulation que si les amendes deviennent significatives, et représentent plusieurs mois de chiffre d'affaires, et non quelques jours – voire, quelques heures, dans certains cas. Il est essentiel que nous durcissions cette contrainte.

En s'assurant que les médias ne sont pas des vecteurs de désinformation, le DSA et le DMA œuvrent pour le financement des médias. L'application de ces textes nous permettra probablement d'assister à une volonté des plateformes de s'appuyer davantage sur les médias officiels.

L'ouverture des données publiques est un sujet fondamental. Il me semble que cette question soulève, plus encore, celle du nouveau modèle productif à venir, aboutissant au passage d'une organisation en silo à un fonctionnement transversal. La circulation de la donnée devient alors fondamentale. L'État français tente de débloquer les données depuis plus d'une dizaine d'années. Les résultats restent selon nous insuffisants, en raison, notamment, de la qualité des compétences disponibles.

Vous m'avez interrogé sur la place de l'intelligence artificielle dans les systèmes administratifs. L'intelligence artificielle est un facteur massif de productivité. Avant de se préoccuper des risques, il faut prendre la mesure des opportunités induites. Je ne nie pas l'existence de risques, mais je m'inquiète de la surestimation de ces derniers, qui est une tendance prépondérante en France. Les États-Unis et la Chine ont pris conscience du potentiel de domination économique et de souveraineté dans l'espace cyber et militaire que représente l'intelligence artificielle. Or, le plan intelligence artificielle adopté par la France est insuffisant, tant dans son application que dans son dimensionnement.

Il est notable que l'Ukraine soit l'un des pays les plus résistants aux cyberattaques. Le pays est resté connecté à internet – bien que sur les lignes de front, cette connexion ait été assurée grâce aux stations Starlink. 10 % des 66 millions de codeurs de la plateforme GitHub sont ukrainiens. La situation de nos services publics en ce domaine, au contraire, est particulièrement alarmante, et représente un risque important pour notre souveraineté. La France souffre d'un manque de compétences. Nous devons former davantage d'ingénieurs et de techniciens spécialisés dans le numérique, mais également actualiser la formation des ingénieurs actuels.

Vous m'avez interrogé sur l'Europe du futur. Nous devons d'abord retrouver de l'autonomie dans la gravure des semi-conducteurs d'une taille inférieure à 12 nanomètres. Les États-Unis ont investi 52 milliards dans ce domaine, contre 40 à 48 milliards de la part de l'Union européenne. Par ailleurs, il est impératif d'agir rapidement sur ce plan. Intel ou Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) doivent installer des fonderies en Europe. L'une d'entre elles sera implantée en Allemagne. Sept ou huit seraient nécessaires dans l'Union. En France, aucune fonderie n'est capable de graver les semi-conducteurs d'une taille inférieure à 25 nanomètres. Or, les systèmes d'armes, et notamment les missiles, ont besoin de ces équipements pour fonctionner correctement.

Par ailleurs, nous devons être en mesure de traiter des données de haute volée. Les plateformes font partie du monde de demain et ne seront pas démantelées, car elles sont à l'origine de la création d'écosystèmes numériques et elles permettent de centraliser des données dans les pays où elles sont implantées. Nous devons faire apparaître ces plateformes en Europe. Je vous invite à consulter les travaux que j'ai publiés à l'institut Montaigne sur le retard accumulé par l'Europe en matière de capital-risque, dont le montant est repassé sous les 100 milliards d'euros d'investissements. Les États-Unis investissent pour leur part 480 milliards de dollars – un montant qui s'élèverait à 160 milliards de dollars pour la Chine et à 120 milliards de dollars pour l'Inde.

S'agissant de la souveraineté économique, je salue le soutien de la France à une taxe à 15 % sur les profits des entreprises. Il est primordial d'appliquer cette disposition, dont plusieurs pays européens retardent l'entrée en vigueur.

Les acquisitions de start-up sont bienvenues. En effet, lorsque des fondateurs d'entreprises s'enrichissent, ils réinvestissent leurs fonds dans l'économie locale et favorisent l'émergence d'un écosystème numérique. L'isolation vis-à-vis des États-Unis, qu'ont cherché à établir de précédents ministres de l'Économie, met notre écosystème en danger.

Enfin, l'Europe reste l'espace qui produit le plus de prix Nobel, de médailles Fields, de diplômés en licence, en master et en doctorat. Le capital humain existe ; seulement, il n'est pas suffisamment synchronisé, contrairement aux États-Unis, qui s'appuient pour cela sur des investissements fédéraux. 3,5 % de PIB y est investi dans la R&D, et 1 % de grants fédéraux sont synchronisés à l'échelle des universités fédérales, principalement à destination des technologies de l'information. Je suis convaincu que le retard européen est largement dû au fait que nos initiatives sont isolées les unes des autres.

En outre, le numérique reste la principale force à l'œuvre pour décarboner les systèmes de production industrielle, les supply chains, les manières d'habiter les bâtiments et les systèmes de transport. L'Europe pourrait réussir à devenir souveraine sur l'enjeu environnemental, en s'appuyant notamment sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières et l'ensemble des régulations à cet égard. Le lien entre environnement et numérique doit être accentué, en formant de nouvelles compétences à la croisée de ces deux domaines.

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Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, enseignante à Sciences Po et à l'École polytechnique

Je n'ai jamais dit que les mesures proposées pour remédier aux problèmes évoqués ne fonctionnaient pas pour faire barrage aux fausses informations, mais que la norme et la loi étaient des conditions nécessaires, mais insuffisantes.

L'architecture opérationnelle de gouvernance du DSA est encore à l'étude. Pour avancer correctement en ce sens, il me paraît nécessaire de distinguer différents niveaux d'intervention. Le premier est celui de la Commission européenne, qui, pour documenter ses dossiers, s'appuiera sur les régulateurs nationaux et s'interroge sur l'acteur qui prendra la direction de ce travail. Il pourrait s'agir de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ou d'une gouvernance interrégulateur. Cette question soulève celle de l'interrégulation. En France, plusieurs instances de régulation coexistent, et leur coordination est fondamentale. J'ai évoqué les opérations hybrides ; M. Babinet a parlé de la lutte d'influence entre la Russie et la France au Sahel, qui a donné lieu au discours du Président Macron aux ambassadeurs en septembre dernier, sur le rôle des réseaux sociaux comme outil pour la diplomatie publique française. Cette « twitter diplomatie » est déjà pratiquée par de nombreux pays. En France, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) est chargé de surveiller les opérations d'ingérence étrangère. Depuis septembre, le Quai d'Orsay réfléchit à établir une cellule destinée à identifier les stratégies de désinformation, et, surtout, à définir la riposte.

Ces initiatives et acteurs sont donc multiples. En découle la question des liens qui leur permettront d'adopter une vision, non pas en silo, mais globale. Le manque d'agilité dans ces relations, d'une part, et de transparence, d'autre part, mérite donc notre réflexion. Si la transparence ne peut être totale, en effet, certains éléments d'ingérence mériteraient d'être portés à la connaissance de l'opinion publique, et de faire l'objet de communications entre les instances de régulation, voire, de cyberdéfense. Aussi la question de la coopération se pose-t-elle tant au niveau national qu'à l'échelle des relations entre la Commission européenne et la France.

S'agissant du droit national, internet n'a rien d'un Far West. Le droit national à ce titre date d'avant l'émergence des réseaux sociaux, puisqu'il s'appuie sur la loi de 1881, le code pénal et l'ensemble des lois relatives à ce sujet. La France est fortement dotée du point de vue normatif. La question est davantage celle de l'application de la loi, et, partant, des moyens humains et des moyens techniques qu'elle nécessite.

J'ai rappelé l'importance de considérer la chaîne de l'information sur l'ensemble de sa production, de l'amont à l'aval. Nous avons évoqué la réception, la régulation et la modération de l'information. Plus encore, l'aval de cette chaîne soulève la question de la résilience collective et individuelle, qui repose notamment sur l'éducation. Les modèles canadien et finlandais sont des sources d'inspiration que nous peinons pourtant à appliquer. En France, le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clemi) travaille sur la sensibilisation à la désinformation dans les écoles et les collèges. Ces modules devraient être dotés de moyens plus importants afin d'être systématisés, en ciblant non seulement les plus jeunes, mais aussi l'ensemble de la population – puisque les propagateurs de théories complotistes ne sont généralement pas des adolescents. Cette éducation aux usages ne doit surtout pas être techniciste : il ne s'agit pas seulement d'une injonction à mieux s'informer, mais d'armer collectivement les jeunes générations à comprendre le monde en s'appuyant sur la géopolitique, la philosophie ou l'histoire. La modération ne sera jamais suffisante, car il sera impossible de contrôler l'ensemble des contenus – au risque de basculer du côté de la censure. Il faut donc apprendre à chaque citoyen à naviguer en eaux troubles. Cet effort collectif, en réalité, est bien plus complexe à appréhender qu'une forme de solutionnisme juridique – qui ne relèverait que de la norme – ou technologique – en nous en remettant aux algorithmes.

Mme Amiot a évoqué le cas d'Elon Musk. Musk est lui-même un objet politique, géopolitique et industriel, qui cristallise la crise américaine, et face auquel nous devons mieux nous appuyer sur l'Europe. La question de la relation entre les États-Unis et l'Europe – ou la France – est fondamentale. Or, les États-Unis sont un allié instable en matière de politique intérieure. Il est difficile de prédire leur positionnement futur vis-à-vis de la France et de l'Europe. C'est la raison pour laquelle Elon Musk est intéressant : l'idéologie que sous-tend son projet industriel dépasse l'application du modèle de liberté d'expression maximaliste prôné dans le premier amendement de la constitution américaine. Le système Musk, qui englobe une partie de l'élite technologique californienne, qui est de plus en plus attirée par l' alt-right américaine, structure au travers de Twitter un agenda politique qui prépare une forme de post-trumpisme. Ainsi, le candidat plébiscité par Elon Musk et Peter Thiel, cofondateur de PayPal, est Ron DeSantis, plutôt que Donald Trump.

Peter Thiel a ainsi injecté des millions de dollars dans le réseau social alternatif Rumble, repaire de QAnon, qui fait prospérer de nombreuses thèses conspirationnistes aux États-Unis. Ainsi, au prétexte de maximiser la liberté d'expression, le rachat de Twitter par Elon Musk s'est doublé d'une ambivalence sur l'agenda politique défendu par ce dernier. L'écosystème sur lequel il s'appuie n'est pas totalement réfractaire au narratif antisystème, et reste alimenté par les narratifs russes et chinois. Lors des dernières élections de mi-mandat, Facebook a démantelé une vaste opération d'ingérence chinoise à l'origine de la diffusion de narratifs concernant Taiwan. L' alt-right, financée par une partie des conservateurs nationalistes et de l'élite technologique américaine, vise un repli interne aussi éloigné que possible des préoccupations internationales, telles que l'Ukraine ou la situation à Taiwan. Or, ce positionnement pourrait se révéler dangereux, à terme, pour l'Europe.

Le numérique et les médias forment un continuum : les émissions de télévision s'organisent par exemple pour diffuser des séquences faisant l'objet d'une viralité maximale sur les réseaux sociaux. À ce sujet, la concentration des médias soulève la question du modèle économique, de la gouvernance, de l'indépendance éditoriale, mais également celle du lien de confiance éditoriale entre lecteurs et médias. Le but recherché n'est pas une vérité absolue, mais un lien de confiance qui se construit et qui permet d'instaurer une forme de transparence puisque le lecteur sait que l'information est traitée sous un angle particulier.

La question des médias m'invite également à mentionner le modèle d'Arte, qui parvient à développer des contenus qualitatifs en circuit court. Le modèle numérique n'est pas toujours celui du gigantisme. D'autres modèles d'informations reposent sur des chaînes plus courtes, plus humaines, et mieux contrôlées. Outre Arte, les programmes de territoires intelligents et de smart cities en sont de bons exemples.

Les discussions sur le droit voisin sont révélatrices de notre capacité à faire appliquer le droit et la loi. Certes, les plateformes ne jouent pas toujours le jeu. Cependant, nous devrions aussi nous interroger sur notre propre responsabilité, et sur celle des médias à repenser leurs modèles économiques et de diffusion. Par ailleurs, l'un des arguments défendus par la presse pour rappeler la nécessité du respect du droit voisin concerne la confidentialité des données, ce qui semble paradoxal, au vu du nombre de cookies sur ces sites. En effet, le modèle de la gratuité repose nécessairement sur une monétisation – en l'occurrence, celle de nos données. C'est précisément ce qu'Elon Musk propose de casser, en suggérant la possible fin de la gratuité sur internet. De même, Meta expérimente la monétisation de certains de ses services.

Je préfère employer l'expression de souveraineté technologique, plutôt que de souveraineté numérique. Elle est effectivement bien plus large. En effet, la souveraineté doit s'appuyer sur les trois couches du cyberespace. La première, industrielle, est constituée par les infrastructures solides. La deuxième couche du cyberespace, formée par les systèmes d'information et les protocoles, est celle dans laquelle se logent généralement les cyberattaques. Enfin, la dernière couche, sémantique, cognitive, permet le contact avec les interfaces, comme les réseaux sociaux. C'est dans cette couche que nous produisons nos données. Or, l'Europe connaît des fragilités à ces trois niveaux.

Dans le débat public, la souveraineté a souvent été confondue avec le souverainisme ou une indépendance totale. Dans le champ technologique, eu égard à la construction technique du réseau interdépendant, et des matériaux nécessaires, l'indépendance totale est une utopie. En revanche, notre autonomie stratégique, qui désigne notre capacité à soutenir des rapports de force, doit s'appuyer sur une politique techno-industrielle plus fine et ciblée. Les investissements permis par France 2030 ne devraient pas être saupoudrés sur quelques domaines : à partir du peu de moyens disponibles, nous devons nous interroger sur la meilleure allocation des ressources possible, ce qui nécessite un diagnostic de nos filières critiques.

Enfin, pour viser cette souveraineté, nous devrons sortir de l'utopie de la mondialisation et du libéralisme heureux, en observant notamment la situation aux États-Unis où en Chine, mus par un capitalisme politique et un interventionnisme puissant de l'État, appuyés sur une vision et une stratégie à long terme. Sur leur modèle, nous devons construire les filières critiques. Il est par exemple regrettable que les chercheurs qui travaillent dans ces domaines soient finalement happés par les États-Unis.

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J'invite les autres députés qui le souhaitent à prendre la parole.

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Actuellement co-rapporteure d'une mission flash sur l'éducation critique aux médias, je réalise des auditions de différents acteurs publics et privés. Je serais heureuse de vous entendre, également, sur ce thème.

Pour participer à la lutte contre l'asymétrie de pouvoir entre les démocraties et les régimes technoautoritaires, il faut agir contre la désinformation et s'attaquer à la réception des informations et, prioritairement, à leur production. J'ai également entendu un message de confiance à réaffirmer envers nos démocraties menacées.

Notre mission parlementaire s'attache à la question de la réception, en dressant un état des lieux et des propositions de politiques publiques pour que les séniors, les familles et les jeunes puissent détecter et sélectionner une information fiable et de qualité. Aussi, pouvez-vous nous indiquer les collaborations qui existent entre le Conseil national numérique et les instances nationales de la culture, de la jeunesse, de la justice, de l'éducation, l'Arcom, ou le Clemi, pour n'en citer que certaines ?

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Monsieur Babinet, dire que la France est l'un des pays les plus connectés au monde, c'est mépriser les millions de Français qui vivent dans un désert numérique et sont privés de ce droit. Ainsi, le wifi n'est généralement pas proposé dans les TER, alors qu'il est disponible dans les bus de la capitale au Rwanda.

Vous prétendez également que l'Europe est l'unique échelon pour atteindre la souveraineté. Monsieur Babinet, la souveraineté européenne n'existe pas : la souveraineté est arrimée à la nationalité.

Votre propos coche toutes les cases du parfait macroniste libéral, européiste et mondialiste. Je ne suis pas sûr que la souveraineté européenne fasse avancer le déploiement du numérique dans nos territoires. Permettez-moi de vous rappeler que vous êtes président du Conseil national – et non fédéral – du numérique.

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Le droit à une information fiable et vérifiée est désormais menacé par la désinformation qui prolifère sur internet et les réseaux sociaux. Selon un sondage Franceinfo, 30 % des Français reconnaissent par exemple avoir déjà relayé de fausses informations. C'est la raison pour laquelle il est important que dès le plus jeune âge, l'éducation aux médias et à l'information permette aux élèves d'exercer leur esprit critique. Cette éducation est principalement assurée en milieu scolaire par les enseignants. Cependant, tous les enfants ne sont pas égaux face aux informations reçues. Les variables sociales, culturelles et géographiques sont également source d'inégalités. D'autres instances de socialisation, comme la famille, les associations ou les groupes d'amis peuvent orienter le développement cognitif de l'enfant et altérer sa capacité à distinguer le vrai du faux. Dans ces environnements, les enfants ne sont pas toujours bien accompagnés. Au-delà des actions déjà menées en milieu scolaire, quel type de soutien peut être apporté aux familles et aux associations afin de faire des citoyens des citoyens éclairés ?

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Le français est la quatrième langue la plus parlée dans le monde et la plus utilisée sur internet. En 2050, elle devrait se hisser au deuxième rang du classement, ce qui représente une chance pour notre pays et une aide pour asseoir le rayonnement de la francophonie.

La promotion de la langue est une opportunité de diffuser des contenus culturels et artistiques qui affirment une vision du monde, et de garantir une information de qualité et un espace numérique respectant nos principes démocratiques et nos valeurs républicaines. Toutefois, la France doit pour cela se prévaloir d'une présence forte sur internet. Or, selon la synthèse La langue française dans le monde 2022 élaboré par l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), la saturation de l'internet francophone des pays industrialisés ne laisse pas de place à beaucoup plus de connexions simultanées aujourd'hui. Que recommandez-vous pour faire du numérique un accélérateur de la francophonie dans le monde ?

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Je souhaitais recueillir votre avis sur la conciliation du droit à l'information dans le numérique avec les autres droits du numérique, comme le droit de rectification ou le droit de déréférencement. En effet, si ces droits reconnus par la jurisprudence européenne sont tous légitimes, certains entrent pourtant en contradiction. Ils sont parfois même détournés pour cette raison. C'est principalement au juge que revient la responsabilité de veiller à garantir un juste équilibre entre le droit du public à l'information et la protection des données personnelles. Considérez-vous que ce juste équilibre soit garanti, en France comme en Europe, en théorie comme en pratique ? En outre, pensez-vous que nous devrions être égaux en ces droits ? En tant que député, est-ce que je dispose des mêmes droits numériques qu'hier, lorsque je n'étais pas élu ? Croyez-vous que les citoyens soient suffisamment informés de leurs droits et de l'impact de leurs décisions personnelles ou professionnelles sur ces droits ?

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La France est en situation de dépendance dans le secteur du numérique, ce qui menace sa démocratie, son économie et les libertés individuelles. Les gouvernements successifs ont laissé d'autres puissances comme la Chine et les États-Unis contrôler l'industrie, les technologies et la régulation de la révolution numérique à leur seul profit.

Dans le cadre de l'examen du budget pour 2023, notre collègue Aurélien Lopez-Liguori a rédigé un rapport sur la souveraineté numérique. Quelles mesures concrètes préconiseriez-vous aux législateurs que nous sommes pour développer chacun des quatre axes qui permettraient selon ce rapport de construire notre souveraineté numérique ? Pour rappel, ces axes consistaient à assurer notre sécurité numérique par la régulation normative, à réformer la fiscalité, à mieux soutenir et protéger des acteurs français du numérique – peut-être par la commande publique – et enfin à garantir la protection effective des données.

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Votre analyse est intéressante. J'ajouterai néanmoins que sitôt qu'Elon Musk a racheté Twitter, il a réintégré M. Trump dans la plateforme.

Vous avez parlé des moyens existants pour modérer ce far-west numérique, dont vous récusez l'existence. Que peut faire l'Union européenne pour empêcher une modification de l'algorithme qui renforcerait la visibilité de certaines présences politiques au détriment de la démocratie ?

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À l'occasion de la Coupe du monde de football, le nombre de paris en ligne a fortement augmenté. Nous sommes conscients des risques liés à l'addiction aux jeux, sur les jeunes, en particulier. Dans une charte signée avec l'Autorité nationale des jeux (ANJ), les grands opérateurs de jeux en ligne se sont engagés à diffuser une publicité plus responsable, visant à mieux maîtriser les communications publiées sur les réseaux sociaux, concernant, notamment, l'encadrement des pratiques des influenceurs.

Pensez-vous qu'il faudrait adopter un véritable cadre législatif de contrôle sur les messages diffusés par ces influenceurs sur les réseaux sociaux ?

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Face aux géants en ligne et au sentiment d'homogénéisation des opinions et de déhiérarchisation de l'information, les services de médias jouent un rôle essentiel pour la démocratie. Or, les Français ont peu confiance dans les médias et dans le numérique. En 2022, un Français sur deux fait confiance à la presse, la radio et la télévision, tandis qu'un Français sur quatre se fie à internet.

Le DSA s'appliquera en 2024. Il prévoit des obligations en matière de modération et de transparence des algorithmes et systèmes de recommandation. Ce qui est illégal hors ligne devrait être illégal en ligne. Cependant, au vu des difficultés et des interrogations récentes de l'Arcom vis-à-vis de Twitter, et, surtout, de son absence de sanctions, que peut changer l'entrée en vigueur du DSA et du futur Media Freedom Act pour l'audiovisuel français, notamment public ?

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J'ai trouvé les propos de M. Babinet optimistes et bienvenus sur la multitude, à l'origine de la propagation de fausses informations, certes, mais également source de solutions pour ouvrir une nouvelle forme de régulation. Cette multitude concerne peut-être aussi tous les citoyens. À l'instar de la Finlande, qui a voulu former 1 % de sa population à l'intelligence artificielle, que pensez-vous d'une initiative française pour former l'ensemble des adultes à une compréhension de ce qu'est l'information, notamment à l'ère numérique ?

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Le droit à l'information ne concerne plus seulement nos données personnelles, prétendument protégées par les normes en vigueur. Cette notion est en réalité déplacée. Les géants de la tech étrangers disposent de données brutes dites non personnelles, innombrables et précises, provenant de nos appareils connectés et récupérées à notre insu. Une fois recoupées, ces données quotidiennes permettent un profilage numérique bien plus précis, efficace et marchand que les données dites à caractère personnel. Il me paraît illusoire de vouloir garantir la sécurité numérique des Français et des Européens sans rompre avec la politique de la règle européenne. Les Gafam ou les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) n'ont pu émerger et atteindre un tel niveau de capitalisation et de puissance que grâce à la mise en place d'écosystèmes favorables, de commandes publiques de masse et en affirmant leur souveraineté. Ne pensez-vous pas que la France qui peine à mesurer et à contrôler le phénomène doive urgemment favoriser l'émergence des géants numériques européens, afin de maîtriser les outils nécessaires à notre souveraineté numérique et assurer une meilleure protection des citoyens ?

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Il y a un peu plus de deux mois, Reporters sans frontières a publié un livre blanc intitulé 30 propositions pour le droit à l' information dans la perspective des états généraux du droit à l'information. Les objectifs affichés consistent notamment à consolider les droits et les devoirs des journalistes. Le document vise à accorder un maximum de droits d'information à ceux qui reçoivent des contenus, et qui peuvent être manipulés ou voir leur droit à la santé ou leurs droits de consommateurs, de citoyens ou d'acteurs économiques et sociaux violés. L'étude lève à nouveau le voile sur la confusion des citoyens face à la profusion d'informations. La relation bilatérale entre les journalistes et le public étant mise à mal, Reporters sans frontières propose plusieurs pistes, telles que la création d'un pass médias pour les 15-24 ans, à l'image du pass culture. Quel est votre avis sur ce rapport et sur cette préconisation en particulier ?

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Le RGPD a institué un droit à l'information sur l'utilisation des données numériques. Grâce à cette évolution législative particulièrement attendue, la protection des données personnelles est renforcée. L'Europe se distingue en offrant la plus forte protection en la matière. Pour autant, des difficultés subsistent dans l'application des principes du RGPD pour de nombreuses entreprises, associations ou petites organisations. Or, le développement dans le numérique est vital pour l'économie de demain. Ces petites structures doivent pouvoir mener des stratégies numériques sans se heurter à des obstacles qui les décourageraient.

Ne pourrions-nous pas clarifier et simplifier les procédures tout en garantissant le même niveau de protection des données personnelles ? Serait-il possible de développer un meilleur accompagnement pour les petites entités qui rencontreraient des difficultés à s'approprier ce règlement ?

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La délégation aux droits des femmes a organisé la semaine dernière un colloque sur les cyberviolences, notamment à l'encontre des femmes. Plusieurs limites ont été identifiées dans les moyens de lutte. Ainsi, la plateforme Pharos ne semble pas adaptée au signalement des cyberviolences. Par ailleurs, les plateformes ne répondent pas aux réquisitions judiciaires et bloquent les procédures. Un manque de formation des policiers a aussi été pointé du doigt. Vous avez cité plusieurs des solutions préconisées, comme la communication sur le harcèlement auprès des parents et des enfants, le rôle de l'éducation, et des sanctions plus fortes. J'entends votre propos sur la non-modération. Cependant, la modération pourrait permettre de sanctionner financièrement les Gafam. Quelles sont vos propositions en ce sens ? Vous paraît-il pertinent de transposer à la lutte contre le sexisme en ligne le dispositif visant à sanctionner un internaute qui propage une fausse nouvelle ?

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59 % des Français des moins de 25 ans admettent faire davantage confiance aux réseaux sociaux qu'aux médias traditionnels pour s'informer. La cause principale, selon eux, en est la censure et la désinformation. L'accès immédiat à une large quantité d'informations est en soi louable, mais il est important de se préoccuper de la véracité de ces informations. Nous avons auditionné M. Patino, d'Arte, Mme Saragosse, de France Médias Monde, Mme Veil, de Radio France, M. Derobe de TV5 Monde, ou encore Mme Ernotte, de France Télévisions. Tous ont mis en avant la fiabilité de leurs informations et ont rappelé que leurs médias étaient considérés comme des pôles de référence. Les médias publics sont-ils selon vous incapables d'effectuer ce contrôle ?

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En ouvrant les possibilités d'expression en ligne, les technologies numériques ont contribué à donner de la vigueur à l'idéal d'une démocratie plus participative. Nous avons assisté, en réalité, à un renforcement de l'asymétrie entre l'émission et la réception d'informations entre les citoyens d'une part, et les représentants d'autre part. À l'inverse, les institutions démocratiques ont tenté d'associer plus étroitement le citoyen à leurs décisions par le numérique. Les modèles de démocratie participative sont souvent considérés comme un remède au désaveu du système représentatif. Nous constatons la lassitude d'un public désormais peu enclin à croire que ses propositions feront l'objet d'une action publique. Quel est votre avis sur ce sujet ? Devons-nous admettre que la démocratie participative au travers du numérique a ses limites ? Au contraire, devons-nous entrer dans un régime de consultation permanente via le numérique ? Cette participation est-elle réellement un moyen de réparer notre démocratie ? Enfin, le numérique est-il le seul moyen d'intégrer le citoyen à la prise de décision publique ?

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Le numérique est présent partout dans notre quotidien. C'est un nouvel espace de liberté et d'échange que le droit doit protéger. C'est aussi un véritable enjeu permettant la mise en avant de services d'intérêt général. Une directive européenne prévoit que les États membres puissent développer des dispositifs pour mettre ces services en avant. Celle-ci a été transposée à l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986.

J'aimerais revenir sur l'accès à l'information dans des univers dits à commande vocale. Cet accès se fait sur les enceintes ou dans des voitures connectées, par des systèmes d'exploitation généralement développés par Google, Apple ou Amazon. Ces acteurs mettent en avant leurs services plutôt que ceux développés par des acteurs français, et plus particulièrement issus du service public. Comment avoir accès à une information fiable, quand on demande à Google les nouvelles du jour ? En effet, l'algorithme de ces entreprises peut être partial. Quels dispositifs pourrions-nous adopter sur le plan légal pour préserver l'accès à une information fiable, certifiée, et de qualité ?

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Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique

Le rapport de Reporters sans frontières est très équilibré, et le Conseil national du numérique a salué ce travail. Les pistes proposées vont en effet dans la bonne direction. L'Institut Montaigne a publié en 2020 un rapport intitulé Internet : le péril jeune  ?, qui évoque la relation aux médias et à la vérité. Nos recommandations s'inscrivent dans une dynamique similaire.

Plusieurs d'entre vous ont évoqué les questions de participation. Le DSA comprend des dispositions à cet égard. En entrant dans un principe ex ante, nous devrons proposer une co-modération avec les utilisateurs des plateformes – ce qui existe déjà à très grande échelle, notamment dans le cas de Wikipédia. Vous m'avancerez peut-être qu'il ne s'agit pas d'une plateforme très fiable ; toutefois, des travaux de l'université d'Oxford ont attesté d'un plus faible nombre d'erreurs par page sur Wikipédia que sur l'Encyclopædia Britannica. Pour tenter de remédier aux nombreuses erreurs qui touchent, en réalité, pour une grande majorité d'entre elles, le personnel politique, Wikipédia a instauré des comités transpartisans de surmodération. Sur d'autres plateformes, comme GitHub, des arbitrages très puissants sont émis sur les millions de commentaires postés chaque jour sur des sujets potentiellement polémiques. Des universités américaines ont défendu l'initiative Gitlaw, qui consiste en un travail de collaboration pour tenter de produire des textes de loi à cet égard.

Je n'ai pas insisté sur le rôle de l'école, car depuis dix ans, j'ai constaté le défi quotidien que représentait le bon fonctionnement du système éducatif. Les personnels du Clemi, du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) ou de la direction générale de l'enseignement scolaire rappellent fréquemment que les enseignants français sont responsables de soixante missions, alors que la moyenne s'élève à dix-sept dans l'OCDE. Dans les pays scandinaves, si l'école fonctionne mieux, cela s'explique aussi par le contexte et le rôle joué par la société civile. Un professeur ne peut être performant dans soixante disciplines. Ainsi, la grande force du système danois est l'interpénétration entre la société civile et le système éducatif pour remplir ces missions. Dans le cadre de ma participation à l'initiative « 100 000 entrepreneurs », je prends régulièrement la parole en milieu scolaire. Je suis toujours très surpris de constater l'étanchéité de l'école vis-à-vis du reste de la société.

Plusieurs d'entre vous m'ont interpelé sur la notion de souveraineté. Il est intéressant de comparer les caractéristiques des systèmes d'innovation : la France possède vingt-quatre licornes ; Royaume-Uni en compte quarante-sept, ainsi que six décacornes, qui désignent les entreprises dont la valeur est supérieure à 10 milliards d'euros, alors que la France n'en a aucune. L'une des différences entre ces deux pays est l'incubation universitaire. La moitié des licornes et l'ensemble des décacornes britanniques sont issues du système universitaire, et notamment de Cambridge, qui a produit dix-sept licornes. Le système d'éducation français est déliquescent. La France consacre 2,2 points de PIB à la recherche. 60 % de ce financement est versé par l'Agence nationale de la recherche (ANR). 3,5 % de notre PIB est consacré au système de recherche et de l'enseignement supérieur, contre 4 % en moyenne dans l'OCDE, et jusqu'à 5 % aux États-Unis ou 7 % environ en Corée. Sans investissements majeurs dans le système universitaire et dans sa capacité d'excubation, nous ne saurons parvenir à une quelconque souveraineté.

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Je ne comprends pas la teneur de votre propos. Vous nous dites qu'il faut faire entrer la société civile dans le processus d'éducation aux médias, tout en pointant du doigt la déliquescence du système de l'enseignement supérieur et de la recherche – et alors que vous êtes assis aux côtés d'une enseignante-chercheuse.

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Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique

Je maintiens mes propos. Le système primaire et secondaire français figure au 23e rang du classement Pisa. La France y consacre 6,1 % de son PIB, ce qui correspond à la moyenne de l'OCDE. Il faut le réformer et l'améliorer. Toutefois, ce n'est pas en octroyant davantage de missions aux enseignants que nous y parviendrons. En revanche, la dépense française dans l'enseignement supérieur est inférieure à la moyenne de l'OCDE.

Vous m'avez enfin interrogé sur la francophonie. Le français est la quatrième langue parlée dans le monde, et elle est pratiquée dans de nombreux pays. Lorsque j'ai comparé la BBC et France Médias Monde, j'ai conclu que la différence majeure entre ces deux modèles reposait sur internet. La BCC a su décliner ses formats et engager la société civile dans tous les pays où elle est implantée, avec le concours du système diplomatique britannique. À l'inverse, France Médias Monde suit une logique de verticalisation problématique.

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Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, enseignante à Sciences Po et à l'École polytechnique

L'hystérisation de la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine se cristallise autour de la question des semi-conducteurs. La stratégie américaine est se joue autour d'alliances informelles visant à arsenaliser les interdépendances. Les États-Unis cherchent ainsi à contrôler les points nodaux du système d'accès, et instrumentalisent et conflictualisent leur position dominante, notamment sur les semi-conducteurs. L'enjeu est d'isoler la Chine par la construction de ces coopérations très avancées qui sont encore en phase d'instauration, et de bloquer le développement de la Chine sur les puces de dernière génération. Cette logique interroge l'Union européenne et la France sur leur propre stratégie pour développer des technologies critiques et duales – civiles et militaires à la fois. Or, cette dualité de la technologie participe de la refondation de notre système national d'innovation, qui repose aussi sur une imbrication du public et du privé.

Il est vrai que nous souffrons d'un problème de capital humain. Je suis cependant moins pessimiste que M. Babinet, car nous possédons des laboratoires de recherche, même si leurs moyens restent insuffisants. Leur développement dépendra d'arbitrages budgétaires, mais également de notre manière de repenser le système d'innovation national. En effet, le système français est en déperdition, et la multiplication des guichets le rend difficilement lisible. La difficulté française en la matière, avant même d'être d'ordre budgétaire, est d'ordre culturel. Nous manquons d'agilité, alors même que la petite taille de la France devrait lui permettre de l'instaurer, dans l'ère des empires que nous traversons. Cet héritage mériterait d'être amendé au regard des nouveaux paradigmes d'innovation à l'œuvre dans le monde.

Nous avons évoqué la question de l'éducation aux médias, mais cette expression est finalement si vaste qu'elle en perd son sens. Ainsi, nous n'avons pas mentionné le problème de la fracture numérique, qui ne concerne pas seulement les réseaux, mais aussi l'analphabétisme et les usages. Je suis donc d'accord pour reconnaître que nous devrions favoriser la porosité entre l'école et la société civile. Cette question est d'ailleurs inscrite dans le DSA, puisque l'Arcom seule ne sera pas en mesure de mener tout le travail de modération qui sera nécessaire. La régulation tripartite participe de cette logique. La centralisation du pouvoir doit être corrigée, pour laisser place, dans un second temps, à une décentralisation et une construction en ilots. C'est la raison pour laquelle l'architecture du DSA est encore en train d'être étudiée.

Je retiens du rapport de Reporters sans frontières l'enjeu de mieux flécher et hiérarchiser l'information. Le journalism trust initiative propose ainsi de certifier la traçabilité des contenus. Le manque de cohésion générale que nous observons nous amène en effet à ne pas viser une vérité, comme concept philosophique, mais plutôt de nous intéresser à la fiabilité et à la vérification de l'information. Ce système pourrait remettre davantage d'ordre dans la masse des contenus diffusés. Par ailleurs, Reporters sans frontière mentionne largement la concentration et la gouvernance des médias ainsi que l'indépendance éditoriale des journalistes. Je vous renvoie, à ce titre, aux travaux de Julia Cagé.

La compréhension de nos filières stratégiques pour être en mesure de soutenir le rapport de force ne s'appuiera pas sur la création de géants ou par la duplication de modèles qui ne sont pas les nôtres. Il me semble au contraire que nous devrions privilégier des stratégies de niche.

La question des cyberattaques est liée à celle de l'information, puisqu'elle rappelle l'enjeu de la protection des données. Surtout, dans le cadre des guerres hybrides, la série de cyberattaques qui a ciblé les hôpitaux et services publics français a révélé la fragilité de nos infrastructures. Je crains que ces attaques ne soient un test de notre résilience. Or, si notre doctrine cyber est de bonne facture, la résilience des infrastructures, qui passe par la mise à jour permanente des systèmes d'information et des compétences humaines et techniques, reste un chantier sur lequel nous devrons continuer à avancer. En outre, si ces cyberattaques sont menées par des groupes criminels, elles révèlent des failles qui pourraient profiter à des intérêts nationaux, comme le montre la guerre en Ukraine. Enfin, la cyberdéfense est liée à la cybersouveraineté.

Aux États-Unis, au-delà de Twitter, TikTok fait l'objet d'appels à interdiction de la part de certains républicains. Trump avait en effet invité à considérer cette plateforme comme un outil d'ingérence chinoise et de captations des données. Une audition récente du FBI estimait que TikTok soulevait un potentiel enjeu de sûreté nationale, qui pourrait légitimer son interdiction. La Commission européenne va commencer à se pencher sur cette question, qui mérite d'être posée, de même que pour tous les outils numériques. Plus largement, nous devons nous demander quel est notre modèle politique, et quel nouveau contrat social nous souhaitons construire autour et avec ces technologies, plutôt que contre elles.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci pour ces propos qui nous ouvrent de nombreuses pistes de réflexion avant l'ouverture des états généraux du droit à l'information.

La séance est levée à onze heures quarante.

Information relative à la commission

La commission désigne M. Roger Chudeau rapporteur sur la proposition de loi visant à instituer dans les écoles et collèges publics le port d'une tenue uniforme aux couleurs de l'établissement scolaire (n° 254).

Présences en réunion

Présents. – Mme Ségolène Amiot, Mme Emmanuelle Anthoine, M. Rodrigo Arenas, M. Philippe Ballard, Mme Géraldine Bannier, M. Quentin Bataillon, M. Belkhir Belhaddad, M. Philippe Berta, Mme Sophie Blanc, M. Idir Boumertit, Mme Anne Brugnera, Mme Céline Calvez, Mme Agnès Carel, M. Roger Chudeau, Mme Fabienne Colboc, M. Laurent Croizier, M. Francis Dubois, M. Inaki Echaniz, M. Laurent Esquenet-Goxes, M. Philippe Fait, M. Jean-Jacques Gaultier, Mme Annie Genevard, M. Frantz Gumbs, M. Pierre Henriet, M. Fabrice Le Vigoureux, M. Jérôme Legavre, Mme Christine Loir, Mme Marie-France Lorho, M. Alexandre Loubet, M. Christophe Marion, M. Stéphane Mazars, Mme Graziella Melchior, Mme Sophie Mette, Mme Frédérique Meunier, M. Maxime Minot, M. Julien Odoul, M. Karl Olive, Mme Caroline Parmentier, M. Jérémie Patrier-Leitus, M. Emmanuel Pellerin, Mme Isabelle Périgault, M. Alexandre Portier, Mme Angélique Ranc, Mme Isabelle Rauch, M. Jean-Claude Raux, Mme Véronique Riotton, Mme Claudia Rouaux, M. Bertrand Sorre, Mme Violette Spillebout, M. Léo Walter

Excusés. – Mme Béatrice Bellamy, Mme Aurore Bergé, Mme Soumya Bourouaha, M. Hendrik Davi, Mme Estelle Folest, M. Raphaël Gérard, Mme Fatiha Keloua Hachi, M. Stéphane Lenormand, M. Frédéric Maillot, Mme Béatrice Piron, Mme Lisette Pollet, Mme Cécile Rilhac, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Boris Vallaud, M. Paul Vannier

Assistaient également à la réunion. – M. Bruno Bilde, M. Mickaël Bouloux, M. Pierre Dharréville