Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 4 mai 2023 à 9h00

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Jeudi 4 mai 2023

La séance est ouverte à neuf heures dix.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

La commission d'enquête entend M. Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA).

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Mes chers collègues, nous avons l'honneur de reprendre nos travaux en accueillant M. Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs, la Cada.

Notre commission d'enquête poursuit un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – l'ubérisation – en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Au cours de nos travaux, nous avons évoqué à plusieurs reprises les risques de conflits d'intérêts entre les secteurs public et privé, le rôle des registres de déclarations des représentants d'intérêts et les contrôles réalisés, en France, par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, mais également l'importance d'avoir accès aux documents administratifs car cet accès contribue à la transparence de la vie publique.

Votre audition intervient donc pour mieux comprendre le dispositif légal d'accès aux documents administratifs en France et le rôle de la Commission d'accès aux documents administratifs que vous présidez.

Je rappelle que la loi du 17 juillet 1978, désormais codifiée, a instauré un droit d'accès des citoyens aux documents administratifs. Ainsi, toute personne peut obtenir, dans un délai d'un mois, communication des documents détenus par une administration dans le cadre de sa mission de service public, quels que soient leur forme ou leur support. Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs consacré l'existence d'un droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs.

Dans le cadre de nos dernières auditions, plusieurs chercheuses ont souligné l'existence de bonnes pratiques en la matière dans l'Union européenne, que ce soit à la Commission européenne ou dans certains États membres. Nous avons également cité plusieurs exemples anglo-saxons notamment. Si la France est souvent citée comme faisant partie des bons élèves, il semble que d'autres ont pu aller encore plus loin dans la transparence des relations entre l'administration et le secteur privé. Ainsi, Mme Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen, nous a indiqué que la Commission européenne accepte de transmettre les notes de cadrage du commissaire européen et les comptes rendus de ses rendez-vous avec les représentants d'intérêts sous quinze jours si on le lui demande. De la même manière, la Suède a accepté de lui transmettre la liste des rendez-vous entre son représentant permanent auprès de l'Union européenne et les représentants d'intérêts sur un projet de directive, mais également les comptes rendus de ces réunions, le jour même de sa demande.

Il me semble que la loi française pose, pour sa part, un certain nombre d'exceptions à la transmission de documents administratifs, liées notamment au caractère préparatoire de certaines décisions administratives ou encore au secret de certaines délibérations.

Dans quelle mesure la Cada est-elle saisie de demandes de communication de documents concernant des relations entre des responsables publics et des représentants d'intérêts ? Considérez-vous que le dispositif actuel est équilibré ou qu'il devrait être amélioré, en prévoyant par exemple la possibilité de demander la liste des rendez-vous entre les décideurs politiques et les représentants d'intérêts, les notes de cadrage et les comptes rendus de réunions y afférant ?

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Lasserre prête serment.)

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

Je vous remercie. Je parlerai peu du dispositif établi par la loi dite Sapin 2 de décembre 2016, qui crée l'obligation d'un répertoire numérique récapitulant les activités des représentants d'intérêts. Je m'étendrai davantage sur le droit général à la transparence et à l'accès aux documents administratifs tel qu'il a été établi par la loi du 17 juillet 1978.

À la différence de sa sœur jumelle – la loi du 6 janvier, adoptée six mois avant la loi informatique et libertés, qui résultait d'une initiative du gouvernement de l'époque –, la loi de juillet est d'initiative parlementaire. Elle a été imposée à l'exécutif de l'époque – qui n'en voulait pas – par un consensus à l'Assemblée nationale et au Sénat, qui dépassait le clivage politique traditionnel entre la gauche et la droite. Cette loi ambitieuse et générale renverse le principe qui prévalait jusqu'alors : tout document est présumé communicable, sauf si l'on peut invoquer un secret qui doit en ce cas être énuméré par la loi. Ainsi, le principe est la liberté d'accès tandis que la protection du secret devient l'exception.

Ce texte, certes, ne va pas aussi loin que le modèle suédois que vous avez cité. Dans ce pays, le droit pour chaque citoyen d'accéder à l'ensemble des documents de l'administration existe depuis le XVIIIe siècle ; et en Suède, quand un citoyen appelle le standard téléphonique d'un ministère, on lui passe personnellement le ministre. C'est une tradition tout à fait différente de la nôtre, dans un pays moins nombreux et très inclusif.

Le modèle français était néanmoins assez avant-gardiste. À l'époque, peu de pays étaient dotés d'une législation aussi ambitieuse : on peut citer les États-Unis, le Royaume-Uni, ou quelques Länder en Allemagne.

La Cada est une autorité administrative indépendante qui facilite la mise en œuvre de ce droit. Elle examine environ 10 500 saisines, qui peuvent être des contestations de refus d'accès opposés à des demandeurs ou en des demandes de conseils par des administrations qui souhaitent un éclairage sur le caractère communicable d'un document. L'avis de la Cada dit le droit mais ne lie pas l'administration : cette dernière dispose d'un mois après que l'avis a été rendu pour reprendre une nouvelle décision éclairée par le point de vue émis par la Cada.

Près de cinquante ans après l'adoption de la loi, on peut donc s'étonner du nombre important de refus d'accès opposés aux demandeurs, notamment sur des documents pour lesquels la doctrine de la Cada et la jurisprudence du juge administratif sont fixées depuis longtemps : la culture du secret conserve une empreinte forte sur le travail administratif. La Cada doit mener un travail sans relâche de pédagogie et d'explication pour lever les résistances et convaincre l'administration que la transparence est aussi un moyen de gagner la confiance des citoyens.

En relation avec votre sujet, je voudrais vous présenter différents dossiers sur lesquels la Cada a rendu un avis. Sur la question des échanges entre ministères et représentants d'intérêts, la Cada a rendu en juillet 2019 des avis intéressants en lien avec la problématique de la transparence que traite votre commission. En effet, un journaliste avait été étudié le répertoire diffusé sur le site de la HATVP, en ciblant à la fois des représentants d'intérêts et certaines autorités publiques, dont la présidence de la République et certains ministres. Il avait demandé à ces dernières de lui communiquer l'ensemble des courriels et des documents envoyés ou transmis lors des échanges, ainsi que les notes prises lors des rendez-vous qui s'étaient tenus avec ces représentants d'intérêts.

Dans ses avis de juillet 2019, la Cada a indiqué qu'à la différence des déclarations patrimoniales et d'intérêts – exclues par la loi HATVP du champ des documents communicables – ces documents étaient bien des documents administratifs au sens du code des relations entre le public et l'administration. La Cada a considéré que ces documents, échangés ou élaborés lors de rendez-vous entre des lobbyistes et des représentants du pouvoir exécutif en amont de la délibération du Gouvernement, ne relèvent pas en principe du secret des délibérations du Gouvernement – qui est une exception au principe de la communication. Nous n'avons pas opposé le secret des affaires dans cette affaire mais, dans le cadre du recours au tribunal administratif, je constate que le tribunal administratif de Paris a rendu un jugement en mai 2022 plus restrictif que la position de la Cada.

Le droit général d'accès aux documents permet ainsi d'obtenir toute une série de documents. Cependant, la difficulté principale pour les demandeurs relève de l'identification de ces documents. En effet, le répertoire numérique ne garde pas de trace des rendez-vous ni des documents échangés à leur occasion. Il appartient donc aux demandeurs d'identifier les documents auxquels il souhaite avoir accès, ce qui est souvent compliqué.

Cette problématique se pose à la Cada depuis quelques années. Nous observons en effet un changement assez profond dans l'origine des demandeurs d'accès. En 1978 et dans les années qui ont suivi, la loi a été essentiellement utilisée par des citoyens en conflit avec les administrations pour nourrir un dossier contentieux dirigé contre une décision individuelle défavorable, comme un refus de permis de construire ou un refus d'avancement pour un fonctionnaire, etc. Ces demandes ont d'ailleurs contribué à une forme de crispation entre les relations entre l'administration et le public, l'administration ne comprenant pas l'intérêt de « donner des billes » à ses adversaires devant le juge. Cependant, depuis cinq ans, on constate un changement assez profond : aujourd'hui, 15 % des demandeurs d'accès sont des journalistes, des lanceurs d'alerte, des militants d'associations ou d'ONG, des chercheurs ou des historiens qui utilisent le droit d'accès pour parfaire leurs connaissances sur la chose publique, mener un travail d'investigation, informer des lecteurs et contrôler, d'une certaine manière, le fonctionnement de l'administration.

Ce type de demandeurs implique, pour nous, à la fois une obligation et une difficulté. Jusqu'à présent, le droit d'accès était un droit objectif : à partir du moment où le document était communicable, il l'était dans les mêmes conditions vis-à-vis du public en général ; mais dès lors que le demandeur s'inscrit dans le cadre de la liberté de l'information ou de l'animation du débat démocratique et qu'il invoque des libertés protégées par la Constitution ou par la Convention européenne des droits de l'homme, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme – qui est aussi celle du Conseil d'État – nous impose de faire une mise en balance, c'est à dire de peser le pour et le contre. D'un côté, nous regardons en quoi la demande d'accès contribue à la liberté d'information ou à l'animation du débat démocratique ; de l'autre, nous étudions la nécessité de protéger un certain nombre de secrets légitimes. Cette mise en balance au cas par cas subjective en quelque sorte le droit d'accès, qui doit être apprécié non pas in abstracto, mais in concreto, au regard de l'intérêt de la démarche pour le fonctionnement de la démocratie.

Le Conseil d'État a appliqué cette jurisprudence, non pas pour des documents vivants, mais des documents archivés. Il s'agissait de l'accès d'un chercheur, M. Graner, aux archives du président Mitterrand sur le Rwanda. Dans cette affaire, le Conseil d'État a jugé nécessaire cette mise en balance entre l'intérêt scientifique et historique de la recherche de M. Graner et l'obligation de protéger des secrets relatifs à la politique extérieure française ou à la sécurité publique en général. Le président Mitterrand avait remis ces documents aux archives nationales dans le cadre d'un protocole volontaire qui soumettait toute demande d'accès à l'accord d'un mandataire qu'il avait désigné. La mandataire avait émis une décision défavorable à la levée du secret mais le Conseil d'État a considéré que ces documents devraient être communiqués. C'est cette même jurisprudence que la Cada applique désormais.

Ces démarches soulèvent aussi des difficultés car, faute de répertoire ou de registre identifiant les documents existants, ces demandeurs doivent viser très large : pour obtenir les documents qui les intéressent, il leur faut émettre des demandes très volumineuses, adressées à une multitude d'administrations, pour « trouver l'aiguille dans la botte de foin ». C'est tout le problème de l'équilibre à trouver entre une loi qui permet l'accès à des documents existants mais n'impose pas à l'administration de mener un travail déraisonnable de recherche et d'exploitation pour fournir les documents demandés.

Ainsi, nous avons été saisis sur la question du recours de l'État aux cabinets de conseil. Plusieurs journalistes et chercheurs nous ont demandé l'accès à tous les courriels ou SMS échangés entre des ministres ou des cabinets ministériels évoquant dans leur objet « McKinsey » ou « cabinet de conseil ». Or ce travail d'extraction des messageries est très complexe – d'autant plus lorsque ces dernières sont archivées après le départ d'un ministre. En effet, il revient au ministère de la Culture de gérer ces demandes d'accès, avec des moyens assez réduits.

La Cada a également rendu un avis en relation avec l'objet de votre enquête, sur la mise en ligne des agendas, notamment ministériels. Nous avons été saisis en 2018 par un journaliste de quinze demandes à la suite du rejet que lui avaient opposé plusieurs ministres à une demande de mise en ligne des agendas ministériels dans le cadre, notamment, de leurs rencontres avec des représentants d'intérêts. La Cada a émis le 27 septembre 2018 plusieurs avis favorables à la demande de mise en ligne des agendas publics hebdomadaires des membres du Gouvernement, actualisés si nécessaire au cours de la semaine, dans un format ouvert, aisément réutilisable et exploitable.

Cette demande soulevait la question du respect de la vie privée des personnes concernées. La Cada a émis une distinction entre les agendas personnels – qui ne sont pas communicables – et les agendas des ministres dans le cadre de leurs activités publiques, qui revêtent le caractère de documents administratifs. Même si un agenda peut, dans certaines circonstances, mentionner des rendez-vous privés ou personnels, il n'est pas exclu dans son ensemble du droit d'accès car les informations de nature privée peuvent être occultées et soustraites de la communication.

La Cada a suivi le même raisonnement lorsqu'elle a été saisie pour la première fois d'accès à des courriels, voire à des SMS. Nous avons considéré que le fait qu'un courriel soit envoyé à l'adresse personnelle d'un ministre ou d'un membre d'un cabinet ministériel n'en faisait pas pour autant un document privé : c'était l'objet du document qui l'emporte sur la façon dont il avait été adressé à une autorité administrative.

Notre jurisprudence est nuancée sur ces enjeux de vie privée. Après des années de contestations, le Conseil d'État a suivi l'avis de la Cada et a rendu finalement un avis favorable à la communication des notes de frais de la maire de Paris à un chercheur. En effet, le nom de personnes privées figurait sur les notes de frais relatives à des repas. Cependant, nous avons considéré que cette information ne faisait pas échapper ces documents au droit de communication, dès lors qu'ils ne comportaient pas d'informations relatives au comportement de ces personnes ; en revanche, ils attestaient de rencontres avec un responsable public.

La loi Cada est donc une loi généreuse et libérale. Il faut la faire vivre de manière raisonnable : c'est notre travail. Je ne suis pas sûr qu'elle mérite des amendements particuliers sur le sujet que vous étudiez. C'est plutôt le perfectionnement du répertoire numérique qui devrait être visé pour permettre une vraie transparence, notamment l'identification – à l'avance – des documents qui intéressent le public, afin d'actionner de manière plus facile le droit d'accès tel qu'il existe dans le code des relations entre le public et l'administration.

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Le dossier des Uber files témoigne d'une opacité très importante : avant les révélations du lanceur d'alerte Mark MacGann, nous n'avions pas connaissance des dix-sept échanges significatifs entre des dirigeants d'Uber et le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, ou ses collaborateurs.

Si la loi Sapin 2 a changé la situation, l'obligation de transparence n'est pas la même selon qu'une rencontre a lieu à l'initiative d'un lobbyiste ou d'un membre du Gouvernement. Nous pourrions donc être confrontés aux mêmes problèmes d'opacité sur l'agenda de ces rencontres ou sur le contenu de ces échanges dès lors qu'ils sont à l'initiative d'un ministre.

Que pensez-vous de l'idée de rendre obligatoire la diffusion, non seulement des rendez-vous entre représentants d'intérêts et responsables publics, mais également de l'ordre du jour de ces rendez-vous, de leurs comptes rendus et des documents échangés ou préparés en amont ? Cette diffusion pourrait-elle être rendue systématique ?

Vous insistez sur le répertoire numérique : une modification profonde des pratiques dans chaque ministère serait-elle nécessaire pour élaborer un répertoire des documents préparatoires adossés aux agendas des rencontres des ministres et de leurs collaborateurs ?

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

Il me semble que la loi de 1978 est satisfaisante du point de vue de l'équilibre entre transparence et protection du secret et qu'il n'est pas nécessaire de la modifier. L'amélioration devrait plutôt porter sur l'enrichissement des répertoires, afin qu'ils puissent rendre compte à la fois des rendez-vous entre responsables publics et représentants d'intérêts et des documents échangés à cette occasion. En effet, la loi de 1978 n'impose pas à l'administration de communiquer des informations qui ne sont pas transcrites dans un document existant, ni d'effectuer un travail de recherche ou d'exploitation pour fabriquer des documents correspondant aux souhaits d'un demandeur. La HATVP a émis des propositions d'amélioration du répertoire existant dans un récent rapport, qui méritent d'être étudiées.

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La question du répertoire me semble importante. Néanmoins, la loi Sapin 2 et son décret d'application ne rendent obligatoire la publication des rencontres entre responsables publics et représentants d'intérêts que lorsqu'elles sont à l'initiative du représentant d'intérêts. Or les ministères peuvent prendre attache avec les plus gros représentants d'intérêts d'un secteur, tandis que ceux qui ont intérêt à solliciter un ministère ne sont pas d'emblée convoqués. Dans le cas des Uber files, le ministre de l'Économie avait en effet un intérêt idéologique à échanger avec Uber, tandis que les représentants d'intérêts qui étaient opposés à ce modèle n'avaient pas connaissance de ces rencontres – ce qui a entravé la bonne conduite du débat démocratique. Il ne peut donc y avoir de registre précis des documents que s'il existe une obligation de rendre public l'ensemble de ces rendez-vous.

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

Ce décret a été publié juste avant le deuxième tour de l'élection présidentielle. Il avait été soumis pour avis au Conseil d'État, dont je présidais alors la section de l'Intérieur. Nous avions d'ailleurs corrigé plusieurs points du projet gouvernemental en élargissant les informations qui devaient être rendues publiques. En même temps, une jurisprudence du Conseil constitutionnel protégeait la vie privée et la liberté d'entreprendre, imposant par là un certain équilibre entre ce qui pouvait être rendu public et ce qui ne devait pas l'être.

Près de sept ans après l'adoption de la loi Sapin 2 et au vu des préventions qui avaient été établies, nous pourrions en effet réviser le contenu de ce répertoire, le rythme auquel il doit être actualisé et la nature des informations qui doivent y figurer : il pourrait par exemple mentionner les documents échangés à l'occasion de ces rencontres.

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Que pensez-vous de l'idée d'une publication mensuelle des rencontres entre les ministres et les représentants d'intérêts ? C'est ce que pratique le Canada. Cela garantirait a posteriori cette transparence et faciliterait la possibilité de débat démocratique, en éclairant au mieux la délibération collective, dans une exigence de contre-pouvoir citoyen.

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

Il ne m'appartient pas de me prononcer précisément sur ce sujet. Comme je vous l'ai indiqué, la Cada avait émis un avis favorable à la mise en ligne des agendas prévisionnels des ministres, qui comportent en effet des informations utiles pour les citoyens. Il conviendrait sans doute de trouver un équilibre entre le rythme annuel actuel, le rythme semestriel qui avait été évoqué et le rythme mensuel que vous suggérez.

La loi pour une République numérique a perfectionné la loi du 17 juillet 1978 en imposant la mise en ligne d'une série de documents détenus par l'administration en open data. Dès lors que ces documents sont en accès libre, il n'est plus nécessaire de faire une demande au cas par cas. Dans de nombreux domaines, la France est en effet en retard dans cette démarche d' open data. Ce retard s'observe notamment au sein des collectivités territoriales, par manque de moyens ou d'ambitions. Il y a quelques semaines, nous avons rendu un avis pressant à l'égard d'une préfecture qui ne possédait pas de répertoire – pourtant obligatoire depuis 1978 – consignant les documents accessibles au public. Il faut rappeler sans cesse aux administrations que, pour que le droit d'accès s'exerce, le public doit connaître au préalable ce qui existe.

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Nous faisons face à une autre difficulté : de plus en plus d'échanges ont lieu par courriel, par SMS ou par des messageries numériques, sans parler des conversations téléphoniques. Ils peuvent être significatifs, comme nous l'ont montré nos auditions, voire décisifs dans des choix politiques importants. Êtes-vous favorable à rendre communicable ce type de documents ? Avez-vous reçu des demandes concernant de tels supports ?

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

La loi est très claire : le support du document est indifférent ; c'est son contenu qui dicte son caractère communicable ou secret. La Cada a émis des avis favorables à la communication de courriels, de SMS ou d'échanges sur des plateformes ou messageries. Cependant, si un SMS est supprimé, il n'existe pas de devoir de le reconstituer.

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Les députés du Bundestag ont accès à un résumé des réunions du Conseil européen à travers une base de données confidentielle. Devrions-nous nous inspirer de cet exemple ? L'esprit de la Cada et de la loi de juillet 1978 repose sur une accessibilité universelle. Cependant, pour surmonter le problème lié à la préservation de certains secrets, ne serait-il pas possible de donner accès aux parlementaires à des documents que la Cada ne jugerait pas transmissibles au public ? Au contraire, cette idée serait-elle préjudiciable à la notion d'égalité entre l'ensemble des citoyens dans l'accès à la transparence des données administratives et à l'exercice du contrôle citoyen ?

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

La force de la loi de 1978, qui a été transcrite dans le code des relations entre le public et l'administration, réside dans sa généralité, son universalité et sa plasticité : elle peut s'appliquer à une série de documents et de demandeurs. Il serait donc contre-productif de faire varier le droit d'accès dans son contenu ou sa portée selon la nature du demandeur ou la nature du document. Au contraire, il faut préserver sa généralité.

Il serait donc préférable de renforcer les droits d'accès à l'information administrative des parlementaires à travers d'autres textes, et non en modifiant le droit général.

La Cada a aussi une jurisprudence nuancée sur la possibilité pour des administrations d'utiliser le droit d'accès pour contrôler d'autres administrations. En effet, le droit d'accès ne sert pas à cela, mais à améliorer l'information du public.

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Pourriez-vous revenir sur l'augmentation du nombre de recours ?

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

En 2022, nous avons constaté une augmentation de 26 % des saisines, qui sont désormais au nombre de 10 500 – qu'il s'agisse d'avis sollicités par le public ou de demandes de conseil formulées par les administrations pour prévenir un déni d'accès ou être éclairées sur le caractère secret ou communicable d'un document.

Ce chiffre me préoccupe au regard du peu de moyens de la Cada, qui ne compte que dix-sept agents et un budget très faible, essentiellement consacré à leur rémunération. La Cada mène un travail remarquable. Je tiens à rendre hommage à mon prédécesseur qui l'a en grande partie initié. Malgré la stabilité de ses moyens et la forte augmentation du nombre de ses saisines – 46 % de plus que la moyenne des quatre dernières années –, la Cada a réussi à accélérer le traitement des contestations. Notre taux de couverture s'élève à 104 % : nous rendons plus d'avis et de conseils que nous ne recevons de saisines. Nous avons accéléré le délai de traitement : en 2018, le délai moyen était de 180 jours. À moyens constants, nous l'avons ramené à cinquante-cinq jours. Certes, il ne correspond pas au délai d'un mois qu'avait établi le législateur mais il a fortement diminué – grâce, notamment, au traitement de demandes en séries permis par un récent décret.

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Par pure curiosité, pourriez-vous revenir sur les motivations ayant conduit le Conseil d'État à autoriser la communication des archives du président Mitterrand sur le Rwanda, contre l'avis de la délégataire ?

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

À l'époque, il n'existait pas de remise obligatoire des archives par le président de la République. La loi a changé depuis : un président qui quitte le pouvoir doit les remettre aux archives nationales. Le président Mitterrand avait donc signé un protocole volontaire de remise aux archives, assorti de certaines restrictions, notamment la désignation d'un mandataire pour statuer sur les demandes d'accès avant le délai prévu par la loi sur les archives.

Le Conseil d'État a examiné de très près les documents concernés. D'un côté, il a considéré que le demandeur, M. Graner, s'inscrivait dans un travail sérieux de recherche dans l'intérêt public ; de l'autre, il a étudié les documents demandés et a remarqué qu'un grand nombre d'entre eux avait déjà fait l'objet d'une diffusion ou d'une information publique. Il n'y avait dans ces documents rien qui pouvait mettre à mal les relations diplomatiques de la France avec un État étranger, même s'ils jetaient une lumière importante sur les événements – mais un délai important s'était depuis écoulé. Le Conseil d'État, pour la première fois, a réalisé ce travail de mise en balance jugé que ces documents devaient être rendus publics. Tout cela est désormais caduc puisque la loi prévoit la remise obligatoire de ces archives.

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Avant le président Mitterrand, je comprends donc que nous ne disposions donc pas des comptes rendus d'entretiens des présidents de la République.

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Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada)

Il a été le premier à procéder à une remise générale de l'ensemble de ses archives aux archives nationales. Des documents des précédentes présidences doivent exister mais la démarche n'était pas aussi systématique.

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Je vous remercie beaucoup pour votre disponibilité et pour la qualité de vos réponses.

La commission d'enquête entend des représentants des entreprises de sous-traitance de certaines plateformes de livraison : M. Alexandre Dol et M. Hervé Street.

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Nous accueillons M. Alexandre Dol et M. Hervé Street. Malheureusement, M. Yalaoui, ancien sous-traitant de la plateforme Stuart, a eu un empêchement.

Nous vous souhaitons la bienvenue. Vous êtes tous deux anciens salariés de différentes entreprises de sous-traitance de prestations de livraisons en France.

Nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour nous faire part de votre témoignage dans le cadre de notre commission d'enquête qui poursuit un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – l'ubérisation – en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Nous avons compris au cours de nos différentes auditions que le secteur de la livraison est marqué par une contrainte réglementaire particulière : lorsqu'une entreprise – que ce soit un autoentrepreneur ou non – opère une livraison pour compte de tiers, elle doit disposer d'une capacité de transport de marchandises. Pour obtenir cette capacité, il faut attester d'une honorabilité financière et d'un certain nombre d'heures de formation comme pour obtenir la carte de VTC. Les livreurs autoentrepreneurs ayant rarement cette capacité de transport de marchandises, les plateformes ou d'autres entreprises comme FedEx, par exemple, privilégient le recours à des sociétés de transport pour sous-traiter leurs livraisons.

Je crois comprendre que vous avez été salariés de telles entreprises de transport exerçant en situation de sous-traitance et je vous remercie d'avance des explications que vous pourrez nous apporter pour mieux comprendre ce modèle.

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Alexandre Dol et Hervé Street prêtent serment.)

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Hervé Street, ancien sous-traitant FedEx

Je suis sous-traitant FedEx et président de l'association de défense des sous-traitants transport France. À l'automne 2016, un différend m'a opposé à FedEx en raison de mon refus de consentir aux conditions de travail de plus en plus exigeantes ainsi qu'aux conditions financières qui encourageaient les sous-traitants à commettre des fraudes. En tant que sous-traitant, j'ai été évincé de l'entreprise FedEx en mars 2017 pour avoir fermement défendu une position juridique hostile à l'ubérisation des sous-traitants de cette entreprise. Notre association est actuellement engagée dans une lutte contre les pratiques de toutes les plateformes de livraison express.

En vue de réduire ses coûts, FedEx – qui dispose de son propre savoir-faire et de ses propres chauffeurs – a toujours recouru à l'externalisation de ses tournées à des prix excessivement bas par le biais de la sous-traitance. Les livreurs travaillant pour des sous-traitants de FedEx ne sont pas rémunérés lorsqu'ils se présentent chez un client absent ou rencontrent des problèmes d'adresse, contrairement aux chauffeurs employés directement par FedEx. De plus, les prix pratiqués par FedEx sont trop bas pour permettre aux sous-traitants de couvrir tous les coûts de leurs tâches contractuelles.

Ces conditions de travail inhumaines obligent de nombreux sous-traitants à recourir à la fraude pour survivre, tandis que les chauffeurs subissent une pression constante et sont contraints de commettre de nombreuses infractions au code de la route, allant du simple stationnement anarchique à la mise en danger de la vie d'autrui. En parallèle, les chauffeurs directement employés par FedEx bénéficient d'avantages qui ne peuvent être accordés aux chauffeurs sous-traitants, tels que les heures supplémentaires, un treizième mois ou encore une participation au bénéfice. En effet, le sous-traitant n'a pas la possibilité de payer les heures supplémentaires : s'il déclare que son chauffeur travaille à temps plein, ce dernier ne sera payé que sept heures par jour alors qu'il effectue en réalité dix à douze heures, voire plus encore chez d'autres prestataires comme Amazon.

C'est également la raison pour laquelle, bien souvent, les donneurs d'ordre refusent de communiquer les lettres de voiture et les feuilles de tournée car l'expertise de ces documents révèle immédiatement la fraude. En 2017, la vice-présidente de FedEx, Mathilde Goffard, a tenté de me persuader, ainsi que mes avocats, que des frais de 4 200 euros pouvaient être couverts avec un chiffre d'affaires de seulement 1 800 euros par tournée. Pourtant, l'article 10.2 du contrat type de sous-traitance – qui existait depuis 2007 et qui a été remplacé par un nouveau contrat en 2019 – stipule que dans tous les cas, le prix convenu doit permettre aux sous-traitants de couvrir l'ensemble des charges directes et indirectes engendrées par la prestation rendue conformément aux dispositions de l'article 3 de la loi n° 92-1445 du 31 décembre 1992.

En réponse à mes sollicitations, notamment par huissier de justice, j'ai simplement reçu une mise en demeure de reprendre mes tournées sous peine de voir mon contrat s'arrêter, avant de voir ce dernier rompu par TNT FedEx car je refusais de travailler à perte et parce que mes chauffeurs ont exercé leur droit de grève.

En 2023, le président actuel de FedEx, Frédéric François, persiste dans ce que certains appellent du dumping social – et que j'appelle pour ma part de la fraude organisée. FedEx nous a remis un document d'avocat démontrant, suite à une enquête interne étouffée depuis, que d'autres sous-traitants ne peuvent s'en sortir financièrement à cause des tarifs imposés.

Nous soupçonnons la direction de FedEx France d'empêcher les sous-traitants d'accéder aux dirigeants américains de l'entreprise, qui semblent ignorer les pratiques de gestion en vigueur en France, notamment en ce qui concerne les problématiques liées aux appels d'offres. Lors d'une entrevue avec le président de FedEx, le 31 janvier 2023, celui-ci s'est borné à refuser d'examiner les pièces, me rappelant que j'étais le seul en France à me plaindre.

À partir de cette date, j'ai lancé une caravane des sous-traitants qui a fait le tour de la France et a révélé de très nombreuses problématiques.

En 2015, toutes ces plateformes de messagerie express ont été condamnées à une amende de près de 673 millions d'euros pour entente illicite sur les prix. En 2014 dans la région Nord, TNT-Fedex s'est vu infliger une amende de 14 millions d'euros, principalement pour des infractions relatives à la sous-traitance.

En outre, la prolifération des dépôts de bilan est un problème finalement assumé par le contribuable, tandis que de nombreuses petites entreprises sont laissées pour compte avec des factures impayées émanant de leurs sous-traitants. La fraude – qui, j'en suis convaincu, est délibérément organisée – et le travail dissimulé sont également des fléaux qui coûtent des millions d'euros à l'État. FedEx et les autres plateformes ne peuvent ignorer ces pratiques puisque l'ancien chef de centre TNT FedEx nous prévenait des contrôles Urssaf la veille.

Il y a quelques jours à peine, j'ai à nouveau proposé à Frédéric François de se rendre sur le terrain avec moi et en présence d'inspecteurs du travail, de l'Urssaf et des impôts pour constater ces pratiques. Je n'ai reçu aucune réponse. Depuis sept ans, je suis confronté à l'indifférence implacable de ces mastodontes économiques. L'État, bien qu'en mesure de les ignorer, serait coupable de tolérer leur fraude et leur travail dissimulé, acte moralement inacceptable.

Aujourd'hui, je lance un appel solennel à l'État, au Gouvernement et aux députés : ne laissez pas le travail illégal se légaliser par inaction.

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Alexandre Dol, ancien sous-traitant TNT

J'ai commencé à travailler dans le secteur du transport à dix-neuf ans, en alternance, en passant mon BTS à Montpellier. Après diverses expériences, je suis entré en 2005 chez TNT. J'y suis resté durant près de quinze ans, avant d'être licencié en décembre 2019 pour faute grave sans le moindre avertissement préalable – la faute grave consistant à avoir pris la défense de certains sous-traitants face à la montée du passage de l'immoralité à l'illégalité.

Hervé Street vous a expliqué le point de vue des sous-traitants. Pour ma part, j'étais de l'autre côté de la barrière : en tant que responsable de camionnage, je peux attester ses propos. Je possède des documents de FedEx – qui a racheté TNT – qui témoignent d'éternels projets d'économies : FedEx brise les tarifs et la relation commerciale convenus avec les sous-traitants lors de la signature du contrat, en leur demandant de réduire leurs tarifs pour dégager davantage de marges, année après année. Or les sous-traitants sont obligés de faire face à l'ensemble de leurs charges et doivent faire de plus en plus d'économies ; mais lorsqu'ils n'ont plus de marges sur lesquelles rogner pour payer les échéances – la location des camions, le gazole, l'assurance et les charges sociales – ils finissent par réduire la masse salariale. Pour autant, ils ne peuvent pas baisser le salaire de leurs chauffeurs, dont ils sont déjà incapables de payer les heures supplémentaires : la seule solution est alors de les déclarer à mi-temps pour payer moins de charges, voire de ne plus les déclarer, en leur demandant de s'inscrire à Pole Emploi ou à la Caisse d'allocations familiales. Ces impôts deviennent la seule variable d'ajustement. Il m'a personnellement été demandé de renégocier les contrats à la baisse chaque année. J'ai reçu des sous-traitants – et notamment M. Street – à qui j'ai dû expliquer que même s'ils travaillaient très bien, ils seraient moins payés – au nom du «  saving  », terme anglais employé par FedEx pour désigner les économies à réaliser.

Je peux également témoigner à l'appui de documents : nous utilisions un logiciel qui calculait le montant que représentait une prestation pour un sous-traitant. Quand je recevais M. Street ou d'autres sous-traitants, j'avais sous les yeux ce logiciel, qui m'indiquait par exemple que pour une prestation qui lui coûterait 27 000 euros, il faudrait ne lui proposer que 21 000 euros. La différence, elle, sert à augmenter les marges de l'entreprise TNT.

J'ai aussi en ma possession des messages de sous-traitants qui m'expliquent avoir été obligés de tricher sur la déclaration de leurs chauffeurs.

La renégociation de ces contrats à la baisse brise la vie des sous-traitants : j'ai reçu des dizaines d'entre eux en pleurs dans mon bureau.

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Je vous remercie pour vos propos liminaires. Nous allons suspendre la séance pour nous rendre à l'hémicycle.

La séance est suspendue de dix heures vingt-cinq à dix heures cinquante.

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Je vous remercie pour votre patience et vous propose d'ouvrir la discussion avec la rapporteure.

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Si vous ne représentez pas des entreprises de l'ubérisation, nous avons trouvé cependant intéressant de vous entendre après avoir pris connaissance de la caravane des sous-traitants organisée par M. Street et des témoignages de M. Dol. En effet, le dumping social pratiqué par les plateformes de l'ubérisation qui utilisent des autoentrepreneurs pour mettre en relation l'entreprise ou le magasin et le client a eu un impact important sur les entreprises de livraison. Dans quelle mesure pouvez-vous témoigner de cette évolution ?

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Hervé Street, ancien sous-traitant FedEx

C'est en effet à partir de 2014 que l'ubérisation s'est intégrée aux plateformes de messageries express à travers Amazon, qui les a chargées de la livraison de colis. Très peu chère, la livraison des produits Amazon est aujourd'hui devenue gratuite. C'est également en 2015 qu'UPS a manqué le rachat de TNT, dont l'autorisation a finalement été obtenue par FedEx. La situation n'a cessé d'empirer depuis lors : les prix diminuent en permanence et de manière très brutale. Ainsi, l'une de mes tournées, qui me garantissait un chiffre d'affaires de 5 500 euros hors taxe ne me rapportait plus que 1 800 euros hors taxe un mois plus tard.

Ces plateformes incitent donc le client à être livré à très peu de frais ou gratuitement ; mais dans le même temps, le sous-traitant est contraint d'adopter des méthodes frauduleuses pour survivre. Nous n'avons de cesse de relancer les donneurs d'ordre – par écrit, par huissier, par recommandé –, mais ils restent aux abonnés absents. Le récent cas de Fast Despatch, qui avait Amazon pour unique client et qui a dû licencier 1 500 salariés, est emblématique. DPD, GLS et UPS se trouvent dans la même situation.

Parmi les témoignages que je reçois, 50 à 80 % des sous-traitants reconnaissent l'emploi de méthodes frauduleuses dans le secteur des transports. En voici un exemple : «  à un moment donné, on ne s'en sort plus financièrement, à moins de faire du transport illicite. Si seulement on était tous solidaires, on n'en serait pas là aujourd'hui, à travailler gratuit et dans l'illégalité  ».

Un sous-traitant sur deux ne se paie pas ; un sous-traitant sur deux a recours à la fraude et au travail dissimulé. À ces méthodes s'en ajoute une troisième, qu'un chef de centre m'a conseillée personnellement : déclarer mes chauffeurs sans déclarer d'Ursaff ni de TVA, avant de déposer le bilan au bout de deux ans, en me donnant la garantie d'être repris sans passer par la procédure d'appels d'offres. Ainsi, régulièrement, des sous-traitants déposent le bilan avec 300 000 euros de dettes au tribunal de commerce. Étant donné qu'ils n'ont commis aucune faute de gestion mais qu'ils ne sont simplement pas assez payés, la dette est prise en charge par le fonds de garantie. L'État indemnise les salariés qui seront repris plus tard par leur patron. Ce dernier recrée une boîte, à son nom ou celui d'un membre de sa famille. Comme me l'a récemment confirmé un cadre toujours en activité chez FedEx, certaines sociétés sont reprises jusqu'à onze fois sous différents noms.

En 2017, je suis arrivé avec toutes ces preuves dans le bureau de la présidente Mathilde Goffard. J'étais loin de me douter que c'était elle qui avait organisé ce système. J'ai même dû embaucher les chauffeurs d'un autre sous-traitant ayant déposé le bilan en attendant qu'il recrée son entreprise au nom de sa femme, sous la menace de perdre mon contrat. Ces méthodes sont un manque à gagner énorme pour l'État.

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Alexandre Dol, ancien sous-traitant TNT

Le rapport avec l'ubérisation est le suivant. La géolocalisation a formé les prémisses de l'ubérisation chez TNT puis FedEx. Chaque chauffeur qui part en livraison – sans qu'il l'ait demandé ou accepté – est géolocalisé par le biais de son scan. Or cette pratique induit une forme d'ingérence car les salariés du donneur d'ordre possèdent la liste des numéros de téléphone des chauffeurs des entreprises sous-traitantes et peuvent les contacter pour leur demander des justifications sur leur travail.

Les donneurs d'ordre s'appuient sur des analystes de data, appelés responsables support des opérations (RSO). Ces derniers étudient les données d'une région donnée pour calculer les marges réalisables sur les livraisons et indiquent quels contrats doivent être revus à la baisse. Les sous-traitants qui refusent de s'y plier sont menacés d'être évincés.

J'ai fait part à mon RSO des échanges que j'avais avec les sous-traitants. En voici quelques-uns, qui évoquent ce RSO : «  Il peut faire ce qu'il veut, pour moi c'est fini : je ne suis plus en contrat de toute façon. C'est fini pour moi, à la fin du mois, financièrement je suis au bord du gouffre, je ne peux plus rester comme ça sans rien faire. Ma société est trop impactée  ». Considérons que c'est un cas à part, je passe à un autre exemple : «  Comme les autres, il s'en fout de nous. Je dois t'avouer que je trafique un peu. J'essaie de tester à treize, quatorze chauffeurs au lieu de quinze, pour gratter, mais c'est impossible, ça me détruit la vie et les gars  ». Considérons qu'il s'agit d'un mauvais gestionnaire, je passe à un autre témoignage : «  Tous les jours je ne vis plus. Je me bats, j'ai l'impression qu'on m'a ciblé : sous-traitants qui me demandent quand j'arrête, qui viennent voir mes salaires ; maintenant on leur fait entendre que s'ils assurent, ils seront repris par le nouveau alors que je n'ai toujours pas perdu mes tournées. Je sais que je ne reste qu'un sous-traitant mais, malgré cela, je vous demande juste d'être sincère avec moi : dites-moi si je vais disparaître ou pas  ». Troisième mauvais gestionnaire, sait-on jamais. Je passe à un quatrième témoignage : «  De toute façon, si jamais ça continue comme ça, je serai obligé d'arrêter mes tournées.  » Je lui explique que s'il arrête ses tournées, FedEx ne pourra pas faire face ; il me répond : «  Mais qui sera dans la merde ? Ceux qui refusent d'entendre que je ne suis pas rentable ?  »

Je ne considère pas qu'une entreprise, quelle que soit sa taille, soit vouée à être l'esclave d'un grand donneur d'ordre, à perdre de l'argent, à disparaître et à être recréée. Alors que je faisais part des difficultés des sous-traitants à ce même RSO, ce dernier m'a répondu par courriel : «  Il faut toujours les faire couiner un petit peu. Il y a un moment où on saura quand c'est trop bas. Tu sais, il y en a d'autres des sous-traitants : si ce n'est pas lui, ce sera un autre  ». Je pense qu'on est face à une dérive du transport express.

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Hervé Street, ancien sous-traitant FedEx

À partir de 2015, ce qui a tout changé est la livraison gratuite qui s'est imposée à tous les transporteurs. Concrètement, si le client est présent pour réceptionner son colis, le transporteur reçoit ses 2,5 euros. S'il est absent, en revanche, cette somme est perdue et le transporteur travaille gratuitement. Or, lorsqu'une entreprise gère majoritairement des tournées auprès de particuliers, il sait d'emblée que la moitié de sa tournée ne lui sera pas payée. S'il se plaint, on lui dit de prendre la porte. Cette situation avait fait l'objet d'un dépôt de plainte auprès de FedEx.

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Alexandre Dol, ancien sous-traitant TNT

Je le confirme. Il est inscrit dans les contrats que dès lors qu'un chauffeur se présente chez le client, il est payé uniquement si le client est chez lui. Le lendemain, il sera contraint de se rendre à nouveau chez le client pour lui livrer son colis mais son déplacement ne sera pas indemnisé.

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La nouvelle réglementation qui oblige les plateformes d'intermédiation à un devoir de vigilance accrue a-t-elle eu des conséquences de moralisation ? Quelles modifications législatives ou réglementaires faudrait-il apporter pour améliorer la situation des entreprises de sous-traitance dans le secteur de la livraison ?

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Hervé Street, ancien sous-traitant FedEx

J'ai eu connaissance de cette réglementation pour les Uber mais les sous-traitants du secteur de transport de marchandises de 3,5 tonnes ne sont pas concernés.

Il faudrait d'abord modifier le contrat type de sous-traitance qui a été voté en 2003 et modifié en 2007, en 2009 et en 2019. Dans le texte initial, il était inscrit que l'ensemble des charges directes et indirectes devaient être couvertes par le contrat. Or, dans le texte de 2019, cette obligation a été effacée – de même que la garantie annuelle de chiffre d'affaires, qui permettait au sous-traitant d'investir, par exemple dans des véhicules. Le contrat type de sous-traitance, qui imposait des règles aux donneurs d'ordre, a disparu dès lors qu'Amazon s'est lancé dans des pratiques d'ubérisation en cassant les prix ou en proposant des livraisons gratuites. Les donneurs d'ordre de la messagerie express ont dû s'adapter et s'aligner.

Le sous-traitant n'a plus aucun droit. La seule garantie conservée pour le sous-traitant dans ce nouveau texte est que le donneur d'ordre n'a pas le droit d'imputer unilatéralement des sommes sur la facture. Ce point n'est d'ailleurs pas respecté, puisqu'en dehors des déplacements qui ne sont pas payés en cas d'absence du client, le donneur d'ordre peut demander au sous-traitant de lui régler une somme pour compenser le retard du livreur. Bien entendu, cela n'est jamais écrit dans le contrat. Ce montant atteint 25 euros chez Chronopost si vous avez une minute de retard. Il s'agit d'un moyen détourné d'autoriser des pénalités alors que la loi l'interdit. La convention collective 3092 des transports précise en effet qu'un employeur n'a pas le droit d'exiger de son chauffeur d'aller plus vite ou de lui accorder une prime de productivité.

De nombreux chauffeurs livreurs sont morts récemment, notamment pour obéir aux demandes de leurs patrons – qui craignent les pénalités – d'accélérer leur rythme de livraison. La moyenne d'un chauffeur en ville atteint généralement 70 à 120 kilomètre-heure. Les drames sont fréquents.

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Avez-vous d'autres informations à porter à la connaissance de la commission ?

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Alexandre Dol, ancien sous-traitant TNT

Nous participons tous, ici, à ce système : nous avons tous déjà commandé des colis sur internet. Le e-commerce a été précurseur de la destruction du métier, en instaurant la course à celui qui pratique les tarifs les moins chers. Amazon s'est imposé sur le marché en affichant des prix défiant toute concurrence, avant de lancer sa propre plateforme, avec des cadences infernales. Les donneurs d'ordre ont essayé de s'aligner en renégociant les contrats à la baisse. Tous ces phénomènes sont justifiés par une seule et même excuse par les donneurs d'ordre : les sous-traitants sont des indépendants. Ces pratiques relèvent d'un esclavagisme moderne mais dans le même temps, les donneurs d'ordre refusent de rendre des comptes sous prétexte d'un refus d'ingérence.

Je ne voudrais pas que le combat que nous menons avec Hervé Street conduise à ne viser que les petits transporteurs. Ne nous trompons pas de cible pour faire des opérations marketing. Au contraire, les chauffeurs livreurs sont des héros du quotidien, les fameux premiers de cordée. Certes, on ne les applaudit pas tous les soirs à vingt heures mais, sans eux, il n'y aurait pas de transport, alors qu'ils sont surexploités. Le pire, c'est qu'ils font un métier qui les passionne : leur seul diplôme, généralement, est leur permis de conduire. Chaque matin, ils sont fiers de partir en tournée pour livrer leur centaine de colis dans la journée. Je ne voudrais pas que les petits patrons qui croient en leur projet fassent l'objet de contrôles massifs. S'ils en arrivent là, c'est que les donneurs d'ordre exercent une pression croissante à leur encontre.

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Hervé Street, ancien sous-traitant FedEx

Je suis en cours de dépôt de plainte à ce sujet, notamment contre Uber. Je suis allé à plusieurs reprises au contact de livreurs Uber Eats à Marseille. Un faux compte Uber coûte entre 1 000 et 1 200 euros. Les livreurs ne livrent pas à vélo mais en scooter ou en voiture ; or ils n'ont pas de licence de transport intérieur, ce qui est obligatoire pour les livraisons à deux ou quatre roues motorisées. Ils n'ont pas non plus d'assurance. Ils utilisent une carte PCS et des comptes N26 pour se faire verser l'argent d'Uber sur ce compte situé en Allemagne. Aucun ne déclare au fisc, d'abord parce qu'ils ont des faux comptes, et que 30 à 40 % d'entre eux ne détiennent qu'une carte de séjour ou sont en situation illégale.

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Je vous remercie pour vos interventions. Les mots que vous employez sont très forts. Comment, dans un État de droit tel que la France, peut-on laisser perdurer de telles situations ? Pourquoi les sous-traitants ne décident-ils pas de rompre leurs contrats ?

Pourquoi n'avez-vous pas déposé plainte ou écrit au procureur de la République ? Êtes-vous en procès ?

Monsieur Dol, vous avez été licencié : je suppose qu'un avocat vous suivait. Une faute a-t-elle été reconnue ? Avez-vous eu des dommages et intérêts à verser ?

Enfin, pensez-vous que ces plateformes devraient faire l'objet de contrôles réguliers ?

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Hervé Street, ancien sous-traitant FedEx

Lorsqu'un sous-traitant entame son activité, il engage des chauffeurs, contracte des crédits et investit dans des camions sur plusieurs années. Même si le contrat est renégocié à la baisse au bout de quelques années, il lui faut bien rentabiliser ses investissements et payer ses crédits. Les entreprises essaient de nous convaincre de tenir, en nous expliquant qu'il ne s'agit que d'une mauvaise passe : on tombe peu à peu dans une spirale infernale.

Nous n'avons pas porté plainte. Une première plainte, faite directement dans un commissariat, a été classée. Le temps a fait son œuvre : l'ancien juge d'instruction Charles Duchaine, qui a dirigé l'Agence française anticorruption, a informé le parquet de Marseille. La procureure Dominique Laurens nous a demandé d'aller témoigner à la brigade financière de Marseille où nous avons été auditionnés pendant plusieurs heures. Ce dossier est en cours d'instruction au parquet de Lyon. Une enquête préliminaire est ouverte pour prêt illicite de main-d'œuvre et délit de marchandage.

Nous travaillons sur une proposition de loi avec des députés afin de définir un cahier des charges qui imposerait aux sous-traitants d'afficher l'ensemble de leurs coûts quand ils répondent à un appel d'offres : si le donneur d'ordres accepte ce devis, c'est qu'il est prêt à les payer et cela permettra au sous-traitant de ne plus travailler à perte.

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Alexandre Dol, ancien sous-traitant TNT

Les sous-traitants ne peuvent se résoudre à abandonner des contrats, notamment parce qu'il leur est impossible de dépendre d'un seul donneur d'ordre. Aussi, dès lors qu'ils arrêtent de travailler pour un de leurs clients, ils deviennent plus dépendants de l'autre pour lequel ils travaillent et risquent aussi de perdre ce contrat.

Je suis en effet suivi par un avocat, qui est également celui de M. Street, Me Emmanuel Molina, à Marseille. Nous avons porté plainte aux prud'hommes. Il m'a permis de gagner en première instance contre FedEx.

Après mon départ de FedEx, j'ai contracté une maladie de peau liée au stress : c'est une marque physique que je garderai à vie. Par ailleurs, j'avais fondé beaucoup d'espoirs en entamant ma carrière dans le transport. J'ai finalement été licencié : plus jamais je ne veux remettre les pieds dans ce système.

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Je vous remercie pour la sincérité de votre témoignage.

La commission d'enquête entend M. Pascal Savoldelli, sénateur, rapporteur de la mission d'information sur : « L'Uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? »

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Mes chers collègues, nous avons l'honneur de recevoir M. Pascal Savoldelli, sénateur, rapporteur de la mission d'information « L'Ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? ».

Notre commission d'enquête poursuit un double objectif : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – l'ubérisation – en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Vous êtes auditionnés sur ce second point car nous sommes très intéressés par les conclusions du rapport transpartisan que vous avez rendu le 30 septembre 2021 ainsi que par les recommandations du Sénat.

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pascal Savoldelli prête serment.)

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Pascal Savoldelli, sénateur

Le travail d'investigation politique que vous avez engagé est une étape importante qui peut permettre de structurer et de consolider ce que devrait être la position de la France dans le cadre des négociations de la future directive européenne, au cours des deux prochains rendez-vous de mi-juin et début juillet.

Sur les pratiques de lobbying d'Uber et l'ubérisation de la société, je pense qu'il peut y avoir consensus. J'ai identifié deux moments déterminants dans l'émergence de l'ubérisation en France. Le premier a eu lieu en 2009, au moment de la crise des subprimes, lorsque le président Sarkozy et le ministre Novelli ont créé le statut d'autoentrepreneur, suivant l'idée que chacun pouvait devenir son propre patron. Le deuxième moment clé est celui de la « loi El Khomri ». Les liens politiques entre Mme El Khomri et le ministre de l'Économie étaient bien connus. Cette loi a permis d'habiller des salariés en indépendants, en prenant des dispositions qui les empêchaient d'obtenir leur requalification comme salariés.

Il est difficile de donner un chiffre exact du nombre d'autoentrepreneurs travaillant dans le cadre d'une relation de subordination, puisque sans contrat de travail ni protection sociale, il est difficile d'être identifié par les services de l'État : des dizaines de milliers de personnes ont dû passer par cette situation et n'ont pas pu faire valoir leurs droits. Au départ, cette démarche suivait l'approche du droit commercial, et non du droit du travail.

Pour ma part, je travaille sur cette question depuis mon élection en tant que parlementaire. En effet, j'ai pu observer que les plateformes contournaient le droit du travail par le salariat déguisé. Les décisions de justice récentes le démontrent d'ailleurs, ce qui est insoutenable pour les parlementaires que nous sommes.

Les problèmes sont nombreux : j'ai regardé les travaux de la task force Mettling. On voit ici qu'un ancien lobbyiste d'Uber est devenu président de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi. La mission Frouin a apporté peu de solutions : l'ouverture d'un dialogue social est pour moi un échec puisque les conditions pour sa bonne tenue n'étaient pas réunies. Le dialogue ne concerne pas les conditions de travail, la protection sociale, la nature des outils de l'activité exercée ni la définition du prix.

Ces questions relèvent d'un choix de société. J'ai publié un ouvrage collectif, qui rassemblait des universitaires, des syndicalistes, des travailleurs des plateformes et des juristes. J'ai aussi travaillé sur cette question au cours de la mission d'information du Sénat, dont les recommandations ont été votées à l'unanimité. L'optimisation sociale et fiscale est réelle. Bien entendu, cela fait partie de la concurrence ; mais ce cheval de Troie concerne directement le monde de l'entreprise. La concurrence, ici, est peut-être libre mais elle est faussée. Aussi, quels qu'aient pu être les choix politiques, nous sommes bien face à un problème.

J'en viens au rapport sénatorial. Il me semble qu'il faut sortir du mot « ubérisation ». Certes, il est facile et accessible. Dans le Larousse, il est défini comme « un nouveau système économique qui rend obsolète le précédent ». Pour ma part, je préfère parler d'une « plateformisation » de l'économie et de la société. Il me paraît pertinent que vous englobiez le périmètre le plus large possible. La situation découle de responsabilités politiques et personnelles mais elle repose aussi sur une architecture nouvelle qu'il faut appréhender.

Le rapport a nécessité trois mois de travail. Nous avons auditionné soixante personnes, issues d'un panel varié d'acteurs sociaux, institutionnels, syndicaux, universitaires et de représentants de plateformes, en trois mois. Nous avons essayé d'élargir la réflexion au-delà des plateformes de mobilité, comme Stuart – filiale de La Poste – ou StaffMe, etc. La pandémie, notamment, a donné plus de visibilité aux travailleurs de mobilité qu'à ceux d'autres plateformes numériques de travail mais la plateformisation de l'économie est bien plus large que cela : une grande partie du travail ubérisé s'opère dans la sphère domestique, avec le travail du clic ou les plateformes de services à domicile – le jobbing – qui reposent sur des activités concurrentes de structures plus traditionnelles. Je constate un acharnement à caractère idéologique à imposer ce modèle par rapport à des activités déjà existantes. En effet, la plupart de ces activités n'ont rien de très novateur : les plateformes reposent surtout sur une tentative de contourner des règles sociales et fiscales. Cette évolution intéresse aussi les directeurs des ressources humaines, qui réfléchissent à l'évolution des pratiques de management du fait du développement de ces plateformes d'emplois et à la place que prennent de plus en plus les algorithmes dans le management. Cela pose des questions sur le développement de ce modèle économique.

Par ailleurs, il faut savoir que la plupart des plateformes numériques n'ont pas fait la preuve de leur rentabilité. Je travaille actuellement sur l'utilisation des données – à la fois de leurs travailleurs et de leurs clients. Ainsi, si les levées de fonds qui permettent aux plateformes d'émerger ne sont pas toujours très rentables, elles révèlent un autre enjeu : le captage de données, qui pourraient prendre une valeur vénale à l'avenir. Ce portefeuille de données personnelles permet de construire de nouvelles réponses entre l'offre et la demande. Une partie du monde financier a donc engagé des moyens financiers et politiques pour favoriser l'essor de ce modèle qui se substitue au modèle salarial – qui bouleversera aussi le monde patronal.

La France est un très beau pays, le pays des métiers grâce au compagnonnage notamment. Le niveau de qualification en France est très élevé. Je me suis donc intéressé à la manière dont la plateformisation de l'économie touchait des professions très assises dans la société française : architectes, médecins, avocats. Le modèle Uber élargit l'externalisation et la sous-traitance. Lors des auditions que j'ai conduites, j'ai constaté le nombre croissant de micro-entrepreneurs dont la qualification n'était pas reconnue. Or il y a là un risque pour celui qui engage ce service. Je vois donc dans ce mouvement un début rampant de déprofessionnalisation et de déqualification de différents corps de métiers.

J'en arrive ainsi au management algorithmique dans la transformation des modes de travail. L'algorithme est en effet au cœur de ce modèle économique. Il n'est pas un outil neutre. Pour ma part, je ne pense pas qu'il soit réellement opaque. Il est un pur produit de ses concepteurs et un outil éminemment politique, avec tous les biais associés en matière de discrimination, comme l'ont révélé nos auditions avec la défenseure des droits et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Il faut considérer l'algorithme comme une chaîne de responsabilités humaines. J'ai déposé une proposition de loi pour une meilleure transparence de ce que je qualifie de « boîte noire » : ses trois articles ont été votés mais la loi n'a pas été adoptée en tant que telle. Pourtant, l'encadrement de l'algorithme pourrait nous éviter des drames.

Concernant l'instauration de l'Arpe et du tarif minimal des courses des VTC et des livreurs, il s'agit selon moi d'un leurre. Je suis attaché aux instances de dialogue, mais après avoir rencontré de nombreux travailleurs de ces plateformes, j'ai constaté le peu d'importance qu'ils y accordent. En Belgique, la question du statut salarial des livreurs s'est par exemple posée en raison du nombre croissant d'accidents. Quand l'Arpe a été créée, plusieurs organisations de salariés ont refusé d'y participer : ce cadre n'est donc pas pertinent. Le niveau de participation des chauffeurs et des livreurs n'est que de 3 %, ce qui pose un problème de représentation.

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J'ai lu votre rapport avec beaucoup d'intérêt dès sa publication. Je pense que la situation a évolué, avec la création de l'Arpe et l'engagement d'un débat au Parlement européen. L'Arpe est en effet un véritable leurre. On voit que les plateformes ont évolué dans leur stratégie de lobbying : voyant qu'elles ne parviendraient pas à imposer un tiers statut à l'échelle européenne, elles ont commencé à promouvoir le dialogue social afin d'échapper à la requalification de leurs travailleurs en tant que salariés.

Dans le cadre de la discussion au Parlement européen, nous demandons qu'un débat public au titre de l'article 50-1 de la Constitution se tienne à l'Assemblée nationale, afin de voter sur la position la France. Ce débat est essentiel car la discussion porte notamment sur l'exemption des pays dotés d'un cadre de dialogue social de toute obligation d'application de la présomption de salariat.

Les plateformes piétinent non seulement le droit du travail, les obligations fiscales et le RGPD, mais aussi les règlementations des métiers. Nous avons ainsi auditionné Mediflash, qui met en relation des travailleurs de la santé et des établissements publics de santé comme des Ehpad. Les ministères de la Santé et du Travail y sont opposés car la mise en relation d'un aide-soignant indépendant avec un établissement public de santé est illégale ; en effet, l'aide-soignant devrait être placé sous la responsabilité d'un infirmier : des contrôles ont été conduits par le biais de l'Urssaf mais la plateforme poursuit ses activités.

Dans le cadre de votre mission d'information, avez-vous réfléchi à la création d'une instance de l'État, qui exigerait des contrôles des plateformes – à un rythme qui resterait à définir – afin d'empêcher les mises en relation qui ne respectent pas l'ensemble des règlementations des métiers ?

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Pascal Savoldelli, sénateur

Nous avons d'abord constaté qu'il nous fallait être très rigoureux sur le vocabulaire employé. Nous parlons ici des plateformes numériques de travail. Il existe des plateformes numériques de mise en relation qui n'entrent pas dans le même registre. Ce sont de nouveaux marchés, avec de nouveaux entrants – et de nouveaux sortants sans contrat. Ce constat doit interroger le législateur et le monde social. Lors d'une rencontre avec les organisations salariales et Mme Borne, nous nous étions donc interrogés sur la nécessité de la bonne définition d'une plateforme numérique de travail, afin de réfléchir à établir un exercice de contrôle avec la question de la charge de la preuve. Par exemple, StaffMe n'est rien d'autre qu'une boîte d'intérim classique ; mais ce qui doit nous interroger, c'est la raison pour laquelle StaffMe touche des subventions de l'État.

Au fond, vous me demandez comment réguler les rapports entre les représentants d'intérêts et les décideurs publics. Cette complémentarité a été rendue publique. Éliane Assassi a mené un travail remarquable au sein de la commission d'enquête sur l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques – et en particulier sous la présidence d'Emmanuel Macron. Ses conclusions doivent être prises en compte dans la réflexion sur les Uber files et sur l'ensemble des plateformes de travail. Ce n'est pas moins d'un milliard d'euros qui a été déployé en 2021 pour les cabinets de conseil. La circulaire de la Première ministre du 19 janvier 2022 sur l'encadrement des prestations des cabinets de conseil est à la fois tardive et incomplète. L'encadrement du recours à ces cabinets et la définition de règles déontologiques nous permettront donc d'avancer sur l'ensemble de ces questions.

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Je précise que l'immense majorité de ce milliard est alloué à l'adaptation numérique des administrations et ministères qui ont recours à des prestataires. Il ne s'agissait pas d'une expertise interne à l'État. Il s'agit d'un autre débat, qui a déjà fait l'objet de commissions d'enquête. Je suspends brièvement la séance pour transférer la présidence à M. Zgainski car un impératif m'empêche d'assister à la fin de l'audition.

Présidence de M. Frédéric Zgainski, vice-président.

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Dans votre rapport, vous préconisez d'offrir aux travailleurs des plateformes, exposés à des risques professionnels manifestes, les garanties dont bénéficient les salariés en matière de sécurité au travail. Comment envisagez-vous la mise en place concrète de cette recommandation ?

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Pascal Savoldelli, sénateur

La mise en place de cette recommandation doit d'abord être menée par la direction du Travail. Les dirigeants des plateformes, bien entendu, soutiennent que la mise en relation est une activité et non pas un travail. Je pense qu'il faut obliger les plateformes qui dissimulent du travail à reconnaître qu'il s'agit bien de travail. Dès lors, nous pourrons procéder à cet examen. Cette question pourrait faire l'objet du dialogue au sein de l'Arpe malgré sa faible représentativité.

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Faut-il travailler sur le statut d'indépendant ou créer un autre statut ?

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Pascal Savoldelli, sénateur

Le statut d'indépendant est à parfaire. Quand un travailleur décide par lui-même d'exercer en indépendant, il fait le choix du prix du travail qu'il effectue et de sa protection sociale. Pour certaines activités, ce statut reste tout à fait valable.

Le tiers statut a été envisagé un temps. Cependant, je n'ai pas entendu de politiques, de gouvernements passés ou actuel véritablement favorables à un tiers statut clairement défini. Notre mission d'information a écarté cette piste.

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Vous soulignez un réel problème d'exigence, de transparence et de contrôle sur les subventions de l'État. Getir, qui vient d'être placée en redressement judiciaire, avait touché 1,2 million euros d'argent public. La plateforme, qui se vantait d'être un modèle à part qui salariait en CDI ses travailleurs, avait procédé à 800 licenciements en très peu de temps, et en grande partie pour faute professionnelle lourde. Nous avons donc une exigence de droit de regard.

Les plateformes essaient d'imposer un état de fait à l'État de droit afin de modifier la règlementation à leur convenance. Le Gouvernement, de son côté, peine à faire respecter l'État de droit : nos inspecteurs du travail sont de moins en moins nombreux alors que leur activité de contrôle est chronophage. Comment pourrions-nous rendre les plateformes responsables afin de pouvoir leur interdire d'exercer sur le territoire national dès lors qu'elles contreviennent à nos lois et règlementations ? La piste d'un contrôle, tous les ans ou tous les cinq ans, a-t-elle été explorée au cours de votre mission ?

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Pascal Savoldelli, sénateur

Notre troisième recommandation, votée à l'unanimité, proposait d'élargir le périmètre des compétences de l'inspection du travail.

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Pascal Savoldelli, sénateur

Je pense notamment aux risques de sécurité au travail. En deuxième lieu vient la question de la déconnexion. En effet, outre les risques physiques, les risques psychologiques touchent de nombreux travailleurs des plateformes. Généralement présents sur plusieurs plateformes à la fois, ces travailleurs subissent une pression constante liée au risque de déconnexion unilatérale.

Enfin, nous devons réfléchir à la propriété des données des travailleurs des plateformes. Tant que nous n'aurons pas clarifié la question du droit au travail et des droits de ces travailleurs, nous continuerons à rester dans le champ du droit commercial. Les plateformes ne sont évidemment pas favorables à cela, puisqu'elles tentent de substituer un modèle économique à un autre. Sans cette réflexion, nous ne pourrons trouver de réponse au contrôle de ces plateformes.

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Pourriez-vous revenir sur la réflexion que votre mission d'information a menée sur le management algorithmique ?

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Pascal Savoldelli, sénateur

L'algorithme s'invite dans les pratiques de management. Il faut donc le contrôler et le rendre transparent. C'est une chaîne humaine de décisions, à la tête de laquelle le donneur d'ordres organise les conditions de travail et définit un prix. Des débats ont eu d'ailleurs eu lieu à l'Assemblée nationale et au Sénat sur l'intelligence artificielle générative.

Je ne pense pas que nous devrions avoir peur du progrès, qui promet des avancées extraordinaires dans de nombreux domaines comme la santé ; mais il nous faut rester sur un terrain d'humanisation de la société. Pour cela, il faut encadrer l'algorithme, en matière de transparence dans l'organisation du travail. L'une de mes propositions de loi visait à accompagner les travailleurs de plateforme des mobilités d'un data scientist pour les aider à comprendre l'algorithme. Il en va de même pour ceux qui dirigent les plateformes : s'ils ne maîtrisent pas l'algorithme, ils peuvent notamment être confrontés à des cas de discrimination à leur insu.

La commission d'enquête entend M. Patrik Bergareche, senior vice-président pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway.com.

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Mes chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir M. Patrik Bergareche, Senior Vice-President pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme de livraison de repas Just Eat Takeaway.com

Vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête a, d'une part, pour objet d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, pour ambition d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

La plateforme Just Eat étant l'une des principales plateformes de livraison de repas et de courses en France et dans plusieurs pays européens, il nous est apparu indispensable de vous auditionner pour, d'une part, recueillir vos impressions à la suite des révélations des Uber files, et, d'autre part, évoquer avec vous le fonctionnement de votre plateforme et plus généralement votre avis sur les conséquences de l'ubérisation de l'économie dans le secteur de la mobilité où vous opérez mais aussi plus largement.

Vous avez sans doute suivi nos auditions qui, depuis le début, abordent le sujet du statut des employés des plateformes de mobilité, du dialogue social entre les employés et les plateformes, de l'emploi et des conditions de régularisation des travailleurs sans-papiers et des contrôles administratifs des plateformes sur les plans commercial, social et fiscal, voire pénal.

À cet égard, nous avons noté que votre plateforme a choisi de salarier ses livreurs. En 2021, la presse a annoncé le recrutement de 4 500 livreurs en CDI par Just Eat. Un an plus tard, 800 livreurs seulement auraient été embauchés et 350 auraient ensuite été licenciés. Pouvez-vous nous préciser votre modèle d'employeur actuel et confirmer ces chiffres ? Combien avez-vous de livreurs salariés et de livreurs autoentrepreneurs aujourd'hui en France ? Combien travaillent à plein temps ? Quel est leur salaire horaire moyen ?

Nous aimerions également connaître votre position concernant les principales dispositions prévues par le projet de directive européenne relative à l'amélioration des conditions de travail via les plateformes, en particulier la présomption réfragable de salariat introduite par le Parlement européen et l'amélioration de la transparence de la gestion algorithmique des plateformes.

À ce sujet, j'ai noté que la plateforme Just Eat avait décidé de renoncer à salarier ses livreurs au Royaume-Uni pour ne travailler qu'avec des indépendants et de maintenir – contrairement à son principal concurrent, Deliveroo – son développement en Espagne où le statut de salarié est obligatoire pour les livreurs. Pouvez-vous nous expliquer la stratégie de la plateforme en Europe ?

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrik Bergareche prête serment.)

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

Just Eat Takeaway.com est l'une des plus grandes plateformes de livraison en ligne dans le monde et s'est affirmée comme un leader européen. Elle résulte d'une fusion entre les entreprises anglaise et hollandaise Just Eat et Takeaway.com en 2020. Nous sommes désormais un opérateur très large, présent dans vingt pays, en Europe, au Canada, en Australie et aux États-Unis. Nous sommes cotés à la bourse de Londres et à celle d'Amsterdam, ce qui nous sensibilise d'autant plus au respect de la loi et à notre impact social.

Depuis le début de nos opérations logistiques, Just Eat Takeaway.com a opté pour un modèle de salariat, en Europe et dans la plupart de nos marchés, d'abord parce qu'il s'agit du seul modèle qui nous permettait d'opérer dans le respect de la loi et de la législation dans de nombreux pays.

En France, nous opérons depuis 1998 à travers l'entreprise française AlloResto, que nous avons achetée en 2012 et renommée Just Eat. Lors du lancement de notre modèle logistique en France, nous avons embauché plusieurs centaines de livreurs en CDI en 2020. Il nous a malheureusement fallu entamer ensuite un plan social économique (ou « plan de sauvegarde de l'emploi », PSE), en raison de la situation économique de notre entreprise causée par la concurrence d'acteurs qui s'appuient sur un modèle différent du nôtre.

Nous avons choisi de salarier nos livreurs en Europe. Au Royaume-Uni, en Australie, au Canada et aux États-Unis, en revanche, nos livreurs sont autoentrepreneurs car la législation le permet. En Europe, le statut de salarié est le seul qui nous permet de respecter la loi et d'éviter des procédures judiciaires coûteuses ; par ailleurs, nous sommes convaincus que le développement de notre activité doit s'appuyer sur le contrôle de nos livreurs, que seul le statut de salarié permet.

Nous pensons en outre que le modèle de salariat peut être vertueux, pas seulement pour les coursiers – qui ont accès à une protection sociale et à de meilleures conditions de sécurité – mais aussi pour nos consommateurs, dont le taux de satisfaction nous paraît important.

Cependant, même si nous sommes convaincus que ce modèle peut parfaitement fonctionner en Europe, nous ne pouvons être les seuls à le choisir. Nous avons donc besoin du législateur pour garantir des règles juridiques claires sur les contrats liant les plateformes et les travailleurs. En France, la situation des livreurs salariés est devenue insoutenable pour nos activités compte tenu des choix différents de nos concurrents, ce qui nous a conduits à licencier 350 livreurs. Nous avons également émis cette demande auprès de l'Union européenne.

L'Espagne s'est engagée dans une procédure législative à travers la « loi Riders  », encouragée par Just Eat Takeaway.com, car elle se fondait sur trois éléments importants. Tout d'abord, l'Espagne pouvait s'appuyer sur une jurisprudence : deux décisions de la Cour suprême avaient déterminé que les relations entre les plateformes et les livreurs étaient bien une relation de salariat. Le législateur a donc intégré cette jurisprudence au code du travail espagnol. Deuxièmement, la ministre du Travail et le gouvernement espagnol ont entamé un dialogue social avec les syndicats et les associations d'entreprises et d'autoentrepreneurs, qui a permis un très large consensus sur cette loi finalement approuvée par le parlement espagnol. Enfin, il me semble indispensable qu'un secteur tel que le nôtre – qui a démontré son importance au cours de la pandémie – évolue dans une dynamique de sécurité juridique, où les entreprises peuvent développer leur activité de manière parfaitement légale. Nous comptons plus de 2 000 livreurs salariés en Espagne. Cette loi nous permet de développer notre activité en satisfaisant aux attentes légales dans un contexte économiquement viable.

Toutefois, nous restons inquiets : en effet, un opérateur en Espagne continue à utiliser, de manière illégale, un modèle d'autoentrepreneurs – malgré une amende de plus de 200 millions d'euros. Ceci pose un problème de distorsion de concurrence.

Enfin, nous soutenons fortement la directive européenne. Cette législation a l'ambition d'apporter une sécurité juridique aux travailleurs et aux opérateurs des plateformes. L'entreprise que je représente est très engagée pour essayer de construire un terrain de jeu équitable pour tous les acteurs – ce que permettra la directive européenne. Just Eat Takeaway.com encourage les législateurs des pays européens à s'engager en faveur de cette directive importante pour le futur de notre activité.

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Pourriez-vous revenir sur les licenciements économiques auxquels vous avez dû procéder dans le cadre d'un PSE en France ? Dans quelle mesure le modèle de vos concurrents affecte-t-il votre propre modèle économique ?

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

Au Royaume-Uni, nous avons décidé de mettre fin à notre modèle salarié, qui ne représentait que 3 % de nos opérations logistiques dans ce pays, le reste reposant sur des autoentrepreneurs ou des entreprises de logistique spécialisées. En effet, la législation britannique nous permet d'opérer uniquement avec des autoentrepreneurs.

En France, les licenciements étaient liés au coût de l'activité. L'embauche de livreurs salariés entraîne un coût de livraison deux fois plus élevé que le recours au modèle d'autoentrepreneurs. Ce n'est pas pour cette raison que nous ne pouvons pas le faire mais parce que nos concurrents ont choisi de n'utiliser que des autoentrepreneurs pour faire des économies dans leur compte d'exploitation qui leur permettent de financer des opérations marketing ou commerciales qui nous pénalisent. Par conséquent, et contre notre gré, nous avons dû prendre cette difficile décision pour défendre la viabilité économique de notre entreprise. Le PSE a été élaboré durant plusieurs mois en collaboration avec les représentants de l'entreprise. Nous sommes ainsi parvenus à un accord validé par la Direction régionale interdépartementale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Drieets), qui a concerné 350 personnes.

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Faudrait-il distinguer les plateformes de mobilité des autres plateformes et distinguer les VTC et les livreurs, comme le fait la législation espagnole, qui garantit la présomption de salariat aux seuls livreurs ?

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

Le modèle espagnol a été élaboré en relation avec les discussions qui se déroulent en Europe. L'Espagne était confrontée à un problème très concret sur le modèle des plateformes de livraison à domicile. Un débat, tant dans la société qu'au niveau législatif, a donc eu lieu en raison de distorsions de concurrence graves entre les plateformes de livraison. Pour aboutir à un consensus entre les syndicats, les représentants des entreprises et le gouvernement, il a fallu réduire le périmètre de la loi au seul domaine de la livraison qui posait problème en pratique. Je ne peux donc pas vous dire si ce modèle conviendrait à d'autres modèles, étant donné que je représente une activité spécifique de livraison. Cette loi a ses défauts, puisque l'un de nos concurrents continue à utiliser des autoentrepreneurs.

La loi européenne soulève un débat est plus large. L'ambition du législateur est de toucher l'ensemble des plateformes. Je représente pour ma part la livraison à domicile : comme je l'ai dit, je ne peux pas me prononcer sur les autres plateformes qui seront mieux placées que moi pour vous répondre.

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Quel est le salaire horaire moyen des livreurs ? Nous aimerions en effet le comparer à celui défini dans le récent accord d'avril 2023. Trois accords ont été signés sous l'égide de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe), concernant les livreurs indépendants des plateformes.

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

L'activité des salariés de Just Eat est définie par une convention d'entreprise signée avec les employés eux-mêmes et qui entre dans le cadre de la convention de transport en France. Ce n'est donc pas l'entreprise qui a défini le salaire. Nous suivons la convention du travail, et donc nous respectons le Smic.

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Les accords signés le 20 avril 2023 fixent un tarif horaire minimum, encadrent les déconnexions et accordent des moyens supplémentaires aux représentants des travailleurs indépendants afin d'améliorer la qualité du dialogue social. Quel est votre point de vue sur ces accords ?

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

Nous estimons qu'il s'agit d'un point de départ pour établir des règles claires pour l'ensemble de nos concurrents et des opérateurs français. Cependant, ces accords laissent beaucoup d'espace à des interprétations qui pourraient donner lieu à des problèmes concurrentiels et à une sécurité juridique insuffisante. Un modèle de salariat plus clair conviendrait davantage.

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Je vous remercie pour vos explications. Vous êtes favorable à présomption de salariat prévue par la proposition de directive européenne car elle protège vos salariés et permettrait d'établir des rapports d'égalité entre les plateformes concurrentes, ce qui n'est pas le cas actuellement. Vous n'avez pas de modèle de dark kitchens. Estimez-vous néanmoins que le modèle de dark kitchens crée une concurrence déloyale par rapport aux autres plateformes ? Avez-vous été associé aux travaux du décret relatif aux dark stores et aux dark kitchens en France ?

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

Nous n'avons pas de dark kitchens en France. Nous avons cependant observé de loin les évolutions législatives sur ce sujet. Ces lois affecteront les autres plateformes mais je n'ai pas de point de vue spécifique sur la question. Dans d'autres pays – notamment l'Espagne –, nous assistons également à ces évolutions, en raison d'une inquiétude du législateur et de la société face au développement de ces activités.

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Deliveroo a quitté le marché espagnol. Qu'en pensez-vous ?

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

L'environnement des plateformes doit être appréhendé dans un contexte global et non local. Or cet environnement est très fortement concurrentiel. Les différentes plateformes choisissent donc les marchés dans lesquelles elles souhaitent opérer. Il faut noter que Deliveroo était un acteur minoritaire du marché espagnol et a donc décidé de clôturer son activité dans ce pays.

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Quelles sont les perspectives de développement économique du secteur de la livraison au travers de plateformes en France et en Europe ?

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

Le secteur a connu un développement fulgurant ces vingt dernières années. Désormais établi, ce secteur est important tant pour les restaurateurs que pour les magasins et les consommateurs. Il me semble difficile d'imaginer que l'on apprendra à vivre sans les plateformes de livraison car nous répondons à un besoin réel sur la livraison du derrière kilomètre. Aujourd'hui, le secteur de la livraison de repas connaît une stagnation sur le marché européen, après une croissance sans précédent durant la pandémie. Les seules personnes qui n'ont pas recours à la livraison sont désormais celles qui refusent de le faire. Ce secteur continuera à se développer dans la livraison de repas mais aussi dans des secteurs complémentaires. J'observe une dynamique de rupture de la définition de marchés par segments ou par secteur d'activités : nous devenons des opérateurs de livraison du dernier kilomètre dans de très nombreux domaines. Nous ne sommes encore qu'au début de cette activité qui sera créatrice de richesse pour les villes dans lesquelles nous opérons et fortement génératrice d'emplois : c'est la raison pour laquelle il nous est indispensable d'opérer dans le cadre d'une sécurité juridique renforcée et soutenable.

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Quelles sont vos relations avec les organisations représentatives des travailleurs ? Que pensez-vous de la création de l'Arpe ? Y êtes-vous représenté ? Estimez-vous que la plateforme Uber exerce un pouvoir de blocage au sein de l'Arpe ?

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Patrik Bergareche, vice-président senior pour l'Europe du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway

Nous ne faisons pas partie de l'Arpe. Malgré notre PSE, nous poursuivons nos activités à Paris avec quelques centaines de livreurs. Ces travailleurs sont représentés au sein de l'entreprise pour exercer le dialogue social. Nous entretenons une relation constructive afin d'éviter de reproduire les erreurs qui ont pu être commises dans le passé.

En Espagne, nos 2 000 livreurs salariés sont également représentés pour pouvoir exercer le dialogue social. Nous menons une démarche collaborative de dialogue avec eux. Cette représentation est une obligation légale mais elle est aussi souhaitable pour développer une relation de confiance avec les travailleurs afin d'avancer dans une dynamique constructive.

La séance s'achève à treize heures cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Benjamin Haddad, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusé. – Mme Louise Morel