Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du mercredi 17 mai 2023 à 16h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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  • numérique
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  • travailleur
  • uber
  • ubérisation

La réunion

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Mercredi 17 mai 2023

La séance est ouverte à seize heures vingt.

(Présidence de M. Frédéric Zgainski, vice-président de la commission)

La commission d'enquête entend lors de sa table ronde sur l'ubérisation de l'économie et ses conséquences sur le travail :

- M. Max Baumgart, Professeur assistant à l'université de Tilbourg, co-éditeur du livre Ubérisation et l'économie collaborative ;

- Mme Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université d'Avignon ;

- Mme Araceli Turmo, maître de conférences à l'université de Nantes, co-auteure du livre Ubérisation et l'économie collaborative ;

- Mme Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie, spécialisée en sociologie du travail, à l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (IRISSO) ;

- M. Émilien Julliard, chercheur en sciences sociales du politique et du travail au CNRS ;

- Mme Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail et auteure du rapport The role of digital labour platforms in transforming the world of work ;

- Mme Salwa Toko, ancienne présidente de Becomtech, ancienne présidente du Conseil national du numérique et auteure du rapport Travailler à l'ère des plateformes .

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous accueillons sept experts ayant travaillé sur l'impact de l'ubérisation sur l'organisation du travail et les relations de travail depuis l'émergence des plateformes numériques d'emploi.

Nous avons entamé en février les travaux de notre commission d'enquête sur les révélations des Uber files, l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences.

Notre commission d'enquête a deux objectifs. D'une part, elle a pour objet d'identifier l'ensemble des activités de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque, et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. D'autre part, elle ambitionne d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France – l'ubérisation – et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière. Cette table ronde s'inscrit bien évidemment dans le cadre de ce second point.

Nous avons beaucoup travaillé sur les nouvelles formes d'emploi issues du développement des plateformes à travers la mise en avant du statut d'indépendant. Celui-ci est néanmoins souvent dévoyé car les relations entre certaines plateformes et leurs travailleurs s'apparentent souvent à du salariat déguisé donnant lieu à requalification par le juge.

Nous avons également abordé la question centrale du fonctionnement des algorithmes instaurés par les plateformes numériques et leur compatibilité avec le RGPD à la suite de l'audition de la CNIL. Leur manque de transparence pour les utilisateurs, souligné par la mission d'information du Sénat sur l'ubérisation de l'économie, a également été évoqué.

Les premières questions que nous souhaitons vous posez sont les suivantes : quelle définition retenez-vous de l'ubérisation ? Quels sont les changements fondamentaux qu'a entraînés l'ubérisation sur le travail et plus particulièrement sur l'organisation du travail et les droits des travailleurs ? Ces changements sont-ils facteurs d'innovation ou à l'inverse de risques sur le plan économique et sur le plan social ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale et que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire l'un après l'autre : « Je le jure ».

(M. Max Baumgart, Mme Barbara Gomes, Mme Sarah Abdelnour, M. Émilien Julliard, Mme Salwa Toko, Mme Uma Rani, et Mme Araceli Turmo prêtent successivement serment.)

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Max Baumgart, professeur assistant à l'université de Tilbourg, co-éditeur du livre Ubérisation et l'économie collaborative

Je tiens tout d'abord à vous remercier pour l'invitation à l'occasion de cette table ronde sur l'ubérisation de l'économie et ses conséquences sur le travail. D'une manière générale, l'économie collaborative offre de nombreux avantages pour notre société. Je tiens à souligner qu'elle a en partie créé ses propres marchés, qui n'auraient pas existé sans les avancées technologiques telles que l'invention des diverses applications pour smartphone.

Les développements technologiques comportent cependant toujours des risques que le législateur doit identifier et gérer par la suite. Afin d'illustrer cette approche, je présenterai brièvement mon appréciation de la proposition de la Commission européenne concernant la directive relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.

Avec ce projet de loi, la Commission propose, par une modification du droit matériel, que les droits des travailleurs acquis au fil de l'Histoire soient aussi garantis dans les secteurs économiques numériques émergents. Elle reconnaît aussi de nombreux problèmes relatifs à la classification en tant que travailleur et liés à l'application du cadre juridique existant. C'est pourquoi la proposition de la Commission européenne contient également des dispositions visant à améliorer l'application de la législation en vigueur.

La garantie du droit des travailleurs est un pilier important de la directive proposée. Cependant, je regrette que ce droit des travailleurs n'ait pas été renforcé en ce qui concerne la portabilité des données de réputation, comme l'avait suggéré la Commission européenne dans son document initial. Seul le Parlement européen ajoute une disposition en ce sens, avec l'amendement 135 que je soutiens vivement. Cela concerne les évaluations positives comme celles émises pour les conducteurs et livreurs d'entreprises telles qu'Uber ou Lyft ou des services de livraison.

Or à mon avis, la portabilité permettrait aux employés de changer plus facilement d'employeur s'ils le souhaitent car ils ne perdraient plus leurs données de réputation. À l'inverse, cela inciterait davantage les employeurs à veiller à de bonnes conditions de travail. Il s'agirait donc d'instaurer une plus grande concurrence pour attirer les bons travailleurs.

Selon le document de travail de la Commission, la majorité des plateformes et des représentants des employeurs considèrent que la portabilité des données de réputation est irréalisable du point de vue des infrastructures techniques. En outre, certaines plateformes estiment qu'elles ne peuvent pas faire confiance aux notations des concurrents.

Les représentants syndicaux ont quant à eux soutenu l'introduction de la portabilité des données de réputations. Ils affirment en effet que la portabilité des évaluations est importante pour s'assurer que les personnes qui travaillent par l'intermédiaire de ces plateformes ne soient pas dépendantes d'une seule plateforme et ne se sentent pas emprisonnées.

Pour conclure, je pense que cet exemple démontre bien qu'il serait erroné d'envisager la protection des droits de travailleurs uniquement sous l'angle de l'application des normes traditionnelle aux nouveaux modèles d'entreprise. Le législateur devrait saisir les opportunités offertes par les nouveaux marchés numériques en utilisant également les technologies modernes pour renforcer la position des employés sur le marché du travail.

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Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université d'Avignon

Je crois que les plateformes qui seront au centre de nos débats ne sont pas des plateformes d'emploi. L'emploi, c'est une activité – le travail – qui donne accès à un statut avec des régimes qui s'appliquent aux salariés. Or ces plateformes proposent beaucoup de travail mais peu de statuts. Donc, ce ne sont pas des plateformes d'emploi.

Ce point n'est pas anodin puisque les plateformes de travail jouent justement sur leur qualification pour éviter de se voir appliquer certains régimes juridiques. Ce sont des modèles qui ont des stratégies extrêmement brutales. Lorsqu'elles arrivent sur un territoire où elles veulent s'implanter, ces plateformes n'étudient pas les règles et ne s'intéressent pas aux législations applicables. À l'inverse, elles essaient de faire plier les normes en vigueur pour qu'elles correspondent à leur modèle, un modèle où l'entrave terrible que représente le droit social aurait disparu.

Ces plateformes prétendent être de simples intermédiaires. Il en existe effectivement qui sont des intermédiaires et permettent l'accès à un marché, avec de véritables travailleurs indépendants. L'enjeu est d'identifier parmi ces plateformes celles qui sont véritablement des intermédiaires et celles qui utilisent la catégorie plateforme comme un outil de gestion et d'organisation de la main-d'œuvre. Ces dernières se qualifient de plateforme d'intermédiation dans l'unique but de ne pas respecter le droit, et le droit social en particulier. Cela a des conséquences pour les travailleurs qui seront soumis à un contremaître numérique qui appliquera automatiquement et sans possibilité de négociation les directives patronales transformées en langage informatique.

Je voudrais par ailleurs souligner que si la directive en préparation va dans le bon sens, certains de ses aspects doivent être retravaillés. Je pense notamment à la place centrale que doivent avoir les représentants du personnel. Il faut que nous ayons des organisations syndicales et des élus du personnel qui aient un droit de regard sur la gestion économique et sociale des activités et qui puissent vérifier que les droits des travailleurs sont respectés.

Je pense que les représentants du personnel sont les mieux placés pour demander un droit de regard sur l'effet des algorithmes sur le travail. Il faudrait donc proposer à ce titre que dans les entreprises – plateformes ou non – qui utilisent des algorithmes dans la gestion et l'organisation du travail, les représentants du personnel puissent avoir accès à un data scientist pour les aider à comprendre le fonctionnement de ces algorithmes.

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Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie, spécialisée en sociologie du travail, à l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (IRISSO)

L'ubérisation est un terme assez peu retenu par les chercheurs, qui n'a donné lieu à aucun vrai travail de conceptualisation. Le collectif de chercheurs auquel j'appartiens et au nom duquel je m'exprime utilise les termes de « capitalisme de plateforme » depuis qu'il a commencé à travailler sur les plateformes en 2016.

Ces termes mettent l'accent sur le système économique des plateformes. Ils possèdent aussi l'avantage de mettre à distance des termes élogieux tels qu'« économie collaborative » ou « économie du partage », assez éloignés de la réalité des plateformes qui nous intéressent.

Nous avons retenu dans ce capitalisme de plateforme, dans cette ubérisation, la dynamique d'externalisation du travail et l'évitement du salariat par le recours massif et structurel à des travailleurs formellement indépendants dont l'indépendance véritable reste néanmoins à prouver.

C'est d'ailleurs cet élément qui nous intéressait, l'externalisation massive du travail au prétexte de l'innovation technologique.

Cet évitement du salariat peut s'effectuer en recourant au travail indépendant, comme le font de manière importante, mais non exclusive, les plateformes de VTC ou de livraison de repas. Il peut aussi s'effectuer en recourant à des travailleurs sans statut comme dans le cas du micro-travail.

Il en découle un mélange de « désalarisation » et de subordination dans l'activité, accompagnée d'une indépendance parfois fictive. La subordination s'apprécie à partir de trois critères qui sont les directives qui peuvent être données, le contrôle qui peut être exercé et les sanctions qui peuvent exister. D'autres critères tels que la dépendance économique ou l'incapacité de se former une clientèle ou de fixer ses prix peuvent aussi être retenus.

Le fonctionnement des plateformes révèle que ce sont des outils de subordination. Elles reposent sur un système d'incitations et de sanctions qui vise à remettre de l'organisation pour contrer les effets délétères que pourrait avoir pour les plateformes une vraie indépendance des travailleurs. Les plateformes ont en effet besoin que les travailleurs soient présents massivement et sur des durées longues afin de fonctionner comme un service organisé.

J'ajouterai que pour avoir travaillé depuis 2008-2009 sur les autoentrepreneurs, les plateformes et ces derniers aboutissent à des résultats assez conformes au projet politique qui a permis l'émergence de ces dispositifs. Toute la dynamique de salariat déguisé associée à l'autoentreprenariat est compatible avec la logique des différents acteurs politiques qui l'ont promu.

Ainsi par exemple, Hervé Novelli a fait partie des acteurs importants du dispositif de l'autoentrepreneur et s'est ensuite impliqué dans l'ouverture à la concurrence du secteur des taxis. La présence formelle d'indépendants dans les entreprises ou les services organisés est un sujet qui l'intéresse. Je ne pense donc pas qu'il s'agisse véritablement d'un détournement de ces dispositifs. Ils portent en eux ces possibilités. La création du régime de l'autoentrepreneur suivie de l'ouverture à la concurrence du secteur des taxis montre l'existence d'un projet politique pour faire émerger ce secteur avec ce type de dispositions.

Quant à savoir si ces travailleurs souhaitent ou non être salariés, nous avons mené une enquête avec Sophie Bernard auprès de chauffeurs de VTC lors de mobilisations. Il ressort qu'ils demandent des tarifs régulés, de la protection sociale et des droits. Ils ont été nombreux à souligner que l'ubérisation était une forme de cancer pour la société, très dangereuse pour les acquis sociaux. Leurs mobilisations ressemblaient finalement à des mobilisations de salariés qui se battent pour des droits et de la protection. Nous avions d'ailleurs été étonnées de cette demande.

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Émilien Julliard, chercheur en sciences sociales au CNRS

Mon propos complétera ceux de Mme Abdelnour puisque nous avons mené une recherche sociologique commune avec Dominique Méda. Notre étude sur la période 2019-2020 a porté sur l'action de l'État français vis-à-vis des plateformes numériques, et plus particulièrement les plateformes qui évoluent dans le secteur de la livraison et du transport. Ce sont les plateformes qui sont principalement concernées par les formes de régulation étatique. Mon propos se limitera à évoquer ces résultats de recherche, qui peuvent venir éclairer sous un autre angle des sujets déjà évoqués par d'autres lors de cette commission.

Je précise que cette recherche a reposé sur les outils habituels et éprouvés de la sociologie. Nous avons mené une douzaine d'entretiens réunissant une trentaine de personnes, aussi bien des chargés de relations publiques de plateformes que des agents de terrain de l'URSSAF et de l'inspection du travail. Nous avons également réalisé une série d'observations d'événements qui avaient pour sujet l'encadrement des activités des plateformes par les pouvoirs publics au moment de l'écriture de la préparation de la loi d'orientation des mobilités de 2019. Nous avons aussi effectué toute une série d'observations consistant à suivre les agents de l'URSSAF en opération lors de contrôles de chauffeurs VTC. Nous avons aussi engagé un travail documentaire en dépouillant des rapports émanant de pouvoirs publics ou d'organisations patronales. Nous avons aussi consulté des procès-verbaux et des rapports techniques établis par l'inspection du travail et les URSSAF dans le cadre de procédures contentieuses avec les plateformes.

Cette recherche, qui a fait l'objet de publications que nous pourrons vous transmettre si vous le désirez, partait de l'hypothèse selon laquelle l'action de l'État vis-à-vis des plateformes recouvre d'abord et avant tout des enjeux majeurs en termes de fixation ou de déplacement des frontières du salariat face à des acteurs économiques qui considèrent largement que leur fonctionnement est incompatible avec ce statut. Nous avons pu constater très vite qu'il existait plusieurs actions publiques assez hétérogènes. Nous avons observé des segments de l'État farouchement opposés à un salariat des plateformes alors que d'autres fractions de l'État plaident pour la salarisation des travailleurs des plateformes. Une de nos ambitions a donc été d'essayer de comprendre comment ces actions publiques pouvaient coexister alors qu'elles sont différentes, et comment l'une pouvait l'emporter sur l'autre à un moment donné.

Notre travail s'est donc focalisé sur deux niveaux d'intervention publique. Nous avons essayé de comprendre comment des lois favorables au modèle économique des plateformes, c'est-à-dire hors du salariat, ont pu être adoptées. Un des résultats qui ressortait de façon très nette était une forme de continuité entre la « loi Travail » de 2016 et la loi d'orientation des mobilités de 2019 avec un ensemble de réformes du code du travail intervenu depuis la fin des années 1970 et les années 1980. Le code du travail est ainsi devenu un code qui sert de plus en plus la compétitivité des entreprises et de moins en moins la protection des travailleurs. Concrètement, nous avons pu retrouver des acteurs qui s'impliquent aussi sur la question des plateformes tels qu'Hervé Novelli. C'est aussi le cas de travaillistes et de fonctionnaires qui s'impliquent sur ces questions.

Concernant l'action des administrations de contrôle comme l'URSSAF et l'inspection du travail, l'enjeu de l'enquête a été de comprendre comment et pourquoi ces administrations ont choisi de lire le travail sur les plateformes sous l'angle d'une relation salariale.

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Salwa Toko, ancienne présidente de Becomtech, ancienne présidente du Conseil national du numérique et auteure du rapport Travailler à l'ère des plateformes

Je m'exprimerai en tant qu'ancienne présidente du Conseil national du numérique car nous avons travaillé pendant plus d'un an à l'élaboration d'un rapport en auto-saisine sur les travailleurs des plateformes.

Ce rapport visait à réaliser un état des lieux concernant les travailleurs des plateformes et l'ubérisation de l'économie, puis à proposer des recommandations permettant aux pouvoirs publics de rétablir l'ordre dans un domaine qui peut parfois ressembler au Far West.

Nous n'avons pas tenu à travailler sur la question cruciale du statut de ces travailleurs. Le CNU n'est pas une organisation sociale et nous avons donc estimé ne pas disposer des compétences pour aborder ce sujet. Nous avons préféré travailler sur la question de la nécessité d'un dialogue social entre les différents acteurs, les plateformes et leurs travailleurs mais aussi les pouvoirs publics.

Par ailleurs, j'ai cru comprendre qu'un observatoire avait été créé mais je n'ai pas l'impression que ce soit le meilleur des formats qui ait été choisi. J'ai aussi cru entendre dans les actualités qu'un premier vote des travailleurs des plateformes avait eu lieu concernant leurs représentants pour ce fameux dialogue, mais je ne suis pas sûre que les résultats soient déjà disponibles. Je noterai cependant que sur 120 000 travailleurs des plateformes, seuls 3 000 ont pu voter. C'est un point qu'il faudra creuser car travailler sur les plateformes, c'est aussi travailler sur les personnes qui ont choisi cette activité. Pour beaucoup d'entre eux, le travail salarié classique a été compliqué.

S'il fallait donner une définition de l'ubérisation de l'économie, je me demande s'il ne faudrait pas signaler que c'est la première fois dans notre histoire économique que les compétences sanctionnées par un diplôme ne sont pas requises pour exercer un métier. Pourtant, certains de ces métiers exigeaient auparavant un diplôme ou au moins des compétences reconnues par un diplôme, par une certification ou par les professionnels du secteur.

Cela nous amène à nous poser d'autres questions sur ces nouvelles formes de travail et sur leurs évolutions. Nous pouvons notamment nous demander si la situation peut encore empirer. Lorsque vous posez la question des secteurs qui sont ubérisés, je me demande s'il ne faudrait pas plutôt s'interroger sur ceux qui ne le sont pas. Comment des activités que nous considérions comme protégées ont-elles pu se trouver ubérisées ? Je pense notamment à l'éducation où tout un pan de cette activité fait appel à des plateformes. Face à ces évolutions, il faut s'interroger sur les moyens de se prémunir des errements qu'induit l'ubérisation de l'économie.

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Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail et auteure du rapport The role of digital labour platforms in transforming the world of work

Je conduis des recherches sur les plateformes depuis 2016. Nous avons ainsi publié un rapport en 2018 qui se penche sur l'avenir du travail à l'ère des plateformes. Nous nous sommes concentrés sur les micro-travailleurs. Par la suite, nous avons publié en 2021 un autre rapport qui se penchait sur les autoentrepreneurs, les free-lance ainsi que les chauffeurs de taxi et les livreurs, partout dans le monde.

Nous nous sommes penchés sur le modèle d'activité de ces plateformes et nous avons essayé de comprendre quelles étaient les conditions de travail et quelles mesures avaient été adoptées vis-à-vis de ces plateformes. D'une certaine façon, nous avons essayé de comprendre ce que nous devrions faire à l'avenir pour garantir des conditions de travail décentes pour les travailleurs des plateformes.

Comme cela a été signalé, ces plateformes ne sont effectivement pas des plateformes d'emploi. Les plateformes sont des technologies, des outils qui mettent en relation les travailleurs et les consommateurs ou les clients. Certaines plateformes agissent comme intermédiaires, mais pas toutes. Le terme « ubérisation » est couramment utilisé dans des contextes différents. Je considère pour ma part que l'ubérisation correspond à une précarisation des conditions de travail.

Ces plateformes soulèvent plusieurs questions. Tout d'abord, quels sont les secteurs de l'économie qui n'ont pas encore été impactés par l'ubérisation ? La plupart des secteurs ont effectivement été touchés par ce phénomène. Nous avons constaté l'émergence de nombreuses plateformes opérant dans différents secteurs. Des emplois qualifiés sont impactés, et notamment les développeurs.

Pour nous, il est clair que nous devons agir. Nous ne pouvons rester silencieux et attendre. Nous devons essayer d'adopter un point de vue local, régional et international pour bien comprendre la situation car cette façon de travailler a considérablement changé l'organisation du travail et des travailleurs.

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Araceli Turmo, maître de conférences à l'université de Nantes, co-auteure du livre Ubérisation et l'économie collaborative

Je suis parfaitement d'accord avec mes collègues sur la nécessité d'adopter un vocabulaire précis. Il me semble notamment que la distinction entre ubérisation ou économie de plateforme et économie collaborative est essentielle.

Je voudrais insister sur le fait que la régulation des plateformes numériques devient un enjeu vraiment important à l'échelle européenne. Il est d'ailleurs intéressant de constater un rapprochement des plateformes du type Airbnb ou Uber avec Amazon et Google. La catégorie des plateformes numériques émerge comme une catégorie qui est réglementée en tant que telle.

Cela me conduit à aborder la capacité d'action du législateur et des juges à l'échelle nationale comme à l'échelle européenne. Des plateformes nouvellement arrivées ont souvent réussi à contourner les réglementations existantes. Dans les premières années, les autorités ont éprouvé des difficultés à classer les activités des plateformes et à leur appliquer les règles existantes, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. De nouvelles règles ont donc parfois été développées spécifiquement pour les plateformes. Alors que certains ont adopté des règles favorables à ces plateformes de travail, d'autres ont choisi des règles délétères pour les activités de ces plateformes.

Le droit de l'Union européenne peut par exemple être un outil de régulation en imposant une vision des plateformes de travail partagée par un certain nombre d'États membres, à savoir qu'il s'agit d'un travail salarié déguisé dans de nombreux cas. Il est donc nécessaire de le requalifier pour offrir un minimum de protection aux travailleurs. D'autres formes de régulation peuvent également être envisagées, notamment en matière de protection des données ou de concurrence non faussée.

Les plateformes ont souvent essayé d'utiliser les libertés de circulation, notamment dans le marché intérieur de l'Union européenne. Par conséquent, le droit européen a pu apparaître comme un outil au service d'entreprises cherchant à contrecarrer la législation des États. Or, ce n'est pas nécessairement le cas. Ainsi, au fil des années, un certain nombre d'arrêts ont été rendus par le Cour de justice de l'Union européenne sur Airbnb par exemple, qui valident l'ensemble des restrictions à l'activité d'Airbnb que les États ou même les municipalités ont pu placer. En décembre dernier, il a été validé qu'une plateforme comme Airbnb devait collecter elle-même des données sur les contrats qui sont passés par son intermédiaire et retenir des sommes qui correspondent au paiement d'impôts établis par les États sur les activités concernées.

En réalité, l'Union européenne valide un certain nombre de réglementations qui sont mises en place par les États membres. Le rôle du droit européen dans l'harmonisation de la réglementation de ces activités à l'échelle de l'Union ne doit donc pas être négligé, sous réserve évidemment de consensus politique. Ainsi, le compromis sur les plateformes de travail qui semble en voie d'être trouvé est plutôt une bonne nouvelle pour ceux qui souhaitent davantage de réglementation et de régulation pour protéger les travailleurs. Le rôle du droit de l'Union européenne n'est pas un obstacle à la régulation. Au contraire, il peut accompagner les États. Il convient donc d'insister sur l'importance du choix fait par le législateur pour réglementer.

Il me semble qu'en réalité, le travail du législateur visant à élaborer une définition claire des termes et à bien déterminer la classification des activités est essentiel. Il y a véritablement un rôle pour le législateur d'établir les catégories et d'effectuer des choix politiques qui se traduisent par des règles claires qui empêchent les contournements.

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Madame Rani, vous avez dit que votre définition de l'ubérisation correspondait à la précarisation du travail. Or, la précarisation n'est pas forcément liée au numérique. Avez-vous d'autres exemples en la matière ?

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Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail et auteure du rapport The role of digital labour platforms in transforming the world of work

J'ai défini l'ubérisation comme la précarisation du travail parce que, dans de nombreux secteurs, les travailleurs des plateformes ne parviennent pas à obtenir des conditions de travail décentes.

Lorsque ces plateformes vantent le fait que chacun puisse être son propre employeur et soit maître de son temps et de ses horaires, elles attirent de nombreuses personnes. Mais en réalité, après que la personne s'est inscrite, elle n'a aucun contrôle sur son travail ou sur son temps. Elle est dépendante de la plateforme et de la réputation qu'elle y acquiert.

De plus les travailleurs des plateformes n'ont pas de revenu régulier et, dans beaucoup de cas, ils gagnent peu avec ces plateformes. L'ubérisation, c'est la précarité, dans le monde développé comme dans les pays en développement. Je pense qu'il est fondamental de comprendre ce que la technologie, les outils et les plateformes apportent à l'organisation du travail. La journée des travailleurs et leur rémunération sont définies par les plateformes au moyen d'algorithmes. Par ailleurs, la convention 180E du BIT (Bureau international du travail) interdit de faire payer des frais aux travailleurs. Or, la plupart des plateformes dérogent à cette interdiction et en tirent des revenus substantiels. Certaines plateformes demandent notamment le paiement d'un abonnement, c'est problématique.

J'ajouterai que, dans le système des plateformes, ce sont les travailleurs qui supportent les risques. Une plateforme peut très facilement quitter un marché sur lequel elle ne parvient pas à percer et laisser alors des travailleurs sans emploi. Cette vulnérabilité des travailleurs accentue leur précarité.

Les travailleurs n'ont pas de droits dans ce modèle. Il n'y a pas de négociation collective, aucun débat possible, tout est décidé unilatéralement par les plateformes. D'ailleurs, beaucoup d'entre elles ne disposent d'aucun mécanisme de résolution des conflits et lorsqu'il en existe, il est souvent à l'étranger dans le pays où se trouve le siège de l'entreprise.

Les plateformes sont une innovation technologique qui pourrait pourtant améliorer la situation des travailleurs.

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Quel est votre avis sur le dispositif français d'encadrement des relations de travail des plateformes d'emploi de mobilité lié à la création de l'Autorité de régulation des plateformes d'emploi ?

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Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université d'Avignon

Je pense qu'il est difficile de comprendre toute l'énergie dépensée par l'exécutif pour réinventer l'eau tiède. Nous avons un dispositif qui vise à sortir du cadre classique du salariat avec un mécanisme de représentation qui débute de manière plutôt chaotique, avec des personnes qui n'ont pu exercer leur droit de vote et un taux de participation particulièrement bas. De plus, les accords conclus visent à légitimer la sortie du salariat. Si les négociations permettent l'émergence de nouveaux acteurs de représentation, elles sont plus compliquées pour les grandes centrales syndicales qui refusent de signer des accords sur des rémunérations minimales qui ne sont pas celles applicables par le droit du travail.

La précarisation sur les plateformes est accélérée car les plateformes de travail en tant qu'outil d'organisation et de gestion de la main-d'œuvre ont précisément vocation à contourner le droit du travail et la protection sociale. Or dès que vous relâchez les protections en termes de rémunération et de conditions de travail, des pans entiers d'activité se trouvent précarisés. Quand le droit du travail est mal appliqué, il est possible de faire valoir ses droits devant un juge. C'est plus compliqué lorsque vous n'avez aucun droit. C'est cela, la grande précarisation, qui frappe notamment les travailleurs sans papiers. La rémunération perçue devient trop faible pour survivre. Il est à craindre que des secteurs entiers s'ubérisent en s'appuyant sur celles et ceux qui n'auront pas d'autre choix que de rejoindre ces plateformes, celles et ceux qui seront obligés de vendre leurs droits et leur dignité pour espérer subvenir à leurs besoins.

Enfin, si la convention 180E du BIT interdit de payer pour travailler, il ne faut pas oublier que les livreurs qui souhaitent travailler doivent payer eux-mêmes leur matériel. N'est-ce pas une façon déguisée de payer pour son travail ? Aujourd'hui, ces plateformes fonctionnent en faisant supporter tous les risques de l'activité aux travailleurs et aux contribuables. Elles conservent les bénéfices sans assumer aucun risque.

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Le secteur des transports publics particuliers de personnes a connu une forte croissance de son activité lorsque les dispositifs ont été mis en place. Selon vous, cette croissance est-elle liée au numérique ou au statut ? De plus, si le constat est alarmant d'un point de vue social, les plateformes peinent à dégager des bénéfices. Quelle est votre analyse et quelles seraient vos préconisations face à cette situation ?

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Émilien Julliard, chercheur en sciences sociales au CNRS

Il me semble qu'il faut dans un premier temps s'intéresser aux montages fiscaux de ces entreprises pour comprendre où vont les profits et les commissions prélevées. Il faudrait analyser en détail le fonctionnement financier de ces entreprises.

Concernant la multiplication des chauffeurs, l'enquête que nous avons menée nous a permis de comprendre les effets de la dérégulation du secteur. Il apparaît que les agents du ministère des Transports et de l'URSSAF ne peuvent tout contrôler et que, lors de leurs contrôles, ils constatent des irrégularités dans 80 à 90 % des cas. Ces irrégularités peuvent être une absence d'assurance du véhicule ou de carte de VTC, mais aussi une absence de déclaration à l'URSSAF ou de déclaration préalable à l'embauche, Cette dérégulation du travail crée des fraudes massives.

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Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université d'Avignon

Je remarquerai que d'après certains journalistes et économistes, la façon dont s'envisage désormais la création d'entreprise se modifie. Les étudiants ne cherchent plus forcément à créer des entreprises pérennes mais plutôt à générer des flux financiers pour mieux les céder. Les plateformes s'inscrivent donc dans ce contexte de création de flux financiers sans nécessairement chercher à dégager des bénéfices.

Par ailleurs, le projet politique que portent les différentes lois depuis 2019 est celui d'activités économiques qui ne sont pas entravées par le droit social ou le droit fiscal. Cela peut expliquer la volonté de légitimer de nouveaux modèles qui ne sont pas rentables mais qui pourront le devenir si toutes les barrières sont levées et que ces nouveaux intermédiaires accèdent à une situation de monopole. C'est l'objectif poursuivi par Uber, qui ne s'en cache pas.

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Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail et auteure du rapport The role of digital labour platforms in transforming the world of work

Je voudrais intervenir à propos des bénéfices de ces plateformes. Beaucoup d'entre elles ne génèrent aucun bénéfice et, pourtant, les capitalistes et les fonds d'investissement y investissent de plus en plus. Cela s'explique entre autres par l'espoir que ces plateformes atteignent une situation de monopole sur leur marché et puissent s'étendre dans le monde entier. C'est l'objectif de ces plateformes, s'accaparer le marché pour devenir le seul modèle possible. Dans ce contexte, il est important de réglementer la concurrence sur les marchés pour éviter des situations de monopole qui perturberaient l'économie dans son ensemble.

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Je rappelle que le rôle de la commission parlementaire n'est pas tant de faire un colloque sur l'entièreté du sujet mais de voir si le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, a joué un rôle caché pour servir les intérêts d'Uber et contre l'avis de son propre Gouvernement. Il s'agit également de voir si cette perméabilité au lobbying d'Uber se poursuit à travers une cohérence idéologique et quelles en sont les conséquences, sociales, économiques, et environnementales.

Le champ d'enquête est vaste, mais pas autant que l'ensemble des champs de la réflexion sur les conséquences du capitalisme de plateforme ou de l'ubérisation. J'avoue pour ma part adhérer au rejet par certains d'entre vous du terme d'« économie collaborative » qui édulcore le véritable enjeu déflagrateur de notre droit social.

D'après les différentes auditions de la commission d'enquête, j'ai l'impression qu'il y avait à l'époque des choix idéologiques clairement assumés qui n'ont cependant pas été débattus dans un cadre démocratique. Ces choix idéologiques se poursuivent aujourd'hui et ne sont toujours pas débattus de manière démocratique.

Quoi qu'il en soit, je voudrais vous remercier pour vos travaux. J'ai par ailleurs lu récemment que les plateformes de type Uber et autres ne créent pas d'emplois. Elles attirent des personnes qui avaient déjà un emploi. Ainsi, la plupart des chauffeurs VTC étaient déjà en activité avant de devenir chauffeur. Ils ont quitté un emploi où ils étaient exploités pour un système à peine moins pire qui ne les rémunère toujours pas à la hauteur de leur mérite.

Je pense en outre qu'il existe une vraie bataille idéologique et culturelle menée par les plateformes pour faire croire aux travailleurs qu'ils deviennent leur propre patron alors qu'en fait ils sont exploités par des algorithmes. Quand bien même seraient-ils volontaires pour être exploités, peu importe. L'esclavage ne serait pas rétabli si des personnes souhaitaient devenir esclaves.

Je serai donc intéressé par votre regard sur les intentions de l'époque et sur la situation dans laquelle nous sommes. L'Arpe a été créée mais ne permet pas des négociations dans les mêmes conditions qu'une convention collective. C'est un objet hybride et particulier, comme s'il y avait un cadre de dialogue social de tâcherons du XIXe siècle.

Je suis également préoccupée par le vote du Parlement européen sur la proposition de directive introduisant une présomption de salariat. Alors que l'ensemble des États membres doivent s'accorder sur la proposition de la Commission européenne relative à cette directive, il n'y a aucun débat démocratique en France au Parlement. À ma connaissance, aucune consultation n'a été organisée avec les organisations syndicales. Il n'y a pas eu non plus de discussions dans le cadre de l'instance du dialogue social de l'Arpe. C'est un vrai déficit démocratique.

Je souhaite finalement vous poser plusieurs questions. Le modèle des plateformes n'est pas rentable du point de vue des transactions de services et l'économie de l'exploitation des données est un sujet d'interrogations. Avez-vous connaissance de travaux sur ces sujets ? Les travailleurs de plateformes sont-ils conscients qu'il existe cette économie liée à l'exploitation des données ? Comment mesurer le profit tiré de cette exploitation des données et quelle est sa contribution à l'impôt ?

Ma seconde question porte sur la situation d'illégalité dans laquelle se trouvent les plateformes, que ce soit du point de vue du droit du travail et du droit de la concurrence ou en termes de fiscalité. Connaissez-vous des pays où l'existence légale d'une plateforme est conditionnée à l'autorisation d'une instance spécifique ?

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Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université d'Avignon

L'Espagne a mis en place une présomption de salariat pour les livreurs des plateformes. Lorsque ce dispositif a été annoncé, la ministre du Travail espagnole a précisé qu'il ne s'agissait pas d'interdire l'accès aux nouvelles technologies mais qu'elles respectent le droit. Je crois que le Portugal s'engage aussi dans cette voie.

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L'Espagne a anticipé la directive introduisant une présomption de salariat et constitue à ce titre un modèle pour tous ceux qui comme moi soutiennent cette directive. Pour autant, ont-ils une instance qui contrôle l'ensemble des cadres d'application de la loi ? Une plateforme pourrait tout à fait respecter la présomption de salariat mais pas certaines obligations fiscales ou certaines obligations réglementaires spécifiques à leur secteur d'activité. La présomption de salariat est un sujet central mais elle n'est pas unique.

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Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université d'Avignon

Il ne faut pas oublier que les plateformes sont des entreprises comme les autres et qu'elles ne doivent pas développer des activités illégales. Il s'agit donc plutôt de s'interroger sur les dispositifs de contrôle qui existent et qui doivent être renforcés, avec peut-être une attention particulière pour les plateformes. La constitution d'une entreprise en plateforme est en effet plus facile et plus rapide, dès lors que le pouvoir organisationnel peut être transformé en directives algorithmiques. Les plateformes de travail sont des entreprises comme les autres. Elles refusent juste d'appliquer le droit.

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Salwa Toko, ancienne présidente de Becomtech, ancienne présidente du Conseil national du numérique et auteure du rapport Travailler à l'ère des plateformes

La question du travail dans le monde des plateformes est le même qu'ailleurs. Les travailleurs ont des droits qui doivent s'appliquer dans la sphère numérique.

Comment avons-nous pu permettre que des plateformes numériques puissent poursuivre leur activité alors qu'elles ne respectent pas les fondamentaux du droit ? Ne nous sommes-nous pas trop focalisés sur le fait que c'étaient des activités numériques nouvelles et difficiles à analyser ? Je rappelle qu'il a été nécessaire d'engager une réflexion sur l'effet de subordination du management algorithmique.

Dès lors que des algorithmes gèrent nos activités, le législateur ne devrait-il pas s'interroger sur les règles à imposer concernant la création d'algorithmes. Quelles sont ces règles auxquelles aucun développeur, aucun entrepreneur du numérique ne doit déroger quand il décide de créer un algorithme pour mettre en place un service ? Il me semble qu'il peut y avoir des réflexions techniques à ce sujet.

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Quelles seraient pour chacun d'entre vous les mesures à adopter pour assurer un travail décent dans le monde en ligne ?

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Max Baumgart, professeur assistant à l'université de Tilbourg, co-éditeur du livre Ubérisation et l'économie collaborative

La directive européenne n'a pas d'application rétroactive. Si le législateur souhaite mettre en place les meilleures conditions pour les travailleurs des plateformes, il faut avancer au niveau national.

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Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l'Université d'Avignon

Il est important que les règles du droit social soient respectées car personne n'est au-dessus des lois. Je pense notamment qu'il est urgent de mettre en place une représentation du personnel telle que le droit du travail, et le code du travail en particulier, le prévoient. Il faut que les représentants du personnel puissent avoir accès à un data scientist avec qui ils puissent élaborer des procédures pour comprendre comment est dirigée leur activité. C'est essentiel.

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Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie, spécialisée en sociologie du travail, à l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (IRISSO)

Je reviendrai pour ma part sur la présomption de salariat car c'est ce qui permet aux travailleurs des plateformes d'accéder au droit de la protection sociale, à des congés payés et à un minimum de revenus. J'observerai que, lorsque ces plateformes sont remises dans le droit commun, elles ne trouvent plus leur intérêt. Outre des motifs économiques, c'est peut-être aussi parce qu'elles ambitionnent en partie de déstabiliser des fonctionnements collectifs.

Il me semble par ailleurs nécessaire d'agir sur la transparence, celle des algorithmes pour comprendre leur fonctionnement mais aussi celle de leurs comptes pour apprécier leurs revenus. Je rappelle qu'Uber France est théoriquement une entreprise de marketing du groupe basé en Hollande. Par conséquent Uber France n'est pas supposée faire du transport et ne perçoit donc pas de commissions. Il serait quand même plus facile d'agir si les comptes de ces entreprises étaient plus transparents et que leur modèle économique pouvait être décrypté.

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Émilien Julliard, chercheur en sciences sociales au CNRS

J'observe que nous éprouvons beaucoup de difficultés à définir les plateformes et que ce sont elles qui ont décidé qu'elles étaient nouvelles et révolutionnaires, qu'elles s'inscrivaient en rupture par rapport au passé. Or, elles ont simplement proposé un outil d'organisation du travail qu'elles ont utilisé pour obtenir des traitements singuliers par rapport aux autres entreprises. Ainsi, la « loi El Khomry » a fait entrer les travailleurs de plateforme en tant qu'indépendants dans le code du travail alors qu'il est historiquement synonyme de droit des salariés. Aujourd'hui encore, les plateformes sont considérées comme singulières. Il faudrait peut-être les faire entrer dans le droit commun.

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Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail et auteure du rapport The role of digital labour platforms in transforming the world of work

Les plateformes contournent les réglementations afin de poursuivre leurs activités. Lorsqu'il s'agit de protection du travail, il est important de comprendre comment classer les travailleurs. Mais quoi qu'il en soit, il faut qu'ils obtiennent des protections sociales et du travail. C'est fondamental pour aujourd'hui et pour l'avenir. Il convient donc de s'interroger sur les moyens d'utiliser ces outils et ces technologies pour garantir ces protections sociales. Je pense que le modèle peut être revu pour que les plateformes fournissent plus de transparence quant à leurs données.

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Araceli Turmo, maître de conférences à l'université de Nantes, co-auteure du livre Ubérisation et l'économie collaborative

Concernant l'opacité du fonctionnement des plateformes et l'accès aux données pour les chercheurs et les régulateurs, la future mise en œuvre d'instruments tels que le Digital service act (DSA) et le Digital market act (DMA) laisse espérer une amélioration.

Je voudrais par ailleurs insister sur le fait que l'activité d'un travailleur de plateforme ne serait pas fondamentalement différente si elle était exercée en tant que salarié dans un modèle classique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle une requalification en travail salarié est parfois possible. Il ne faut pas surestimer la spécificité de ces plateformes. Bien au contraire, elles doivent être soumises aux règles qui existent et tout contournement doit être empêché.

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Je pense que nous pouvons aussi nous interroger sur l'exploitation de l'application Uber Pop par Uber pour en faire un repoussoir permettant de mieux faire accepter tous les aspects illégaux d'Uber. Je pense que cela a permis le « deal » qui a abouti à la fermeture d'Uber Pop en échange d'une réduction des exigences de formation des chauffeurs VTC de 250 à 7 heures.

Je retiendrai de toutes ces interventions que la bataille idéologique et culturelle menée par Uber et ce capitalisme de plateforme conduit à ne plus considérer ces plateformes comme des entreprises. Or ce sont bien des entreprises qui exploitent un travail pour en tirer un profit maximum. Il faut leur appliquer le droit.

Ces plateformes bafouent l'État de droit et cherchent à imposer un état de fait. Cette stratégie se poursuit et il est regrettable que la France cherche à torpiller la directive sur la présomption de salariat débattue à l'échelle européenne mais sans débat au niveau national.

Le capitalisme de plateforme continue à vouloir imposer un suicide social collectif qui passe par la remise en cause du code du travail et de notre système de protection sociale, et par l'appauvrissement de l'État.

Quant aux plateformes qui se revendiquent éthiques parce qu'elles recourent à des salariés, il apparaît que la plupart d'entre elles ne respectent pas d'autres aspects du code du travail.

La séance s'achève à dix-huit heures.

Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Amélia Lakrafi, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusés. – M. Benjamin Haddad, Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault