Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 21 juin 2023 à 11h00

La réunion

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La commission procède à l'audition, ouverte à la presse, de Mme Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019, sur le sommet de Paris des 22 et 23 juin 2023 pour un nouveau pacte financier mondial.

Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, président

La séance est ouverte à 11 h 05

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C'est tout à la fois un grand honneur et un plaisir de vous accueillir, madame Esther Duflo. Vous êtes professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et au Collège de France, et vous vous êtes vue décerner le prix Nobel d'économie en 2019.

Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue parmi nous et de vous remercier chaleureusement d'avoir bien voulu venir devant cette commission, malgré un agenda très chargé, afin d'échanger sur le sommet pour un nouveau pacte financier mondial, qui se déroulera demain et après-demain dans notre capitale et réunira quelque quarante chefs d'Etat et de gouvernement, ainsi que soixante-dix partenaires du secteur privé ou philanthropes et de nombreux représentants de la société civile et des organisations non gouvernementales (ONG).

Vous êtes très exactement la personne qui portez le message de nature à nous mobiliser pour comprendre en profondeur les enjeux d'un sommet dont nous approuvons la tenue et les orientations, et qui doit être apprécié à la lumière de considérations très profondes sur le développement actuel de l'humanité. Personne n'est davantage que vous en mesure de nous éclairer sur un certain nombre d'aspects liés à ce développement.

Pour ceux qui ne vous connaîtraient pas, je rappellerai à très grands traits que vous avez soutenu, en 1999, une thèse de doctorat au MIT intitulée « Trois essais sur l'économie empirique du développement », consacrée à l'évaluation économique des projets de développement. Fin 2012, vous avez intégré le President's Global Development Council, un organisme américain chargé de conseiller le président des États-Unis Barack Obama, ainsi que les hauts dirigeants de l'administration sur les questions de développement. En 2019, vos travaux sur la lutte contre la pauvreté ont été récompensés par le prix Nobel. Vous avez été titulaire de la chaire internationale du Collège de France sur les savoirs contre la pauvreté et, désormais, vous occupez depuis 2022 celle consacrée à la pauvreté et aux politiques publiques.

Même si vous n'avez pas été directement associée, me semble-t-il, à la préparation du sommet pour un nouveau pacte financier mondial, vos éminentes compétences vous désignaient tout particulièrement pour vous y exprimer, ce que vous ferez. Ce matin, nous souhaiterions connaître votre analyse sur le grand défi du financement international des besoins de développement des pays dits du Sud, dans un contexte de transition écologique accélérée et de finances publiques profondément dégradées.

Le sommet qui s'ouvrira demain a été annoncé en novembre 2022, à l'occasion du sommet du G20 et à l'issue d'une COP 27 au bilan que l'on peut qualifier de mitigé. Le but affiché par le président de la République, qui en a pris l'initiative, est de faire un point d'étape sur « toutes les voies et moyens d'accroître la solidarité financière avec le Sud ».

L'ambition est de parvenir à élaborer des solutions pour financer des enjeux allant de la question climatique jusqu'à l'accès à la santé et la lutte contre la pauvreté. La pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et leurs conséquences en cascade ont en effet réduit l'espace fiscal et budgétaire de nombre de pays, affectant leur capacité à financer l'accès de leurs populations aux services sociaux de base. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) constatait ainsi, en 2022, un recul du développement humain dans neuf pays sur dix à travers la planète, principalement entraîné par la baisse de l'espérance de vie et la hausse de la pauvreté.

Quatre grands objectifs sont poursuivis à Paris : redonner un espace budgétaire aux pays les plus endettés ; développer le secteur privé dans les pays à faible revenu ; encourager l'investissement dans les infrastructures « vertes » dans les pays émergents et en développement ; enfin, mobiliser des financements innovants pour les pays vulnérables au changement climatique. En complément, un groupe d'experts de haut niveau, le One Planet Lab, sera chargé de formuler des propositions pour mobiliser des sources innovantes de financement.

L'enjeu est tout à la fois central et colossal. Certaines ONG chiffrent à au moins 1 000 milliards de dollars par an les sommes globales nécessaires à l'échelle mondiale pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, et aussi pour faire face aux changements climatiques dans les pays en développement d'ici à 2030.

Nous nous posons, en vous recevant et sur la base de votre œuvre, des questions assez fondamentales auxquelles vous pourrez apporter des réponses. La première concerne le passé. Je vous ai ainsi entendu récemment souligner les succès relatifs que nous avons obtenu dans la lutte contre la pauvreté depuis une trentaine d'années, tout en pointant que la situation était désormais dégradée. Les choix qui ont été fait, notamment celui de la globalisation et d'une économie relativement ouverte ont-ils plutôt bien fonctionné ? Les échecs que nous rencontrons y sont-ils liés ? Sont-ils liés à d'autres éléments ? Pour paraphraser une formule célèbre, « Is it globalization, stupid ? ».

Ensuite nous rencontrons des difficultés particulières. Sommes-nous principalement incapables de nous extirper de l'esprit de de domination, la libido dominandi, qui se pose évidemment à travers la guerre en Ukraine ? Sommes-nous incapables de nous organiser politiquement ? On peut noter le déséquilibre entre l'intensification des échanges mondiaux et la fragmentation extrêmement préoccupante de l'autorité politique. Le multilatéralisme est aujourd'hui très profondément obéré par une souveraineté générale de tous les acteurs et une très grande difficulté à dégager des solutions publiques communes. Comment percevez-vous les leviers de mobilisation financière qui nous permettraient d'y faire face ?

Au-delà de ces analyses et interrogations assez générales que je viens d'évoquer, comment peut-on considérer qu'il existe des choses plus empiriques à réaliser ? Quels conseils donneriez-vous aux acteurs du développement pour essayer de rentabiliser un effort qui est politiquement difficile à mettre en œuvre, financièrement insuffisant et qui de surcroît n'est pas pleinement valorisé ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je vous remercie de prendre le temps de me rencontrer aujourd'hui. Comme vous l'avez indiqué, je n'ai pas été associée à la préparation du sommet pour un nouveau pacte financier mondial et je ne peux donc vous transmettre d'informations privilégiées sur la manière dont il va se dérouler.

Avant d'évoquer le sommet, je tiens à souligner sur un élément de contexte sur les plus pauvres depuis les années 1990, c'est-à-dire ceux qui vivent dans l'extrême pauvreté. La définition change au cours du temps mais, aujourd'hui, on considère que ces personnes sont celles qui vivent avec moins de 2 dollars par personne et par jour, en dehors de la question du logement. J'ajoute que ces 2 dollars sont à considérer à pouvoir d'achat constant : ainsi, au Mali, il s'agit de bien moins de 2 euros, puisque la vie y est moins chère ; en Inde, également, ce montant correspondant à 2 dollars divisés par sept, compte tenu des ajustements de pouvoir d'achat. Naturellement, ces personnes vivent essentiellement dans les pays du Sud.

Depuis les années 1990, dans un contexte international qui a été très difficile dans de nombreux cas, la vie des plus pauvres s'est plutôt améliorée. Le nombre de gens vivant dans cette pauvreté extrême a ainsi été divisé par deux depuis cette époque. D'autres indicateurs se sont également améliorés, comme la mortalité maternelle et la mortalité infantile, qui ont également été divisées par deux. Aujourd'hui, presque tous les enfants vont à l'école, même s'ils n'y apprennent pas nécessairement grand-chose une fois qu'ils y sont.

Cette amélioration est essentiellement due, non à des transferts financiers importants du Nord vers le Sud, mais aux ressources de ces pays eux-mêmes ; à la fois des ressources financières mais aussi des améliorations des politiques publiques. Un changement d'accent est intervenu au niveau international depuis les années 1990. Au préalable, la priorité était mise sur la stabilité macroéconomique et les grands équilibres financiers. Le changement a eu lieu lors du passage au nouveau millénaire, avec la définition des objectifs de développement humain, celle des objectifs du millénaire pour le développement (OMD), puis avec la formalisation des objectifs de développement durable (ODD). Tous ces objectifs ont offert une liberté d'action à chaque pays et leur ont permis de se concentrer sur des ambitions plus directement liées à la qualité de la vie, en particulier la mortalité.

Il est souvent indiqué que les gains en matière de pauvreté extrême ont surtout été réalisés en Inde et en Chine, grâce à la mondialisation. Mais en réalité, en termes de pourcentages, les gains ont eu lieu dans tous les pays, sur tous les continents. Le pays qui a le plus réduit la pauvreté a ainsi été la Tanzanie. De même, le Malawi a été l'un des pays qui a le plus diminué la mortalité maternelle, alors même qu'il n'a connu aucune croissance économique pendant la période considérée. De fait, la croissance économique n'est ni nécessaire, ni suffisante pour augmenter la qualité de la vie humaine. Ce qui importe, c'est, d'une part, la manière dont les fonds sont dépensés – avec un plus grand pragmatisme sur des sujets fondamentaux pour la vie humaine – et, d'autre part, une plus grande volonté d'essayer des solutions, de s'inspirer d'autres pays et de mener ses propres expériences, de manière très localisée.

La situation s'améliorait avant la survenue de la crise de la Covid, qui a créé moins une urgence sociale et économique qu'une urgence de santé dans les pays les plus pauvres. Le continent africain a déploré, en fait, relativement peu de cas de Covid, ni de morts associées, pendant la pandémie. La pandémie a donc été plus prononcée dans les pays riches que dans les pays pauvres. En revanche, le choc économique a été beaucoup plus large dans les pays pauvres. En mars 2020, tout le monde s'est arrêté en même temps et les pays pauvres ont reçu le message qu'ils devaient immédiatement fermer leurs économies, ce qu'ils ont fait.

Mais quand les pays riches de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) ont pu soutenir leurs populations dans ces moments difficiles en empruntant – ils ont dépensé en moyenne 27 % de leur produit intérieur brut (PIB) en mesures de soutien fiscal à leurs populations –, les pays les plus pauvres n'ont pu dépenser que 2 % de leur PIB en mesures de soutien budgétaire. De ce fait, la pandémie a poussé des millions de personnes dans la pauvreté extrême. Alors que cette dernière ne cessait de diminuer depuis les années 1990, elle a connu une augmentation d'au moins une trentaine de millions de personnes. Ces plus pauvres ont également été poussés dans des formes de « trappes à pauvreté ». Quand la pandémie s'est calmée, les économies riches ont pu redémarrer très rapidement mais cela n'a pas été le cas dans les pays pauvres. Ainsi, les prévisions de croissance pour les pays les plus pauvres sont nulles ou négatives pour les années à venir. Il n'y a donc pas eu de reprise économique rapide.

Ensuite, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a conduit, entre autres, à une très forte augmentation des prix alimentaires. Or, nombre de pays africains sont directement dépendants d'importations de blé en provenance d'Ukraine et de Russie. En outre, les mesures de lutte contre l'inflation en Europe et aux États-Unis ont entraîné une augmentation des taux d'intérêt, qui a accru le service de la dette des pays pauvres, déjà fortement endettés. En outre, cette hausse des taux a provoqué une hausse du dollar. Or leur dette est généralement libellée en dollars. Par conséquent, les pays qui, au préalable pouvaient rembourser la dette se sont retrouvés dans des crises d'endettement dont ils n'étaient pas responsables. Aujourd'hui, dix pays dans le monde sont en crise d'endettement et le Fonds monétaire international (FMI) estime qu'une cinquantaine de pays en sont proches. Enfin, la crise climatique a déjà débuté et ne fera que s'aggraver dans les années à venir.

En résumé, dans toute ma carrière d'économiste du développement qui a débuté dans les années 1990, où tout allait mieux, je n'ai jamais connu un moment aussi inquiétant pour les populations des pays les plus pauvres. Dans ce contexte, les raisons qui sous-tendent la tenue du sommet pour un nouveau pacte financier mondial sont liées au sentiment d'une crise de légitimité de l'architecture de la solidarité internationale issue de Bretton Woods, qu'il s'agisse des institutions internationales – Banque mondiale, FMI, Nations Unies – ou de l'aide bilatérale. Ce sentiment est cependant antérieur à la crise de la Covid. Il est urgent de repenser à quoi peuvent servir les budgets extrêmement limités qui sont dégagés pour la solidarité internationale.

Un des premiers facteurs est lié à la croissance des budgets locaux de pays à revenus moyens comme les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – mais aussi de ceux de nouveaux acteurs comme les pays du Golfe, qui ne jouent pas dans le respect des règles de Bretton Woods et peuvent décider d'être en compétition avec les institutions traditionnelles. Un autre facteur est d'ordre plus positif et concerne la prise en charge de leur destin par les pays à revenus faibles eux-mêmes. L'effritement du « consensus de Washington » a entraîné ces pays à se donner la liberté de décider ce qu'ils voulaient faire de leurs politiques, sans que celles-ci ne leur soient dictées par Paris ou par Washington. L'aide publique au développement représente ainsi une partie extrêmement faible du budget de ces pays : en moyenne, elle ne représente que 10 % du budget des plus petits États en Afrique.

Quoi qu'il en soit, nous devons nous demander quel est le meilleur usage des fonds que nous arrivons à dégager. Dans ce contexte et compte tenu de ces mouvements, quel peut-être le rôle de la solidarité internationale et quel cadre pouvons-nous nous donner pour être efficaces ? L'objectif ne devrait pas être de remplacer les gouvernements dans ce qu'ils peuvent faire, financer ce qu'ils peuvent financer eux-mêmes, et encore moins leur dicter les priorités sur ce qu'ils devraient financer.

La solidarité internationale, qu'elle soit bilatérale ou multilatérale, devrait donc jouer plusieurs rôles. Le premier rôle est celui d'une assurance en cas de gros choc, comme celui de la Covid ou du changement climatique. En effet, alors qu'un pays riche, en raison de sa bonne note de crédit, est capable d'emprunter sur les marchés financiers pour soutenir ses populations, un pays pauvre ne peut pas le faire. Il faut donc être capable de mobiliser des fonds très rapidement pour venir en aide à un pays vulnérable qui fait face à une crise.

Le deuxième rôle concerne le financement de l'innovation des politiques publiques. Cette innovation est nécessaire car les budgets ne sont pas toujours dépensés de la manière la plus efficace possible. Les défis liés au changement du climat nécessitent ainsi l'apprentissage de grands éléments. Cette innovation est un bien public mondial : si l'on découvre une nouvelle manière de produire dans des régions désertiques au Niger, elle peut et doit pouvoir être appliquée dans d'autres pays. Par conséquent, comme il s'agit d'un bien public mondial, le secteur peut être financé par la coopération internationale. Enfin, il en va de même sur les biens publics mondiaux, comme la recherche sur les médicaments ou les nouvelles solutions climatiques.

Un autre pilier, qui n'est pas du même ordre, repose sur la compensation pour les dommages liés au changement climatique lié à nos comportements. En l'espèce, il s'agit d'une redistribution de nos responsabilités.

À l'heure actuelle, aucun des piliers ne fonctionne correctement. S'agissant de l'assurance, au moment où nous dépensions 27 % du PIB, nous n'avons trouvé aucun moyen pour aider les pays les plus pauvres à lutter contre la Covid. Honnêtement, les augmentations de flux d'aide ont été lamentables pendant la période de la pandémie.

S'agissant de l'innovation, tout projet typique financé par l'aide internationale reste décidé dans des silos depuis Washington ou Paris, et repose sur un nombre limité de données. Les biens publics mondiaux ne sont pas mieux lotis : il suffit de repenser aux vaccins contre la Covid et à leur circulation pendant la crise sanitaire.

Concernant la responsabilité vis-à-vis du climat, je souhaite insister sur deux éléments. D'une part, il ne s'agit pas seulement d'une question de réparation du passé. En général, on parle de cette manière en considérant que le climat a connu un dérèglement depuis la révolution industrielle. Cela est vrai mais cette discussion n'est pas utile en soi : personne n'a envie de payer pour les fautes de ses ancêtres. Il faut donc, à mon sens, penser à ce que l'on peut faire aujourd'hui.

À cet égard, les émissions responsables du changement climatique sont liées aux comportements des citoyens des pays riches. Les 10 % des pays les plus pollueurs dans le monde sont ainsi responsables de 50 % des émissions globales. Ils se trouvent essentiellement aux États-Unis ou en Europe. L'empreinte carbone d'un Américain est de 21 tonnes par an, elle est de 10 tonnes pour un Européen, mais seulement de 1,6 tonne pour un habitant de l'Afrique subsaharienne.

En revanche, les coûts en termes de vies humaines seront d'abord et principalement ressentis dans les pays pauvres car il y fait déjà chaud. En effet, ces pays connaissent plus de jours où la température dépasse le seuil de 35 degrés, qui devient préjudiciable à la vie humaine. Ensuite, le revenu est un facteur de protection vis-à-vis des chaleurs extrêmes. Quand il fait très chaud au Texas, les gens allument l'air conditionné. Quand il fait très chaud au Pakistan, les gens ne peuvent plus aller travailler au risque de mourir dans leurs champs.

Par conséquent, les meilleures estimations du climat, en provenance du Global Impact Lab indiquent que la mortalité augmentera, d'ici 2100, de 73 vies humaines perdues chaque année pour 100 000 habitants, soit l'équivalent de toutes les maladies infectieuses combinées aujourd'hui. Les gains que nous avons obtenu face à ces maladies vont donc être éliminés simplement par l'effet de la chaleur.

Si l'on prend le coût de ces vies humaines et qu'on leur attribue une valeur, il est possible de chiffrer le coût de chaque tonne de carbone que l'on émet dans l'atmosphère aujourd'hui, en termes de dollars de dommages infligés aux pays les plus pauvres. Chaque tonne de dioxyde de carbone coûte ainsi 37 dollars, uniquement en termes de vies humaines. Si nous nous référons aux émissions de la consommation des États-Unis et de l'Europe et que nous y appliquons un coefficient multiplicateur de 37, nous atteignons alors le chiffre de 500 milliards de dollars par an de dommages ainsi imposés aux pays pauvres. Par comparaison, le budget de l'aide extérieure française est de 17 milliards et de 56 milliards pour les États-Unis. Il ne s'agit donc pas du tout des mêmes ordres de grandeur.

Naturellement, cette question politique est compliquée. Les actions sur le climat doivent venir de chez nous mais les dommages se font sentir ailleurs. Le monde a donc besoin de réaffirmer ses engagements pour un fonds de loss and damage, décidé à la dernière conférence des parties sur le climat (COP) mais pas encore financé. Il serait destiné aux pays à bas revenus.

Si nous arrivions à lever cette somme de 500 milliards, ou simplement celle de 100 milliards qui était promise au préalable, ma proposition concernant son usage consisterait à revenir aux trois piliers mentionnés plus tôt :

– un pilier de solidarité allant directement aux gens affectés ;

– un pilier de recherche fondamentale ;

– un pilier sur l'innovation.

À ce titre, je tiens à évoquer une initiative française concernant l'innovation des politiques publiques : le fonds d'innovation pour le développement (FID), qui existe depuis deux ans et dont la méthode est originale. Tout le monde peut y candidater, dans le monde entier. Les projets sont jugés en fonction de leur capacité à apporter des solutions novatrices, ainsi que leur impact. Ces méthodes modernes peuvent donc être développées pour créer de nouvelles solutions.

J'espère que des mécanismes de ce type se multiplieront en Europe – dans la foulée de notre « grande sœur » aux États-Unis, le Development Impact Venture, dont les résultats sont aussi excellents. Nous avons reçu 2 000 candidatures depuis le lancement du FID, de la part de 100 pays et pour des projets qui se situent à 75 % en Afrique. Ces projets émanent à la fois du secteur privé et du secteur associatif.

Cet exemple est « minuscule » comparé à l'aide extérieure française, puisqu'il s'élève à 15 millions par an. Ce type d'approche bottom-up, qui sélectionne des initiatives d'où qu'elles viennent et en retire la substantifique moelle, constitue un moyen de résoudre un certain nombre de tensions qui existent dans la coopération internationale aujourd'hui.

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Je vous remercie votre intervention passionnante. Les orateurs des groupes vont à présent intervenir et vous interroger.

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Au nom du groupe Renaissance, je tiens à saluer l'action du président de la République, à l'initiative de l'organisation du sommet pour un nouveau pacte financier mondial. Il démontre ainsi que la France est un acteur primordial pour faire avancer un sujet d'importance mondiale. Compte tenu des multiples crises, qu'elles soient climatiques, énergétiques, sanitaires et économiques, auxquelles le monde est confronté, il est de notre devoir de lutter contre leurs répercussions, notamment sur les pays les plus vulnérables. C'est la raison pour laquelle nous avons la conviction chevillée au corps que ce sommet doit ainsi permettre de bâtir un nouveau système financier mondial plus efficace pour lutter à la fois contre la pauvreté et le réchauffement climatique.

Nous sommes convaincus que la planète est mûre pour un choc financier d'ampleur similaire à celui de Bretton Woods. Pour y répondre, les besoins sont immenses. Un groupe d'experts indépendants sur la lutte contre le changement climatique, créé sous l'égide des Nations Unies, a estimé l'an dernier que les pays en développement autres que la Chine devront dépenser plus de 2 0000 milliards par an d'ici 2030.

Face à ce constat, plusieurs pistes de financement sont évoquées : taxation internationale sur les transactions financières, restructuration des dettes des pays pauvres, rôle du secteur privé, suspension du paiement de la dette en cas de catastrophes naturelles, taxes internationales sur les émissions de carbone du transport maritime.

Madame Duflo, quel est selon vous, parmi celles que j'ai énoncées, la solution de financement la plus efficiente au niveau mondial pour répondre aux deux enjeux auxquels nous sommes confrontés, la lutte contre la pauvreté et la lutte contre le réchauffement climatique ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je vous remercie pour cette question. L'essentiel consiste à trouver un mécanisme auquel nous pouvons nous contraindre. Les accords de Paris avaient promis de lever 100 milliards destinés aux pays pauvres, qui n'ont jamais été véritablement atteints. En outre, ils ont surtout été dépensés sous forme de prêts, pour l'atténuation du changement climatique, au bénéfice des pays riches. Nous sommes donc très loin d'avoir tenu nos promesses, ce qui prouve que nous devons fixer un nouvel engagement.

Il sera difficile de trouver un mécanisme qui finance tout, sauf si celui-ci devait un être un impôt international sur les très grosses fortunes. S'il était mis en œuvre, il permettrait de lever les 500 milliards dont je parlais précédemment, voire peut-être les 2 000 milliards qu'évoquent les Nations Unies. Cependant, la possibilité empirique de cette taxe sur les très grosses fortunes apparaît peu probable.

Une autre possibilité que j'explore en ce moment a trait à l'accord au sein de l'OCDE sur une taxe minimum sur les bénéfices des grandes multinationales à un taux de 15 %, soit un seuil très bas par rapport aux 25 % envisagés initialement. Si cet impôt passait à 18 %, cela permettrait de lever 300 milliards supplémentaires pour les pays pauvres. Si l'on passait de 15 à 20 %, on atteindrait 400 milliards. En résumé, à chaque pourcent supplémentaire, on gagne environ 100 milliards. Une telle taxe est progressive par nature, puisqu'elle ne s'applique qu'aux très grandes entreprises internationales. Elle pourrait aussi être teintée de taxe carbone si elle était liée à un véritable bilan carbone des entreprises. En effet, il n'existe pas aujourd'hui de comptabilisation excellente du carbone mais nous y travaillons. En résumé, en partant d'un mécanisme de coopération déjà en place, on pourrait relativement facilement arriver à lever une partie non négligeable des fonds nécessaires.

Il existe par ailleurs d'autres mécanismes, qui seront explorés au sommet, comme la taxe sur le fret international maritime, qui n'est pas taxé aujourd'hui. Les estimations font à cet égard état de 100 milliards potentiels.

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Ce sommet pour l'élaboration d'un nouveau pacte financier mondial, qui aura lieu dans quelques jours, fera la « une » de l'actualité. Il aura pour fonction d'expliquer aux pays européens qu'ils doivent financer le développement des pays non-européens au nom de la solidarité internationale. Ce projet suscite de nombreuses interrogations. En effet, quels sont les intérêts de la France à opérer des transferts de capitaux vers d'autres pays à un moment la crise économique et l'inflation frappent de plein fouet la consommation et les ménages ? Nous avons besoin de conserver nos ressources pour notre développement et l'avenir de notre population. La question se pose, bien sûr, pour l'ensemble des pays occidentaux, qu'il s'agisse de l'Europe ou des États-Unis. Vous le savez bien, puisque vous avez été une des principales conseillères économiques de Barack Obama.

Par ailleurs, on peut s'interroger sur l'importance des associations partenaires de ce sommet, qui sont évidemment favorables à ces transferts de capitaux de nos pays vers d'autres continents, alors même qu'elles perçoivent pourtant de généreuses subventions publiques. Je pense à Oxfam, à Care France, sans parler des associations affiliées à l'Open Society. Comment des acteurs privés non élus mais financés par la France ou par l'étranger pourraient-is avoir la légitimité de prôner la distribution de milliards dont un nombre croissant de nos concitoyens ont de plus en plus besoin ?

Au cours de ce sommet et comme régulièrement, nous allons assister à une véritable séance d'autoflagellation des pays européens, désignés coupables de tous les malheurs du monde et qui devraient maintenant payer pour les autres. Evidemment, le président Macron, qui se voit davantage comme le président de la nouvelle Europe fédérale qu'en président des Français, est en bonne place dans la mise en œuvre de ce projet global d'appauvrissement et d'humiliation de nos pays européens pour le compte d'intérêts étrangers à notre peuple français et à notre continent.

Vous l'aurez compris, nous n'adhérons pas aux conclusions qui sortiront de ce sommet et qui sont en réalité déjà prêtes. Nous ne souhaitons pas que, encore une fois, l'intérêt du peuple français et des peuples européens passe au dernier plan. En tant que députés, nous sommes les représentants du peuple français et non de je ne sais quel peuple à l'autre bout du monde. Notre devoir est donc, d'abord et avant tout, de défendre les Français, qui nous ont confié la charge de gérer les affaires du pays et de garantir un avenir plus prospère et plus stable pour notre nation.

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Je vous remercie. Madame Duflo, comme vous l'avez constaté, il s'agissait plutôt d'une profession de foi de la part de notre collègue que d'une véritable série de questions.

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je souhaite apporter une clarification : je n'ai jamais été la principale conseillère économique du président Obama, que je n'ai rencontré qu'une seule fois. J'ai simplement fait partie d'une commission chargée de réfléchir à l'architecture d'une nouvelle coopération entre les États-Unis et le reste du monde. Cette commission a d'ailleurs rendu un rapport qui n'a pas été pris en compte par les États-Unis.

Ensuite, il ne faut pas surestimer les flux dont on parle. L'engagement qui a été pris depuis des décennies maintenant porte sur un volume de dépense de 0,7 % du PIB, sous forme d'aide ou de coopération internationale. Mais aucun pays, y compris la France, n'a jamais atteint ce seuil, sauf certains pays d'Europe du Nord. Nous sommes donc très loin de dépenser une partie très importante de notre PIB pour ces questions.

De plus, la question de la solidarité est un choix démocratique. Un pays pourrait décider qu'il n'y a pas de raison d'être solidaire vis-à-vis des autres pays. Mais la question de la responsabilité vis-à-vis de nos comportements doit aussi être mentionnée. Ces deux éléments sont légèrement différents.

Il y a, d'une part, le financement « électif », par lequel on décide de dépenser une partie de son budget pour aider d'autres gens et, d'autre part, nos devoirs qui sont liés à la manière dont nous décidons de vivre notre vie. Compte tenu de nos émissions de carbone actuelles, nous imposons des coûts au reste du monde. Nous sommes une nation souveraine et dans le contexte actuel, rien ne nous oblige de payer pour ces coûts mais le débat doit être posé dans ces termes. Il ne s'agit pas de savoir si l'on a envie d'être généreux ou pas mais de savoir si l'on veut assumer les coûts impliqués par la manière dont nous décidons de vivre aujourd'hui. Nous pouvons aussi décider de vivre d'une manière beaucoup plus économe en matière d'émission de tonnes de carbone, ce qui limiterait notre facture vis-à-vis du reste du monde.

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J'ai été, avec Barbara Pompili, co-rapporteur d'information de notre commission sur le bilan de la COP27 et les enjeux de la COP28. Dans vos propos, j'ai retrouvé des constats que nous avions formulés dans notre rapport.

Les pays riches sont historiquement à l'origine du dérèglement climatique, comme vous l'avez rappelé. Dans ce cadre, leurs responsabilités sont doubles : agir pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et aider les populations les plus vulnérables à s'y adapter. L'histoire récente montre que, lorsque la volonté politique est suffisante, les gouvernements trouvent les moyens de mobiliser d'immenses sommes d'argent. Je pense notamment au « quoi qu'il en coûte » lors de la pandémie ou à la crise des subprimes, quand les États ont volé au secours des banques en difficulté. Ce sommet de Paris constitue donc une opportunité unique de prendre des mesures décisives pour transformer le système économique et financier. C'est par des mesures radicales que nous pourrons faire face à des crises multiples.

Je souhaite vous interroger sur les objectifs particulièrement ambitieux affichés par le sommet : vous semblent-ils réalistes ? Les pays du Sud ont été modérément inclus dans sa préparation, ce qui fait craindre qu'un système économique déjà profondément inégalitaire ne profite qu'à une riche minorité et que les pays en voie de développement continueront d'être désavantagés de manière durable.

Ensuite, une partie des solutions envisagées frappent par le caractère essentiellement technique des mesures proposées. Je pense notamment aux réformes du cadre d'adéquation des fonds propres, qui constitueront un débat important mais particulièrement excluant, du fait de sa technicité. Je pense en outre qu'il existe d'autres solutions mais qu'elles ne sont pas envisagées. Je souhaite connaître votre avis sur la nécessité de faire évoluer le mandat des banques multilatérales de développement, pour mieux intégrer l'investissement dans les biens publics mondiaux, et également sur les partenariats pour une transition écologique juste, qui constituent potentiellement un nouveau type d'accords de coopération prometteurs pour l'avenir.

Comment porter la mise en place d'un impôt progressif sur la fortune nette ou sur les droits de tirage spéciaux (DTS) ? Quelle serait l'opportunité de créer des taxes climatiques, notamment à la charge des producteurs de combustibles fossiles ? Quel est votre avis sur les propos de M. António Gutteres, secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies (ONU), qui explique que nous nous dirigeons vers des catastrophes et que la réponse des pays émetteurs des gaz à effet de serre est pitoyable ? Un sommet sur l'action climatique se réunira en septembre à New York mais les réponses des pays riches ne sont pas à la hauteur. Enfin, les catastrophes que nous connaissons sur le territoire français sont également dues au dérèglement climatique.

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je ne pourrai pas répondre à l'ensemble de ces questions, compte tenu du temps qui m'est imparti.

Autant que je puisse l'observer, le sommet se déroulant en France représente le début d'une conversation plutôt qu'un sommet véritablement décisionnaire. L'idée consiste donc à faire émerger quelques points de débat importants, qui pourront être repris par la suite, soit dans le cadre de la COP, soit au G20. Il ne faut donc pas attendre du sommet des avancées considérables. Cependant, les pays pauvres sont assez largement associés, puisqu'une centaine de gouvernements sont représentés.

Vous avez eu raison d'insister sur le fait qu'il existe toujours une tendance, dans les discussions multilatérales, à se rassurer en se concentrant sur des solutions plus techniques et plus étroites, en se concentrant sur des problèmes d'architecture plutôt que sur des problèmes très concrets pour les populations.

Une étude très intéressante réalisée par le centre national de la recherche scientifique (CNRS) montre qu'il existe une grande acceptabilité populaire en Europe vis-à-vis d'un impôt sur les grandes fortunes, à destination de ce sujet. Cela n'est pas a priori impossible mais demeure difficile, concrètement. C'est la raison pour laquelle je privilégie des pistes les plus pragmatiques, même s'il ne faut pas s'empêcher d'y penser.

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Cette question rejoint les propos que je tenais en introduction sur l'absence d'outils de puissance publique transnationaux.

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Madame Duflo, vos travaux sur la pauvreté et l'économie du développement justifient votre présence ici ce matin, à la veille du sommet sur un nouveau pacte financier mondial qui se déroulera à Paris.

Les politiques de développement constituent une partie importante des travaux de cette commission. Nous suivons les évolutions avec intérêt et nous avons constaté que les pays développés se sont engagés à soutenir la transition énergétique des pays les plus vulnérables aux impacts climatiques, en transférant des compétences, en apportant un soutien à leur mise en œuvre et en fournissant des flux financiers. Il semble que les sommes dégagées en faveur de ce soutien n'ont pas atteint les niveaux demandés. De plus, si la pauvreté extrême a reculé en trente ans, la tendance s'est ralentie depuis la crise de la Covid et la guerre en Ukraine, replongeant dans la pauvreté des millions de personnes.

Comment faire en sorte que les engagements pris soient respectés et ne restent pas des promesses sur lesquelles il n'est pas possible de construire durablement ? Comment être certains que ces décisions bénéficient vraiment aux populations concernées ? Quels sont les moyens de contrôle mis en œuvre pour évaluer l'efficacité des actions menées ? Notre groupe rappelle son attachement à une aide publique au développement qui soit efficace, contrôlée et transparente. C'est le seul moyen pour qu'elle suscite l'adhésion de l'ensemble de nos concitoyens.

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Comment faire en sorte que les engagements soient respectés ? Il est particulièrement difficile de répondre à cette question. C'est la raison pour laquelle j'ai insisté sur la nécessité de mettre en place un mécanisme de financement dans les prochaines années. Par exemple, les promesses de la COP n'étaient pas établies sur un mécanisme permettant de s'assurer de leur réalisation.

Vos deux autres questions sont essentielles. L'argent doit être bien utilisé et il importe d'emporter l'adhésion, dans les pays pauvres et dans les pays riches, en faveur de ces fonds. Un mécanisme comme le FID a toute sa place, dans la mesure où il s'agit de faire émerger des solutions les plus efficaces possibles pour les populations les plus concernées, au niveau le plus local possible. En outre, cela permet, en toute transparence, de tester ces solutions. La question de la transparence concerne la transmission effective des fonds là où ils doivent arriver. Mais dans la vraie vie, quand on essaye une nouvelle politique publique, cela peut fonctionner comme échouer. Il faut donc, en toute transparence, évaluer l'impact des solutions essayées. Si elles ne fonctionnent pas, il importe de l'admettre.

Franklin Delano Roosevelt disait, en 1932, à la suite de la crise de 1929 : « Le pays a besoin d'expérimentations et je crois qu'il le demande également. Il est nécessaire d'essayer toutes les solutions. Faites quelque chose et, si ça ne réussit pas, essayez autre chose. ». Nous devons aborder ce problème dans cet esprit.

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À la même époque, Pierre-Étienne Flandin disait aussi : « Nous essayerons cette solution et, si cela ne marche pas, nous en essayerons une autre car je ne suis pas homme à me résigner au malheur ». Malheureusement, il a fini à Vichy !

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Vous avez indiqué n'avoir pas été associée à la préparation du sommet de Paris, ce qui vous permet d'être totalement indépendante. Ce type de sommet est un objet non identifié, puisqu'il n'émane pas d'une organisation internationale et qu'il ne dispose pas de secrétariat commun. Il n'y aura pas non plus de résolutions. Si l'on s'en tient au nombre de participants, il s'agit néanmoins d'un succès : une centaine de pays et trois cents représentants d'ONG et d'acteurs privés ou de la société civile y participent.

Ce type d'initiative vous paraît-il pertinent ? Vous avez indiqué que nous devions nous interroger, quatre-vingts ans après Bretton Woods. À présent, une des idées essentielles ne consiste-t-elle pas à associer le public et le privé ? Quels pourraient être les partenariats publics-privés ? En effet, nos politiques internationales doivent intégrer le privé pour pouvoir lever suffisamment de fonds, compte tenu des effets auxquels nous sommes confrontés. La pauvreté était préexistante mais la situation a empiré.

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Dans l'esprit de la question de ma collègue, que faudrait-il faire pour que cela soit « mieux » ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Vous avez raison de mentionner l'absence de communiqué. Ce sommet se veut d'emblée une instance plus consultative. Le succès en termes de participation répond au besoin d'avoir une conversation sur le fait que l'organisation du système de coopération internationale ne fonctionne plus comme il devrait fonctionner. Il existe effectivement des points de tension, qui ont été particulièrement saillants lors de la crise de la Covid ou de la crise de la dette. Le FMI éprouve de grandes difficultés à gérer comme il le faisait auparavant les problèmes de dette des pays africains, dans la mesure où d'autres acteurs, comme la Chine, ne jouent pas selon les mêmes règles. Il existe donc un inconfort généralisé.

Dans ce contexte, commencer par une conversation peut se concevoir. L'enthousiasme suscité montre qu'il existe malgré tout un élan, sur lequel il faut capitaliser pour avancer et repenser aux objectifs que nous voulons atteindre en matière de coopération internationale. Comment faire mieux ? Il faut se concentrer là où la coopération fait une différence, c'est-à-dire l'assurance, les biens publics mondiaux et l'innovation. Comment associer le public et le privé ? Mon opinion est sans doute plus sceptique que la vôtre. Dans le domaine climatique par exemple, nous avions beaucoup essayé de nous appuyer sur le secteur privé. Lors des dernières COP, les engagements concernaient essentiellement les secteurs privés qui font en réalité du greenwashing. Même quand les entreprises disent qu'elles atteignent zéro émission nette, elles y parviennent en finançant des projets dont l'efficacité est très contestable, voire clairement nulle.

Je suis donc plutôt encline à faire payer les entreprises de manière explicite, afin de pouvoir utiliser ces fonds sur les trois domaines listés, sans avoir à s'aligner avec les préférences d'un président-directeur général à un moment ou à un autre. Cela n'empêche d'établir un lien avec des efforts sur les émissions de carbone. Si l'on mettait en place l'augmentation de la taxation minimum sur les grandes multinationales dont je parlais, je souhaiterais qu'elle soit minorée ou majorée en fonction du bilan carbone des entreprises.

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Je souhaite réparer une erreur : j'ai omis de saluer Mme Juliette Seban, directrice du Fonds d'innovation pour le développement, qui est présente à vos côtés Madame Duflo. Madame Seban, vous pouvez naturellement intervenir quand vous le voulez, pour compléter les réponses qui nous sont apportées.

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Votre présentation alimente notre réflexion dans la perspective de ce sommet, dont on nous annonce l'importance depuis plusieurs mois. De nombreuses délégations, le secrétaire général de l'ONU, le nouveau président de la Banque mondiale, des chefs d'État ont annoncé leur présence et notre diplomatie a fait une nouvelle fois preuve de son sérieux et de la crédibilité acquise depuis le sommet de Paris sur le climat de 2015.

Cependant, ce sommet ne constituera une réussite que s'il parvient à de réelles avancées. Parmi les pistes explorées, celle d'un nouveau fonds comparable à celui alimenté par la taxe sur les billets d'avion semble la plus prometteuse. Il s'agirait d'une taxe sur les émissions carbone du transport maritime. Son examen, et peut-être même un calendrier de mise en œuvre, sont à l'ordre du jour de la prochaine réunion de l'Organisation maritime internationale.

Cette mesure pourrait permettre de générer entre 60 et 80 milliards de dollars de recettes par an, selon la Banque mondiale, lesquels seraient destinés aux pays émergents pour financer leur transition et leur adaptation au changement climatique. Le patron de l'entreprise danoise Maersk, l'une des principales sociétés de transport maritime mondiale, s'est dit favorable au projet, même s'il a proposé un prix de la tonne de carbone sensiblement inférieur aux projections.

Quel est votre avis sur ce projet ? Sur quelles autres pistes avez-vous particulièrement travaillé ? À votre avis, l'enjeu ne dépasse-t-il pas la lutte contre le changement climatique et la lutte contre la pauvreté mais la prévention des crispations entre pays du Nord et du Sud, de plus en plus attirés par les approches autoritaires, qu'elles soient chinoises ou russes ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Il est clair que la crise de la solidarité internationale a conduit les pays les plus pauvres à se tourner vers ceux qui veulent bien les financer, à un moment ou à un autre.

Ensuite, le transport maritime n'est effectivement pas taxé, ce qui n'est pas normal, dans la mesure où il contribue aux émissions de gaz à effet de serre de manière non négligeable. Si une taxe carbone est instaurée dans ce secteur, autant en profiter pour l'allouer à ces nouveaux besoins. Cela me paraît donc être une excellente idée, même si cela n'est pas suffisant. Il faut malgré tout commencer par ce qui est à notre portée.

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Les nombreux travaux que vous avez réalisés dans le champ du développement nous permettent de mieux comprendre les dynamiques de la pauvreté et les politiques publiques à mettre en œuvre pour la combattre de manière efficace.

Le changement climatique est et sera l'un des facteurs le plus importants de la pauvreté dans le monde dans le siècle qui vient. Mais ce n'est pas une fatalité : comme vous le démontrez dans vos travaux, des politiques publiques ont prouvé leur efficacité, à la fois pour réduire les émissions et pour s'adapter aux conséquences du changement climatique. Le sommet pour un nouveau pacte financier global sera sans doute l'occasion pour les pays les plus riches de renforcer leur aide extérieure en faveur des pays en développement les plus menacés par ce bouleversement. Ce sera aussi l'occasion de discuter des politiques publiques les plus efficaces à mettre en œuvre au niveau local. En effet, l'aide extérieure ne peut pas, à elle seule, combler les coûts sociaux exorbitants des émissions de gaz à effet de serre.

Au niveau européen, nous avons mis en place un système d'échange de quotas d'émissions. Le marché européen du carbone a été étendu à de nombreux secteurs de l'économie : les transports maritime, routier et aérien, le bâtiment, les industries les plus polluantes. Le continent européen a vu ses gaz à effet de serre se réduire par rapport au niveau de 2005. Il est certes difficile de mener une analyse contrefactuelle des effets de ce marché de carbone.

À l'heure où des pays émergents comme la Chine mettent en place leur propre marché de carbone, pouvez-vous nous faire part de l'état des connaissances scientifiques sur l'efficacité de ce système, particulièrement pour les pays les moins avancés et sur des échelles plus restreintes ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Une expérience très intéressante a été réalisée en Inde sur un marché pour les émissions de particules fines, dans le Gujarat, l'un des endroits les plus pollués au monde. Cette expérience randomisée constitue le pilote d'un marché d'émissions. Elle a permis une très forte diminution des émissions après l'introduction de ce marché, à un coût très limité pour les entreprises. Cela signifie qu'il est très facile pour certaines entreprises qui ne le faisaient pas avant, de réduire leurs émissions, grâce à des échanges de quotas. Ensuite, il est indispensable de fixer les quotas à des niveaux suffisamment bas. Dans le cas de l'Inde, ils ont commencé par des quotas relativement élevés, avant de les diminuer, ce qui a permis de parvenir à cette réduction.

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Je vous remercie d'être avec nous à la veille de l'ouverture de ce sommet important mais également à l'heure du comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID), dont on nous annonce qu'il se tiendra peut-être avant la fin de notre session parlementaire. Ce dernier devra redéfinir les moyens et les objectifs de notre aide publique au développement. Vos recherches montrent bien que, sans un véritable travail empirique, on ne peut atteindre les résultats escomptés.

Vous donnez de nombreux exemples de ce travail de « plomberie » que nous devons effectuer pour rendre efficace notre aide publique au développement et les actions de coopération. Vous avez également montré que, depuis trois ans et la survenue de la Covid, les progrès réalisés par le passé ont fortement ralenti. Depuis le dernier CICID de 2018, il a été question d'augmenter fortement les moyens en matière de santé publique. Ne sont-ils pas dérisoires par rapport aux enjeux futurs ?

En matière de climat, il ne s'agit plus d'un devoir de solidarité mais d'un devoir de justice. En effet, lorsque nos émissions contribuent aux dégâts dans d'autres pays qui émettent si peu et les obligent à financer de très lourdes dépenses d'infrastructures et d'adaptation à ce changement, il existe évidemment un devoir de réparation pour le passé et un devoir de justice pour le présent. Le climat et la santé constituent en effet des biens publics mondiaux : tout le monde en pâtit si nous n'agissons pas. On évalue à 0,4 % du PIB mondial les transferts vers les pays en voie de développement. Est-ce réellement trop élevé ?

Malgré un raisonnement un peu trop en silos, certains secteurs ne sont-ils pas sous-dotés ? Ensuite, ne faut-il pas précisément s'extraire de ce raisonnement en silos, dans la mesure où santé et climat sont extrêmement liés ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Idéalement, il ne nous incombe pas de déterminer les secteurs considérés comme importants par les pays concernés. C'est la raison pour laquelle, au FID, notre politique est totalement ouverte : tout le monde peut candidater. Les priorités sectorielles ou intersectorielles sont guidées par le processus démocratique de chaque pays et nous évaluons les projets selon leur qualité empirique ou, à défaut, la pertinence du raisonnement. Il s'agit en effet de la meilleure manière de ne pas se concentrer sur des secteurs pour privilégier la remontée des idées par les parties prenantes, directement sur le terrain.

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J'ai l'honneur de participer aux travaux de cette commission en remplacement de M. Moetai Brotherson et je siégerai désormais à vos côtés.

Madame Duflo, je souhaite évoquer avec vous le mécanisme de conversion de la dette en nature, qui existe depuis les années 1980 et qui vise essentiellement les pays en développement. L'initiative la plus récente a été adoptée par le gouvernement équatorien, qui a conclu un accord avec le Crédit suisse et la Banque interaméricaine de développement, en s'engageant à mobiliser plusieurs centaines de milliers de dollars pour la protection des îles Galápagos, en échange d'une réduction de sa dette commerciale extérieure.

Ce mécanisme est peut-être aujourd'hui l'une des réponses possibles aux effets du changement climatique. Il est d'ailleurs inscrit au programme du sommet de Paris. À l'échelle internationale, cette crise affecte en particulier certains États insulaires, contraints de déplacer leurs populations. C'est dire l'urgence à agir. À l'échelle de chaque nation, les niveaux de développement entre les territoires sont disparates. Ainsi, les communes et les départements les plus endettés se situent principalement en outre-mer. Cet état de fait provient en partie de l'héritage colonial. Ces collectivités très largement insulaires sont également les premières impactées par le changement climatique. Malheureusement, elles restent absentes du programme du sommet de Paris.

Suivant la même idée que le mécanisme de « dette-nature », des programmes de financement bénéficiant à la protection de l'environnement ont déjà été mis en place en outre-mer, notamment le fonds vert, sous la forme de prêts à taux zéro. Pensez-vous qu'un mécanisme de rachat de dette comparable au système de « dette-nature » puisse compléter des initiatives telles que le fonds vert pour les outre-mer ? La France doit-elle adopter une politique économique spécifique pour ces collectivités ultramarines ? Connaissez-vous des expérimentations créatives qui auraient été menées par des économistes en outre-mer et, si tel est le cas, sur quels sujets portent-elles ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Malheureusement, je n'ai pas travaillé pour le moment sur le sujet des outre-mer. Je me contenterai donc d'évoquer la question de la « dette-nature ».

De manière générale, il faudrait trouver un moyen de valoriser les ressources naturelles qui existent dans les pays et qui pourraient ne plus exister. Par exemple, avant ce succès sur les Galápagos, l'Equateur a essuyé un échec. Le pays avait en effet essayé de se faire payer pour ne pas entreprendre des forages pétroliers dans ses forêts mais personne n'avait financé ce projet. Les autorités équatoriennes ont donc décidé de conduire ces forages. Or, une fois que la forêt est supprimée en Equateur, ainsi qu'en Malaisie ou en Indonésie et au Gabon, on ne peut plus revenir en arrière.

Par conséquent, trouver un moyen de valoriser ces ressources et leur conservation sans tomber dans le greenwashing constitue un sujet fondamental, qui sera – je pense – abordé lors du sommet de Paris.

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Les orateurs des groupes s'étant exprimés, les membres d la commission vont à présent vous poser leurs questions à titre individuel.

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Mon propos concerne une question qui me tient à cœur : celle des réfugiés climatiques. En effet, les Océaniens sont ceux qui produisent le moins de gaz à effet de serre mais ils sont les premiers concernés par les conséquences de ces émissions. Nous sommes en effet en train de déplacer des villages entiers en raison de la montée des eaux. Comment pourrait-on utiliser les transferts financiers pour accompagner cette région du monde située loin de tout et qui souffre malheureusement dans le silence général ? J'espère que des échanges interviendront sur ce sujet lors du sommet. Aujourd'hui, les pays qui aident le plus la Nouvelle-Calédonie sont l'Australie, la Nouvelle-Zélande et la France. Mais les efforts entrepris n'en sont qu'à leurs balbutiements et il convient de les accélérer.

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

J'ai évoqué un peu plus tôt la manière d'utiliser un fonds de loss and damage à destination des pays les plus pauvres. Dans ce cadre, un des axes essentiels porte sur le soutien aux populations directement affectées par les changements climatiques. Nous sommes de plus en plus à même de pouvoir effectuer des soutiens financiers directs aux populations. Une piste consiste à permettre que chaque personne soit à portée de téléphone d'un soutien financier direct, quand il doit partir ou en anticipation.

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À titre personnel, je ne crois pas beaucoup à ce sommet. Vous avez noté l'impact de la hausse des taux d'intérêt sur les pays du Sud mais celle-ci impacte aussi les classes populaires en France, notamment pour leur accès au crédit. La question qui se pose consiste donc à savoir quelle est la pertinence du choix de cet outil dans la lutte contre l'inflation actuelle, alors que l'on sait par exemple que celle-ci est plutôt causée par la boucle pénurie-profits.

Par ailleurs, vous avez évoqué la crise de légitimité de l'architecture de Bretton Woods. Les institutions demeurent mais elles sont vidées de leur substance depuis les années 1970. La libre convertibilité des monnaies a entraîné la dépendance généralisée, de fait, au dollar. Ne faudrait-il pas, à long terme, revoir cette architecture pour améliorer la stabilité et limiter le nombre de crises de dette ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Les mandats des banques centrales européenne et américaine portent sur l'équilibre entre l'inflation et le chômage dans leurs zones respectives ; ils ne s'attachent pas aux conséquences de leurs politiques de hausse des taux, pour le Ghana par exemple. Le problème fondamental est bien ici la création d'externalités vis-à-vis du reste du monde.

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En 2022, le programme des Nations Unies pour le développement a identifié cinquante-quatre pays ayant des problèmes graves. Dix d'entre eux se situent en Amérique latine et dans les Caraïbes. Ces pays sont aussi parmi le plus touchés par le réchauffement climatique, alors même qu'ils y ont très peu contribué. Leur vulnérabilité à ce changement à un impact très négatif sur leur endettement. En tant que pays intermédiaires, de nombreux pays d'Amérique latine et des Caraïbes éprouvent des difficultés accrues pour accéder aux mécanismes d'allégement de la dette. Demain, le sommet pour un nouveau pacte financier mondial s'ouvre à l'initiative de la première ministre de la Barbade et du président de la République, qui ambitionnent une réforme du système financier international, notamment pour faire face à la transition écologique.

Que pensez-vous de l'initiative de la Barbade de prévoir des clauses « catastrophes naturelles et pandémies » dans les instruments de la dette ? Que pensez-vous du rôle et d'un éventuel contrôle des agences de notation ? Enfin, quelles pistes auriez-vous pour associer encore davantage le secteur privé à cet effort que nous devons tous entreprendre ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

L'initiative de la Barbade me semble constituer une bonne piste : d'un point de vue général, je pense qu'il serait opportun de disposer de mécanismes automatiques. Pendant la pandémie, tout le monde était paralysé et il fallait réfléchir pendant longtemps. Par exemple, nous ne savions pas comment orienter un plus grand nombre de droits de tirages spéciaux vers les pays pauvres.

Il est donc nécessaire de mettre en place des tuyaux en amont, avant les situations d'urgence, pour proposer des réponses automatiques aux chocs, qui pourraient être activées lors de la survenue d'une crise. Pendant la crise de la Covid, de nombreux pays africains étaient en position d'opérer des transferts financiers à leur population. Le Togo a ainsi pu mettre en place un système en deux semaines mais il ne disposait pas, ensuite, des ressources suffisantes pour l'utiliser. Il est alors allé frapper à la porte de toutes les institutions pour récolter des fonds mais cela a pris beaucoup trop de temps. Nous devons donc être prêts à l'avance et disposer de déclencheurs automatiques en cas de pandémie et de catastrophe climatique.

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Les besoins de financement en matière de solidarité internationale pour lutter contre le dérèglement climatique sont absolument immenses. Ils nécessiteront inéluctablement la mise en place de financements innovants. Or la France a montré par le passé sa capacité à pousser en faveur de financements innovants. Vous rappeliez ainsi le sujet de l'imposition minimale des bénéfices des grandes entreprises mais l'on peut aussi évoquer la taxe de solidarité sur les billets d'avion. On a beaucoup parlé de la taxe carbone sur le transport maritime et vous soulignez qu'il serait juste de prendre en compte les conséquences des émissions actuelles de gaz à effet de serre.

Je m'interroge ainsi sur le rôle de la Chine, dans la mesure où les émissions de gaz à effet de serre par ressortissant chinois ont dépassé les émissions par ressortissant européen. Dans quelle mesure les Chinois partagent-ils cette ligne, étant donné que la taxe sur le transport maritime aura évidemment un impact sur leur propre industrie ?

D'autres scénarios sont également à l'étude, notamment la taxe sur les transactions financières ou l'augmentation de la taxe de solidarité sur les billets d'avion, que le Conseil économique social et environnemental appelle de ses vœux. Quelle est votre opinion sur le sujet ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je souhaite clarifier un élément concernant les émissions de gaz à effet de serre rapportées à chaque personne. Les émissions de production de la Chine ont dépassé celles de l'Europe mais il ne s'agit pas, à mon sens, d'une manière exacte de comptabiliser les émissions. En effet, une grande partie des émissions réalisées en Chine le sont au service de la consommation occidentale. Pour mener des calculs de manière juste, il ne faut pas prendre en compte les émissions sur le territoire mais l'empreinte carbone complète de chaque individu, avant de la rapporter au territoire. Nous sommes donc obligés de procéder à des estimations, faute de données disponibles.

Cependant, plusieurs estimations concurrentes aboutissent aux mêmes résultats en ce moment, les émissions par tête les plus importantes étant d'abord américaines, devant l'Europe puis la Chine. Ensuite, je ne sais pas ce qu'en pensent les Chinois mais il est vrai que l'attitude chinoise constitue un élément essentiel pour toute décision qui pourra être prise lors du sommet de Paris. Les Chinois ont plutôt agi de manière coopérative lors des dix à vingt dernières années. Cependant, en ce moment, la rivalité entre la Chine et le reste du monde est telle que l'on ignore la direction que le pays prendra.

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Avec vous, l'économie semble très facile. Vous avez évoqué des promesses non tenues en matière d'aide publique au développement, notamment dans la lutte contre le changement climatique. Selon Oxfam, 27 000 milliards de dollars devront être mobilisés pour lutter contre les changements climatiques. De votre côté, vous avez parlé de 500 milliards de dollars. Pourriez-vous nous décrypter le chiffre communiqué par Oxfam ?

S'agissant du mécanisme d'assurance en cas de crise grave – et instruits par l'expérience de la Covid –, comment pourrait-on organiser un système assurantiel mondial ? Comment pourrait-il être alimenté ? Les institutions multilatérales pourraient-elles l'organiser ? Quels pourraient être les critères d'éligibilité ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je ne sais pas exactement comment Oxfam a calculé le montant que vous venez d'évoquer.

En revanche, je dispose de recommandations plus précises s'agissant de l'assurance en cas de crise. La pénétration des téléphones mobiles et des smartphones dans tous les pays du monde, y compris les pays les pauvres, est maintenant très large. Il est donc possible d'effectuer des transferts financiers en utilisant des téléphones, y compris les plus simples. Comme je l'ai dit précédemment, pendant la crise de la Covid, le Togo a réussi à monter en deux semaines le système Novissi, un programme d'aide sociale par transfert monétaire. Chaque personne pouvait ainsi recevoir un transfert financier sous la forme d'un porte-monnaie digital sur son téléphone. Ce mécanisme peut donc être étendu à un plus grand nombre de pays, comme le souligne la ministre de la transition digitale togolais, Cina Lawson.

Si chaque personne pouvait ainsi être connectée à un tube, on pourrait déclencher des transferts dès que le moment serait opportun. De nombreuses expérimentations ont déjà confirmé l'efficacité des transferts financiers de cette nature, que les gens utilisent très bien pour leur alimentation ou leur maison. En résumé, mon rêve serait donc que l'on construise ces tubes en période hors-crise pour connecter chaque personne à un transfert potentiel, qui pourrait intervenir lorsque la crise surgirait. Ce transfert serait déterminé par une combinaison de facteurs, comme le revenu du pays combiné à une crise climatique ou pandémique. Je pense que ceci est parfaitement faisable même si le coût serait certain. Les 500 milliards évoqués précédemment pourraient constituer la source de ce financement.

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Ma question concerne les dettes publiques. De nombreux États, et la France en particulier, ont beaucoup dépensé pour faire face à la crise de la Covid, avec le succès que l'on sait. En effet, la sortie de crise a été très profitable à notre pays. Cependant, je m'interroge sur la soutenabilité de cette dette sur le long terme. Il est tout à fait logique de vouloir aider les pays en voie de développement mais qu'allons-nous faire chez nous ? Je ne pense pas que l'on puisse continuer à dépenser sans compter. Allons-nous profiter de la situation pour doper la croissance et pour faire diminuer le ratio de dette sur PIB ou cherchons-nous une bonne fois pour toutes à anticiper les difficultés de refinancement de ces dettes souveraines ?

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Il s'agit là d'un sujet domestique, qui ne relève pas particulièrement de mon expertise. Cependant, c'est le rôle d'un gouvernement, quand il le peut, d'être là pour s'endetter dans une période de crise aiguë, afin de soutenir ses populations. De ce point de vue-là, le gouvernement ne doit pas se comporter en bon chef de famille, parce qu'il a justement la capacité d'emprunter sur les marchés pour pouvoir soutenir ses populations et éviter d'entrer dans des trappes de pauvreté, comme cela a été le cas dans les pays pauvres. Le « quoi qu'il en coûte » était donc nécessaire et l'on a bien vu le contraste avec la sortie de crise de 2008, on l'on était beaucoup plus frileux. Cette dernière avait donc été beaucoup plus longue et avait conduit à un manque à gagner pour le gouvernement : quand les gens ne travaillent pas, ils reçoivent des allocations-chômage au lieu de payer des impôts.

Naturellement, pour pouvoir s'endetter, les gouvernements doivent être dans une position budgétaire suffisamment stable le reste du temps. Pendant les périodes de non-crise, il faut donc essayer d'atteindre un équilibre budgétaire ; ce n'est pas gratuit, in fine. Cet équilibre peut être recherché dans les dépenses mais aussi dans les recettes. Il ne me revient pas de dire comment les équilibres doivent être respectés en France.

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Voilà un échange véritablement passionnant. Quel regard portez-vous sur la loi de programmation du 4 août 2021, qui a été votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale ? Même si nous avons tous conscience qu'elle n'est pas une panacée, va-t-elle dans le bon sens selon vous ?

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J'en profite pour souligner qu'il me semble que vous seriez tout indiquée pour appartenir, au titre du collège des experts, à la commission d'évaluation de l'aide publique au développement instituée par cette loi, qu'il est question de mettre sur pied.

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je me sens ici en conflit d'intérêts, puisque lorsque – alors député – Hervé Berville a commencé à travailler sur ce sujet, il est venu me rencontrer pour me demander ce qu'il fallait intégrer dans la loi. J'ai donc été associée à certains aspects de la réflexion sur ce texte et, plus globalement, sur le rôle de la coopération internationale française. Comme vous, je considère que cette loi est positive et j'espère qu'elle peut constituer un modèle pour repenser le sujet dans d'autres pays. Dans la même mouvance que cette loi, une institution comme le FID a pu exister ; or le FID me semble être un immense succès.

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Tout repose dans la mise en œuvre mais les orientations que nous avons développées dans la loi du 4 août 2021 nous semblent constituer des progrès. D'un point de vue quantitatif, la France est ainsi revenue dans les politiques d'aide au développement, qui avaient été un peu laissées de côté lors des vingt dernières années. Nous nous en réjouissons donc.

Madame, vous êtes un prix Nobel original, dans la mesure où votre approche est extrêmement humaniste et proche des gens, ce qui n'est généralement pas la caractéristique dominante de tous les économistes. Vous vous intéressez aux personnes telles qu'elles sont, avec leurs problèmes et leurs difficultés. Dans ce siècle d'abstraction, d'anathèmes et de jugements généraux, cette approche « micro-humaine » est extrêmement précieuse.

Nous ne regrettons naturellement pas de vous avoir invitée. Vous nous avez fourni un éclairage qui nous permettra de regarder ce sommet avec un regard extrêmement aigu. Les préoccupations que vous avez évoquées sont très largement partagées par cette commission. Cette matinée a été particulièrement enrichissante et au nom de tous les membres de la commission, je vous en remercie. Je vous félicite de votre œuvre, que j'espère vous voir continuer avec la même ardeur que celle qui vous a animée jusqu'à présent.

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Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019

Je vous remercie d'avoir pris le temps de me recevoir aujourd'hui. Je profite de l'occasion pour vous dire que nous organisons au Collège de France les 22 et 23 juin un colloque intitulé « Pauvreté et politiques publiques », qui reprendra un certain nombre des thèmes dont nous avons parlé aujourd'hui. Il mettra à l'honneur le FID et le Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab, dont nous fêtons les vingt ans.

La séance est levée à 13h 05

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Damien Abad, Mme Nadège Abomangoli, Mme Véronique Besse, M. Carlos Martens Bilongo, Mme Chantal Bouloux, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Louis Boyard, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, M. Alain David, M. Pierre-Henri Dumont, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Frédéric Falcon, M. Olivier Faure, M. Nicolas Forissier, M. Bruno Fuchs, Mme Maud Gatel, M. Hadrien Ghomi, M. Philippe Guillemard, M. Alexis Jolly, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Stéphanie Kochert, Mme Élise Leboucher, M. Jean-Paul Lecoq, M. Sylvain Maillard, Mme Emmanuelle Ménard, M. Nicolas Metzdorf, Mme Nathalie Oziol, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Ersilia Soudais, Mme Michèle Tabarot, Mme Laurence Vichnievsky, M. Patrick Vignal, M. Lionel Vuibert, M. Christopher Weissberg, M. Frédéric Zgainski

Excusés. - Mme Clémentine Autain, M. Sébastien Chenu, Mme Julie Delpech, M. Thibaut François, M. Guillaume Garot, M. Michel Guiniot, M. Meyer Habib, M. Michel Herbillon, Mme Amélia Lakrafi, M. Tematai Le Gayic, Mme Marine Le Pen, M. Vincent Ledoux, M. Laurent Marcangeli, M. Bertrand Pancher, Mme Mathilde Panot, Mme Barbara Pompili, Mme Liliana Tanguy, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa

Assistait également à la réunion. - M. Mickaël Bouloux