Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 13 avril 2023 à 14h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Jeudi 13 avril 2023

La séance est ouverte à quatorze heures dix.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

La commission d'enquête entend Mme Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen (CEO).

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Nous avons l'honneur d'accueillir Mme Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen (CEO).

Madame Verheecke, nous vous remercions de vous être rendue disponible pour permettre à notre commission d'enquête de poursuivre ses travaux qui s'organisent autour d'un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.

Au cours de nos travaux, nous avons évoqué à maintes reprises la notion de conflit d'intérêts entre les secteurs public et privé, le rôle des registres de déclarations des représentants d'intérêts et les contrôles réalisés, en France, par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Votre audition a pour objet de recueillir votre point de vue de chercheuse et d'experte au sein de plusieurs associations internationales dénonçant l'accès privilégié des grandes entreprises aux pouvoirs publics ainsi que leur influence sur l'élaboration des politiques publiques nationales ou européennes.

Nous souhaiterions donc connaître votre perception sur les révélations des Uber files. Vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié une série d'articles s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017. Cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Au-delà des Uber files, notre commission d'enquête s'interroge sur le dispositif actuel d'encadrement des activités de lobbying des entreprises auprès des décideurs publics. Nous souhaiterions connaître les meilleures pratiques au niveau européen et entendre vos éventuelles recommandations. Compte tenu de votre approche comparatiste, votre analyse nous intéresse particulièrement, pour connaître la situation de la France par rapport à celle d'autres pays ou structures. Je pense au Parlement européen, aux autres pays européens, mais également aux pratiques en vigueur aux États-Unis.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Lora Verheecke prête serment.)

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Je vous remercie pour votre invitation. J'habite à Bruxelles et j'observe depuis neuf ans le lobbying et la transparence au sein des institutions européennes.

Je travaille pour l'Observatoire du lobbying au niveau européen (CEO), qui m'a demandé de venir aujourd'hui pour porter sa parole, mais également à mi-temps pour l'Observatoire des multinationales, une petite ONG de deux à trois personnes qui effectue essentiellement des enquêtes. Pour l'Observatoire des multinationales, j'ai réalisé un travail qui s'apparente à celui d'une journaliste et j'ai observé la préparation de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (UE).

Mon travail consiste ainsi à mener des enquêtes. Je demande des documents officiels aux institutions et décrypte les activités de lobbying des entreprises concernées. En compagnie d'Olivier Petitjean, j'ai d'ailleurs rédigé un rapport sur la présidence française du Conseil de l'UE. À cette occasion, dans le cadre de la préparation de la directive sur l'amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes, j'ai observé que la position de la France était assez proche de celle d'Uber et d'autres lobbys des plateformes. J'ai poursuivi ce travail de recherche en demandant de nouveaux documents, notamment à la Commission européenne. Nous avons ainsi rédigé un rapport conjoint entre l'Observatoire des multinationales et le CEO sur ce lobbying à Bruxelles.

En résumé, je connais bien ce qui se passe à Bruxelles mais également dans les autres pays européens. L'intérêt de l'Union européenne réside justement dans la diversité des pays qui la composent et la pluralité des pratiques, lesquelles peuvent constituer des sources d'inspiration.

En matière de transparence, le Parlement européen prévoit la publication en ligne des rendez-vous des députés européens quand ils sont rapporteur ou président de commission. Cela me semble particulièrement important. Au niveau de la Commission européenne, l'inscription au registre n'est obligatoire que pour les rencontres avec les commissaires ou les membres de leur cabinet. En revanche, cela n'est pas le cas pour les échelons inférieurs ou pour les autres institutions. Certains acteurs, et notamment un commissaire il y a une dizaine d'années, souhaitent néanmoins rendre cette inscription obligatoire. Cela n'a rien de radical : c'est ainsi que les Américains agissent à Washington.

Ensuite, certaines pratiques au sein des institutions européennes sont plus transparentes qu'en France. Je pense notamment à l'accès aux documents officiels de la Commission. Dans le cadre de mon rapport, j'ai ainsi pu demander à la Commission la liste des représentants des lobbys des plateformes qui étaient venus à sa rencontre pendant la période étudiée, mais également les enjeux de ces rencontres et leurs comptes rendus. Bien souvent, j'ai pu obtenir ces documents, sous quinze jours. Cela m'a permis de réaliser un véritable travail d'enquête à partir de faits réels, mais aussi de me forger un avis plus nuancé, en évitant un certain nombre d'idées reçues au sujet du pouvoir des lobbys à Bruxelles.

Ces documents peuvent être obtenus légalement auprès de la Commission, au titre de la directive sur la transparence. J'effectue parfois également les mêmes demandes auprès du Conseil et j'y ai de plus en plus accès. Je pense donc que cette faculté serait aussi utile pour les députés français. En effet, lorsque le Gouvernement français intervient à Bruxelles, vous n'avez pas toujours la possibilité de connaître les propos qui sont tenus ou les compromis qui sont réalisés.

À cet égard, je vous indique que l'Allemagne est le seul pays de l'Union européenne où les députés du Bundestag ont accès au résumé des réunions du Conseil. Cet accès s'effectue grâce à une base de données confidentielle. Par conséquent, un député allemand peut connaître la position de son gouvernement lors des négociations au Conseil.

Je comprends que certaines informations puissent être confidentielles et que les citoyens n'y aient pas forcément accès. En revanche, j'estime que les parlements nationaux devraient pouvoir obtenir ces informations afin que leurs gouvernements puissent rendre des comptes lorsqu'ils s'expriment au nom de leur pays.

Une autre bonne pratique concerne les représentations permanentes. Pendant la présidence française, nous pouvions connaître les rendez-vous de l'ambassadeur de France auprès de l'UE. Ce n'est malheureusement plus le cas aujourd'hui, ce qui est regrettable. La transparence de la France n'a duré que le temps de sa présidence.

Actuellement, le Conseil de l'Union est présidé par la Suède, qui publie et répond aux demandes concernant ses rendez-vous avec les lobbys. Par exemple, une directive sur les poursuites-bâillon est en cours d'élaboration en ce moment. J'ai demandé à la représentation permanente de la Suède les rendez-vous qui avaient été conduits à propos de cette directive et j'ai obtenu le jour même la liste de ces rendez-vous, avec leur compte rendu. J'ai appelé la représentation permanente pour la remercier et lui indiquer qu'une telle diligence était une première pour moi. Certes, le gouvernement de droite et d'extrême-droite actuellement au pouvoir met un accent particulier sur la transparence, mais les Suédois m'ont indiqué que cette transparence permet de rendre l'UE plus acceptable, d'éviter les idées fausses, voire les théories du complot.

De fait, il me semble nécessaire de savoir ce qui se passe à Bruxelles car bien souvent, les dirigeants politiques nationaux se cachent derrière les institutions européennes pour masquer leurs propres défaillances. Nous devons être capables de savoir ce que nos gouvernements négocient au niveau européen, pour rendre l'Europe plus démocratique, arrêter de discréditer l'Union européenne ou lui prêter des intentions qu'elle n'a pas.

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Vos propos sont très intéressants. Le fonctionnement et les règles de transparence à Bruxelles sont spécifiques, notamment en comparaison de la France mais aussi de nos voisins européens. La semaine dernière, nous avons auditionné le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), avec lequel nous avons parlé de la traçabilité des amendements, de la transparence des agendas, de la question des registres et de leurs limites.

Comment situez-vous la France par rapport à ces partenaires ? Les Anglo-Saxons connaissent bien le dispositif du Freedom of information act (FOIA), qui permet d'accéder à un certain nombre de documents. Selon vous, la France est-elle toujours en retard dans ce domaine par rapport à ses voisins ? Quelles sont les pistes d'amélioration ?

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Le registre français fait figure d'exemple au niveau européen. Ainsi, un rapporteur du Parlement européen s'est inspiré des recommandations de la HATVP pour demander une amélioration du registre. De plus, le cadre juridique prévoit des sanctions à l'encontre des entités qui inscriraient de fausses informations sur ce registre. Ce n'est pas le cas au niveau européen, où une fausse mention sur le registre n'entraîne pas de sanction. Même s'il est possible d'intervenir auprès de la médiatrice européenne, celle-ci n'est pas dotée d'un pouvoir de sanction. Son seul moyen de pression consiste à prendre l'opinion publique à témoin. Les raisons sont plus légales que politiques, en raison de l'absence d'un droit pénal ou administratif européen.

Les États-Unis constituent également un modèle en matière de registre, puisque celui-ci y est obligatoire et que son respect est sanctionnable. En outre, il va encore plus loin au sujet des gouvernements étrangers. Ceci n'est pas anodin, compte tenu du scandale du Qatargate qui a récemment secoué le Parlement européen. Aux États-Unis, lorsqu'un gouvernement étranger embauche une agence de lobbying, une agence de relations publiques ou un cabinet d'avocats, celles-ci doivent publier leur contrat.

Par exemple, imaginons que le gouvernement des îles Caïman est client d'un cabinet comme Hill And Knowlton. À Washington, je serais en mesure de voir les services que rend ce cabinet au ministre des finances des îles Caïman car je pourrais voir ce contrat. À Bruxelles, je ne pourrais pas. Par conséquent, à la suite du scandale du Qatargate, il serait particulièrement pertinent d'introduire plus de transparence vis-à-vis des gouvernements étrangers, et pas uniquement les entreprises, au sein des institutions européennes. Il en est de même en France.

En effet, la France a encore beaucoup de progrès à accomplir en matière d'accès aux documents officiels, à la fois dans le cadre national avec la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), mais aussi au niveau européen, auprès de la représentation permanente. Comme je vous l'ai dit, la France a fait preuve de transparence durant sa présidence du Conseil de l'Union mais elle a arrêté de le faire par la suite.

Je souhaiterais également rendre le Conseil encore plus transparent. Je conçois que les négociations en son sein sont menées par des diplomates, qui ont besoin de parvenir à des compromis. Néanmoins, comme je vous l'ai déjà indiqué, les députés allemands ont accès à ces informations confidentielles. De même, le Parlement néerlandais demande régulièrement d'avoir accès aux discussions du Conseil, afin de connaître la position de son gouvernement et d'exercer un contrôle sur ses activités. Ce que vous effectuez au niveau national, il faudrait pouvoir l'accomplir au niveau européen.

Enfin, si je connais moins bien la réglementation en France, je suis convaincue qu'il faudrait renforcer la vigilance au niveau européen vis-à-vis du « phénomène des portes tournantes », c'est à dire des allers-retours entre les secteurs publics et privés. Le rôle de Neelie Kroes révélé par les Uber files est particulièrement instructif à cet égard. Elle n'est certes pas la seule : des anciens commissaires partent travailler à la fin de leur mandat pour des entreprises. Cependant, Neelie Kroes parlait déjà avec Uber via l'agence Fipra avant même la fin de son mandat. Afin, d'éviter les conflits d'intérêts potentiels, il me semblerait pertinent d'instaurer une période de six mois ou d'un an durant lesquels un ancien fonctionnaire ne pourrait pas rejoindre un lobby traitant des dossiers sur lequel il avait travaillé.

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C'est le cas en France mais pas au niveau européen. Je ne pense pas non plus qu'il existe une harmonisation au sein des pays européens. J'ajoute qu'une autre commission d'enquête de l'Assemblée nationale porte en ce moment sur les ingérences étrangères. Il pourrait être intéressant d'établir par exemple des limites ou des restrictions plus longues au sujet des dirigeants européens qui souhaitent travailler pour des organisations liées à des États autoritaires. Nous avons par exemple tous en tête l'exemple des liens entre Gerhard Schröder et Gazprom.

Par ailleurs, aux États-Unis, le Foreign agents registration act va encore plus loin et concerne les agences de lobbying et de communication qui travaillent pour des États étrangers, mais également les entreprises étrangères. Ces entreprises étrangères doivent ainsi s'enregistrer comme foreign agents. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'établir l'existence d'une relation financière entre ces entités étrangères et les agences de communication ou de lobbying : à partir du moment où vous agissez sous l'autorité d'un organisme, d'une personnalité ou d'un État étranger, il faut s'enregistrer.

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Quelle a été votre réaction face aux révélations des Uber files en Europe et en France ? Que pensez-vous de la stratégie d'Uber et des révélations de Mark MacGann sur les dix-sept échanges significatifs entre d'une part le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, ou des membres de son cabinet et d'autre part des hauts dirigeants d'Uber. Je précise qu'aucun de ces échanges n'apparaissait à l'époque dans l'agenda du ministre.

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

En préambule, je tiens à rappeler que je suis plus la politique européenne que la politique intérieure française. Cependant, je n'ai pas totalement été surprise. Par ailleurs, j'ai écouté l'audition de Mark MacGann, durant laquelle il a évoqué le mélange des genres et déploré un manque de transparence. J'ai découvert à cette occasion le rôle des investisseurs et des actionnaires, notamment lorsqu'il a indiqué que Google l'avait introduit auprès d'Emmanuel Macron. Il a également mentionné le poids des dîners organisés par Xavier Niel ou l'entregent de Bernard Attali, qui lui a permis de solliciter Thierry Breton.

Je me demande donc s'il ne faudrait pas élargir le champ. J'ai déjà eu l'occasion de rencontrer les noms d'Apco, de Publicis, Bredin Prat, Fipra ou Thaima Samman lors de mes travaux. Madame Samman s'est impliquée auprès d'autres lobbys lors de la préparation de la présidence du Conseil. En revanche, j'avais moins conscience du rôle de facilitateur joué par les actionnaires, notamment pour faciliter les rendez-vous. Je pense qu'il faudrait également réfléchir à cet aspect. Malgré l'ensemble des moyens à ma disposition pour m'informer, j'ignorais encore ce genre de pratiques.

En résumé, et même si cela a été déjà dit, il existe un grand mélange des genres.

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Vous soulignez le mélange des genres et rappelez le rôle des dirigeants de Google dans l'organisation de la première rencontre entre le ministre de l'Économie de l'époque et Travis Kalanick, le dirigeant d'Uber. Les noms de Bernard Arnault ou de Xavier Niel ont effectivement été cités, au même titre que celui de Bernard Attali, qui a mis en contact Uber avec d'autres dirigeants politiques comme Thierry Breton. Pensez-vous que cette logique oligarchique puisse être stoppée uniquement par le cadre de la « loi Sapin 2 » ?

En effet, l'inscription des lobbys dans un registre s'effectue toujours sur la base du volontariat et la loi ne permet pas aux parlementaires ni aux citoyens d'avoir accès facilement à des informations plus précises. Je pense par exemple à la rencontre entre tel ou tel ministre avec tel ou tel lobby, à tel ou tel moment, sur tel ou tel sujet. Aujourd'hui, la précision des informations accessibles n'a rien à voir avec l'exemple suédois, que vous avez mentionné auparavant. Quelles seraient vos préconisations ?

Enfin, vous avez indiqué que Madame Samman s'était impliquée lors de la préparation de la présidence française du Conseil. Pouvez-vous nous en dire plus ?

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Les citoyens et les parlementaires doivent pouvoir disposer d'informations plus précises sur les rendez-vous des décideurs. L'étape suivante consiste à accéder aux comptes rendus, ce qui est le cas à la Commission. Lorsque je demande un compte rendu de rendez-vous entre M. Breton et un lobby, j'obtiens plusieurs documents. J'ai agi de la même manière pour Uber : lorsque des représentants d'Uber rencontraient le commissaire à l'Emploi, je pouvais non seulement obtenir le compte rendu de la réunion, mais également le briefing du commissaire, sur lequel il fonde son entretien. Cela permet de connaître les techniques de lobbying et les rapports de force mais également de nuancer les appréciations. Ainsi, Uber a développé une stratégie d'influence auprès du commissaire mais, à la lecture des briefings, j'ai pu me faire une idée de la manière dont les choses se passent politiquement au sein de la Commission et nuancer mon point de vue.

Compte tenu du pouvoir d'initiative de la Commission, il est essentiel de connaître la position politique des commissaires. On peut également dresser un parallèle avec la France : au-delà de la liste des rendez-vous, obtenir un compte rendu et les documents annexes, c'est permettre au public et aux parlementaires de connaître la position politique du gouvernement.

La dernière fois que j'ai demandé à la Suède un document, j'ai obtenu le compte rendu d'une réunion entre l'Association française des entreprises privées (Afep) et l'ambassadeur de Suède auprès de l'Union européenne, mais également la position de l'Afep sur la présidence suédoise. Un tel accès aux documents est primordial pour introduire des nuances dans le débat public. Il permet aussi aux parlementaires d'un pays de connaître la position des représentants de leur gouvernement lorsqu'ils rencontrent des intervenants extérieurs.

S'agissant de votre question sur le cabinet Samman, je pourrai vous répondre par écrit de manière plus détaillée. De mémoire, je pense à des rendez-vous entre des industriels, des représentants de la Commission et le cabinet, pour préparer la présidence française du Conseil de l'Union européenne et notamment déterminer les sujets jugés prioritaires par cette présidence.

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En France, dans le cadre des débats sur la directive européenne sur la présomption de salariat, j'ai posé une question d'actualité au ministre du Travail, M. Dussopt, afin de connaître la position défendue par la France au sein du Conseil de l'Union européenne. Je n'ai malheureusement pas obtenu de réponse de sa part. Finalement, je n'ai pu connaître la position de la France et avoir accès aux documents que par le biais de cette commission d'enquête parlementaire, lorsque nous avons auditionné le secrétaire général des affaires européennes.

Je partage votre position : connaître ce qui est défendu par le Gouvernement relève d'un véritable enjeu démocratique. L'accès aux comptes rendus permettrait de connaître les avis dont les décideurs publics disposent. Je pense par exemple aux rencontres avec les plateformes ou toute autre partie prenante avant la rédaction d'un décret sur les dark stores. Quelles bonnes pratiques permettraient d'inspirer notre commission d'enquête dans l'élaboration de ses recommandations ?

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

J'en reviens à l'exemple suédois. En Suède, le gouvernement a quinze jours pour répondre à une demande de compte rendu d'une réunion entre un décideur politique et un lobby. Si le document n'est pas transmis dans ce délai, vous pouvez faire appel au juge administratif pour obtenir cette transmission.

Je pense par ailleurs à l'exemple du Parlement allemand, que j'ai déjà évoqué devant vous. Souvent, on entend dire que la France est conduite à négocier des compromis sur telle directive au sein du Conseil de l'Union européenne pour obtenir l'appui de certains pays sur telle autre directive, mais qu'elle ne peut dévoiler ces informations. À tout le moins, il faudrait que les parlementaires puissent connaître ces informations, de manière confidentielle. Je suis persuadée que cela est facilement réalisable d'un point de vue technique, mais aussi que c'est politiquement nécessaire.

Enfin, vous avez indiqué que vous n'aviez pas accès aux rendez-vous extérieurs des représentants du Gouvernement français. Il me semble nécessaire d'améliorer la démocratie, notamment au niveau européen, pour repolitiser des sujets parfois très techniques. Or la technicité du débat européen contribue souvent à éloigner les citoyens et suscite un rejet de plus en plus important vis-à-vis de l'Europe. À mon avis, cet éloignement est particulièrement dangereux.

Il faut entrer dans un cercle vertueux : le fait d'insister pour rendre public la position de la France au sein du Conseil de l'Union européenne va conduire de plus en plus de députés à s'intéresser aux questions traitées au niveau européen.

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Notre commission a également auditionné Leïla Chaibi, une députée européenne qui a joué un rôle important dans l'élaboration de la proposition de directive sur la présomption de salariat par le Parlement européen. J'ai été particulièrement marquée par son témoignage. Elle nous a en effet indiqué que lorsqu'elle est arrivée au Parlement européen, elle a rapidement compris que les lobbys y étaient comme chez eux et que les décideurs européens n'avaient accès qu'à un seul son de cloche.

Elle a donc estimé que son rôle politique consistait à aider les travailleurs des plateformes à constituer leur propre lobby populaire, afin de faire entendre leur voix auprès des commissaires et des parlementaires. Il est en effet nécessaire de pouvoir entendre les deux points de vue antagonistes, ceux des dirigeants des plateformes, mais aussi ceux des travailleurs. Leïla Chaibi considérait ainsi que cette démarche avait joué un rôle extrêmement important dans l'évolution du positionnement politique et de l'atterrissage final sur la directive.

De votre côté, observez-vous une telle modification des pratiques au niveau européen, pour contrebalancer l'influence des lobbys des grandes entreprises et de l'entre-soi ? Par ailleurs, avez-vous suivi le lobbying d'Uber et des plateformes de l'ubérisation autour de cette directive ?

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Je déplore fréquemment « l'effet bulle ». Une entreprise comme Uber emploie non seulement des personnes essayant de représenter ses intérêts auprès des dirigeants européens, mais elle est également membre de BusinessEurope, de Delivery Platforms Europe ou de think tanks. Uber fait en outre appel à des cabinets d'avocats, des agences de communication.

Selon moi, le principal problème posé aux démocraties réside dans le monopole du débat : le même message transmis par différents agents devient alors le seul message entendu au niveau européen. Mme Chaibi s'est employée à faire entendre d'autres voix, en invitant des travailleurs concernés par la directive à des réunions organisées par les lobbys et en leur faisant rencontrer les décideurs européens. Ainsi, lorsque la bulle éclate, la situation évolue car les débats deviennent plus politisés, moins techniques et moins éloignés du quotidien des Européens. Nous avons besoin d'entendre d'autre voix que celles des entreprises.

Ce besoin concerne d'autres sujets, comme le démontre l'exemple des pesticides, qui donne lieu à une forte mobilisation des citoyens et des ONG et permet de faire entendre d'autres acteurs. Je rappelle que le secteur des produits chimiques constitue l'un des lobbys européens les plus puissants. Lors des débats sur le renouvellement de l'autorisation du glyphosate, j'ai observé un repolitisation des enjeux : les ministres de l'agriculture français, allemands et hongrois savaient que leurs votes seraient scrutés. La transparence et l'implication des parlements nationaux permettent donc de repolitiser le débat et d'obliger les décideurs à rendre des comptes.

Un autre enjeu porte sur le Parlement européen. Lors de son audition, Marc MacGann a évoqué le phénomène des doubles voire triples emplois des députés européens. À l'heure où l'on essaye de réformer l'institution, ce sujet n'est malheureusement pas évoqué. Environ un tiers du Parlement européen est composé de députés qui peuvent exercer d'autres activités rémunérées. Je rappelle par exemple que Sylvie Goulard a vu sa candidature au poste de commissaire rejetée par le Parlement européen car elle était employée par un think tank américain lorsqu'elle était députée européenne. Ces doubles ou triples emplois posent ainsi problème, notamment parce que les députés peuvent travailler pour des intermédiaires représentants des gouvernements étrangers.

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Existe-t-il au Parlement européen un déontologue, comme cela est le cas à l'Assemblée nationale où, si le cumul d'activités est autorisé, il demeure néanmoins très encadré ? Ainsi, une permission doit être demandée auprès du déontologue pour continuer d'exercer. Il me semble en effet qu'au Parlement européen, certains députés ont été membres de cabinets d'avocats travaillant avec des puissances étrangères.

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Il n'existe pas de déontologue au Parlement européen. Les députés doivent effectuer une déclaration de leurs intérêts en ligne. En cas de problème, une dénonciation peut être effectuée au sein de l'institution. Le dossier est ensuite évalué par un comité constitué de députés et du président du Parlement. Or, puisque le jugement est effectué par des pairs, la procédure peut manquer de rigueur. Quoi qu'il en soit, la situation actuelle nécessite de rappeler que le cumul des emplois n'est pas forcément une bonne pratique. Par ailleurs, le Parlement européen pratique également les intergroupes, qui sont parfois financés par des entreprises

Au-delà des questions de transparence et de lobbying, il me semble nécessaire de questionner la neutralité de l'expertise au sein des institutions européennes. Les démarches entreprises par Mme Chaibi, mais aussi d'autres députés européens, vont précisément dans ce sens. J'ajoute que le Parlement européen dispose néanmoins d'un service de recherche interne. Il agglomère sur un site les études réalisées par différents think tanks sur un sujet, par exemple les traités de commerce existants entre l'Union européenne et l'Inde. Ce site peut ainsi être consulté par toute personne s'intéressant au sujet.

De fait, l'expertise fournie par des plateformes comme Uber n'est pas toujours neutre et il importe d'avoir accès à d'autres sources d'expertise, afin que les députés puissent se forger leur propre opinion, en connaissant les différents intérêts représentés.

Je rappelle que les entreprises ne révèlent pas toujours le financement des études qu'elles font réaliser, parfois à partir de données qu'elles sélectionnent. De fait, les études ne sont pas toujours suffisamment indépendantes et leur qualité peut laisser à désirer. Il me semble donc nécessaire de rendre transparente la source de financement de ces études, mais également de faire en sorte que différentes sources d'expertise puissent être fournies. Puisque l'expertise n'est pas nécessairement neutre, il importe d'entendre différents sons de cloche.

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Nous avons auditionné des économistes cités dans les Uber files qui avaient été payés par Uber pour rédiger leurs études. Pour l'un d'entre eux, les conclusions de l'étude scientifique figuraient comme engagement dès le début du contrat. Dès lors, le respect des règles de déontologie est plus que discutable.

Vous avez évoqué plus tôt l'« effet bulle », qui permet à une entité de créer une atmosphère favorable à ses intérêts. On peut donc y ajouter le recours à une expertise quelque peu tronquée compte tenu de son financement, qui peut conduire à certaines manipulations. Le rôle des médias n'est pas non plus neutre, à l'instar des démarches de Google ou de Xavier Niel dans le cas d'Uber. Les médias étant parfois aux mains de groupes ayant des intérêts dans d'autres secteurs économiques, l'indépendance de la presse peut être questionnée, ce qui affecte le bon fonctionnement des sociétés démocratiques.

Nous sommes très attachés en France à la liberté du député, et notamment la liberté dont il peut bénéficier dans le choix des personnes qu'il rencontre. Néanmoins, savoir qui inspire un amendement permet aussi de mieux assumer la conflictualité dans le débat public, ce qui n'est pas une mauvaise chose quand elle intervient sur le terrain des idées.

Or les Uber files ont permis de révéler que des amendements « clefs en main » ont pu être transmis par Uber à des députés soit directement, soit par l'intermédiaire de ministres. Quelle appréciation portez-vous sur ces révélations, que vous avez sans doute observées dans d'autres pays ? Que pensez-vous des mesures relatives à la traçabilité des amendements et de leurs limites éventuelles ?

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Cette pratique de transmission d'amendements est assez courante au Parlement européen ; elle concerne les entreprises mais également les ONG. Si la responsabilité finale appartient aux parlementaires, il faudrait rendre obligatoire la traçabilité d'un amendement.

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Je suis ravie que des structures associatives comme la Fondation Abbé Pierre ou Droit au logement puissent fournir leur expertise, y compris leurs propositions d'amendement. Je l'assume d'ailleurs publiquement dans l'hémicycle, lorsque j'indique qu'un amendement est proposé par telle ou telle association. Néanmoins, comment contrôler la traçabilité si elle devenait obligatoire ? En effet, on sait qu'il suffit de modifier un mot ou une virgule à un amendement pour échapper à la traçabilité. Existe-t-il de bonnes pratiques en ce domaine dans d'autres pays ?

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Non, pas à ma connaissance.

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Vous avez indiqué qu'il était obligatoire d'inscrire certains rendez-vous sur le registre, mais que cette obligation n'était pas sanctionnée au Parlement européen. Le système français, qui prévoit des sanctions, est donc peut-être préférable sur ce point.

Ensuite, vous avez évoqué la possibilité d'accéder aux comptes rendus des réunions tenues par la Commission. Mais comment peut-on s'assurer que ces comptes rendus sont bien fidèles aux propos échangés ? Existe-t-il une garantie ? Qui rédige ces comptes rendus ?

Enfin, il m'a semblé vous entendre dire que la France était un pays de droite et d'extrême-droite. Je vous rassure : d'une part, le parti majoritaire n'est pas à droite, à ma connaissance ; et d'autre part, il n'y a pas de parti d'extrême droite au Parlement français.

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Lora Verheecke, chercheuse à l'Observatoire des multinationales et porte-parole de l'Observatoire du lobbying au niveau européen

Mes propos portaient sur la Suède, dont le gouvernement est actuellement constitué par une coalition de partis de droite et d'extrême-droite.

Ensuite, il existe effectivement peu de recours possibles pour exiger des députés européens l'inscription de leurs rendez-vous sur le registre. Cependant, cette question devrait plutôt être posée aux décideurs européens. En effet, lorsque j'évoque ce sujet, on m'avance fréquemment qu'il n'existe pas de droit pénal européen ou qu'il faudrait modifier les traités.

Cependant, on observe des avancées sur d'autres sujets. Par conséquent, il est loisible de se demander si le problème ne relève pas plutôt d'un manque de volonté politique. Cette volonté pourrait en effet permettre d'établir un organisme européen indépendant doté d'un pouvoir plus fort que la médiatrice, en cas de manquements sur les publications d'agenda.

Par ailleurs, la même carence concerne les voyages à l'étranger payés par les puissances étrangères. Quand les députés ne les mentionnent pas, ils ne sont pas non plus sanctionnés. Néanmoins, depuis le Qatargate, le nombre de voyages publiés a nettement augmenté. Je pense que cette obligation de mention pourrait également être utile en France.

Ensuite, lorsque la Commission m'envoie des documents, il me semble qu'ils sont authentiques et qu'ils reflètent les propos réellement échangés lors des rencontres officielles. Naturellement, j'ignore ce qui peut se passer dans un cadre plus informel.

Je demande des documents auprès de directions générales différentes ; certaines sont plus ouvertes quand d'autres le sont beaucoup moins, notamment la Direction générale au marché intérieur, dont le commissaire est Thierry Breton. Enfin, le secrétariat général de la Commission fournit également de nombreux documents.

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Nous arrivons au terme de l'audition. Vos propos étaient particulièrement intéressants. Un certain nombre d'éléments que vous avez évoqués sont couverts par le déontologue à l'Assemblée nationale, comme les déplacements ou les activités complémentaires exercées par les parlementaires.

La question du service de recherche interne du Parlement européen me semble particulièrement pertinente, au même titre que le Congressional research service aux États-Unis. À cet égard, notre assemblée manque cruellement de telles ressources, qui sont effectivement essentielles pour diversifier les sources d'expertises. Ce service pourrait également permettre au Parlement de mener ses propres travaux indépendamment des administrations de l'État, et assurer un bon équilibre des relations entre les pouvoirs exécutif et législatif. Ces éléments pourraient non seulement être intégrés à notre rapport, mais au-delà, aux réflexions plus profondes sur la réforme des institutions.

Enfin, la volonté, par la transparence ou la diversification de l'expertise, de politiser des débats techniques parfois capturés par des juristes ou des techniciens représente un objectif que nous partageons tous. Je vous remercie pour votre témoignage.

La commission d'enquête entend M. Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France.

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Mes chers collègues, nous recevons Monsieur Damien Bon, ancien directeur général de la société Stuart, spécialisée dans la livraison à la demande de courses, de colis ou de repas pour d'autres plateformes comme Just Eat ou Resto In. Cette société a été créée en 2015 par MM. Benjamin Chemla et Clément Benoît, et elle a été rachetée en mars 2017 par Geopost, société holding détenue par le groupe La Poste. D'après les informations à ma disposition, vous avez succédé à M. Benjamin Chemla en septembre 2015 pour diriger Stuart et vous auriez quitté cette société il y a quelques semaines.

Je vous rappelle que notre commission d'enquête poursuit un double objectif : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.

Sur le premier point, il est évident que vous n'êtes pas concerné au premier chef. Néanmoins, il serait intéressant de nous indiquer quelles relations l'entreprise Stuart entretient avec sa maison-mère, La Poste, et plus largement avec les pouvoirs publics. Avez-vous par exemple été conduit à demander des modifications réglementaires pour faciliter votre activité ? Le cas échéant, pourriez-vous nous indiquer quels étaient vos interlocuteurs au sein des pouvoirs publics ?

Sur le second point, nous avons notamment été conduits à nous interroger sur le statut des employés des plateformes d'emplois comme Uber ou Stuart, employés comme travailleurs indépendants mais souvent requalifiés par le juge comme salariés en raison d'un lien de subordination vis-à-vis des plateformes employeuses. Je serais intéressé de connaître votre point de vue sur ce débat.

De façon générale, que pensez-vous des évolutions de la jurisprudence française tendant à attribuer la qualité de salariés aux travailleurs des plateformes et du projet de directive en cours de discussion visant à introduire une présomption de salariat pour l'ensemble des travailleurs des plateformes ?

Que pensez-vous également de la création de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emplois (Arpe) en 2021 pour instaurer un dialogue social entre les travailleurs et leurs plateformes d'emploi ? Stuart est-elle représentée à l'Arpe ?

Concernant la société Stuart en particulier, nous avons constaté qu'elle a été poursuivie pour travail dissimulé en 2015-2016 et condamnée en janvier 2023 à une amende de 50 000 euros pour prêt de main-d'œuvre illicite, M. Chemla ayant été condamné sa part à une amende de 10 000 euros. Pouvez-vous nous expliquer le contexte de cette procédure et nous dire si la société Stuart a fait appel ? Est-ce l'une des raisons pour lesquelles vous avez quitté la société ?

Lors de son audition, Maître Giuisti a indiqué à notre commission que la plateforme Stuart emploierait aujourd'hui des entreprises éphémères comme sous-traitants pour réaliser ses livraisons et éviter des contraintes administratives et fiscales : est-ce le cas ? Dans l'affirmative, pensez-vous avoir le droit de procéder ainsi ? L'entreprise a-t-elle fait l'objet de nouveaux contrôles administratifs sur ce terrain ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Damien Bon prête serment.)

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

L'entreprise Stuart a été créée à la fin de l'année 2014 et je l'ai rejoint à la fin 2015. En mars 2017, elle a intégré le groupe Geopost ; c'est à cette occasion que les fondateurs ont quitté l'entreprise et que j'ai pris la direction du groupe.

Si la société a donc été créée en 2014 par Benjamin Chemla et Clément Benoît en France, elle a connu très rapidement une phase d'internationalisation. La mission de la société est de permettre à des commerces locaux, c'est-à-dire des entreprises ayant une activité de commerce dans des centres et milieux urbains, de proposer une livraison rapide, tout en conservant l'actif qui leur est le plus cher, leur clientèle. Contrairement à des modèles aujourd'hui dominants dans le marché de la livraison locale comme Uber ou Deliveroo, Stuart n'est pas une place de marché. Elle ne propose pas au consommateur une application pour effectuer un achat de livraison de restauration à domicile.

Stuart est donc une plateforme d'intermédiation de type « B to B » où le consommateur est livré sur requête d'un donneur d'ordre professionnel, c'est-à-dire un commerce physique. La vocation et le positionnement métier de Stuart sont réellement différents de ceux d'Uber, même si Uber et Deliveroo ont marqué leur volonté d'ouvrir leur réseau logistique en marque blanche pour concurrencer directement l'offre de Stuart sur le marché.

L'entreprise s'est rapidement développée en Espagne où l'un des fondateurs était basé, et en Grande-Bretagne. J'ai d'ailleurs rejoint la société avec pour mission première de développer le marché britannique, au début de l'année 2016. Aujourd'hui, l'internationalisation de Stuart est un réel succès, puisque la majorité du volume et du chiffre d'affaires de la société s'effectuent hors de France. Le marché britannique représente ainsi le premier volume d'affaires du groupe, de très loin. Peu de sociétés ont récemment connu un tel niveau de croissance à l'international, et notamment sur le territoire britannique à partir de la France

Stuart n'est donc pas une place de marché mais elle bénéficie d'une forte composante technologique : une grande partie des effectifs est composée d'ingénieurs et de développeurs, qui travaillent sur le produit pour permettre une intermédiation en temps réel à chaque demande de course et pour offrir une offre de transport.

Plus récemment, une offre de livraison a été développée au départ de micro-dépôts urbains, pour permettre aussi aux entreprises qui disposent de stocks à proximité des villes de pouvoir utiliser un réseau de logistique du dernier kilomètre, afin de livrer dans la journée ou le lendemain, sur des créneaux plus précis. L'idée consiste ainsi de rapprocher la marchandise du centre-ville, pour effectuer le dernier mètre ou le dernier kilomètre, avec un mode de transport écoresponsable le plus léger possible. En effet, les émissions sont souvent proportionnelles au poids du véhicule utilisé. Stuart essaye donc de mettre en place des solutions logistiques pour réduire son impact environnemental, dans le cadre d'une logistique durable.

En résumé, deux activités coexistent au sein du groupe Stuart : une activité de plateforme d'intermédiation et une activité effectuant des livraisons au départ de micro-dépôts urbains ; cette dernière ayant un statut de commissionnaire de transport. À ce titre, j'étais responsable du volet international du groupe, c'est-à-dire sa présence en Grande-Bretagne, France, Espagne, Portugal, Pologne et Italie. J'ai quitté la société depuis quelques semaines.

À présent, je vais essayer de reprendre les questions qui m'ont été adressées dans l'ordre. Les Uber files concernaient essentiellement la période 2014-2017, mais je ne suis pas particulièrement connaisseur de la situation d'Uber. Il est exact que des discussions sont intervenues entre les plateformes et les pouvoirs publics. Je sais que mes prédécesseurs chez Stuart avaient ainsi échangé avec le Gouvernement, dès la « loi El Khomri », pour la définition de la responsabilité sociale d'une plateforme. Ces discussions se sont ensuite poursuivies en 2017 lors du premier mandat d'Emmanuel Macron.

S'agissant du modèle des livreurs, notre activité d'intermédiation met en relation un donneur d'ordre, le commerçant, et une offre de livraison. En Espagne, nous avons dû adapter notre modèle en 2021, à la suite de la fameuse loi Rider Law, qui crée une présomption de salariat là où existait auparavant une présomption d'indépendance pour la classe d'actifs appelée autónomos. Je pourrai y revenir si vous le souhaitez.

En France, la société travaille avec des sociétés qui sont toutes indépendantes de notre plateforme. Les statuts de ces sociétés sont très majoritairement de deux types : d'une part, la microentreprise ou l'autoentrepreneuriat ; et d'autre part des sociétés constituées de leurs propres salariés. Cette nuance est spécifique à la France : on ne la retrouve pas, par exemple, en Angleterre, où nous travaillons avec des indépendants de structure unipersonnelle, tel que le statut de self-employed les définit en Angleterre.

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Pouvez-vous évoquer les décisions de justice que j'ai mentionnées préalablement ? Avez-vous fait appel ? Par la suite, j'aimerais savoir comment votre modèle s'est adapté à l'évolution de la situation en Espagne.

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Le cas espagnol est particulièrement intéressant, notamment pour votre commission d'enquête, qui a pour objet d'émettre des recommandations sur le statut et le niveau de protection sociale. En outre, la proposition de directive européenne fait actuellement l'objet de débats entre les différents États de l'Union européenne.

La décision de justice que vous avez évoquée fait suite à une longue enquête menée par l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) lors des débuts de l'activité de Stuart. Le jugement a été rendu en janvier 2023. L'accusation comportait deux volets : d'une part le recours à du travail dissimulé ; et d'autre part le prêt de main-d'œuvre illicite.

Sur le premier volet du travail dissimulé, une relaxe totale a été ordonnée. En revanche, la relaxe a été partielle sur le second volet. La condamnation n'a pas porté sur l'intégralité des sociétés visées dans l'enquête, mais une seule en particulier. Stuart a donc fait appel sur le prêt de main-d'œuvre illicite, contestant les faits qui lui sont reprochés. Avant que je ne quitte la société, les avocats étaient confiants sur le bien-fondé de la position de Stuart. J'ajoute que le parquet a pour sa part également fait appel, sur l'intégralité de la procédure.

Il convient donc de souligner que, sur la partie relative au travail dissimulé, de longs débats sont intervenus au tribunal, qui a pu entendre les arguments à charge et à décharge, auprès des différentes parties. Finalement, au terme de cette procédure, le tribunal a conclu à l'absence de travail dissimulé.

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Il me semble que la situation est assez claire. L'enquête de l'OCLTI portait sur une présomption de travail dissimulé pour la période 2015-2016. Elle estimait que l'entreprise organisait bien le travail des autoentrepreneurs, fixait les tarifs, donnait les instructions et sanctionnait le cas échéant ses livreurs. Par conséquent, sur ce chef d'accusation, le parquet a requis la peine maximale pour Stuart, et notamment des peines de prison avec sursis pour les deux cofondateurs.

Mais, étant donné que seulement huit livreurs ont été entendus, la justice a décidé d'une relaxe sur ce chef d'accusation. Cela ne signifie pas que ce travail dissimulé n'existe pas, mais plutôt que les preuves manquent pour l'attester dans une décision de justice. Par conséquent, l'OCLTI pourra, demain, mener une nouvelle enquête sur des travailleurs autoentrepreneurs de Stuart. À cet égard, Stuart a-t-il toujours recours à des autoentrepreneurs ?

Sur le second volet, Stuart aurait eu recours à des entreprises de sous-traitance qui embauchaient des livreurs. À la suite de l'enquête de l'OCLTI sur le travail dissimulé, le groupe a-t-il préféré opérer différemment en passant par des sociétés de sous-traitance ?

Par ailleurs, dans ce domaine, les révélations qui ont été portées à notre connaissance sont extrêmement choquantes. Nous savons que Stuart a utilisé de manière systématique des sous-traitants, qui n'ont pour objet que de servir d'écran, selon Maître Jérôme Giusti. Ce dernier a été l'avocat d'un ancien travailleur d'une société de sous-traitance, qui a travaillé pour Stuart pendant six ans. Celui-ci est notamment intervenu dans un reportage d' Envoyé spécial diffusé au mois de juin 2022 où il a reconnu avoir recruté des milliers de coursiers dans une quarantaine de villes et généré plus de 20 millions d'euros de chiffre d'affaires sans n'avoir jamais rien déclaré.

Stuart verse donc de l'argent à ses sous-traitants, qui payent ensuite les livreurs, en prenant une commission de 20 à 30 % sur chaque course. Cependant, ces travailleurs n'ont aucun statut, ils ne sont même pas autoentrepreneurs. Il n'existe donc ni cotisation, ni facture, ni TVA, ni fiche de paye. Finalement, en moins de six ans, au moins huit sociétés avaient été créées, en sachant qu'une vingtaine de sociétés travaillaient pour Stuart. Chacune d'entre elles avait une espérance de vie de moins d'un an, afin d'éviter les contrôles de l'administration fiscale.

En clair, il s'agit d'une organisation extrêmement problématique, à caractère frauduleux, mise en place pour tenter d'échapper aux obligations sociales et fiscales. Je sais que Stuart a fait appel et que notre commission d'enquête peut voir ses investigations limitées, mais je souhaiterais que vous réagissiez à l'extrême gravité de ces faits.

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Je vais m'attacher à reprendre votre argumentation et m'efforcer d'apporter le plus de précisions. Vous avez évoqué l'enquête de l'OCLTI, qui a conduit à une procédure judiciaire. Contrairement à ce que vous avez indiqué, la relaxe n'a pas été prononcée pour manque de preuves, selon nos conseils. Ce jugement de soixante pages pèse les éléments à charge et à décharge, à l'issue de deux ans d'enquête au cours desquels l'OCLTI a notamment eu accès aux boîtes mails des fondateurs. Le tribunal a entendu pendant deux à trois jours les différentes parties, les réquisitions du parquet et les arguments de la défense. Il a conclu à une relaxe sur la partie relative au travail dissimulé.

À la question de savoir si l'enquête de l'OCLTI a conduit Stuart à adapter son modèle avec des autoentrepreneurs, je réponds très clairement par la négative. Le modèle de Stuart n'est pas un modèle de sous-traitance, mais d'intermédiation. Par ailleurs, nous avons une activité qui s'apparente à une forme d'utilisation de la sous-traitance, mais il s'agit là d'un modèle différent, à partie d'un modèle opérationnel différent.

En revanche, le volet intermédiation, qui est l'objet de la commission d'enquête, est mené entre des utilisateurs qui demandent des courses et des partenaires de livraison, majoritairement autoentrepreneurs. L'utilisation de ce que vous appelez des « sociétés écran », qui sont contractuellement des sociétés de transport, a été envisagée par les fondateurs lors de la création de l'entreprise, pour répondre à la réglementation sur les transports en France. En effet, lorsque vous opérez une livraison pour compte de tiers, vous devez disposer d'une capacité de transport de marchandises. Pour obtenir cette capacité, il faut attester d'une honorabilité financière et d'un certain nombre d'heures de formation.

En Angleterre, une telle réglementation n'existe pas et, en Espagne, elle n'est pas comparable. En Angleterre, le partenaire motorisé de l'intermédiation de Stuart est un autoentrepreneur de type self-employed. En France, cela pourrait être le cas si l'autoentrepreneur disposait d'une capacité de transport de marchandises. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de parler du débat sur la micro-capacité de transport lors de vos auditions, mais la capacité de transport actuelle nécessite des heures de formation et le passage d'un examen, comme pour la carte VTC.

Aujourd'hui, peu d'autoentrepreneurs disposent de capacités de transport pour des véhicules motorisés, par exemple les livreurs à scooter. Les fondateurs de Stuart ont effectué un choix spécifique, validé par leurs conseils : dans le cas d'une intermédiation motorisée, il s'agissait d'utiliser en partenaire de livraison une société de transport disposant d'une capacité de transport, qui peut-être potentiellement une microentreprise. Mais en réalité, sur le marché, peu d'autoentrepreneurs disposent de cette capacité. Par conséquent, les sociétés de transport présentes sur la plateforme ont la charge de confier à leurs salariés les courses qui leur sont proposées. Enfin, l'inscription de sociétés de transport sur la plateforme n'a pas été rendue possible à la suite de l'enquête de l'OCLTI. Elle a été rendue possible pour répondre aux exigences en matière de capacité de transport.

Vous avez par ailleurs évoqué l'enquête d' Envoyé spécial, que nous avons pris en compte. Nous avons d'ailleurs été sollicités par un policier qui conduisait une enquête sur le dirigeant des sociétés dont vous faisiez mention. Dès lors que nous avons eu connaissance des faits reprochés, que nous condamnons absolument, nous avons mis fin aux relations commerciales avec le dirigeant de cette société de transport. Nous continuons de coopérer dans le cadre de l'enquête en cours sur ce dossier.

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Huit livreurs ont été entendus lors de la procédure, à la suite à l'enquête de l'OCLTI. Je vous confirme bien que c'est l'insuffisance du nombre d'audition de livreurs qui a conduit à la relaxe.

Sur la question du prêt de main-d'œuvre illicite, Samir Yalaoui a bien affirmé avoir créé huit sociétés sur les conseils de Stuart, chacune devant avoir 365 jours d'activité pour éviter les contrôles fiscaux. Dans un article du journal L'Humanité du 12 janvier 2023 et intitulé « Le travail au noir, comme une lettre à La Poste », il indique que, « pour Stuart, j'ai fait 20 millions de chiffre d'affaires et recruté peut-être 10 000 chauffeurs en 6 ans. Durant tout ce temps, je n'ai déclaré personne, fait aucun contrat, ni reçu aucune facture » . L'article poursuit en indiquant que « Stuart a fait appel à des sociétés de transport sous-traitantes qu'elle désignerait comme les artisans ». On se rend donc compte que Stuart donne bien souvent les consignes et encadre directement les livreurs.

Lorsque Stuart a été rachetée par Geopost, l'OCLTI venait de perquisitionner les locaux de Stuart, soupçonnée de travail dissimulé et de prêt de main-d'œuvre illicite. Le journal L'Humanité rapporte qu'un cadre de Geopost aurait adressé un message vocal à Samir Yalaoui lors d'un contrôle en 2021 et aurait tenu les propos suivants : «  Non, mais tranquille, fais-moi juste une attestation de l'Urssaf disant que tu n'as pas de salariés…  ». Cela atteste de la volonté de faire des faux pour couvrir les fautes. Ces faits sont d'une immense gravité.

Or il s'agit en outre d'une filiale de La Poste, une entreprise publique. Lorsque la commission des affaires économiques a auditionné M. Wahl, le PDG de La Poste, je l'ai interpellé sur le sujet de Stuart et sur les procédures juridiques en cours à l'époque. Je lui ai ainsi indiqué qu'en tant que donneur d'ordre, La Poste portait une grande responsabilité. Je rappelle qu'en 2020, La Poste a été conduite à effectuer un plan de vigilance sur l'ensemble du groupe dans lequel elle s'est permise de conclure en indiquant que Stuart était « pionnière dans le domaine d'un modèle responsable ».

La Poste a dépensé 71 millions d'euros dans Geopost et Stuart et a transféré des cadres pour développer le pilotage de la filiale Stuart. Comment La Poste a-t-elle pu accepter de couvrir des pratiques qui me semblent totalement illégales ? Quels étaient les rapports entre la direction de Stuart et celle de La Poste ? Existait-il des demandes de contrôle ? Des reproches ? Je rappelle en outre que les faits reprochés ont été rendus publics. Lorsque j'ai interpellé M. Wahl, la seule réponse que j'ai obtenue était qu'« il fallait bien tenir la concurrence », ce qui laisse penser qu'il assumait donc l'utilisation de telles pratiques illégales.

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Je ne peux interpréter les propos du PDG de La Poste. Je considère pour ma part que Geopost a investi dans Stuart pour compléter son offre à destination des commerçants et des professionnels en matière de logistique urbaine et d'offre de livraison rapide. C'est peut-être de cette manière qu'il faut comprendre la citation que vous avez évoquée sur le paysage concurrentiel du groupe La Poste. A priori, je ne pense pas que M. Wahl faisait référence à des pratiques illégales qui auraient été couvertes. Encore une fois, Stuart s'attache à respecter la réglementation.

Geopost est une filiale de La Poste opérant sur le marché des colis. Elle a d'abord investi dans Stuart en tant qu'actionnaire minoritaire, avant d'en prendre finalement le contrôle. Or l'enquête de l'OCLTI a essentiellement porté sur la période 2016, elle est donc antérieure à cette prise de contrôle intégrale. Par conséquent, il n'y a donc pas eu de perquisitions dans les bureaux de Stuart lorsque La Poste en était actionnaire majoritaire.

Au-delà, nous réfutons ces accusations. Je rappelle que le dirigeant de la société de transport mentionné est sous le coup d'une enquête, pour avoir manqué à ses déclarations fiscales, alors que l'article 242 bis du code des impôts oblige les plateformes au sens large à déclarer tous les revenus des utilisateurs. Depuis l'année 2020, l'administration fiscale a connaissance de tous les revenus des utilisateurs opérés sur la plateforme de la société Stuart.

Ensuite, la réglementation des plateformes a évolué depuis 2016 et la « loi El Khomri ». En 2019, après un échec sur la partie dévolue à l'avenir professionnel, la loi d'orientation des mobilités a précisé le contour des activités de plateforme et a permis de fixer les prix. La loi d'orientation des mobilités a détaillé dans quelle mesure les plateformes pouvaient avoir recours à des indépendants, dans le cadre de leur service d'intermédiation. Ces plateformes fixent les tarifs et la distance parcourue, le point de départ et celui de livraison, en communiquant en toute transparence, avant l'acceptation d'une course

Lorsque cette loi est entrée en vigueur, Stuart s'y est conformée. Le groupe prend très au sérieux le respect de la réglementation, qui par ailleurs n'a cessé d'évoluer. Il existe effectivement des fraudes sur ces plateformes, comme il en existe dans d'autres secteurs. Mais l'activité décentralisée de l'intermédiation est autorisée. Il s'agit plus précisément d'une intermédiation technologique : le transport de passagers ou la récupération de colis ne s'effectue pas au sein d'un établissement physique dans lequel on peut opérer un contrôle d'activité physique. Un certain nombre d'utilisateurs ont donc pu tenter de frauder. Ce problème a été pris très au sérieux et Stuart a mis en place un certain nombre de moyens pour lutter contre la fraude. Chaque fois qu'une tentative de fraude est décelée, notre responsabilité consiste à y mettre fin le plus rapidement possible.

En résumé, le respect de la loi et de la conformité est pris très au sérieux. La réglementation n'a cessé d'évoluer, non seulement en France, mais également dans les autres pays où Stuart est présent. En Espagne, la réglementation a été modifiée en 2021 et nous nous y sommes conformés, contrairement à d'autres plateformes qui opèrent encore exclusivement avec des indépendants. Nous avons fait le choix de suivre le renversement de la présomption de salariat en Espagne, qui atteste de notre volonté de respecter la réglementation en vigueur dans chacun des États membres de l'Union européenne et au-delà, particulièrement en Angleterre.

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J'imagine que des évolutions tarifaires ont également eu lieu. Vous dites avoir mis un terme aux relations contractuelles avec la société de M. Yalaoui, mais certaines sociétés dans le domaine de la sous-traitance et de la logistique urbaine m'ont évoqué un mécanisme particulier.

Selon ce mécanisme, dans les opérations de livraison et de logistique, les donneurs d'ordre contractent avec une société de sous-traitance de transport à un certain prix, avant de renégocier chaque année le contrat à la baisse, pour augmenter les marges. Ce faisant, les sociétés de transport, pour pouvoir survivre, se retrouvent ainsi obligées de sombrer dans deux formes d'illégalité, soit la fraude fiscale, soit la fraude sociale, en ne déclarant pas les salariés.

Avez-vous des éléments à nous transmettre sur l'évolution des facturations de prestation par la société Stuart ? En effet, Stuart utilise encore des sous-traitants et vous avez évoqué les débats concernant la micro-capacité de transport. Certes, vous allez me répondre que vous ne pratiquez pas la sous-traitance et que vous vous concentrez uniquement sur la mise en relation.

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Les débats en cours portent effectivement sur un allègement des critères d'obtention de la capacité de transport, dans certaines situations. Je crois savoir que cette discussion anime également la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM). Je ne connais pas les pratiques d'Uber et de Deliveroo mais Stuart constate que très peu de micro-entrepreneurs disposent d'une capacité de transport.

S'agissant des revenus, nous avons toujours eu à cœur de ne pas baisser la rémunération de nos partenaires. La pratique à laquelle vous faites référence est sans doute plus liée aux politiques d'Uber et de Deliveroo. Je les laisse vous répondre à ce sujet mais j'imagine que leur raisonnement se fonde sur les effets d'échelle : lorsqu'une plateforme enregistre plus de volumes et de courses de livraison, elle est capable d'offrir plus d'opportunités de livraison. Elle cherche donc à baisser les prix, selon l'effet d'échelle ou de réseau. Chez Stuart, nous avons été très largement opposés à cette démarche et nous avons au maximum évité de modifier les tarifs.

À ma connaissance, dans l'intermédiation en temps réel, la rémunération de la course est plus élevée chez Stuart que chez toutes les autres plateformes. Nous avons opéré un ajustement de rémunération en Angleterre en passant d'un modèle de paliers à un modèle linéaire mais, en France, nous avons très peu ajusté la politique tarifaire, en cherchant à maintenir un tarif plancher, y compris pour des courses de très courte distance, à l'inverse de très nombreuses autres plateformes.

Enfin, il faut insister sur la liberté d'acceptation de la course, qui est loin d'être un faux argument. En effet, seulement la moitié des courses sont acceptées en première demande ; ce qui signifie naturellement que 50 % d'entre elles sont refusées. Cette statistique est éloquente : les micro-entrepreneurs ou sociétés de transports sont libres d'accepter ou de refuser les courses, sans être sanctionnés. Encore une fois, chez Stuart, le prix est synonyme d'un prix-plancher et d'un revenu de 7 euros par course, quand les autres acteurs sont en moyenne entre 4 et 5 euros. Ceci n'est pas neutre, d'un strict point de vue économique : le coût que nous répercutons aux utilisateurs de la plateforme est nécessairement plus élevé. Mais je ne crois pas que le mécanisme de compression tarifaire des livreurs partenaires puisse être appliqué chez Stuart.

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Les 50 % de taux d'acceptation peuvent-ils s'expliquer par des algorithmes qui diminueraient l'accès aux courses des livreurs partenaires ayant refusé des livraisons au préalable ?

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Non. L'allocation des courses, qui est le cœur de l'expertise de Stuart, peut être décrite comme « agnostique » à la performance et à l'ancienneté du livreur. Elle se fonde sur des critères totalement objectifs, qui concernent la proximité par rapport au point de retrait et le mode de transport requis. L'objectif consiste ainsi à optimiser le système de répartition des courses pour le rendre le plus fiable et pertinent possible, particulièrement dans une logique environnementale.

Il n'existe donc pas de notion de performance qui donnerait lieu à une priorité à la course. Les livreurs ont la liberté de choisir leurs horaires et leurs zones géographiques de travail, la liberté d'accepter ou de refuser des courses. Ces libertés sont importantes sur la plateforme. De même, l'application propose aux livreurs un système d'itinéraire adapté à leur mode de transport, mais ils sont libres d'en emprunter un autre, qui peut être fourni par une application de type Waze ou Google Maps, sans être pour autant sanctionnés. Enfin, ils sont libres de recourir à d'autres services de mise en relation.

De fait, depuis plusieurs années, les livreurs sont inscrits simultanément à plusieurs plateformes. Cet état de fait peut d'ailleurs contribuer à expliquer le taux de refus précédemment mentionné. En Angleterre, il existe une application à destination des livreurs, qui s'appelle Rodeo, et qui devrait vraisemblablement s'implanter en France. Cette application se connecte aux différentes plateformes et elle est capable de renseigner un livreur sur la meilleure combinaison des plateformes, pour maximiser ses revenus en fonction de ses horaires. De fait, le fondateur de cette application confirme bien que la grande majorité des livreurs travaillent sur plusieurs plateformes simultanément.

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Comment vous êtes-vous adaptés au changement de la législation en Espagne ? Quels ont été les impacts sur votre structure de coût et vos bénéfices ?

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Jusqu'à l'été 2021, les plateformes fonctionnaient avec le système d' autónomos espagnol, qui est assez proche du statut d'autoentrepreneuriat français, c'est-à-dire un régime de création et de déclaration simplifié. Le gouvernement espagnol a ensuite souhaité mettre en place la Rider Law qui renverse la présomption de salariat. Mais elle laisse la possibilité d'utiliser des indépendants, même si un faisceau d'indices a été redéfini à cette occasion.

De notre côté, nous avons considéré que le législateur a souhaité inciter le recours au travail salarié, soit directement, soit via des sous-traitants. Nous avons donc entamé la migration du modèle à l'été 2021. Mais nous nous sommes heurtés à un phénomène de refus de la part des livreurs. Ainsi, en 2021, nous avons proposé un contrat de travail à l'intégralité des prestataires qui travaillaient sur la plateforme, mais près de 90 % ont refusé. Pour nous conformer à la loi, nous avons dû entamer une démarche de recherche de salariés, parce que nos partenaires historiques voulaient rester indépendants.

Ensuite, une autre difficulté a vu le jour. Notre contrat de travail impliquait que les salariés opèrent leurs prestations sur une charge d'horaires fixes, mais nous nous sommes aperçus qu'un certain nombre d'entre eux ne venaient pas et opéraient simultanément en tant qu'indépendants sur d'autres plateformes. Progressivement, nous avons normalisé les opérations, le modèle étant désormais malgré tout plus rigide. Néanmoins, il existe semble-t-il des travailleurs qui souhaitent continuer à exercer en tant qu'indépendants.

Il m'apparaît nécessaire, surtout dans un marché du travail tendu, d'écouter les demandes de ces travailleurs. Cependant, je ne conteste pas l'existence d'un débat sur l'équité de la protection sociale, qui est un sujet extrêmement important. Un certain nombre d'études ont ainsi été réalisées en France pour pointer l'écart de protection existant entre un indépendant et un salarié, en termes de cotisations. Je pense notamment aux travaux du Haut Conseil pour le financement de la protection sociale. Des débats sont également en cours au niveau européen, à l'heure où l'Espagne va prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne dans quelques mois.

Si ces débats aboutissent au renversement de la présomption de salariat, nous effectuerons la même analyse qu'en 2021. Nous étudierons ainsi l'application et les critères définis à travers le faisceau d'indices, pour évaluer la compatibilité du modèle opérationnel. Bien évidemment, nous interrogerons les livreurs, comme nous l'avions fait en Espagne. Les États membres doivent décider, mais il me semble important de continuer à proposer la solution la plus adaptée aux besoins des travailleurs.

En France, la voie du dialogue social a été choisie. Certes, il est toujours possible d'émettre des réserves, mais elle a le mérite de créer un échange entre les plateformes et les travailleurs. Naturellement, la question de la représentativité des deux parties peut se poser, mais j'ai bon espoir que les préoccupations soient entendues. Aujourd'hui les sujets prioritaires définis sur la partie livraison de marchandises concernent le revenu et la déconnexion.

J'ignore si la question du statut s'est posée, mais il serait possible d'utiliser ce forum pour évoquer le statut et organiser des assises sur le futur du travail. L'idée consisterait à faire converger les points de vue sur la nécessité ou non de maintenir le recours à des travailleurs indépendants, y compris au sein d'un métier qui évolue fortement sous l'effet de l'intelligence artificielle.

En résumé, il me paraît important d'écouter les positions des différentes parties. Il est certain que l'éventuelle introduction d'une présomption de salariat entraînera une rigidité supplémentaire. Certaines personnes ne s'y retrouveront pas et décideront probablement de se tourner vers une autre profession. L'exemple espagnol nous montre que depuis 2021, le marché et la demande se sont contractés, entraînant une diminution du nombre d'opportunités pour des travailleurs. En réalité, le débat central est bien celui de l'équilibre entre une opportunité économique et un modèle social recherché.

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Vous avez indiqué que l'immense majorité des livreurs partenaires espagnols ne voulaient pas devenir salariés, ce qui vous a conduit à faire appel à des sous-traitants travaillant eux-mêmes avec des salariés pour remplacer votre flotte de livreurs. Quels ont été les impacts sur votre structure de coût et vos bénéfices ? Quelle est l'activité de Stuart Espagne depuis le changement de législation ? Quels ont été les changements dans la relation de Stuart avec ses travailleurs, au-delà de la dimension de la protection sociale ? Je pense aux éléments liés à la flexibilité, tels que les horaires ou la faculté d'accéder simultanément à plusieurs plateformes.

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Nous avons effectivement eu recours à des sous-traitants qui salariaient leurs livreurs et, simultanément, nous avons recruté en propre des salariés. Désormais, Stuart emploie plus de salariés qu'elle n'a de sous-traitants.

La modification de la législation espagnole a entraîné de nombreux changements. En effet, le modèle avait été construit pour offrir une liberté, comme celle de pouvoir accepter ou refuser des courses. En effet, notre application laisse aux livreurs 20 à 25 secondes pour faire ce choix. À l'inverse, un contrat de travail impose des horaires fixes et l'acceptation des courses pendant la période : il s'agit bien d'une relation de contrôle et de subordination.

Nous avons donc dû adapter notre modèle opérationnel, pour entrer dans une logique de planning et de ressources contraintes, impliquant son lot de contraintes et responsabilités pour les parties prenantes. Encore une fois, cette modification a entraîné une forme de rigidité, quand le système reposait au préalable sur une flexibilité des deux parties. Le livreur pouvait se connecter où et quand il le souhaitait, il pouvait accepter ou refuser les courses et se connecter à d'autres plateformes. De son côté, la plateforme avait la possibilité de solliciter un maximum de livreurs partenaires sur la plateforme, particulièrement pendant les périodes de pic d'activité.

Nous avons essayé d'adapter la société pour « superposer » des horaires de travail, afin de pouvoir répondre aux pics de demande, grâce à un plus grand nombre de livreurs à disposition. Nous avons dû faire en sorte d'associer des plannings fixes à une demande fluctuante par essence. Ce travail a nécessité du temps : nous avons mis un an à bien cerner l'état de la demande. Nous avons également subi un impact opérationnel certain, dans la mesure où la période de transition a aussi engendré un surcoût significatif.

Nous avons dû adapter l'offre : puisque notre charge était plus rigide, nous avons dû jouer sur les délais, en fonction de la demande. Les délais ont donc été rallongés, notamment le vendredi soir, quand les standards de livraison étaient auparavant de vingt minutes. Il nous a fallu mettre en place un système d'optimisation, le batching de courses, qui consiste à envoyer plusieurs courses à un même livreur au départ d'un seul point de retrait, pour améliorer l'efficacité. Ce faisant, les délais de livraison s'en trouvent naturellement rallongés.

En résumé, l'adaptation a été compliquée et a entraîné des surcoûts. Stuart retrouve progressivement les niveaux d'efficacité opérationnels qu'elle avait pu connaître par le passé, mais la transition demeure difficile et ne me semble pas correspondre aux souhaits de la majorité des travailleurs de ces plateformes.

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Le statut du travailleur et de la travailleuse ne dépend pas de son souhait mais de la situation et des faits. Un « vrai indépendant » fixe ses tarifs et bénéficie d'un réel partage de la valeur ajoutée. Tel n'est pas le cas aujourd'hui, pour nombre de plateformes. En revanche, certaines plateformes mettent les personnes intéressées en relation avec de véritables indépendants. Je pense par exemple à la plateforme Doctolib, qui ne fixe pas les tarifs des médecins, ni leurs horaires. À l'inverse, certains travailleurs aimeraient travailler de manière non déclarée, mais notre code du travail ne le permet pas. De même, notre cadre légal n'autorise pas les abus liés à l'exploitation du travail dissimulé.

Ensuite, vous avez évoqué la voie du dialogue social. J'observe qu'il s'agit là de la même stratégie que celle employée par Uber, qui a pu défendre l'instauration d'un tiers statut avant de se rendre compte qu'il soulevait un certain nombre de résistances et qu'il faisait également l'objet de décisions judiciaires. En effet, dans différents pays, les tribunaux ont requalifié la relation de travail en salariat.

Les plateformes ont ensuite souhaité installer un dialogue social dans des soi-disant conventions collectives où des droits sociaux seraient concédés aux travailleurs des plateformes. C'est le cas en France dans le cadre de l'Arpe, par exemple à travers la fixation de tarifs minimum ou les conditions de déconnexion.

Par ailleurs, à l'échelle européenne, le Parlement européen préconise une directive qui instaurerait une présomption de salariat sans critère. En revanche, dans les autres instances européennes, des propositions visent à instaurer des critères. À cet égard, la position des représentants du Gouvernement français est plus proche de celle d'Uber que celle du Parlement européen. Ainsi, la France est favorable à l'instauration de critères, y compris ceux qui contreviendraient à d'éventuels prix minimums de la course déjà existants dans certains pays. De fait, un soi-disant cadre de dialogue social accordant des droits sociaux pourrait se muer en une arme contre les travailleurs.

Ensuite, il est particulièrement scandaleux que certaines plateformes agissent dans l'illégalité alors qu'elles sont rattachées à des entreprises publiques. À ce titre, avez-vous eu connaissance d'un courrier de mise en demeure adressé par Maître Jérôme Giusti au PDG de La Poste au sujet de du Stuart ? Dans son courrier, il indique que, sans qu'aucun statut ne lui soit reconnu, son client Samir Yalaoui a été chargé de recruter et de rémunérer au nom de Stuart et sous son contrôle, de multiples coursiers motorisés, sur une période courant de janvier 2016 à novembre 2021, soit bien au-delà de l'enquête de l'OCLTI. En novembre 2021, M. Samir Yalaoui a été évincé sans préavis, ni justification sérieuse. Apparemment, il ne serait pas le seul, puisque Maître Giusti auraient plusieurs clients dans le même cas.

Ces faits sont extrêmement graves et n'ont pu être révélés que par l'entremise d'un lanceur d'alerte. Ce système est frauduleux et s'il a été instauré avant l'acquisition de Stuart par Geopost au début de 2017, il s'est néanmoins poursuivi par la suite. Comment la direction de La Poste a-t-elle réagi lorsqu'elle a eu connaissance de ce courrier ? En avez-vous été averti ? Comment pouvez-vous garantir que ces pratiques n'existent pas ?

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Il est possible d'estimer que la fixation du prix contredit le statut d'indépendant du travailleur de la plateforme. Cependant, la « loi El Khomri » de 2016 permet aux plateformes de recourir à des travailleurs indépendants et de fixer les prix. Nous interprétons donc strictement les termes de la loi, d'autant plus que dans le secteur de la mobilité, il n'y a pas d'intermédiation si le prix n'est pas connu par l'utilisateur. Le prix est donc une conséquence, un critère de bonne opération du service pour les différents utilisateurs de la plateforme, des deux côtés. Je rappelle qu'à l'époque des taxis, il existait déjà une grille tarifaire.

Ensuite, j'ai effectivement eu connaissance d'un courrier de mise en demeure, qui a fait l'objet de discussions internes. Les faits évoqués sont contestés, au même titre que toute complicité avec le lanceur d'alerte que vous avez mentionné. N'étant pas juriste, je ne peux déborder de ma zone de compétence.

J'ai à cœur de participer à votre commission d'enquête pour répondre aux sujets relatifs au lobbying et aux conséquences de l'ubérisation sur la société, mais je ne tiens pas nécessairement à commenter un cas d'espèce. Je comprends néanmoins que vous y soyez attachée. Il me semble d'ailleurs que vous avez fait paraître, avant même le jugement du mois de janvier, un communiqué de presse faisait état d'une condamnation de Stuart.

Il est donc important pour moi de m'en tenir aux faits et aux décisions de justice qui sont partielles et non définitives. Toute complicité avec les lanceurs d'alerte et les personnes auxquelles vous faites référence est réfutée dans ce dossier.

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Connaissez-vous les moyens évoqués en appel par le ministère public ? Vous avez en effet indiqué avoir bénéficié d'une relaxe totale sur le volet du travail dissimulé et d'une relaxe partielle sur le volet relatif au prêt de main-d'œuvre illicite.

Ensuite, vous estimez que la présomption de salariat entraîne une rigidité défavorable à l'économie et à l'ensemble des intervenants. D'après vous, faudrait-il laisser subsister les deux possibilités, c'est-à-dire le salariat et les travailleurs indépendants ? Si l'Union européenne imposait une présomption de salariat, cela serait-il néfaste à votre avis ?

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Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

Je n'ai pas eu connaissance des moyens évoqués en appel par le ministère public. Qui plus est, j'ignore s'ils sont disponibles. La procureure, qui me semble-t-il, est la même que celle du dossier Deliveroo, va au bout de sa démarche. Quoi qu'il en soit, Stuart respectera la décision qui sera prise.

Ensuite, le marché du travail est particulièrement tendu, y compris en France. Venant de débuter une activité dans le domaine de l'éducation, je vous confirme qu'il est particulièrement nécessaire d'adapter les compétences de nos travailleurs aux demandes du marché.

Il me semble donc essentiel de maintenir une certaine flexibilité, qui est par ailleurs le souhait de la plupart des travailleurs. Si des éléments rationnels prouvent que les travailleurs demandent à être salariés, il faut les prendre en compte. Mais si la voie de l'indépendant est maintenue, les questions de la protection sociale et de l'équité sont clefs. Aujourd'hui, il semble y avoir un rééquilibrage entre les salaires de haut revenus et les salaires de bas revenus dans la relation de salariat. Chez les indépendants, cette redistribution est faiblement assurée, puisque les professions libérales ne participent pas nécessairement à la solidarité nationale en faveur des indépendants à bas revenus.

En revanche, il me semble nécessaire d'assurer une équité entre le niveau de protection et le niveau de cotisation. Une des possibilités pourrait donc consister à imposer aux plateformes d'être tiers déclarants ou collecteurs, comme c'est le cas pour d'autres acteurs dans l'industrie. Je suis favorable à la protection sociale et à la demande des travailleurs. On pourrait même laisser la liberté à une personne de choisir son statut, mais cela nécessiterait une refonte complète de notre droit du travail.

Enfin, Madame Roullaud m'a interrogé sur les conséquences de l'imposition d'une présomption de salariat par l'Union européenne. Tout dépend de la perspective de chacun. Du point de vue de l'équité sociale, cela sera sans doute favorable. En revanche cela sera dommageable si les travailleurs préfèrent majoritairement être indépendants, ce qui semble être le cas.

D'un point de vue opérationnel, cela entraînerait par ailleurs la superposition de la « ressource », puisque chaque plateforme aurait ses propres salariés, ce qui n'est pas le cas dans le reste du transport. Par exemple, des sociétés de sous-traitance effectuent des prestations pour des acteurs du transport lourd ou léger, compte tenu des effets de mutualisation.

Si trois flottes cohabitaient au sein d'une même zone géographique, le transport serait sous-optimisé. Aujourd'hui, la possibilité offerte à chaque plateforme de recourir à un plus grand nombre de livreurs renforce les effets d'échelle et permet d'optimiser les temps de parcours et de collecte. Si chaque société, plutôt que de faire appel à une flotte de taxis indépendants fait appel à cinq taxis, le taxi mettra vingt minutes à arriver au lieu de cinq.

Le concept de mobilité partagée est donc essentiel pour assure la fluidité du système. Un système de flottes propriétaires ou en situation de monopole serait dommageable en matière d'optimisation des transports, de mon point de vue. Mais encore une fois, ceci relève d'un choix politique.

Enfin, nous évoluons dans un monde où la ressource est contrainte. La responsabilité des acteurs consiste à favoriser le développement d'une mobilité durable pour les personnes et les marchandises et à créer les conditions d'un système efficace, qui passe par une ressource mutualisée selon moi.

Le salariat pourrait y contribuer, s'il s'effectue à temps très partiel et s'il est délimité sur une certaine période. Mais au-delà du salariat, que souhaite-t-on favoriser ? S'agit-il d'une équité dans la protection sociale ? S'agit-il d'un cadre d'horaire fixe nécessitant un engagement de la part du salarié ? En effet, la relation dans le cadre d'un contrat de travail induit nécessairement des contraintes. Ces sujets éminemment intéressants relèvent des choix des décideurs politiques.

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Je vous remercie d'être venu répondre à nos questions. Nous vous transmettrons peut-être des questions complémentaires. Dans l'immédiat, je vous souhaite une excellente journée

La commission d'enquête entend Mme Andreea Năstase, professeure adjointe à l'université des arts et des sciences sociales de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance.

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Nous avons l'honneur d'accueillir Mme Andreea Năstase, professeure adjointe à la faculté des arts et des sciences sociales de l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance.

Madame Năstase, nous vous remercions de vous être rendue disponible pour permettre à notre commission d'enquête de poursuivre ses travaux qui s'organisent autour d'un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Au cours de nos travaux, nous avons évoqué à maintes reprises les questions éthiques et déontologiques dans les rapports entre les entreprises du secteur privé et les décideurs publics, le rôle des registres de déclarations des représentants d'intérêts et les contrôles réalisés, en France, par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Je crois savoir que vous travaillez actuellement sur un projet qui étudie la manière dont les acteurs publics et privés actifs dans la sphère européenne comprennent la légitimité des pratiques de lobbying et de représentation des intérêts. Votre audition nous a donc paru indispensable.

Nous avons parlé aujourd'hui des différents modèles européens d'encadrement du lobbying et de la relation entre les acteurs publics et les entreprises. Nous avons évoqué la situation en France, dans les autres pays européens, les institutions de l'Union européenne, mais également dans les pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni et les États-Unis.

L'un des objectifs de notre commission d'enquête consistera à émettre des recommandations pour voir si la France peut aller plus loin dans la transparence des agendas, la traçabilité des amendements, la publication de comptes rendus de réunions publiques sur le modèle d'un Freedom information act. Vous travaillez sur ces sujets et nous serions très heureux de recueillir votre expertise, particulièrement sur les meilleures pratiques de nos voisins européens et anglo-saxons.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Andreea Năstase prête serment.)

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Andreea Năstase, professeure à l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance

Je vous remercie. Vous avez déjà évoqué mes activités. Je ne perdrai donc pas de temps à me présenter en détail. Je tiens seulement à préciser que j'interviens aujourd'hui en tant qu'experte indépendante, je ne représente pas l'université de Maastricht ni une autre organisation. Je parlerai des Uber files, dont j'ai une connaissance publique, à travers les révélations des médias.

Je souhaite débuter en vous expliquant quelques principes qui concernent l'encadrement des activités de lobbying. L'un des problèmes qui ont été soulevés et rendus visibles dans le cadre des Uber files était lié au fait que l'entreprise Uber avait la possibilité de nouer des rapports très proches avec des décideurs et des personnalités politiques et d'utiliser cette proximité de manière très discutable en termes d'éthique, dans l'objectif de façonner les environnements réglementaires à son bénéfice. Même lorsqu'ils ont commencé à opérer illégalement, les responsables de cette société avaient également pour objectif de modifier a posteriori les réglementations.

Le problème porte sur la proximité des lobbyistes avec les décideurs publics. L'enjeu consiste donc à encadrer ce type de comportements et à développer une réglementation des lobbys, pour empêcher la survenue de ces situations qui peuvent corrompre la nature même de la prise de décision par les autorités publiques, afin de garantir une meilleure sécurité du système à l'avenir.

Mon expérience m'incite à soutenir que trois points doivent être particulièrement pris en compte. En premier lieu, il faut développer une très bonne compréhension des objectifs de la réglementation des activités de lobbying. Le principal objectif consiste à gérer les risques, c'est-à-dire réfléchir à la relation entre les lobbyistes et les décideurs publics. Celle-ci est parfaitement normale dans une démocratie, mais elle peut aussi comporter quelques dangers et donc nécessiter de mettre en place un certain nombre de garde-fous. En matière de réglementation des risques, il importe de disposer des bonnes informations révélées par les registres de lobbyistes et d'autres outils.

Ensuite, il ne faut pas uniquement réglementer l'activité des lobbyistes, mais aussi fixer des règles déontologiques équivalentes à destination des responsables publics. Le troisième point concerne la manière dont l'information circule : comment améliorer la transparence et prévoir les risques ? La transparence ne fonctionne pas seule, l'information publique doit être utilisée de manière efficace, afin de prévenir les problèmes éthiques.

Dans ce cadre, je recommanderais par définir le rôle de lobbyiste ou de représentant d'intérêts auprès de l'Union européenne. Cela passe par la fixation de limitations de durée de lobbying et par des exigences d'enregistrement d'activités. En effet, l'absence d'un tel encadrement peut affaiblir le système.

Nous avons également besoin de mettre en place des obligations déclaratives. De nombreuses parties prenantes veulent comprendre le financement du lobbying mais, en réalité, le montant des dépenses consacrées au lobbying n'a pas forcément de relation directe avec l'influence. En réalité, il faut comprendre « l'empreinte législative » : c'est-à-dire qui parle avec les décideurs, sur quel sujet et quel est le contenu de l'interaction ?

Les exigences de déclaration doivent intervenir de manière assez fréquente, afin que les citoyens ou les parlementaires puissent suivre ce qui se passe de manière très précise. Il faut disposer d'un système légal comme un registre de lobbyistes, mais également d'une autorité indépendante pour garantir le respect de ces règles.

Puisque le lobbying est une relation entre deux parties, il faut également définir des interdictions ou des limitations concernant le cumul d'emplois, les parachutes dorés, le phénomène des « portes tournantes » ou les cadeaux. En réalité, la transparence fonctionne quand on fait en sorte qu'elle fonctionne. De fait, publier l'information ne suffira pas à changer la situation.

Une bonne déclaration de lobbyiste doit pouvoir être accessible au public grâce à un moteur de recherche et un format ouvert. Ces éléments doivent permettre à ceux qui effectuent la surveillance de le faire de manière efficace, de façon à comprendre les contours de cette influence, qui peut être très discrète.

Enfin, il faut comprendre que les changements ne peuvent intervenir du jour au lendemain. En matière de divulgation, les changements de culture et de pratique se mesurent sur le long terme. Quand les autorités savent qu'un regard public est porté sur elles, elles réfléchissent plus à leurs interactions. Cela peut fournir une meilleure culture d'engagement entre le secteur public et le secteur privé. Ces éléments sont essentiels pour protéger l'intégrité du système politique et se défendre contre la corruption.

J'en ai terminé de ma présentation et suis prête à répondre plus précisément à vos questions, si vous souhaitez de plus amples détails.

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Considérez-vous que certains pays soient particulièrement en avance sur les différents aspects que vous venez d'évoquer ? Lors des différents échanges que nous avons eus précédemment, il est apparu que la France est en avance en matière de registre des lobbys et des entreprises. En revanche, les pays anglo-saxons sont plus en pointe sur la transparence des documents administratifs et publics. La Suède peut également être mentionnée en la matière. Avez-vous en tête des exemples de législations à l'étranger dont la France pourrait s'inspirer à son tour ?

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Andreea Năstase, professeure à l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance

Il n'existe pas de système parfait à ma connaissance, même si certains pays fonctionnent mieux dans certains domaines que d'autres. Par exemple, j'ai participé à une étude l'année dernière pendant quelques mois à Washington et j'ai eu l'occasion d'échanger avec des personnes travaillant sur la réglementation au Canada. J'apprécie le modèle canadien, car il me semble bien conçu, dans la mesure où il impose des exigences de transparence mais il est également très simple à utiliser, notamment dans la formulation des questions. C'est rendu possible grâce des exigences de transparence mensuelle concernant les rencontres entre les lobbyistes et les responsables de haut niveau. Ce système me paraît particulièrement intéressant et inédit, mais je n'ai pas connaissance de telles exigences dans d'autres pays. En contrepartie, ce reporting mensuel de toutes les réunions est exigeant d'un point de vue administratif et nécessite une bonne infrastructure numérique pour enregistrer ces informations et les rendre disponibles à tous, y compris les informations des années précédentes. En résumé, ce modèle pourrait être intéressant pour la France.

Dans le domaine de l'accès aux documents administratifs, les pays nordiques sont particulièrement en avance. En effet, dans ces pays, toute information produite dans ou par une institution publique doit être accessible au public. En contrepartie, il faut parfois définir des exceptions dans des domaines précis, pour conserver un caractère confidentiel à certaines des informations.

D'après mon expérience, le problème des lois relatives à la transparence de l'information est lié à la connaissance des procédures. Quand un citoyen, un journaliste, un watchdog ou une ONG essayent de trouver une information, ils doivent remplir un formulaire pour effectuer la demande. Cependant, il faut déjà disposer d'un certain niveau d'expertise et d'expérience pour identifier le document précis qui contient l'information que l'on recherche. Parfois, l'utilisation des procédures peut être compliquée car elle présuppose un niveau de connaissance élevé des procédures de la part des utilisateurs. En outre, les réponses peuvent être différées.

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Avez-vous suivi le scandale des Uber files et ses implications en France ? Quel regard portez-vous sur les dix-sept échanges significatifs intervenus entre d'une part le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, ou des membres de son cabinet et d'autre part des dirigeants d'Uber ? Ces révélations ont également mis en lumière qu'un deal avait pu être opéré, à travers l'arrêt du service Uber Pop en échange d'une modification réglementaire sur les exigences de formation des VTC. Nous avons ainsi le sentiment que des arbitrages ont été réalisés sans transparence, puisque ces échanges ne figuraient pas dans l'agenda du ministre. Par ailleurs, les membres du Gouvernement n'étaient pas tous d'accord sur ce sujet.

Par conséquent, les décisions effectivement prises n'ont pas fait l'objet de discussions, au sein même de l'exécutif. Je rappelle enfin que la plateforme agissait dans l'illégalité à maints égards.

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Andreea Năstase, professeure à l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance

J'ai suivi le cas Uber files à travers la couverture détaillée que la presse a pu en offrir. Je connais donc assez bien l'affaire, y compris son volet français.

Selon moi, il est très difficile de prendre en compte tous les aspects des interactions entre les lobbyistes et les décideurs publics : tout système est confronté à des limites. Toutefois, je suis convaincue que les ministres et les membres de cabinets devraient être obligés de divulguer les réunions qu'ils tiennent avec les lobbyistes. Celles-ci doivent être inscrites dans leur agenda, afin d'assurer la traçabilité du contenu.

Je ne connais pas les obligations actuellement en vigueur dans ce domaine en France mais je sais que d'autres pays ont déjà légiféré sur la question. De même, les commissaires européens doivent déclarer les réunions qu'ils tiennent avec les lobbyistes. Par conséquent, cette obligation me semble légitime.

Il existe toutefois une question de plus en plus prégnante sur la communication avec les représentants du secteur privé et les lobbyistes. Cette communication se situe en dehors des canaux de communications traditionnels. Je pense par exemple aux sms échangés entre Ursula von der Leyen et le directeur de Pfizer à propos de la négociation d'un contrat de doses de vaccins. Le médiateur européen mène une enquête à ce titre en ce moment, dont les résultats seront intéressants. En effet, il s'agira là d'une décision inédite pour ce type d'échanges par textos.

On peut étendre ce cas d'école aux échanges effectués sur les plateformes électroniques ou les fils de discussion. Si ce type de communication est considéré comme officiel, la loi devrait également s'appliquer. La Commission soutient que ces échanges éphémères n'ont pas été identifiés. De fait, une fois que les sms ont été effacés, on ne peut plus les récupérer, ni en débattre.

Je plaide naturellement pour une plus grande transparence et j'estime que des échanges significatifs peuvent avoir lieu par sms ou en parlant au téléphone, c'est-à-dire via des canaux de communication non traditionnels. Ce problème devrait à l'avenir être pris en compte dans les différents pays de l'UE. L'Europe fonctionne de cette manière itérative, en tirant des enseignements des expériences déjà vécues, en partageant les meilleures pratiques des voisins.

Tout dépendra de la décision qui sera prise au niveau européen : si celle-ci plaide pour une plus grande transparence, elle incitera les législations nationales à en faire de même, notamment en France.

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Nous avons auditionné aujourd'hui Mme Lora Verheecke, de l'Observatoire des multinationales. Elle évoquait le cas de la Suède, où il est possible non seulement d'avoir accès à l'agenda des rendez-vous ayant eu lieu entre un décideur public et des lobbyistes, mais aussi aux comptes rendus des réunions et aux sujets évoqués. Cette information publique permet de nourrir le débat démocratique, en pointant les phénomènes d'influence ou les inspirateurs de telle ou telle décision publique. Disposez-vous d'autres exemples de ce type ? Quel est votre point de vue à ce sujet ?

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Andreea Năstase, professeure à l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance

En tant que chercheuse, je m'intéresse à la politique institutionnelle et suis toujours intéressée par les comptes rendus disponibles en ligne, notamment quand ils portent sur les institutions européennes. Cependant, si ces comptes rendus évoquent les points qui sont discutés lors des réunions, le contenu spécifique des échanges est rarement précisé.

L'exemple suédois constitue une bonne illustration de la liberté d'accès à l'information et de la diffusion de contenus, de comptes rendus détaillés pour le public. En effet, en Suède, il est possible pour tout citoyen de connaître ce qui a été débattu et de savoir ce qui s'est dit. Cependant, le cas suédois semble être une exception : je ne connais pas d'autres registres qui exigent la publication en ligne des comptes rendus, y compris dans les systèmes américains et canadiens, lesquels formulent par ailleurs les obligations les plus strictes. Dans ces pays, il faut effectuer une demande auprès des institutions publiques pour accéder à ces documents. En résumé, le cas suédois est particulièrement pertinent pour les watchdogs ou les régulateurs qui souhaiteraient s'en inspirer.

Plus globalement, il importe malgré tout de parvenir à un équilibre entre la transparence et la conservation du caractère confidentiel de certaines réunions. Si j'avais accès à un registre de lobbys me permettant de consulter les dates, les sujets et le nom des participants des réunions, je pourrais me contenter de faire la demande pour obtenir les comptes rendus, qui n'auraient pas nécessairement besoin d'être publiés par défaut sur une plateforme. Selon moi, c'est ainsi que la transparence devrait fonctionner de manière normale.

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Les Uber files ont permis de révéler que le lobbying d'Uber semble différer d'autres formes plus classiques. En ne respectant pas la loi pour mieux la modifier à son avantage, en voulant imposer son état de fait à l'État de droit sous le prétexte fallacieux d'une nécessité absolue, Uber a mené une offensive multiforme visant à créer un contexte idéologique et culturel favorable à ses desseins. La société a multiplié les campagnes médiatiques, à travers des articles placés dans les journaux et les réseaux sociaux. Uber a dénigré la concurrence et financé des études d'économistes dont les conclusions étaient déjà connues lors de la commande initiale.

Par ailleurs, l'accès aux décideurs publics français, notamment le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, s'est trouvé facilité par des représentants de l'oligarchie. Les Uber files ont permis de mettre en lumière la porosité entre le système économique et le système médiatique. Il suffit pour s'en convaincre d'observer le rôle de Google, de Bernard Arnault, de Xavier Niel ou de Bernard Attali, qui ont facilité ces rencontres. En outre, ces rencontres n'intervenaient pas nécessairement dans le cadre officiel des ministères. Elles ont pu se dérouler de manière plus informelle, par exemple lors de dîners. La France semble apprécier les dîners ; on a par exemple cité pendant longtemps les dîners du Siècle, qui réunissaient les dirigeants des différentes sphères politique, économique et médiatique.

Le lobbying d'Uber est-il spécifique à une nouvelle ère, qui serait celle du numérique, présenté comme une nécessité ne souffrant pas de contradiction ou de débat démocratique ? La publication doit-elle porter sur tous les types de rendez-vous des décideurs publics, y compris ces dîners permettant les premières rencontres décisives ?

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Andreea Năstase, professeure à l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance

Je pense qu'Uber a développé une approche spécifique du lobbying. Si tout le monde agissait de la sorte, la situation serait très embarrassante. Uber n'a pu se le permettre qu'en raison de ses très grandes ressources financières et de l'existence d'un réseau dont l'entreprise a tiré profit pour entrer en contact avec les décideurs publics et faire pression sur eux. Elle est également parvenue à modifier le discours public, grâce à une stratégie de communication particulièrement bien rodée. Cependant, il faut souligner que tous les groupes ne mènent pas un tel lobbying. Par ailleurs, la responsabilité est partagée : les décideurs sont plus ou moins sensibles à ce type d'approche.

Uber n'est certes pas la seule entreprise à développer une approche agressive. On peut naturellement penser à l'exemple désormais célèbre des grandes entreprises de l'industrie du tabac, qui ont mis en œuvre un lobbying assez similaire, qui visait à semer le doute sur les effets nocifs de la cigarette sur la santé humaine.

Il est compliqué de lutter contre ce genre de manœuvres ; ce défi est difficile à surmonter. La transparence sur l'agenda des réunions est évidemment essentielle. Mais lorsque la réunion intervient dans un cadre informel comme celui d'un dîner, faut-il la déclarer ? Une solution pourrait consister à adopter une approche multiple. Je pense ici notamment aux règles concernant les cadeaux ou les « hospitalités » pouvant être acceptées par les décideurs. Ainsi, il serait possible de définir des limites. Par exemple, il n'est pas normal de se faire payer un dîner-débat très onéreux par un lobbyiste. Cependant, je ne pense pas qu'il soit possible de tout prendre en compte, de tout réguler et de tout réglementer.

Du côté des représentants d'intérêts, il serait peut-être utile d'étendre la définition du champ d'activité du lobbying. Je crois savoir que, dans le sens traditionnel du terme, le lobbying est une communication directe. Néanmoins, les stratégies de communication peuvent être plus élaborées, notamment à travers les réseaux sociaux. Par exemple, la stratégie des lobbyistes peut consister à mobiliser des chauffeurs Uber pour aller manifester.

Je sais que ces solutions ne sont pas parfaites et j'ai conscience que les réglementations ont toujours un temps de retard par rapport aux lobbyistes. Il est difficile de tout prendre en compte.

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Ces pratiques posent forcément des questions démocratiques. Nous avons auditionné le Secrétariat général des affaires européennes, pour connaître la position de la France sur la directive relative à la présomption de salariat. Nous en avons fait de même avec Leïla Chaibi, députée européenne de La France insoumise, qui a joué rôle important dans l'élaboration de la proposition de directive par le Parlement européen.

Se rendant compte que les lobbys étaient comme chez eux à Bruxelles, elle a contribué à mettre en place un « lobby populaire » pour représenter les travailleurs des plateformes. Ce faisant, elle a permis aux commissaires et aux parlementaires de sortir de leur propre bulle et de leur faire entendre d'autres arguments que ceux des lobbys. Ces interactions ont abouti à un compromis en faveur de la présomption de salariat.

En revanche, en France, il n'existe pas de débat à l'Assemblée nationale sur la position de nos représentants à Bruxelles sur la directive relative aux travailleurs des plateformes. L'opacité règne, ce qui ne permet pas de confronter les différents avis. Je considère qu'il faut mener une réflexion sur les droits démocratiques, pas seulement sur l'encadrement et le contrôle. Il faudrait construire un droit à la confrontation des différents points de vue, afin de ne pas entendre un son de cloche unique.

Lorsque nous étudions un projet de loi ou une proposition de loi à l'Assemblée, nous effectuons des auditions et nous disposons d'études d'impact. Nous pouvons ainsi choisir qui nous auditionnons. Peut-être faudrait-il instaurer un droit permettant au peuple, aux citoyens, aux associations et aux syndicats d'imposer des auditions alternatives.

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Andreea Năstase, professeure à l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance

Votre question dépasse le strict cadre du lobbying. Deux problèmes cumulatifs se posent selon moi. Le premier a trait à l'existence d'un déséquilibre entre, d'une part, une entreprise comme Uber, qui dispose de moyens importants pour son lobbying et, d'autre part, des intérêts qui ont du mal à mobiliser des ressources. Parfois, ce manque de ressources ne permet tout simplement pas à une voix alternative de se faire entendre. En l'espèce, je pense malgré tout qu'il existe un syndicat représentatif des chauffeurs Uber en France comme il en existe un au Royaume-Uni.

Quoi qu'il en soit, ce problème d'inégalité de moyens est donc difficile à gérer pour les députés. Notre conception du pluralisme démocratique ne correspond peut-être pas tout à fait à la réalité de l'organisation d'un groupe pour représenter un intérêt commun. Il est évident que certains groupes disposent de plus de facilités que d'autres pour conduire de telles actions de lobbying. Il serait erroné de penser que cette organisation s'effectue de manière naturelle.

On peut toutefois souligner que des groupes existants peuvent reprendre la cause des travailleurs de plateformes. Je pense notamment aux ONG œuvrant à la défense des droits des employés, en l'absence d'un groupe qui représenterait spécifiquement les chauffeurs VTC. On peut également encourager les syndicats à élargir leur mandat, pour couvrir les travailleurs de plateformes. En résumé, il existe des réponses, même si elles sont incomplètes.

Le second sujet concerne la consultation des citoyens et d'autres groupes dans l'élaboration du processus législatif. Il est facile de mettre en place un régime juridique qui définit les consultations publiques et permet d'entendre différentes parties prenantes.

Pendant très longtemps, la composition des groupes d'experts qui intervenaient auprès de la Commission était effectuée à la discrétion du directeur général. Il invitait ceux qu'il voulait pour participer à ces groupes. Au fil du temps, la question de l'équilibre nécessaire dans la composition de ces groupes d'experts s'est imposée, pour éviter la présence exclusive de membres de l'industrie. Aujourd'hui, un système de quotas doit être respecté lors de la création d'un groupe d'experts, qui doit par ailleurs faire l'objet d'une annonce publique. Cela rend possible le recrutement de membres d'origines diversifiées. Cet exemple montre qu'il est donc possible d'améliorer les situations.

Le processus formalisé de consultation publique existe en amont de la rédaction d'une législation. Ce cadre peut être employé pour garantir un certain équilibre entre les points de vue. Ces éléments s'appliquent aux exécutifs : il est fréquent que les gouvernements soient obligés de tenir des consultations publiques, qui sont encadrées dans le temps. Je ne suis pas sûr que cette pratique soit aussi répandue du côté des parlements, qui disposent néanmoins d'une plus grande autonomie dans l'organisation de leur travail interne. À cet égard, il pourrait être pertinent de rendre public l'agenda législatif pour informer de l'imminence d'un projet ou d'une décision et faire en sorte que toutes les parties intéressées puissent se faire entendre. Mais ici encore, nous en revenons à la question de la transparence, que nous avons évoquée plus tôt aujourd'hui.

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Nous vous remercions. Un grand lobby populaire se réunit en ce moment en France, pour essayer de faire entendre sa position sur les retraites.

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Je vous remercie de nous avoir fait part de vos éclairages particulièrement intéressants pour notre commission d'enquête. N'hésitez pas à nous faire parvenir des documents complémentaires si vous les estimez utiles. De notre côté, nous vous transmettrons peut-être des demandes spécifiques. Je vous souhaite une excellente soirée.

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Andreea Năstase, professeure à l'université de Maastricht, spécialiste des questions d'éthique et d'intégrité de la gouvernance

Je vous remercie à mon tour de m'avoir invitée. Je vous enverrai tout élément supplémentaire qui pourrait être pertinent pour le travail que vous menez. Je demeure disponible. N'hésitez pas à me contacter.

La commission d'enquête entend M. Nicolas Bouvier, président, et Mme Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL).

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Nous avons l'honneur d'accueillir Monsieur Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL), et Madame Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale.

Madame, Monsieur, nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour permettre à notre commission d'enquête de poursuivre ses travaux, qui s'organisent autour d'un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; et, d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Votre audition s'inscrit plutôt dans le cadre du premier volet de notre enquête puisque l'AFCL est une association regroupant de nombreux cabinets spécialisés en affaires publiques qui ont accepté de respecter une charte de déontologie prévoyant notamment que le lobbying vise à représenter des intérêts « au travers d'un partage d'information contradictoire et équilibré » et « avec probité et intégrité ».

Nous sommes donc très intéressés par votre perception des révélations des Uber files. À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié une série d'articles s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017. Cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Ces documents mettent en évidence les échanges que l'entreprise a pu avoir avec des décideurs publics de l'époque pour tenter d'obtenir des modifications législatives favorables au développement de son modèle. Dans ce contexte, que pensez-vous des pratiques de lobbying d'Uber ? Sont-elles normales ou revêtent-elles un caractère exceptionnel ?

Au-delà des Uber files, notre commission d'enquête s'interroge sur le dispositif actuel d'encadrement des activités de lobbying des entreprises auprès des décideurs publics. Que pensez-vous des évolutions récentes entourant votre profession en raison de la « loi Sapin 2 », notamment l'obligation d'inscription au répertoire des représentants d'intérêts et l'obligation de déclarer les activités de lobbying ? Les informations demandées vous paraissent-elles suffisamment précises pour être pertinentes ?

Quel regard portez-vous sur le contrôle au cas par cas exercé par la HATVP sur les mobilités entre des fonctions politiques et publiques et des activités de lobbying ? Quelles sont aujourd'hui vos recommandations pour que l'activité de lobbying soit exercée de manière transparente et éthique ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Nicolas Bouvier et Mme Agnès Dubois-Colineau prêtent serment.)

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Je vous remercie d'auditionner l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques. Nous en sommes d'autant plus ravis que nous vous en avions fait la demande. En effet, les Uber files ont, de notre point de vue, suscité de nombreux amalgames concernant notre profession.

Nous défendons une pratique éthique du lobbying et il nous paraissait pertinent de pouvoir apporter notre perspective, afin de mieux différencier d'une part les pratiques normales de ce métier, qui s'exercent dans un cadre éthique et dans le respect de la décision publique, et d'autre part des pratiques soit clairement illégales, soit tout à fait contestables d'un point de vue déontologique. Notre objectif vise donc à vous préciser comment mieux différencier ces pratiques.

Nous souhaiterions donc nous consacrer aux pratiques professionnelles plutôt qu'aux Uber files à proprement parler. Notre association rassemble des professionnels des affaires publiques qui partagent une même vision de leur métier, qui est fondée sur des valeurs de transparence, d'intégrité et de respect de l'indépendance de la décision publique. Elle a ainsi été créée il y a trente-deux ans, autour d'une charte déontologique, une des toutes premières en Europe. Nous en sommes très fiers et nous continuons à la faire évoluer. De fait, nous continuons de réfléchir de manière permanente aux enjeux de notre métier.

Nous sommes conscients que notre activité n'est pas anodine : nous travaillons avec des décideurs publics. Dans ce cadre, il est normal d'adopter une vision claire sur ce qui est déontologique et ce qui ne l'est pas. Nous n'avons pas attendu la « loi Sapin 2 » pour prendre nos responsabilités : nous avons à ce titre soutenu et adhéré au système des registres volontaires au Parlement, qui ont été mis en place en 2009 à l'Assemblée nationale et en 2010 au Sénat. Cependant, avec le recul, nous avons pu constater que ces systèmes volontaires présentaient l'inconvénient de surexposer les acteurs les plus vertueux et de ne couvrir que le Parlement.

Lorsque le principe de la « loi Sapin 2 » a été posé, nous y avons naturellement adhéré. La loi établit un registre obligatoire, un cadre déontologique et une définition claire de notre métier en droit français, quand auparavant cette définition existait seulement en creux. Ce cadre est particulièrement complet de notre point de vue. Nous sommes malgré tout conscients d'un décalage, puisque les révélations des Uber files portent sur une période antérieure au dispositif de la « loi Sapin 2 ». Cependant, celui-ci peut être amélioré et nous avons d'ailleurs porté des propositions en ce sens : nous estimons que le système « Sapin 2 » devrait être plus exhaustif, en intégrant l'ensemble des représentants d'intérêts. Par ailleurs, les éléments relatifs au critère d'initiative et au nombre de contacts ne semblent plus pertinents désormais.

De même, nous sommes favorables à un meilleur ciblage du dispositif autour de la loi. Les dispositions sur les « autres décisions publiques » apparues dans le décret compliquent en effet la lecture du système. Par conséquent, il nous semblerait justifié de porter un éclairage plus important sur la fabrique de la loi et des textes associés. Il s'agirait de faire preuve de plus de précision, afin que les déclarations puissent être mieux comprises à l'extérieur. Nous pensons notamment à un menu déroulant sur les projets ou propositions de loi en débat devant le Parlement. Cela permettrait a posteriori de conduire des analyses plus pertinentes, tant il est vrai qu'une même loi peut être nommée de bien des manières différentes, qu'il s'agisse du nom d'un ministre ou d'un acronyme administratif par exemple.

En résumé, nous sommes favorables à une évolution du dispositif de la « loi Sapin 2 ».

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Les Uber files sont en effet anachroniques par rapport à la « loi Sapin 2 », qui est intervenue plus récemment. Ensuite, au sein de ces mêmes Uber files, il importe de faire précisément la différence entre les actions qui sont de notre point de vue des actions de représentation d'intérêts (l'interaction avec le décideur public dans le but de lui fournir des arguments et des convictions) et des actions visant à manipuler la décision et l'opinion publiques. Ces dernières ne relèvent en aucun cas de la représentation d'intérêts. Aujourd'hui, l'article 25 de la « loi Sapin 2 » liste un certain nombre de règles déontologiques précises dont le non-respect peut entraîner des poursuites. Je pense notamment à l'obligation de présenter des informations fiables aux décideurs publics : nous nous appliquons cette règle depuis très longtemps, au sein de l'AFCL.

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Quelles sont les organisations qui font partie de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques ? Quelles sont celles qui n'en font pas partie mais interviennent malgré tout dans le même domaine ?

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Notre association regroupe des personnes qui réalisent du conseil en affaires publiques et en lobbying au sein de différentes structures de conseil. À titre d'exemple, je suis partner dans un cabinet de conseil qui s'appelle Brunswick. Ce cabinet effectue notamment, mais pas exclusivement, de la représentation d'intérêts. D'autres adhérents sont plus spécialisés.

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Je suis secrétaire générale de l'AFCL et je dirige un cabinet de conseil spécialisé dans les affaires publiques appelé Arcturus Group, basé à Bruxelles mais disposant d'une antenne à Paris.

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Une cinquantaine de cabinets sont représentés au sein de l'AFCL. Son propos n'est pas de rassembler l'ensemble des personnes qui font ce métier (une autre association représente les professionnels des affaires publiques en entreprises), mais de réunir celles et ceux qui exercent un métier de conseil et partagent la même vision exigeante, transparente, déontologique du métier. Dans ce cadre, nous assumons notre métier et le terme de lobbying, pour demeurer transparents.

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Nous avons auditionné Mme Thaima Samman, qui a bien souvent opposé à nos questions le secret professionnel attaché à sa profession d'avocat. Nous avons perçu à cette occasion un mélange entre l'activité de lobbying et celle d'avocat, alors même que la description de son métier concernait à la fois l'information du cadre légal en vigueur, mais aussi la mise en relation et l'accompagnement. Son métier consiste donc également à construire des propositions sur lesquelles ses clients, notamment Uber, peuvent se positionner. Comment jugez-vous cette réaction qui vise à opposer le secret professionnel à notre demande d'information ?

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

À l'époque des faits relatés par les Uber files, la loi « Sapin 2 » n'était pas en vigueur. Les activités de conseil de Mme Thaima Samman étaient donc couvertes par le secret professionnel, puisqu'elle est avocate. Aujourd'hui, les avocats sont concernés par le dispositif de la « loi Sapin 2 ». J'imagine donc que ses réponses auraient été très différentes si les faits sur lesquels vos questions portaient étaient postérieurs à la « loi Sapin 2 ». De notre point de vue, il nous paraît essentiel que toutes les activités de représentation d'intérêts soient couvertes par les dispositifs de transparence en place.

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Les avocats qui couvrent des affaires publiques sont représentés dans une association différente. Toutefois, à l'époque de l'élaboration de la « loi Sapin 2 », la question s'est posée de savoir si le secret professionnel des avocats devait être maintenu pour leurs activités d'accompagnement en affaires publiques. Le conseil de l'ordre a tranché en levant cette obligation de secret professionnel pour les avocats, dans le cadre des activités de représentation d'intérêts.

Si un avocat agit dans le cadre de son activité de conseil juridique, cela relève du secret professionnel. En revanche, si ce même avocat exerce une activité de représentation d'intérêts, il relève alors du droit commun de la « loi Sapin 2 » et il est, à ce titre, soumis à une obligation de transparence.

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Dans le cadre des Uber files, de nombreux cabinets sont intervenus, certains dans le domaine juridique comme le cabinet Bredin-Prat, et d'autres comme Fipra, Avisa Partners, Publicis, Apco, Havas, iStrat ont agi dans un autre registre. Pouvez-vous nous éclairer sur les registres différents de ces cabinets ? Parmi les noms que j'ai cités, lesquels font partie de votre association ?

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Certains d'entre eux sont membres de notre association comme Apco et Publicis. Les cabinets iStrat et Fipra n'en font pas partie.

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Pouvez-vous nous relire la liste s'il vous plaît ?

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Cette liste comporte les noms suivants : Fipra, Avisa Partners, Publicis, Apco, Havas, iStrat. Il me semble que les cabinets Havas, Apco et Publicis étaient plus en relation avec les médias.

Au-delà, étant étrangère à ces milieux, je découvre dans le cadre de cette commission d'enquête les différents types d'activité, qu'il s'agisse du décryptage du cadre légal, de la mise en relation avec les décideurs publics ou de la prise de parole dans les médias pour défendre un intérêt. Pouvez-vous évoquer les différentes natures de ces activités de lobbying ?

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Parmi les noms que vous avez cités, Publicis et Apco sont ou ont été adhérents à l'AFCL.

Ensuite, comment est-il possible de décortiquer les différentes activités d'affaires publiques au sens large ? Le travail d'analyse en amont d'un cadre législatif et réglementaire est parfois effectué par des cabinets d'avocats, parfois par des cabinets comme les nôtres et parfois en interne par les entreprises. Le croisement de ces différentes analyses conduit à poser un constat et à effectuer des recommandations.

L'objectif premier des affaires publiques consiste à travailler sur l'évolution du bien-fondé d'un cadre législatif et réglementaire, par exemple parce qu'il existe une zone grise, un manque de clarté ou en raison du changement induit par des pratiques professionnelles ou des évolutions technologiques.

Par la suite, les recommandations vont consister à rencontrer des décideurs publics, ce que la « loi Sapin 2 » définit strictement comme la représentation d'intérêts. Cette activité de représentation d'intérêts est souvent complétée par des actions qui vont toucher des publics plus larges, comme les médias ou d'autres parties prenantes. Ces dernières vont contribuer au débat public par des prises de position. Par conséquent sont pris en compte les décideurs publics, mais également l'environnement évolutif dans lequel ils interviennent.

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Vous nous avez présenté vos propositions d'évolution concernant la « loi Sapin 2 ». Il me semble que le décret associé à la loi fait débat, n'est-ce pas ?

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Effectivement. La loi portait sur les décisions publiques. Le décret, dans sa volonté d'exhaustivité, a établi une longue énumération qui se termine par « autres décisions publiques ». De fait, le décret aboutit à une zone grise, qui peut prêter à toutes les interprétations possibles. Les frontières du cadre ne sont pas claires, ce qui n'est pas sain. Nous estimons donc que la loi et le décret mériteraient d'évoluer sur différents aspects.

Par ailleurs, la loi a établi une définition des représentants d'intérêts en posant des exclusions. Aujourd'hui sont exclus du dispositif les associations d'élus, les associations cultuelles, les syndicats représentatifs. Dès l'origine, nous avons fait valoir notre point de vue auprès du cabinet de M. Sapin et des parlementaires car nous considérons que ces exceptions n'ont pas lieu d'être.

À Bruxelles, les associations cultuelles sont reconnues comme des représentants d'intérêts et nous ne voyons pas pourquoi il en serait autrement à Paris. Il en va de même pour les associations d'élus, qui agissent pour des intérêts particuliers. Par exemple, les élus de la montagne portent des problématiques fiscales spécifiques relatives aux communes de montagne. Il est important que ces exceptions disparaissent un jour car elles ne sont pas saines.

Ensuite, la loi définit un grand nombre de catégories. Un certain nombre d'entre elles ne se sentent pas concernées, à tort. Il serait bien que le dispositif les incite à le faire, par des procédés pédagogiques, mais également plus de contrôles.

Le décret suscite également un certain nombre de commentaires. À nos yeux, le critère d'initiative ne nous paraît plus pertinent. Par exemple, je vous ai écrit pour vous demander à être auditionné. Je dois donc déclarer cette activité dans les rapports de l'association au titre de la représentation d'intérêts. Mais si j'avais attendu que vous m'invitiez, je n'aurais pas eu à la déclarer. Je n'en saisis pas la logique, qui favorise par ailleurs les acteurs les plus incontournables, quand les plus petits sont obligés de déclarer.

De même, le critère des dix contacts par une même personne physique ne nous semble pas approprié. Je sais que M. Migaud, le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, milite pour un critère de dix contacts par personne morale, ce qui nous semble plus pertinent.

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Si je comprends bien, le représentant d'intérêts s'enregistre et signale s'il a dix contacts. En revanche, il n'est pas tenu de dire précisément qui il va rencontrer. Le registre de la HATVP est flou. Par exemple je ne peux pas découvrir quels responsables publics ont eu des échanges avec les différentes plateformes de l'ubérisation lors des dix dernières années, ce qui serait pourtant essentiel.

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Notre position sur ce sujet est extrêmement claire, depuis les débats de la « loi Sapin 2 ». En tant que cabinet de conseil ou représentant d'intérêts, nous devons tenir le registre de toutes les interactions que nous pouvons avoir avec les décideurs publics. En cas de contrôle de nos déclarations d'activité par la HATVP, nous pouvons ainsi justifier la véracité de la déclaration effectuée sur le site.

Aujourd'hui, le registre des représentants d'intérêts ne présente pas de déclaration nominative des personnes rencontrées. De notre point de vue, nous trouvons cela assez sain. Le répertoire des représentants d'intérêts a, selon nous, vocation à expliquer les actions menées et leur objectif, de manière à ce que les citoyens puissent connaître les interactions existant entre la société civile et les décideurs publics.

Demander aux représentants d'intérêts de publier sur un site l'ensemble des personnes qu'ils ont sollicitées dans le cadre de leurs actions de représentation d'intérêts reviendrait à créer un bruit énorme. Par exemple, en tant que représentant d'intérêts, je peux adresser un courrier à dix députés sur un sujet, mais seulement deux députés vont y répondre. Déclarer les huit autres, qui n'ont peut-être même pas lu le courrier, va générer du bruit et donner le sentiment que les interactions sont beaucoup plus importantes qu'elles ne le sont réellement.

Nous pensons donc que le décideur public devrait déclarer les interactions qu'il a pu avoir avec les représentants d'intérêts. Par exemple, à Bruxelles, en tant que représentants d'intérêts, il ne nous est pas possible d'organiser et de participer à un rendez-vous au siège de la Commission avec un commissaire européen ou un membre de son cabinet sans être préalablement enregistrés au registre. À partir du moment où l'on renseigne notre numéro d'enregistrement pour obtenir le rendez-vous, l'agenda du commissaire et des membres de son équipe est automatiquement publié sur le site de la Commission, avec la liste des personnes ayant assisté au rendez-vous et l'objet du rendez-vous. Nous pensons donc qu'il faudrait s'inspirer de cette procédure.

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Au moment de la « loi Sapin 2 », le Conseil d'État avait indiqué que le dispositif n'avait pas vocation à entrer dans un trop grand nombre de détails. La HATVP a dû se positionner sur cette question lorsqu'elle a publié ses lignes directrices. Elle a été très précise, en indiquant que si la loi ne demande pas ce type de détails, elle a besoin que les représentants d'intérêts tiennent un registre détaillé de toutes leurs interactions avec les décideurs publics.

Ensuite, l'exemple du dispositif bruxellois où les commissaires et les membres de leur cabinet sont tenus de ne recevoir que des personnes inscrites à l'agenda a été évoqué lors des discussions qui ont eu lieu en 2016. Là aussi, le Conseil d'État s'y était opposé en refusant toute obligation de la part des décideurs publics. À l'époque, face aux préventions manifestées par le Conseil d'État, nous avions suggéré d'encourager au minimum le décideur public à consulter le répertoire avant de recevoir les représentants d'intérêts. Le Conseil d'État a refusé, mais nous pensons toujours qu'il est pertinent d'instaurer un minimum de réciprocité dans la contrainte et l'obligation. Nous sommes fermement convaincus que l'enregistrement des rendez-vous avec les décideurs publics n'est pas de notre responsabilité. En revanche, nous les consignons dans un registre interne, accessible à la HATVP.

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Que pensez-vous de rendre obligatoire la source des amendements ? En effet, les Uber files ont attesté à plusieurs reprises de cette pratique qui vise à produire des amendements et à les transmettre à des députés ou des ministres. Cela ne pose pas de problème en soi. En revanche, il est plus problématique que leur origine ne soit pas indiquée lors des débats entre les membres de la représentation nationale.

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Il s'agit effectivement d'un sujet d'actualité. Il fait partie des recommandations discutées à de multiples reprises à la suite de la « loi Sapin 2 ». Nous ne sommes pas opposés au sourcing volontaire des amendements de la part des parlementaires. En effet, cela permet d'assurer une traçabilité sur les propositions effectuées par la société civile. Cet exercice n'est pas pour autant exempt de difficultés. On imagine bien qu'il est plus aisé de « sourcer » un amendement quand il émane d'une ONG ou d'une association que lorsqu'il est proposé par une multinationale.

Néanmoins le caractère obligatoire du sourcing nous pose question. Le problème n'est pas tant lié à une obligation de transparence supplémentaire pour nos clients. En revanche, de notre point de vue, cela ne nous paraît pas cohérent avec la réalité du travail parlementaire. En effet, la plupart des amendements sont produits par les parlementaires et leurs équipes. Par conséquent, mettre en place une obligation de sourcing reviendrait à porter le doute sur les amendements qui ne sont pas « sourcés » et à affecter l'image du travail parlementaire.

Ensuite, lors de nos interactions avec les services ministériels ou les parlementaires, il nous est parfois demandé de rédiger une proposition d'amendements clef en main. Mais il est fréquent que cette proposition soit ensuite retravaillée par l'équipe du parlementaire, sans qu'elle ait toujours saisi le sens de celle-ci. En résumé, nous sommes favorables à la possibilité d'un sourcing volontaire des amendements, mais le caractère obligatoire nous dérange pour les raisons que je viens d'exposer.

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

En outre, l'essentiel du travail parlementaire est d'ordre itératif. L'idée d'un sourcing pourrait donner l'impression que les parlementaires sont des boîtes aux lettres qui reçoivent des centaines d'amendements clefs en mains. Dans certains cas, assez rares, vous êtes inondés de propositions d'amendements sur des sujets très emblématiques ou médiatiques. Mais je ne pense pas que cela soit très révélateur du travail parlementaire sur le fond des textes, où vous travaillez avec des spécialistes de tel ou tel sujet.

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Je pense que l'exigence de ce sourcing obligatoire serait compliquée à mettre en œuvre. Cependant, je suis souvent fière de pouvoir dire dans l'hémicycle que l'amendement que je soumets a été rédigé ou co-rédigé par la Fondation Abbé Pierre, par exemple. Je ne vois pas non plus comment l'on pourrait imposer aux représentants d'intérêts de notifier officiellement ce sourcing. Cela pourrait présenter néanmoins l'avantage de conserver une trace quelque part.

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

De mon point de vue, les parlementaires ont des agendas très chargés et je ne pense pas qu'ils iraient consulter une base d'amendements « clefs en main » disponibles.

En outre, en termes pratiques, envoyer une proposition d'amendement à 200 députés ne présente aucun sens. Notre métier est très technique, il porte sur la compréhension du droit existant et du droit à venir, sur l'éclairage des différents points de vue. Il se complète ensuite par des interactions et la construction d'arguments dans un souci de conviction. Mais par définition, quand nous proposons une modification du cadre législatif et réglementaire, ce travail ne vise que les quelques décideurs publics qui se sont spécialisés sur tel ou tel sujet donné.

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Lors de l'audition de la HATVP, nous avons également évoqué les problématiques de pantouflage. Uber a par exemple déployé une stratégie spécifique pour embaucher la commissaire européenne Nelly Kroes, David Plouffe, un proche d'Obama, ou Grégoire Kopp, qui travaillait au cabinet du ministre des Transports, Alain Vidalies.

Un cadre existe néanmoins, puisqu'un décideur public ou le membre d'un cabinet ministériel ne peut rejoindre avant un certain délai une entreprise d'un secteur dont il a eu la charge. J'ignore dans quelle mesure les mobilités entre d'une part les fonctions publiques et politiques et d'autre part les activités de lobbying sont bien encadrées. Ne faudrait-il pas mettre en place des restrictions plus systématiques ?

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Le fait que quelqu'un puisse évoluer dans sa vie professionnelle et passer du public au privé me semble constituer un enrichissement mutuel, sain et pertinent. Il en va de même des passerelles entre les différentes fonctions publiques ou entre départements ministériels.

Ceci étant posé, la HATVP a la responsabilité de s'assurer que quelqu'un qui part d'une fonction publique vers un emploi privé ne va pas se trouver en conflit d'intérêt, voire en prise illégale d'intérêt, ce qui constitue un délit. Nous avons la chance de disposer en France d'un cadre assez clair, et la HATVP est ensuite chargée d'évaluer au cas par cas les différentes situations. Le principal problème intervient quand le « contrôleur » passe chez le « contrôlé ».

Nous sommes favorables à la porosité sur le principe, mais elle doit être encadrée par une réelle exigence déontologique, éthique et morale.

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Lorsque nous avons auditionné l'Observatoire des multinationales, sa représentante nous a cité la Suède en exemple dans le domaine de l'accès à l'information. Dans ce pays, les comptes rendus des réunions entre les lobbys et les décideurs sont facilement accessibles. Qu'en pensez-vous ?

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Nous n'avons pas d'opposition de principe. Le Parlement est assez transparent dans la plupart des cas. Nous agissons dans une démarche de conviction, qui s'inscrit dans le cadre d'un débat contradictoire. À partir du moment où des arguments sont proposés, rien ne justifie de les occulter, au contraire.

À titre d'exemple, dans le cadre des positions que notre association porte sur le décret de la « loi Sapin 2 », nous avons été auditionnés par une mission flash de la commission des lois il y a un mois. À cette occasion, nous avons mis en ligne sur notre site les arguments que nous avons déployés lors de notre audition. Cela nous paraît à la fois naturel et sain.

De même, la HATVP est en train de réviser ses lignes directrices et a ouvert à ce titre des consultations. Nous avons répondu à ses nombreuses questions et, là encore, nous avons diffusé le contenu sur notre site. Nous le faisons pour nous-mêmes et nous ne voyons pas d'objection à ce que d'autres le fassent également.

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

J'ajouterais juste une nuance, qui a trait au temps et aux moyens consacrés à la représentation d'intérêts. Très souvent, lorsque nous défendons des PME ou des petites associations, nous sommes face à de grosses organisations qui disposent de moyens autrement plus importants que nos clients. Si nous mettons à la disposition de ces acteurs de taille tous les arguments déployés par des acteurs plus petits, leur positionnement en sera renforcé. Inversement, les PME seront mises en péril.

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Vous mettez le doigt sur le cœur du problème du lobbying à mon sens. Certaines structures ont suffisamment de moyens pour s'assurer de la contribution de lobbys, l'exemple d'Uber étant à ce titre un archétype. Uber a fait paraître des articles à sa gloire, a commandé des études orientées auprès d'économistes et a payé des chauffeurs pour participer à des manifestations. Uber a par ailleurs développé des activités plus classiques pour connaître le dispositif légal et proposer des modifications du cadre législatif et réglementaire.

À l'inverse, une PME, une association, un syndicat ou un collectif de citoyens disposent de moyens très limités pour se défendre. Comment garantir un rééquilibrage démocratique et éviter des phénomènes oligarchiques qui soient uniquement favorables aux gros intérêts économiques et patronaux ?

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Les moyens déployés par Uber ne concernent pas uniquement les activités de représentation d'intérêts. Ces moyens sont colossaux, dans la mesure où la start-up Uber a levé énormément d'argent, non seulement pour développer une plateforme de mise en relation offrant un service nouveau, mais aussi pour financer les actions de représentation et de défense de ses intérêts.

À titre personnel, je peux vous parler de mon cabinet d'affaires publiques. Je représente des clients cotés au CAC 40, mais également de très petites start-ups, des associations ou des PME de province. Très sincèrement, on peut proposer des missions intelligentes, nourrir des échanges de qualité avec le décideur public et obtenir des résultats pour des structures de petite taille et des budgets tout à fait acceptables.

Je suis convaincue qu'une bonne opération de lobbying ne nécessite pas nécessairement le déploiement de moyens gigantesques. En tant que conseil, mon objectif consiste à aider mon client à expliquer une situation de terrain au décideur public et comment celle-ci pourrait évoluer en fonction de la décision qu'il prendrait.

Dans le même ordre d'idées, je fais du coaching pro bono auprès de start-ups ou d'entrepreneurs sociaux et solidaires, pour les inciter à définir eux-mêmes leur stratégie institutionnelle et la mettre en œuvre. Il est possible d'agir sans dépenser des fortunes. C'est la raison pour laquelle il semble important de décomplexer cette activité, qui fait aussi partie du débat démocratique. L'interaction avec le décideur public ne doit pas être réservée qu'aux organisations les plus puissantes, les acteurs de petite taille doivent être convaincus qu'ils peuvent mener des actions intelligentes, sans dépenser pour autant les sommes révélées par les Uber files.

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

En outre, je sais d'expérience que dans la majorité des cas, les décideurs publics ont le souci de rééquilibrer les choses. Pour simplifier, la part de voix qui va être accordée à une ONG sera plus importante que celle accordée à la grande entreprise, dont on sait qu'elle peut s'exprimer clairement et facilement. J'exerce ce métier depuis trente ans et j'ai eu l'occasion de rencontrer des décideurs de tous bords politiques, soucieux de promouvoir l'intérêt public. Dans ce cadre, ils s'attachaient à opérer ce rééquilibrage.

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Diriez-vous qu'un décideur public qui n'est pas intéressé par le sujet que vous portez pourra être malgré tout convaincu ?

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

J'espère bien que nous avons une utilité et que notre travail n'est pas vain. Le décideur public est libre de sa décision et garant de l'intérêt public. De mon point de vue, il est de sa responsabilité de consulter les différentes parties prenantes, pour connaître les réalités de terrain et ensuite de prendre sa décision en toute connaissance de cause. La plupart des décideurs publics effectuent ce travail de dialogue avec un maximum d'acteurs, de manière à se forger leur propre opinion. Simplement, certains acteurs seront nécessairement plus convaincants que d'autres.

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Pensez-vous qu'il existe un déséquilibre entre ceux qui peuvent s'offrir les prestations d'un cabinet et ceux qui n'en ont pas les moyens ?

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Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une question de conseil. La plupart de nos clients bénéficient d'une équipe dédiée aux affaires publiques et nous confient une partie du travail, par exemple la veille, ou nous contactent pour avoir des conseils stratégiques, développer une vision différente.

La question est surtout celle des moyens et du temps disponibles. Dans une démocratie qui fonctionne, n'importe quel patron de PME ou président d'association devrait pouvoir interpeller son député ou un conseiller ministériel. Mais ont-ils le temps de le faire ? Plus encore, se sentent-ils autorisés à le faire ? Parmi ceux qui interagissent, le décideur public doit ensuite se faire son opinion, sur la base des différents arguments qui ont pu lui être présentés. Il est sain de se poser la question de la représentation des très gros acteurs.

C'est la raison pour laquelle nous ne sommes pas convaincus du critère d'initiative, qui est en réalité une prime aux gros acteurs, qui passent sous un certain nombre de radars en matière de transparence alors que ce ne devrait pas être le cas. Mais une fois encore, il est tout à fait possible pour des acteurs de plus petite taille de convaincre le décideur public qui, heureusement, n'écoute pas que les gros, particulièrement quand les propositions de terrain sont intelligentes.

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Nicolas Bouvier, président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques

En outre, les institutions ont effectué de réels efforts de transparence. Il est donc très facile de trouver les bons interlocuteurs sur un sujet donné, par exemple au Parlement. Tout le monde peut avoir accès à ces interlocuteurs, au Parlement ou dans les administrations.

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Je vous remercie de nous avoir contactés et d'être venus partager votre expérience et vos perspectives. Il est important de trouver ces équilibres, de répondre aux exigences de transparence de la vie publique et d'entendre les points de vue de tous les acteurs pour éclairer au mieux la décision publique.

Nous vous transmettrons peut-être des demandes complémentaires. De votre côté, n'hésitez pas à nous faire parvenir des documents et des réflexions supplémentaires. Dans l'immédiat, je vous souhaite une excellente soirée.

La séance s'achève à dix-neuf heures dix.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Benjamin Haddad, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusés. – Mme Anne Genetet, M. Charles Sitzenstuhl