Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 11 mai 2023 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Jeudi 11 mai 2023

La séance est ouverte à neuf heures.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

La commission d'enquête entend M. Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor et Mme Inès Bernard, juriste salariée.

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Nous avons l'honneur d'accueillir M. Dublet, secrétaire général de l'association Anticor et Mme Bernard, juriste au sein de cette association. Nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions de vous être rendus disponibles pour participer à cette audition.

À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête a, d'une part, pour objets d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; et, d'autre part, pour ambition d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – l'ubérisation – en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Votre audition s'inscrit davantage dans le champ de notre premier sujet, compte tenu de l'objet de l'association Anticor, créée en 2002 pour lutter contre la corruption et rétablir l'éthique en politique. L'association a d'ailleurs publié, le 22 avril 2022, un article intitulé « Pour libérer la décision politique de l'emprise des lobbys » et formulé plusieurs recommandations.

Nous souhaitons donc connaître tout d'abord votre perception sur les révélations des Uber files et sur nos travaux. En effet, les Uber files mettent en évidence que l'entreprise Uber a pu s'adresser directement à des ministres et à des cabinets ministériels pour exposer ses arguments et tenter d'obtenir, d'une part, des modifications législatives favorables au développement de son modèle d'affaires et, d'autre part, des interventions pour faire cesser des enquêtes administratives diligentées contre Uber. Toutefois, les auditions que nous avons réalisées jusqu'à présent montrent que la stratégie d'Uber a systématiquement échoué : les modifications législatives adoptées en France ont renforcé les contraintes sur les VTC et les plateformes comme Uber et les enquêtes administratives ont bien eu lieu et ont conduit à des condamnations.

Au-delà des révélations des Uber files, notre commission d'enquête s'interroge sur le dispositif actuel d'encadrement des activités de lobbying des entreprises auprès des décideurs publics. Nous avons déjà eu l'opportunité d'entendre un certain nombre d'experts et de responsables associatifs et nous souhaiterions que vous puissiez nous faire part de vos recommandations sur ce sujet, en particulier depuis la « loi Sapin 2 », qui est entrée en vigueur après les révélations des Uber files.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Inès Bernard et M. Laurent Dublet prêtent serment)

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Inès Bernard, juriste salariée d'Anticor

Anticor est une association de lutte contre la corruption et pour la probité publique. Dans ce cadre, nous ne sommes pas un service d'enquête et nous n'avons pas pour vocation d'identifier les actions de lobbying qui ont été menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France.

De même, nous ne sommes pas habilités par notre objet social à nous prononcer sur les conséquences économiques, financières ou environnementales du développement du modèle Uber en France. En revanche, l'ambition d'Anticor est de réhabiliter le rapport de confiance entre les citoyens et les représentants. À ce titre, nous émettons des recommandations sur l'encadrement des relations qui existent entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts.

Nous ne considérons pas que le lobbying constitue en soi un problème démocratique. Il est normal que des parlementaires, des hauts fonctionnaires et des cabinets ministériels consultent les représentants des parties concernées avant d'élaborer ou de voter la loi. Cependant, afin que cette action apparaisse comme légitime aux yeux des citoyens, il est extrêmement important que les activités de ces groupes de pression soient parfaitement transparentes. À défaut, elles peuvent s'apparenter au trafic d'influence.

C'est la raison pour laquelle Anticor a été conduite à porter plainte en 2018, notamment avec l'association Formindep, contre six experts de la Haute autorité de santé (HAS) qui étaient chargés d'évaluer le traitement du cholestérol et qui ont entretenu des liens d'intérêt avec des laboratoires pharmaceutiques qui commercialisaient ces produits. À la suite de cette initiative, la HAS a abrogé sa recommandation. Le volet judicaire est toujours en cours.

De même, en 2019, nous avons signalé au parquet le cas de la députée européenne Sylvie Goulard, qui avait reçu 324 000 euros de l'institut Berggruen. Madame Goulard avait expliqué que ces sommes correspondaient à la rétribution de conférences et de réunions et à la rédaction de deux notes. De notre côté, nous émettions quelques doutes à ce sujet.

Dans l'affaire des Uber files, c'est bien l'opacité des relations entre le ministre de l'Économie et l'entreprise Uber qui a posé une difficulté, puisque les rencontres entre Emmanuel Macron et la société ne figuraient pas à l'agenda du ministère. Cette opacité est problématique car elle laisse imaginer le pire aux citoyens. Elle entame assez profondément la confiance qu'ils peuvent avoir dans les institutions et leurs représentants.

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Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor

De très nets progrès ont été réalisés en matière du contrôle du lobbyisme auprès des parlementaires, notamment à l'Assemblée nationale, même s'ils demeurent insuffisants. En revanche, la situation est nettement moins satisfaisante au niveau du pouvoir exécutif. Les Uber files ont ainsi révélé que le patron d'une entreprise privée était venu démarcher directement le ministre de l'Économie de l'époque pour exercer une influence sur le pouvoir exécutif.

Or force est de constater qu'en France, l'essentiel de l'initiative législative appartient au pouvoir exécutif. Rien ne dit que dans ces projets de loi, des représentants d'intérêts privés ne soient pas intervenus auprès de cabinets et de ministres. En tant que législateurs, vous votez des textes dont vous ne connaissez pas les sources, ce qui nous pose problème, chez Anticor. Un effort de transparence doit absolument être consenti vis-à-vis du pouvoir des lobbys.

À cet égard, nous formulons plusieurs propositions en matière de contrôle des lobbys, dont la principale réside dans la création d'une plateforme ouverte aux citoyens sur laquelle les lobbys et les représentants d'intérêts privés pourraient avancer leurs arguments, d'une part, et sur laquelle l'expertise citoyenne pourrait se faire entendre, d'autre part. À partir de là pourrait se dégager une solution allant dans le sens de l'intérêt général.

À l'heure actuelle, nombre de citoyens et d'électeurs considèrent que de toute manière, les décisions sont prises en faveur de certains types de populations ou d'entreprises. De fait, lorsqu'une décision est prise en faveur d'une entreprise ou d'un intérêt privé plane très souvent la suspicion d'une contrepartie occulte, corruptrice, dans l'esprit de nombreux citoyens.

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Inès Bernard, juriste salariée d'Anticor

Selon un sondage publié en 2019, 79 % des citoyens considèrent que les décideurs sont trop influencés par les lobbys. Nous estimons que la décision publique doit être « libérée » de l'emprise des lobbys. Parfois, ces activités d'influence peuvent même donner lieu à des infractions pénales, au premier rang desquelles figurent le trafic d'influence et la corruption. Par exemple, si un lobbyiste promet ou accorde un avantage quelconque à un décideur public pour le conduire à prendre une décision, l'infraction de corruption peut se trouver caractérisée. Le trafic d'influence, quant à lui, peut prendre la forme d'une invitation ou d'un voyage offert. De fait, la frontière est souvent ténue entre certaines pratiques des lobbys et les infractions à la probité.

Il est extrêmement important d'éviter ces dérives. Par conséquent, l'activité des lobbys auprès des décideurs publics doit être rigoureusement encadrée. Nous avons analysé la « loi Sapin 2 », laquelle constitue une avancée considérable, puisqu'elle a créé le répertoire des représentants d'intérêts, qui est hébergé sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Cependant, il nous semble que son décret d'application a vidé une partie du dispositif de sa substance et de son effectivité.

Un certain nombre de points nous semblent particulièrement gênants donc perfectibles. Le premier concerne la définition du lobbying prévue par la loi, qui circonscrit les activités d'influence à celles intervenues à l'initiative des décideurs publics. Or des groupes de lobbying sont extrêmement installés auprès des décideurs et ces derniers peuvent être conduits à les consulter directement. Nous considérons également que les décideurs publics ont, en outre, une responsabilité dans le choix des personnes qu'ils consultent. Nous estimons donc que cette définition doit être modifiée.

De même, la définition des décideurs publics nous apparaît très restrictive. Par définition, le Président de la République n'est pas considéré comme un décideur public, ce qui nous semble assez peu compréhensible. Par ailleurs, depuis la loi du 1er juillet 2022, la définition des décideurs publics a été étendue aux décideurs locaux. À ce titre, la loi s'applique uniquement aux maires des communes de plus de 100 000 habitants. Nous considérons que ce seuil est trop élevé : des maires de communes de plus de 50 000 habitants peuvent être aussi soumis à des opérations d'influence importantes. Nous pensons donc qu'ils devraient être inclus dans cette réglementation.

Ensuite, un certain nombre de groupes sont exclus de la définition commune et ne sont pas soumis à l'obligation de déclaration, ce qui nous pose là aussi une difficulté. Il s'agit notamment des associations à objet cultuel qui peuvent pourtant mener des actions d'influence importantes dans les sujets qui les concernent. De la même manière, un certain nombre de personnes morales de droit public sont également exclues de la définition des activités d'influence, qu'elles exercent pourtant fréquemment. Je pense notamment aux États, comme en témoigne le « Qatargate » récemment dévoilé au sein du Parlement européen, qui a concerné à la fois le Maroc et le Qatar. Il nous semble ainsi dommage d'exclure les États et la plupart des personnes morales de droit public du champ des acteurs susceptibles d'exercer une activité d'influence. Il en va de même pour les associations d'élus et un certain nombre de syndicats, qui sont partiellement exonérés.

Une autre difficulté a trait au risque de contournement des critères de définition, dans la mesure où ceux-ci sont très complexes. Pour qu'une personne morale soit soumise à l'obligation de déclaration à la HATVP, il faut, soit que la représentation d'intérêts constitue son activité principale (c'est-à-dire qu'elle y consacre plus de la moitié de son temps), soit qu'elle l'exerce de manière régulière (c'est-à-dire qu'elle ait effectué plus de dix actions de représentation d'intérêts sur une période de douze mois). Ce dernier élément est apprécié de manière individuelle pour les personnes morales. À la lecture de ces conditions, il apparaît donc bien que le contournement de la réglementation est assez simple à réaliser.

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Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor

Les Uber files représentent une très bonne illustration de ce que nous venons d'évoquer : le PDG de l'entreprise a effectué une action d'influence auprès d'un ministre alors que cette société n'était pas répertoriée en tant que représentant d'intérêts privés. Par conséquent, toutes les rencontres devraient être rendues publiques et pouvoir faire l'objet d'un débat, au même titre que les propositions des représentants d'intérêts privés.

Je rappelle que l'essence même de la démocratie réside dans la délibération. Pour y parvenir sereinement, il faut pouvoir disposer de critères objectifs en faveur de l'intérêt général. Lorsqu'une délibération est quasiment imposée par un ministre comme cela est intervenu dans le cas d'Uber, on peut légitimement se demander si les actions des représentants privés vont réellement dans le sens de l'intérêt général. Les actions de lobbying insuffisamment transparentes participent de fait à délégitimer les assemblées parlementaires et le pouvoir exécutif. Les fondements démocratiques de nos sociétés ont ainsi été remis en cause ces dernières années.

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Inès Bernard, juriste salariée d'Anticor

Une autre limite de la réglementation créée par la « loi Sapin 2 » tient au fait que les actions qui sont déclarées à la HATVP ne contiennent pas nécessairement les informations permettant de conduire un contrôle effectif des activités d'influence. En effet, en l'état, les représentants d'intérêts ne sont pas tenus de déclarer les positions qu'ils ont défendues auprès des décideurs publics mais uniquement l'objet de leur activité d'influence.

Dans le même ordre d'idée, il n'est pas possible, sur le site de la HATVP, de rattacher une activité d'influence à une décision publique. Si tel était le cas, les citoyens pourraient mieux comprendre donc mieux contrôler la manière dont la loi a été formée. Enfin, nous défendons l'interdiction absolue des cadeaux offerts aux décideurs publics. Les représentants d'intérêts doivent désormais s'abstenir de verser toute rémunération aux collaborateurs du Président de la République, aux membres des cabinets ministériels, aux collaborateurs d'un député, d'un sénateur ou d'un groupe parlementaire.

Nous saluons naturellement ce cadre juridique mais nous attirons votre attention sur le fait que ne sont ici concernés que les cadeaux ou avantages « d'une valeur significative ». Il nous apparaît de toute manière choquant que de tels cadeaux puissent être donnés, d'autant plus que le critère de la valeur significative apparaît trop vague. La représentation nationale gagnerait à interdire cette pratique ou à obliger que ces cadeaux soient reversés à l'Assemblée nationale.

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Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor

Dans une entreprise privée, un salarié ne peut recevoir de cadeaux ni d'avantages de la part d'un partenaire commercial ou d'un partenaire financier. Des sanctions pénales peuvent ainsi être prononcées si ceux-ci interviennent dans le cadre de négociations commerciales. En tant que chef d'entreprise, je suis obligé de justifier la moindre de mes dépenses. En revanche, les représentants d'intérêts privés peuvent offrir des cadeaux à des membres du Gouvernement ou des parlementaires. Cela pose un véritable problème d'équité et d'égalité. Les citoyens peuvent ainsi avoir l'impression d'être traités comme des citoyens de seconde classe par rapport aux élus. Je ne dis pas qu'il s'agit d'une vérité mais le ressenti est réel. Les gens ont le sentiment que les décideurs politiques s'exonèrent d'un certain nombre d'obligations qu'ils imposent pourtant aux citoyens.

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Inès Bernard, juriste salariée d'Anticor

Une de nos propositions concerne l'empreinte normative, qui est par ailleurs listée par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans ses recommandations pour la transparence et l'intégrité des activités de lobbying. Il faudrait ainsi indiquer quels sont les lobbyistes qui ont été consultés lors d'initiatives législatives. En assurant en temps utile l'accès à de telles informations, on pourrait prendre en compte les différents points de vue de la société et des entreprises et disposer ainsi d'informations équilibrées pour l'élaboration et la mise en œuvre des décisions publiques. Dans un rapport de 2015 ayant trait à la restauration de la confiance publique, l'OCDE proposait de faire apparaître l'empreinte normative de la loi et du règlement.

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Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor

S'agissant de l'empreinte normative, des députés de la majorité avaient formulé en 2017 un vœu qu'ils ont renouvelé depuis lors. À cette occasion, ils avaient déclaré qu'ils rendraient publiques les actions d'influence des lobbys et qu'ils mettraient en place un système d'empreinte normative, notamment législative, de la part des représentants d'intérêts privés. Malheureusement, nous attendons toujours que cela intervienne. À l'heure actuelle, nous ne savons toujours pas qui est derrière tel ou tel amendement. Je ne prétends pas que les députés soient entourés par une horde de lobbys mais il est certain que ceux-ci interviennent auprès des députés pour la rédaction d'amendements.

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Dans le domaine de l'empreinte normative, il existe un débat sur la traçabilité des amendements. Dans ma pratique de députée, il peut m'arriver de dire avec fierté que l'amendement que je présente a été travaillé avec la fondation Abbé Pierre ou avec une association, un collectif ou un syndicat. Ceci permet d'ancrer dans le débat l'origine de l'expertise qui a conduit à telle ou telle proposition. La transparence permet ainsi de mieux débattre par la suite.

À l'occasion du scandale des Uber files, nous avons eu vent d'amendements « clefs en main » proposés par la plateforme à différents députés sur différents textes de loi, sans que les députés soient tous au courant de leur provenance, rendant l'opacité encore plus importante, y compris dans la période postérieure aux Uber files. Lorsque nous avons entendu l'ancien parlementaire Luc Belot, il nous a indiqué avoir endossé de tels amendements rédigés par Uber, dans la mesure où il estimait être en accord avec leur contenu sur le plan idéologique. Il a porté les amendements sans expliciter leur provenance de manière publique, ce qui a biaisé le débat et la définition de l'intérêt général. Surtout, il n'avait pas connaissance du « deal » passé à l'époque entre Emmanuel Macron alors ministre de l'Économie et l'équipe dirigeante d'Uber France. Ce « deal » prévoyait que le ministre de l'Économie apporterait un avis défavorable à ces amendements clefs en main. Le débat parlementaire était en réalité un leurre pour ensuite faire passer le « deal » visant à supprimer UberPop pour rendre légitime l'abaissement des exigences de formation permettant à Uber d'inonder le marché avec un plus grand nombre de VTC.

Par conséquent, la question de l'empreinte normative est essentielle pour garantir une plus grande transparence. Néanmoins, simultanément, il est extrêmement difficile de cerner le cadre contraint. C'est la raison pour laquelle je trouve que votre proposition de plateforme est intéressante. Des lobbys envoient un amendement à l'ensemble des députés mais certains d'entre eux n'ont pas forcément l'intelligence de se rendre compte que tous l'ont reçu. Néanmoins, les citoyens n'en ont pas nécessairement connaissance.

Malheureusement, compte tenu des contraintes horaires, nous devrons interrompre cette audition dans quelques minutes. Je précise néanmoins qu'il nous sera possible de vous demander par écrit des compléments d'information ou des propositions. En effet, les Uber files sont particulièrement instructifs en matière d'action des lobbys. Par exemple, des économistes ont été achetés pour réaliser de prétendues enquêtes clefs en main, afin de peser sur l'opinion publique et les décideurs publics. De même, de faux articles ont été rédigés et des manifestants ont été payés pour pouvoir manipuler l'opinion publique par la rue. En résumé, Uber a mis en œuvre une action de lobbying extrêmement agressive.

Par ailleurs, en France comme ailleurs dans le monde, la stratégie d'Uber ne s'est pas contentée de cibler les décideurs publics et de payer des cabinets qui facilitent les mises en relation avec les décideurs publics. Elle a en outre reposé sur le recrutement de décideurs publics. Je pense notamment à David Plouffe, proche de Barack Obama aux États-Unis, à Grégoire Klopp du cabinet d'Alain Vidalies en France ou à Neelie Kroes, ex-commissaire européenne à la concurrence. Avez-vous travaillé sur ces pratiques chez Anticor ? Par ailleurs, la question du pantouflage est patente en France et doit faire l'objet, à mon avis, de moyens de surveillance permanents.

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Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor

Anticor s'intéresse effectivement à cet autre aspect du lobbying. Un exemple de pantouflage s'est matérialisé très récemment en la personne de Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre des Transports. Il a souhaité rejoindre l'entreprise Hopium, spécialisée dans les voitures à hydrogène, avec laquelle il avait eu affaire en tant que ministre des Transports, dans le cadre du développement de la filière hydrogène. Cette entreprise s'était visiblement comportée comme un représentant d'intérêts privés et a ensuite proposé de l'embaucher en tant que directeur général.

Il s'agit là de l'un des autres aspects problématiques du lobbying. Je ne prétends pas que c'est effectivement le cas mais ce type d'agissement donne l'impression que nos hommes politiques se servent de leurs fonctions pour leur carrière professionnelle. De fait, certaines entreprises essayent de recruter des responsables publics ou politiques pour profiter de leurs réseaux et accroître leur influence.

Ensuite, je souhaite revenir sur notre proposition de plateformes. Naturellement, tous les lobbys n'auraient pas forcément cette bonne pratique, qui consisterait à déposer en open data les arguments qu'ils développent. Mais puisque cette plateforme serait également ouverte à l'expertise citoyenne, nous pensons que cela permettrait de faire naître un certain débat. Enfin, si les lobbys ne déposaient pas en open data, ils pourraient aussi faire l'objet d'une sanction pénale. Cette sanction pourrait être très lourde afin d'inciter ces lobbys à rendre publiques toutes leurs actions auprès des décideurs publics.

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Inès Bernard, juriste salariée d'Anticor

Il convient d'être très attentif aux allers-retours entre le public et le privé. À ce titre, la HATVP joue un rôle essentiel, qu'il convient de renforcer. Ensuite, afin que l'empreinte normative soit effective, nous proposons d'obliger les parlementaires à mentionner l'origine d'un amendement qu'ils décident de relayer mais également de joindre à chaque projet de texte la liste de l'ensemble des personnes qui auraient été entendues par les responsables publics, dans le cadre de son élaboration et sa rédaction, jusqu'à son entrée en vigueur. Nous proposons enfin de révéler, dès leur transmission, toutes les propositions législatives qui ont été faites aux décideurs publics. L'ensemble de ces éléments permettraient aux citoyens d'avoir un regard sur la manière dont les propositions législatives sont réalisées.

Au-delà de cette empreinte normative, nous suggérons d'inclure dans la définition du lobbying les pratiques d'influence qui sont intervenues à l'initiative des décideurs publics. Dans le même ordre d'idée, il s'agirait d'étendre l'obligation de déclarer leurs activités au sein du registre de la HATVP à tous les acteurs qui exercent effectivement une activité d'influence auprès de l'ensemble des décideurs publics, y compris le Président de la République.

De plus, nous proposons de mettre en place des dispositifs de traçabilité pour savoir qui a rencontré qui et à quel sujet. D'un point de vue plus pragmatique, il pourrait être pertinent de rendre les agendas des élus, des membres du Gouvernement et des cabinets ministériels transparents, en open data. Nous considérons en outre qu'il pourrait être important d'interdire aux représentants d'intérêts de faire bénéficier les décideurs publics de cadeaux ou d'avantages, ou alors de les obliger à les restituer.

Il pourrait également être intéressant de publier les rapports et les informations communiqués par les représentants d'intérêts. Enfin, nous défendons la mise en place d'un espace d'expression et de confrontation des avis divergents, au sein duquel tous les citoyens pourraient s'exprimer, après avoir rempli une déclaration d'intérêts qui serait publique et également mise en ligne.

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Je vous encourage à nous faire parvenir l'ensemble de vos propositions par écrit.

Je profite de votre présence pour vous interroger sur un point particulier. Comme vous, je suis très attaché à la transparence et au rapport de confiance entre les élus et les citoyens. Durant ma campagne, vous aviez mentionné mon activité professionnelle sur votre site. Me concernant, vous indiquiez ainsi : « il travaille comme Directeur Europe pour Atlantic Council, qui se présente comme un think tank mais est surtout enregistré auprès de l'UE comme une instance de lobbying – sans pour autant être enregistré auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique ».

Or lorsque l'on va sur le registre de transparence de l'Union européenne, la catégorie d'enregistrement est bien « Think tank and research institutions » et non pas « Lobbys ». Ceci est sans surprise puisque l'Atlantic Council relève de la catégorie 501(c)(3) au regard du droit américain : l'institution comme ses salariés ont l'interdiction pénale de pratiquer des activités de lobbying. Il s'agit en effet d'une organisation à but non lucratif qui bénéficie d'exemptions fiscales. J'aurais pu être inquiété par la justice si je m'étais prêté à des activités de lobbying.

À l'époque, mon équipe avait fait part de cette erreur mais je n'ai jamais été contacté. Les erreurs arrivent, mais en quoi cela contribue-t-il à améliorer le rapport de confiance entre les élus et les citoyens ?

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Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor

Je suis désolé mais je n'ai pas compris votre question. À quoi faites-vous référence ?

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Savez-vous ce qu'est un 501(c)(3) au regard du droit américain ?

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Laurent Dublet, secrétaire général d'Anticor

Si une activité de think tank est exercée dans l'Union européenne, elle ne dépend pas du droit américain mais du droit de l'Union européenne et éventuellement du droit français ou droit belge.

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Vous avez raison mais je constate que dans votre descriptif, vous indiquiez que l'Atlantic Council était enregistré auprès de l'UE comme une instance de lobbying. Or la transparence et le lien de confiance entre les élus et les citoyens me paraissent être effectivement des sujets importants.

Je vous remercie et vous incite à nouveau à nous faire parvenir vos recommandations.

La commission d'enquête entend M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l'Intérieur.

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Nous avons l'honneur d'accueillir M. Bernard Cazeneuve, en tant qu'ancien ministre de l'Intérieur, fonction qu'il a exercée entre le 2 avril 2014 et le 6 décembre 2016, avant de devenir Premier ministre jusqu'en mai 2017.

Monsieur le Premier ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes, datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société américaine Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête s'est fixé deux objectifs : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France – l'ubérisation – et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.

Dans la mesure où vous étiez ministre de l'Intérieur lors du conflit entre les taxis et les VTC en 2014, après l'arrivée d'Uber sur le marché français et que vous avez accompagné M. Thévenoud puis M. Grandguillaume pour résoudre ce conflit, il nous est apparu essentiel de recueillir votre témoignage. D'une manière générale, nous souhaiterions connaître votre appréciation des révélations des Uber files et de l'implantation de la société Uber et des VTC en France.

De façon plus précise, plusieurs questions nous intéressent : tout d'abord, pouvez-vous nous rappeler le contexte du premier conflit entre les taxis et les VTC en 2014 ? Lors de son audition, M. Thévenoud nous a déclaré que, lors de sa nomination comme médiateur, il n'y avait pas de stratégie prédéfinie par le Premier ministre ou le Président de la République pour sortir de cette crise. Il a indiqué qu'il avait fallu discuter avec tous les acteurs pour trouver une solution qui, en pratique, s'est avérée plutôt conservatrice pour les taxis placés sous la responsabilité du ministre de l'Intérieur, alors que Bercy poussait pour obtenir l'ouverture à la concurrence du secteur – avant même l'arrivée d'Emmanuel Macron au poste de ministre de l'Économie.

Pouvez-vous confirmer qu'au départ, il n'y avait pas de position de principe du Gouvernement ? Quelles étaient les relations entre les ministres de l'Intérieur, du Tourisme, des Transports et de l'Économie sur l'émergence des plateformes de VTC à l'époque ? Les positions de chacun étaient-elles connues et transparentes ? Ou y a-t-il eu des manœuvres, des influences opaques des uns ou des autres pour faire valoir leurs positions, que ce soit dans le cadre de la discussion de la « loi Thévenoud » et de la « loi Grandguillaume » ou de leurs décrets d'application ?

L'autre sujet qui a animé nos auditions est la question d'un « deal » qui aurait été révélé par les Uber files. Ce « deal » aurait été préparé par Emmanuel Macron avec vous et Manuel Valls en juillet 2015 pour obtenir la cessation du service Uber Pop en contrepartie d'une réduction des obligations de formation des VTC qui visaient à les aligner sur la formation des chauffeurs de taxi. Pouvez-vous nous confirmer l'existence d'un tel « deal » ?

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à activer votre micro, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bernard Cazeneuve prête serment.)

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

J'essaierai à travers un propos liminaire de répondre aux différentes questions que vous avez posées et, en même temps, de vous restituer mon témoignage concernant cette période qui a vu les chauffeurs-artisans taxis, les chauffeurs de VTC et les représentants des plateformes s'affronter dans un cadre dont la presse s'est largement fait écho et dont l'affaire des Uber files a pu révéler certains aspects.

Avant d'entrer dans le vif du sujet et de répondre à vos questions, je voudrais replacer le sujet qui vous occupe dans le contexte qui était le mien à l'époque. Nous étions confrontés à un niveau de violence terroriste extrêmement élevé et devions faire face à une vague d'attentats. Au moment où la crise éclate de façon très visible, avec des incidents dans les aéroports et un rassemblement des artisans taxis se tenant aux alentours de la porte Maillot – ce qui justifie que je réunisse en urgence les représentants de la profession pour essayer de dénouer cette crise –, les attentats de janvier 2015 s'étaient produits. Ceux qui devaient suivre en novembre 2015, les attentats du Bataclan et des terrasses de café, n'avaient pas encore eu lieu. La préoccupation majeure du ministère de l'Intérieur était la prévention du risque terroriste, dans un contexte où nous avions perdu de nombreux effectifs du fait de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et où nous n'avions pas encore pu procéder à la reconstitution de la totalité des moyens dont nous avions besoin pour faire face à cette crise terroriste. Nous avons créé 9 000 emplois pendant la période 2012-2017 mais les nouveaux recrutés devaient être formés dans les écoles de police, avant d'être, pour certains d'entre eux, affectés aux services du renseignement. Nous subissions donc de plein fouet les effets de la RGPP, sans avoir les moyens de répondre à la totalité de nos missions, y compris en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, pour les raisons que je viens d'indiquer.

Je le précise parce que c'est un élément de compréhension du contexte. En tant que ministre de l'Intérieur, dans une situation de tension extrême où la responsabilité de l'administration à la tête de laquelle j'étais était la protection des Français, je ne pouvais pas me permettre de divertir du front antiterroriste un très grand nombre de forces, qui étaient rares, pour les affecter à d'autres sujets. Je devais le faire si des circonstances m'y obligeaient mais chaque fois que j'avais à le faire, cela posait un problème, une mise sous tension de cette administration déjà très fortement sollicitée. J'estimais donc à l'époque que mon rôle était de faire en sorte que toutes les crises susceptibles de survenir fussent dénouées avant de survenir, de manière à éviter de mobiliser ces moyens.

Deuxième élément important, nous avions une réflexion globale sur la sécurité dans tous les transports pour des raisons qui tenaient à cette menace terroriste ; elle nous conduisait à souhaiter, dans le cadre des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, une traçabilité de l'action des compagnies de transport afin de vérifier qu'aucun de leurs actes, qu'aucune opacité relative à leur activité n'était de nature à exposer notre pays à un risque face auquel nous mobilisions tous nos moyens.

Je tenais à apporter cette précision car si j'ai suivi vos travaux, m'attendant à être amené à un moment ou à un autre à y participer, je ne l'ai pas fait avec le niveau de précision qui est le vôtre – et pour cause. Je ne sais donc pas si ces questions ont été évoquées mais elles me paraissent constituer un élément de contexte déterminant, sans lequel on ne comprend pas quelle était la position du ministère de l'Intérieur concernant ce sujet.

Par ailleurs, ces événements se sont produits il y a plus de huit ans. Je suis à un âge auquel on a encore la mémoire des choses mais avec le temps qui passe les souvenirs s'altèrent nécessairement. Comme nous n'avons pas accès à toutes les archives, les réponses aux questions que vous m'adressez ont le niveau de précision qui est celui de ma mémoire. Je ne suis pas sûr de pouvoir être aussi précis que vous le souhaiteriez. Je m'en excuse par avance, même si je m'efforcerai de vous livrer toutes les informations dont je disposais.

Cela étant dit, venons-en à quelques éléments sur le fond, avec en premier lieu quelques éléments sur les acteurs gouvernementaux, d'une part, et sur les acteurs économiques, d'autre part.

Les acteurs gouvernementaux se partageaient entre quatre pôles : trois ministères et Matignon. Vous connaissez les trois ministères. Vous allez, je pense, en entendre les titulaires – en tout cas, deux d'entre eux.

Le ministère de l'Intérieur jouait un rôle de réglementation de la profession de taxi depuis longtemps, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, la préfecture de police attribuait les licences et, à ce titre, jouait un rôle qui méritait d'être compris, contrôlé et maîtrisé. La préfecture de police dépendant du ministère de l'Intérieur, une partie de la légitimité du ministère de l'Intérieur à intervenir résultait du fait que nous détenions cette compétence.

Ensuite, pouvaient survenir des troubles à l'ordre public, et il en est survenu. Par conséquent, le ministère de l'Intérieur était légitime à intervenir pour les faire cesser et essayer de dénouer la crise. C'est ce que nous fîmes lorsque les tensions sont apparues.

Enfin, le ministère de l'Intérieur était amené à intervenir pour assurer le contrôle des activités par l'intermédiaire d'une unité particulière, les « Boers », qui contrôlaient le respect des réglementations en vigueur. À ce titre, nous avions une compétence que nous avons exercée, dans un contexte qui n'était pas très simple, puisque la « loi Novelli » avait considérablement augmenté le nombre des acteurs intervenant sur le marché, notamment les VTC. Il fallait donc multiplier les opérations de contrôle. La « RGPP » (révision générale des politiques publiques) étant passée par là, nous ne disposions pas des effectifs nécessaires pour conduire les missions avec le niveau d'acuité et d'engagement qui correspondait à mes souhaits. Malgré tout, nous le faisions et je pense que nous l'avons fait efficacement.

Le deuxième ministère concerné était celui des Transports, qui avait une compétence plus particulière sur la question des VTC mais qu'il ne détenait pas depuis très longtemps puisque les VTC avaient été créés quelques années auparavant par la « loi Novelli ». Le ministère des Transports avait quelque peine à s'emparer de cette compétence – qui a été élargie dans le cadre du décret d'attribution du secrétaire d'État chargé des Transports, au terme du remaniement ministériel intervenu en mars 2016, si j'ai bonne souvenance. À ce moment-là, le ministère des Transports dispose d'une compétence plus complète sur la question des transports de personnes, notamment s'agissant des aspects relatifs à la formation, puisqu'il avait été décidé, dans le cadre de la crise, de procéder à l'harmonisation de la formation des VTC et des taxis.

Le troisième ministère compétent était celui de l'Économie.

Mais avant d'en parler, peut-être pourrais-je dire un mot sur l'appréhension de ces sujets par les ministères des Transports et de l'Intérieur.

Le ministère de l'Intérieur était considéré par l'ensemble des observateurs qui aimaient follement la nouvelle économie et le libéralisme comme un ministère conservateur et de protection des taxis. En réalité, ce ministère considérait qu'il avait affaire à une activité réglementée et que, pour bien la réglementer, il fallait faire en sorte que les règles fussent respectées par l'ensemble des acteurs – ce qui, dans un État de droit, n'est pas fondamentalement anormal. Donc, nonobstant tout ce que l'on pouvait penser et les bruits de fond sur le conservatisme des uns, la situation de monopole des autres, nous étions le ministère de l'État soucieux de voir les principes de l'État de droit respectés et qui considérait que le respect de ces principes était malgré tout la meilleure manière d'éviter que le désordre ne s'instaurât réellement.

Le ministère des Transports avait une position encore en pointillé puisqu'il s'emparait d'une compétence qu'il n'avait pas eue jusqu'alors.

Le ministère de l'Économie et des Finances avait, quant à lui, une compétence objective qui était celle de définir les tarifs, d'accompagner sur le plan fiscal et des mesures économiques un secteur dont il considérait qu'il pouvait être facteur de croissance. Il l'avait d'ailleurs toujours fait dans une relation un peu tendue avec le ministère de l'Intérieur pour des raisons qui ne tenaient pas à la personnalité des titulaires du poste mais à la matière dont chaque ministère avait à connaître, ce qui est assez logique et compréhensible compte tenu des compétences respectives que je viens de présenter.

Ce que je ressentais à l'époque de la part des ministres de l'Économie successifs, Arnaud Montebourg et Emmanuel Macron, était qu'ils étaient sensibles à la croissance supplémentaire que pouvaient permettre ces activités. Ils étaient assez désireux de prendre l'ensemble des mesures fiscales et réglementaires qui permettaient de créer de la croissance et de l'activité. Cela dans un contexte qui n'était pas neutre puisque la commission Attali avait, sur cette question de la libéralisation des transports aux personnes et des taxis, émis des propositions, et qu'un ministre, Hervé Novelli, avait, à l'occasion d'une loi de libéralisation, pris des mesures en créant les VTC – pour lesquels il avait donné une impulsion forte mais sans préciser le cadre dans lequel ces activités devaient se développer. Avec la « loi Novelli », nous étions donc dans un univers d'inspiration très libérale, qui laissait énormément de zones grises et d'imprécisions. Dans un contexte où l'économie numérique évoluait rapidement, la juxtaposition du statut d'autoentrepreneur d'une part, et de la création des VTC d'autre part, créait des conditions pour qu'une multitude d'acteurs s'engouffre dans ces zones grises pour faire pression et faire prospérer leur activité.

Tel était le contexte pour ce qui concernait les ministères, leurs compétences et leurs relations.

Pour ce qui était des acteurs, nous avions les taxis – dont les plus libéraux considéraient qu'ils étaient représentés essentiellement par une compagnie en situation de monopole, la G7, dont vous avez, me semble-t-il, entendu le président.

La profession de taxi m'apparaissait comme devant être modernisée mais je n'avais pas d'interrogation quant à sa capacité à se conformer rigoureusement aux principes de droit élaborés par le souverain – en l'occurrence, vous-mêmes – et précisés par l'administration lorsqu'elle prenait ses décrets d'application. Je n'ai jamais été confronté ni n'ai souvenir d'un incident témoignant d'un manquement de la part des chauffeurs de taxi à leurs obligations législatives et réglementaires. Cette activité ne donc s'est présentée à moi comme posant un problème que lorsque le conflit est intervenu entre les chauffeurs de VTC et de taxi, puis entre les chauffeurs de VTC, de taxi et les plateformes, pour atteindre son paroxysme en juin et juillet 2015.

La deuxième catégorie d'acteurs était les VTC qui avaient été créés par la « loi Novelli » avec le niveau d'imprécision que je viens d'indiquer concernant leurs obligations. Étaient apparues des plateformes numériques, Uber Pop et Heetch, dont l'objectif était de développer des services en créant les conditions de mise en relation directe de chauffeurs avec des clients potentiels mais dans une illégalité totale puisque ces plateformes intervenaient en contravention absolue avec les règles de droit qui prévalaient alors.

C'était là le problème. Dès lors qu'il était possible de mettre directement en contact des clients avec des chauffeurs par l'intermédiaire de ces plateformes de géolocalisation, que cela se substituait à une activité de taxi soumise à des contraintes et que nous entrions dans un univers sans règles dont les acteurs, notamment les plateformes, développaient une stratégie totalement cynique et absolument inacceptable dans un État de droit – considérant que la réglementation devait s'adapter à leur business et non pas leur business respecter la réglementation –, nous étions confrontés à un problème de fond.

Pour faire face à ce contexte, dans le cadre d'une relation étroite avec les parlementaires, le gouvernement auquel j'appartenais et la majorité de l'époque ont décidé de prendre un certain nombre de dispositions. Celles-ci étaient de deux natures : des mesures législatives et réglementaires et des contrôles par l'administration du respect des règles en vigueur.

Les mesures législatives résultaient du choix opéré par le Gouvernement. À mon arrivée au ministère de l'Intérieur en avril 2014, les choses avaient déjà été engagées par M. Thévenoud, puisque la loi portant son nom a été promulguée le 1er octobre 2014. J'ai donc participé à une partie des travaux seulement et à la dynamique qui y a présidé. Tant avec le député Thévenoud qu'avec le député Grandguillaume, l'idée était, à travers un travail parlementaire articulé avec un travail gouvernemental, de coproduire une loi destinée à réguler une activité.

La « loi Thévenoud » a apporté des modifications et des précisions intéressantes pour tenter d'apaiser la situation. Tout d'abord, elle a instauré une séparation assez claire des activités de VTC et de taxi, définissant le champ de chacune des catégories de transport. Ainsi, la maraude était réservée aux taxis. Les VTC ne pouvaient prendre que des clients qui avaient procédé à une réservation et étaient tenus de produire le contrat les liant à ces clients. Quant aux plateformes de réservation par géolocalisation, elles avaient vocation à être progressivement ouvertes aux taxis, ces derniers bénéficiant d'une licence qui les autorisait à stationner en certains points des villes de leur ressort territorial pour prendre des clients.

Prenant acte de l'augmentation du nombre de VTC et de la nécessité de réguler le nombre de chauffeurs, la « loi Thévenoud » a introduit le principe de la licence gratuite et incessible. Les licences antérieures à l'adoption de cette loi continuaient à être cessibles et celles accordées après elle étaient gratuites et incessibles, ce qui constituait sans doute la meilleure manière de garantir la régulation du nombre global de chauffeurs. Telle était la philosophie.

Mais la « loi Thévenoud » ne se limitait pas à ces dispositions. Elle reposait également sur d'autres mesures intéressantes, dont le député Thévenoud et le Gouvernement considéraient qu'elles étaient utiles pour réguler l'activité, à savoir la mise en place de terminaux de paiement électroniques pour les taxis et le développement sous maîtrise publique d'une plateforme numérique d'accès aux services des taxis, pilotée par l'État, notamment par le secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP).

S'ajoutait la volonté que cette loi fasse l'objet d'une évaluation dans le cadre d'une mission d'inspection interministérielle à laquelle devaient participer l'Inspection générale de l'administration, l'Inspection générale des finances ainsi que le corps des contrôleurs du ministère de l'Équipement et des Transports.

Ces dispositions n'ont pas suffi puisque qu'au printemps 2015, la crise entre les VTC, les taxis et les plateformes atteint son paroxysme. Pourquoi ? Parce qu'Uber et Heetch ne respectaient absolument pas les dispositions législatives adoptées par le Gouvernement. Or la « loi Thévenoud » ne pouvait être efficace que si tous les acteurs se conformaient à leurs obligations. Uber Pop et Heetch ne s'y conformant pas, nous avons été dans l'obligation de prendre des mesures législatives nouvelles avec la « loi Grandguillaume ».

Cette dernière nous a conduits à clarifier tout ce que la « loi Novelli » avait laissé dans l'imprécision : obligation pour les VTC de se déclarer ; précision de l'articulation entre le statut de VTC et ce qui résultait de la loi d'orientation des transports intérieurs (Loti) adoptée au début des années 1980 sous l'impulsion d'un ministre qui n'était pas libéral, Charles Fiterman. La Loti avait laissé quelques imprécisions en ce qui concernait le transport collectif, ce qui permettait aux VTC d'en prendre prétexte pour développer une activité de service aux personnes, en en contournant l'esprit et le texte.

La « loi Grandguillaume » a mis de l'ordre dans tout cela, considérant qu'il n'était plus possible de continuer de la sorte et que tous ceux qui décidaient de développer une activité de VTC devaient le faire dans la plus grande transparence, à travers la mise en place d'un registre, l'obligation de prendre une assurance, la traçabilité de l'obtention du permis de conduire et l'obligation de souscrire une assurance de responsabilité civile. La loi mettait enfin en place un observatoire, outil qui manquait cruellement puisqu'il n'existait pas d'études d'impact, ou alors très lacunaires. J'ai compris à travers vos travaux que vous considériez que cet observatoire avait mis du temps à être installé – si toutefois il est bien en place à l'heure actuelle.

Voilà ce qu'a apporté la « loi Grandguillaume ».

Néanmoins, étant d'un tempérament normand et considérant que la confiance n'exclut pas le contrôle, nous avons développé une activité très forte de contrôle des acteurs concernés par l'État. Il m'est arrivé de lire dans les comptes rendus de vos auditions que l'État n'avait pas fait ce qu'il fallait pour faire respecter la loi. Je veux témoigner devant vous que c'est tout le contraire et en apporter la démonstration.

Nous avons, à travers une circulaire interministérielle du 24 juin 2015, rendue publique et signée par les ministres compétents avant la réunion du 25 juin – puisque ce jour-là j'étais à Marseille et que suis rentré précipitamment à Paris pour tenir une réunion de concertation avec les chauffeurs de taxi compte tenu de l'ampleur que prenait la crise – appelé les préfets à intensifier les contrôles par l'intermédiaire des forces de police, notamment des « Boers », sur les professionnels qui ne respectaient pas leurs obligations. Cette action concernait l'ensemble des acteurs : les taxis pour ce qui était de leurs obligations en matière de mise en place des terminaux de paiement électronique ; les VTC pour ce qui concernait le respect de la maraude, monopole des taxis ; et les plateformes pour ce qui concernait le non-respect de toutes les dispositions législatives en vigueur puisqu'elles n'en respectaient aucune – il fallait donc taper très fort.

Le Garde des Sceaux avait pris une dépêche pénale extrêmement précise dont votre mission a, je pense, le texte. Celui-ci est extrêmement intéressant puisqu'il rappelle toutes les infractions au travail dissimulé, toutes les infractions constituant des manquements des plateformes à leurs obligations légales et appelle les procureurs de la République à enclencher des poursuites.

Par ailleurs, j'avais, pour ma part, procédé à un signalement au procureur de la République de Paris au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, fondé sur le constat fait par nos services du non-respect par Uber Pop de ses obligations.

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Pouvez-vous préciser la nature des infractions mentionnées dans ce signalement ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Il concernait l'ensemble des infractions au travail dissimulé, le non-respect des dispositions concernant la maraude – c'est-à-dire le fait que les chauffeurs d'Uber prenaient directement des clients alors qu'ils n'avaient pas le droit de le faire –, le non-respect des zones de stationnement qui devaient rester le monopole des taxis car, en réalité, à la demande d'Uber, les chauffeurs d'Uber Pop créaient les conditions d'une tension maximale afin de susciter le plus grand désordre de manière à ce que le droit évolue en leur faveur.

La stratégie était assez simple et, pour atteindre cet objectif, on ne respectait pas la maraude, on utilisait des collaborateurs dans des conditions totalement contraires au droit du travail, dans des conditions d'opacité dont la presse s'est fait largement l'écho et dont l'affaire des Uber files révèle l'ampleur. Mon objectif était de faire en sorte que toute infraction à la législation relative au transport de personnes et au travail dissimulé fût sanctionné.

Tel était le contenu de mon signalement au procureur de la République. Ayant constaté que tout cela n'était pas respecté et estimant qu'il était du rôle de l'État de faire en sorte que cela le fût, nous prenions des dispositions pour que les procureurs et magistrats agissent.

Vous avez accès à ces documents qui sont par ailleurs publics mais je les retrouverai et vous les communiquerai.

Nous avons donc été extrêmement fermes. Et je l'ai été pour ma part avec une détermination totale parce que j'étais ulcéré par le comportement d'Uber. Je ne pouvais pas accepter – en tant que ministre de l'Intérieur, c'était sans doute consubstantiel à la fonction, mais c'était aussi tout à fait conforme à mes convictions – que des sociétés étrangères liées aux « Gafam » américains viennent sur le territoire national, alors qu'ils ne payaient aucun impôt et rarement des charges sociales, pour imposer un droit conforme à leurs intérêts en bafouant ouvertement le droit voté par le souverain et dont l'État avait en charge l'application. J'étais assez remonté et il me semble que, dans les articles de presse qui ont fait état de cette affaire, le représentant d'Uber fait part des mots désagréables que j'ai pu avoir à son encontre. Je les confirme en tous points. Pour la simple et bonne raison que, de mon point de vue, si l'on commence à négocier avec ceux qui enfreignent la loi, l'État de droit n'existe plus.

Je réponds donc à votre question sur le « deal » : il n'y a pas eu de « deal » auquel j'aie participé sur ce sujet car il n'y avait pas de « deal » à avoir avec des acteurs qui estimaient qu'ils avaient à se placer au-dessus des lois au motif qu'ils étaient financièrement puissants. Ma réponse est très claire : je n'ai participé à aucun « deal » d'aucune sorte. Il n'était pas question qu'il en fût autrement compte tenu de la conception de l'action qui était la nôtre, que je viens de rappeler et qui est traçable.

Je veux aller plus loin dans la réponse : y a-t-il eu, à un moment donné, en interministériel, de la part du Gouvernement, l'évocation d'un « deal » ? Je pense que vous entendrez d'autres membres du Gouvernement mais, à ma connaissance, jamais ! Jamais dans mes conversations avec le Premier ministre, le ministre de l'Économie et des Finances ou le ministre des Transports n'a été évoqué un « deal » de cette nature. J'en aurais refusé jusqu'au principe, cela était hors de question.

Pourquoi, malgré tout, évoque-t-on un « deal » alors qu'il n'y en a pas eu ? Je sais qu'il n'y en a pas eu car il ne pouvait y en avoir sans le ministère de l'Intérieur. Des discussions ont sans doute eu lieu entre le ministre de l'Économie et des Finances et les représentants de la nouvelle économie. J'en ai eu aussi et elles n'ont pas été aimables ni nombreuses : une par téléphone et la deuxième dans mon bureau, en juin 2015. Les choses ne se sont pas bien passées et ont été dites de manière extrêmement ferme, puisque je leur ai demandé d'arrêter les activités illégales, sans aucune contrepartie – car il n'y en a aucune à donner pour l'arrêt d'activités illégales. Ce serait renoncer à l'État de droit. Les choses ont été actées puisqu'ils ont cessé leurs activités.

Des discussions ont-elles également eu lieu dans d'autres ministères ? Je l'imagine puisqu'ils avaient plus de raisons de les voir que je n'en avais moi-même. Toutefois, à aucun moment, ni avec les ministres de l'Économie et des Finances de l'époque ni avec le Premier ministre, il n'a été question d'un quelconque « deal ». Je tiens à être très clair à ce sujet parce que cela correspond à la réalité des faits auxquels j'ai été confronté lorsque j'étais au Gouvernement.

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Je reviendrai sur certains des points de votre exposé qui était très approfondi mais, auparavant, permettez-moi une question plus générale : considérez-vous qu'à la fin de la législature 2012-2017, avec les « lois Thévenoud » et « Grandguillaume », les pouvoirs publics ont réussi à trouver un bon équilibre entre le respect de l'ordre public, la régulation et l'accompagnement des nouveaux acteurs ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Il s'agissait d'une politique de modernisation de la profession des chauffeurs de taxi, à laquelle ces derniers eux-mêmes n'étaient pas hostiles sous réserve d'avoir la garantie qu'elle n'était pas destinée à dissimuler une volonté de les faire disparaître. Ce n'était pas ce que nous voulions. Nous souhaitions qu'ils se modernisent et que l'offre globale soit améliorée pour les citoyens et nous considérions que la dérégulation absolue de cette activité ne le permettrait pas. J'en étais personnellement absolument convaincu donc tout à fait hostile à une politique de dérégulation telle qu'elle avait été engagée par Hervé Novelli et pouvait être souhaitée par un certain nombre d'acteurs à Bercy. Je ne le souhaitais pas et nous avions donc effectivement un débat parfois vif sur ce sujet, comme sur d'autres, pour des raisons qui tenaient au fait qu'il pouvait y avoir des désaccords entre nous. Ces désaccords étaient traités dans un cadre interministériel par le Premier ministre, en suivant une stratégie qui reposait sur la modernisation, le refus de la dérégulation complète et l'amélioration de l'offre au client. Telle était la stratégie. C'est la raison pour laquelle nous avons mis en place des dispositions législatives.

À notre départ, estimons-nous avoir atteint le but ? Non, parce que le chantier est encore ouvert à la fin de la législature, il faut avoir l'honnêteté de le dire. L'ensemble des dispositions réglementaires d'application des dispositions législatives n'ont pas été prises, notamment pour la « loi Grandguillaume », parce que le processus interministériel est tendu. De ce fait, le dispositif n'est pas complètement stabilisé. Alors que ce n'était pas le cœur de mon domaine de compétence – le sujet relevait plutôt du développement de l'activité économique – j'ai été très frappé de constater que nombre de mesures législatives avaient été adoptées sans véritables études d'impact ni outil d'évaluation du secteur. Il y avait beaucoup d'idéologie dans cette affaire et assez peu d'analyse objective du contexte. La lenteur avec laquelle la situation s'est améliorée et la difficulté à mettre en œuvre l'observatoire préconisé par la « loi Grandguillaume » montrent bien que l'idéologie avait peur des faits et que ceux qui s'inscrivaient dans une approche très libérale étaient assez peu enclins à créer les conditions d'un examen objectif de ce qu'était la réalité du service.

Quand nous partons, je suis donc convaincu que l'équilibre de la politique est bon mais que beaucoup reste à faire pour que cela aboutisse à ce que nous souhaitions. Avec le recul et en ne disposant plus de toutes les informations dont je disposais à l'époque, j'ai le sentiment que les taxis se sont vraiment modernisés, que leur pérennité n'est plus mise en cause, qu'un nouveau service s'est développé et installé à leur côté et que l'équilibre auquel notre politique voulait parvenir a globalement été consacré par les faits, même si beaucoup reste à faire.

Les conditions de travail des personnes employées par les plateformes – ou devrais-je plutôt dire « exploitées » – me paraît un élément fondamental. C'était un « irritant » pour le ministère de l'Intérieur et moi-même. Nous avions engagé à cet égard toute une série d'actions qui ne concernaient pas que la présomption de salariat mais également les travailleurs détachés. En la matière, la situation a également beaucoup progressé. Un travail a été engagé au sein de l'Union européenne. La jurisprudence française était contradictoire, incertaine. Elle introduisait de l'insécurité juridique. La Commission européenne a présenté une proposition insuffisante. Je crois comprendre que le Parlement européen l'a complétée en introduisant la présomption de salariat, à laquelle je souscris totalement. Ce qui a été fait à travers l'équilibre que nous avons voulu atteindre, auquel s'ajoute ce projet de directive européenne, devrait permettre une stabilisation définitive de l'activité de ce secteur.

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Je reviens sur la question du « deal » et, plus précisément, sur le débat portant sur l'harmonisation des formations entre les chauffeurs de VTC et de taxi.

L'arrêté du 2 février 2016 relatif à la formation et à l'examen du conducteur de VTC est signé par les représentants de la ministre de l'Écologie et du Développement durable, du ministre de l'Intérieur – le magistrat délégué interministériel à la sécurité routière et délégué à la sécurité et à la circulation routières, M. Barbe – ainsi que par une représentante du ministère de l'Économie.

Pouvez-vous nous parler du contexte de cet arrêté et des raisons qui ont poussé l'harmonisation des conditions d'accès à la profession de chauffeur de VTC et de taxi ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Je vous remercie de cette question car, effectivement, nous parlons de « deal » mais je n'ai pas précisé sur quoi il aurait pu porter. Si je comprends bien le contenu des informations qui ont été diffusées, il se serait agi d'un accord sur la formation en contrepartie de la suppression d'Uber Pop.

La suppression d'Uber Pop était inconditionnelle. Nous avions engagé toutes les procédures que je viens d'indiquer. Les tribunaux français étaient saisis. Le tribunal correctionnel de Paris s'était prononcé en octobre 2014. Sa décision en première instance sera confirmée l'année suivante. Uber avait multiplié les procédures à l'encontre de la « loi Thévenoud », en allant jusqu'à soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dont il espérait qu'elle ruinerait tous les efforts législatifs et du gouvernement destinés à réguler le secteur. Il n'en a rien été.

Mon analyse, qui correspond à la réalité, est que c'est la multiplication des actions conduites par l'administration pour faire respecter la loi qui a abouti à la suppression d'Uber Pop. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de dire de façon très nette aux responsables d'Uber que, s'ils ne cessaient pas ces activités illégales, je les en tiendrais personnellement comptables car il était de leur responsabilité de le faire. J'en ai profité pour matérialiser notre détermination à faire respecter le droit.

Il n'y a donc eu sur ce sujet aucune contrepartie à ce qui relevait simplement de l'application de la loi. S'il y avait eu une contrepartie, cela aurait été bien plus grave que le « deal » lui-même. De mon point de vue, cela aurait voulu dire de manière inacceptable que, face à des gens en contravention avec le droit et qui, parce qu'ils étaient financièrement puissants, voulaient faire mettre ce droit en conformité avec leurs intérêts, nous aurions fait un deal pour bien leur montrer que nous sommes faibles. Si les choses fonctionnent ainsi, il n'y a plus d'État de droit. Pour moi, ce n'était pas concevable.

Pour ce qui est de la formation, j'ai cherché à préciser très finement les différentes étapes afin de comprendre ce qu'avait été le cheminement.

Avant la « loi Thévenoud », il n'existait pas en France de formation spécifique pour les VTC pour la bonne et simple raison que la « loi Novelli » était une loi d'imprécision. Elle avait créé un objet mais n'avait aucunement défini les règles qui s'y appliquaient. La formation des chauffeurs de taxi était régie par un texte de 2009, qui établissait les conditions d'accès à la profession et définissait les modalités de formation pour les candidats mais il ne fixait aucun minimum d'heures de formation, seulement des principes généraux.

La « loi Thévenoud » a instauré une formation obligatoire et un examen pour les conducteurs de VTC, dont les conditions et les modalités devaient être précisées par un texte réglementaire. C'est ainsi que l'arrêté de février 2016 – donc, de nombreux mois après que l'activité a cessé – établit la durée de formation à sept heures. Ce texte a été abrogé, quelques mois après, par un arrêté du 5 avril 2017.

La « loi Grandguillaume » et ses décrets d'application visent à créer les conditions d'une harmonisation entre la formation des VTC et celle des chauffeurs de taxi en réponse, si je me souviens bien, à une demande conjointe des deux professions. Les VTC étaient formés par des organismes privés, les chauffeurs de taxi l'étaient par les préfectures. Il a été décidé que ce serait la chambre syndicale des artisans taxis qui procéderait désormais à une formation harmonisée.

Depuis un arrêté d'août 2017 relatif à la formation continue de chauffeur de taxi ou de VTC, outre l'examen d'accès à la profession de chauffeur de VTC ou de taxi, tous ces chauffeurs sont tenus de suivre un stage de quatorze heures minimum tous les cinq ans. Les dispositions relatives à la formation et au nombre d'heures de formation qui prévalent ont donc été arrêtées après le changement de Président de la République, de Gouvernement et de majorité – pas avant. Avant la fin du quinquennat, la seule disposition qui a prévalu est celle de l'harmonisation des formations, désormais prodiguées par la chambre syndicale des artisans taxis, pour une durée de sept heures sur cinq ans, qui a été ultérieurement portée à quatorze heures.

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Vous avez évoqué des désaccords et des débats idéologiques qui s'exprimaient dans le cadre interministériel.

En tant que ministre de l'Intérieur, puis Premier ministre, avez-vous eu le sentiment que votre autorité sur ces sujets a pu être entravée ou contournée de façon opaque par d'autres acteurs du Gouvernement, au-delà de l'interministériel et du travail gouvernemental classique ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Dans les fonctions qui étaient les miennes à l'époque, je n'ai pas senti d'opacité mais bien de la frontalité.

Je n'étais pas d'accord avec le ministre de l'Économie et des Finances sur certains sujets. Nos cabinets se le disaient. Lorsque l'occasion nous était donnée d'en parler, je l'exprimais.

Ce n'est pas le seul sujet sur lequel nous n'étions pas d'accord. Je pourrais également citer la réforme du permis de conduire. J'avais mis en place une réforme. Le ministre de l'Économie et des Finances s'est emparé de ce sujet à son arrivée, voulant aller beaucoup plus loin que je ne l'avais envisagé pour libéraliser le passage du permis de conduire. Nous avons eu des discussions difficiles. Ce n'est pas dû à la personnalité du Président actuel ni à la mienne – même si nous avons chacun notre personnalité et l'habitude de nous dire les choses. Ces divergences sont aussi vieilles que le ministère de l'Intérieur et le ministère de l'Économie. Je suis convaincu que si vous reprenez celles qui ont eu lieu entre Michèle Alliot-Marie et Hervé Novelli au moment de la réforme, vous aurez des positions assez semblables.

Il n'y avait donc pas d'opacité dans ma relation avec le ministre de l'Économie et des Finances, même si je n'avais pas connaissance des discussions qu'il avait avec Uber. Il y avait de la frontalité, c'est-à-dire que nous n'étions pas d'accord et que nous nous le disions. Le Premier ministre, dont c'était le rôle, arbitrait ces différends.

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Vous avez eu une phrase extrêmement forte de mon point de vue : on ne négocie pas avec ceux qui enfreignent la loi. Pour vous, il n'y avait en aucun cas de « deal » possible car il n'y avait pas matière à négocier quoi que ce soit avec des plateformes qui ne respectaient pas les professions réglementées ni aucun cadre légal, puisque leur non-respect de l'État de droit s'exprimait dans de très nombreux domaines.

Avez-vous été surpris par les révélations des Uber files qui montrent qu'au contraire, pendant ce temps, Emmanuel Macron, alors ministre de l'Économie, avait avec les responsables d'Uber énormément d'échanges bien souvent directs, y compris par SMS ? Les journalistes font état de dix-sept échanges significatifs – ce qui signifie qu'il y en a eu bien d'autres – entre le ministre ou son cabinet et les dirigeants d'Uber. En tant que ministre de l'Intérieur, lorsqu'en discussion interministérielle ou en Conseil des ministres, vous échangiez sur le dossier, aviez-vous connaissance de ces relations extrêmement rapprochées entre Emmanuel Macron et les dirigeants d'Uber – notamment Travis Kalanick ou le lanceur d'alerte Mark MacGann ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Il s'avère que j'ai exercé plusieurs responsabilités ministérielles pendant les cinq ans du quinquennat de François Hollande. J'ai été ministre du Budget, ministre des Affaires européennes, ministre de l'Intérieur, puis Premier ministre. Il m'est donc arrivé de rencontrer des acteurs économiques. Je dois reconnaître qu'il est très difficile de diriger un État sans en rencontrer jamais aucun. Quelle que soit la sensibilité que l'on a, si rencontrer un acteur économique est considéré comme une faute morale, je souhaite bien du courage à ceux qui seront amenés à exercer la responsabilité de l'État dans les années à venir.

La question n'est pas de savoir si l'on rencontre des gens, mais de savoir ce que l'on fait lorsque l'on en rencontre. Était-il légitime que le ministre de l'Économie rencontrât les responsables d'Uber à dix-sept, dix-neuf ou vingt reprises ? À mon avis, la bonne question n'est pas celle-là mais celle de savoir si la rencontre entre le ministre de l'Économie et les responsables d'Uber, comme celle que je pouvais avoir avec les responsables d'Uber ou de G7, était de nature à infléchir la position de l'État concernant les obligations qui étaient les siennes. Mon sentiment est que tel n'a pas été le cas.

Lorsque nous avons eu à prendre des mesures très dures à l'égard d'Uber, nous les avons prises dans l'état d'esprit que j'ai indiqué parce qu'il ne pouvait pas y en avoir d'autre, quelle que soit la sensibilité des uns ou des autres. Il ne m'a pas échappé que celle du ministre de l'Économie de l'époque était bien plus libérale que la mienne. Il a pu rencontrer ces acteurs pour développer la nouvelle économie mais sans que cela ait pu conduire à des décisions de l'État contraires à ses devoirs. Je serais très malhonnête en disant que j'ai vécu les choses ainsi – alors même que toute mon action a consisté à ne pas laisser un millimètre à ces acteurs dont je détestais les pratiques.

J'ai d'ailleurs eu affaire à ces acteurs sur d'autres sujets. Il n'est pas inutile de le rappeler à la commission. Lorsque nous sommes confrontés à la crise terroriste et que, dans les heures qui suivent les attentats, le nombre de messages appelant au terrorisme antisémite, antimusulman ou anticatholique, augmente de 73 % sur les plateformes numériques, je n'obtiens aucune décision de retrait de la part des plateformes. Je me rends alors dans la Silicon Valley rencontrer les présidents de toutes les grandes sociétés numériques en leur disant que leur position est inacceptable. On aurait pu me le reprocher. D'ailleurs, lorsque je me rends aux États-Unis pour leur dire que s'ils ne changent pas de comportement des dispositions extrêmement dures seront prises par le législateur, je suis reçu auparavant par les ministres de l'Intérieur et de la Justice américains. Ils me souhaitent bien du courage, m'expliquent que je suis emblématique de la naïveté française et que je n'obtiendrai rien.

En avril 2015, soit deux mois après, nous signons le premier accord avec les « Gafam », par lequel ils s'engagent à retirer de tels contenus. Nous passons de 33 % à environ 80 % de retrait. J'ai toujours considéré nécessaire de parler à des acteurs pour leur dire ce que l'on a à leur dire dès lors que l'on a une certaine conception de l'État et de l'intérêt général.

Durant le quinquennat auquel j'ai participé, ont été adoptées des dispositions qui n'avaient jamais été prises en droit français pour réguler l'action des représentants d'intérêts. Je suis particulièrement fier d'avoir été le ministre ayant défendu ces dispositions au banc du Gouvernement. Les lois d'octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique et la loi de décembre 2016 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance financière ont créé le parquet national français (PNF) et la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). L'article 25 de la « loi Sapin » a encadré l'activité des représentants d'intérêts. Non seulement la conception que nous avions était celle que je viens d'indiquer mais toute notre action législative à l'époque a consisté à réglementer l'activité des représentants d'intérêts pour que les dérives que vous redoutez à juste titre ne puissent pas se produire. Voilà quelle a été notre action !

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Vous précisez bien quel a été le sens de votre action lorsque vous étiez ministre de l'Intérieur. Mon propos n'est en aucun cas de dire que le ministre de l'Économie de l'époque n'avait pas à avoir de contact avec des grandes entreprises, notamment des plateformes comme Uber. Ce qui est intéressant, c'est de connaître la nature de ces contacts et sur quoi ils reposaient.

Les révélations des Uber files font état d'échanges de SMS entre Mark MacGann, lobbyiste chez Uber et Emmanuel Macron. Je reviens notamment sur une réaction de MacGann qui, le 21 octobre 2015, interpelle le ministre par SMS : « Nous sommes consternés par l'arrêté préfectoral à Marseille interdisant UberX, service VTC. Nous avons appris cela par l'AFP et avons informé votre cabinet. […] Pourriez-vous [demander] à votre cabinet de nous aider à comprendre ce qui se passe ? Respectueusement, Mark. »

La réponse d'Emmanuel Macron est la suivante : « Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi passer tous les éléments factuels et nous décidons d'ici ce soir. Restons calmes à ce stade, je vous fais confiance […] ».

Deux arrêtés seront pris successivement par M. Nuñez, le préfet des Bouches-du-Rhône de l'époque et actuel préfet de police de Paris.

Le premier arrêté ciblait des lieux où les VTC dépendant d'Uber étaient particulièrement nombreux, notamment aux alentours des gares et aéroports, ce qui posait un véritable problème de concurrence déloyale pour les chauffeurs de taxi et suscitait leur colère. En soi, ces arrêtés ne visaient rien de plus que l'application de la loi. Toutefois, en fixant des zones géographiques, le premier arrêté avait un sens pour les taxis : il signifiait que des effectifs de police seraient déployés pour contrôler la situation. C'était un signal fort pour les taxis, qui étaient très mobilisés – il me semble que vous effectuiez à ce moment-là un déplacement précisément en raison de cette mobilisation.

Le second arrêté ne précisait plus les localisations ; il n'évoquait que « l'ensemble du département », comme l'on aurait pu parler de l'ensemble du territoire de la République, où les lois s'appliquent. Pour les chauffeurs de taxi, cela a été une terrible déception. Ils ont d'ailleurs eu le sentiment, dans les jours qui ont suivi, qu'il n'y a pas eu les contrôles qu'ils pouvaient espérer ou qu'il avait pu y avoir par le passé. En revanche, ce second arrêté a été considéré par Uber comme une victoire.

Avez-vous été en contact avec le préfet Nuñez à l'époque à propos du changement intervenu entre ces deux arrêtés ? Par ailleurs, comment réagissez-vous aux SMS d'Emmanuel Macron ? Vous a-t-il sollicité par la suite ou avez-vous eu connaissance qu'il ait pu solliciter le préfet Nuñez ? Lors des révélations des Uber files, avez-vous eu le sentiment que le ministre de l'Économie de l'époque ne vous avait pas tenu informé des engagements oraux qu'il pouvait prendre à l'égard d'Uber ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Vous serez tout à fait rassurée d'apprendre que les SMS que le ministre de l'Économie envoyait à des tiers n'arrivaient pas directement sur mon portable. Fort heureusement ! Sinon, je pense que je ne serai pas devant une commission d'enquête parlementaire mais devant d'autres instances. Ce n'est pas ainsi que fonctionne l'État.

Les SMS qu'Emmanuel Macron envoyait à d'autres étaient reçus par ces derniers, et en aucun cas par moi. Je n'en savais rien.

Ai-je eu un contact avec Emmanuel Macron au sujet de cet arrêté ? Absolument pas. Je n'avais pas à en avoir. D'ailleurs, s'il m'avait contacté sur cet arrêté au motif qu'Uber ceci ou cela, en dépit de tout le respect que j'avais pour le ministre de l'Économie, il aurait été mal reçu. Nous avions une certaine franchise dans nos relations. J'avais une responsabilité, il en avait une. J'estimais que mon rôle était de faire en sorte que tous les principes de l'État de droit fussent à chaque instant respectés. Je n'aurais pas du tout aimé recevoir un message de cette nature. C'est sans doute la raison pour laquelle je ne l'ai pas reçu.

Ensuite, si vous avez l'occasion d'interroger Laurent Nuñez, vous pourrez lui demander les raisons pour lesquelles l'arrêté a été modifié. Mais comme je souhaitais que nous puissions intervenir sans la moindre faiblesse à l'égard d'Uber et que l'attitude procédurière de cette entreprise était bien connue – vous avez vu l'ensemble des procédures qu'ils ont engagées –, je n'entendais pas qu'une procédure à l'encontre d'un arrêté pût affaiblir l'État et consacrer la victoire d'Uber. Les conseils et les consignes que je donnais à mes collaborateurs – et Laurent Nuñez en était un – étaient donc de prendre des arrêtés en ayant procédé à l'ensemble des vérifications juridiques. Si vous avez le sentiment que le contenu d'un arrêté est de nature à le fragiliser en droit, n'offrez pas cette victoire à Uber. Telles étaient mes consignes.

Est-ce la raison pour laquelle l'arrêté a été modifié ? Je le crois mais, comme tout cela remonte à un certain nombre d'années et que je n'en étais pas moi-même l'auteur, interroger Laurent Nuñez sur ce point serait de nature à vous apporter toute garantie.

Vous imaginez bien, madame la députée, que lorsque l'on a affaire à des acteurs aussi peu scrupuleux que ceux que nous avions en face de nous et dont les procédés étaient absolument cyniques et sans scrupule, on ne leur offre aucune occasion de victoire en droit. Aucune.

En examinant les décisions du tribunal de grande instance, des cours d'appel et du Conseil constitutionnel, vous remarquerez que toutes les dispositions législatives et réglementaires que nous avons adoptées ont laissé assez peu de prise à Uber, dont les victoires devant les tribunaux ont été étiques, pour ne pas dire nulles.

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J'entends votre argumentation, mais vous comprendrez qu'à l'époque les chauffeurs de taxi se sentaient reconnus en tant que profession réglementée, et défendus en cela par votre ministère et par celui des transports. S'ils ne savaient pas à quel point les liens entre le ministère de l'Économie et les dirigeants d'Uber étaient proches – ils l'ont découvert par les Uber files –, ils avaient bien compris que l'orientation idéologique du ministre de l'Économie, Emmanuel Macron, penchait en faveur de la déréglementation, y compris de leur secteur, et allait dans le sens de l'ubérisation agressive qui se développait. Cette question des deux arrêtés a été vécue de manière totalement différente par les acteurs en question, les uns ayant considéré le second arrêté comme une victoire, les autres au contraire comme une renonciation au contrôle – quoi qu'en dise le préfet Laurent Nuñez, que nous avons entendu.

Selon les révélations Uber files, c'est Emmanuel Macron qui a choisi le terme de « deal » conclu avec Travis Kalanick.

En janvier 2015 a lieu une deuxième rencontre entre Travis Kalanick et Emmanuel Macron. Certes, Uber fait alors face à des enquêtes judiciaires pour travail dissimulé et l'on assiste à des arrestations de chauffeurs d'UberPop. Toutefois, selon les éléments livrés par les Uber files, un dirigeant lobbyiste d'Uber, présent lors de cette deuxième rencontre à Bercy, envoie un compte rendu aux avocats de l'entreprise. À propos d'Emmanuel Macron, il indique que ce dernier est favorable à une licence « light » pour les VTC et, par conséquent, à un allégement significatif des conditions requises renforcées par la « loi Thévenoud ». L'objet du « deal » sera le suivant : « Nous nous sommes mis d'accord avec EmmanuelMacron sur un process en deux temps : 1/ proposer un ou plusieurs amendements à la loi Macron avant demain soir afin de modifier la réglementation actuelle introduite par la loi Thévenoud. » Il s'agissait donc d'une volonté de déconstruire cette loi. Il poursuivait : « 2/ nous avons une fenêtre de quatre semaines pour mener une campagne de communication avec Macron afin de faire accepter l'idée qu'une licence VTC « light » serait une solution pour l'emploi et la mobilité. Dans ce contexte, il s'agira de trouver le moment opportun pour rédiger un décret abolissant le régime proposé par la loi Thévenoud et introduire une réglementation plus souple. »

Durant cette période, nous avons donc d'une part des ministres très attachés à l'État de droit – le ministère de l'Intérieur, le ministère des Transports et, je pense, le Premier ministre de l'époque, que nous interrogerons – et, d'autre part, un ministre de l'Économie qui juge nécessaire, par disruption et choix idéologique, de déréglementer très fortement. Jusque-là, à la limite, il s'agit d'un débat politique : au Premier ministre d'arbitrer et au débat parlementaire de définir l'intérêt général de manière transparente.

Le problème est que la multiplication des rencontres entre Emmanuel Macron et le lobby d'Uber intervienne dans l'opacité la plus totale. Leurs rendez-vous ne sont inscrits dans aucun agenda et ne sont pas connus. On sent qu'il existe une volonté stratégique et manœuvrière de la part du cabinet et de l'équipe du ministre de l'Économie de l'époque d'imposer un débat, avec un réseau de députés qui vont défendre des amendements, cela dans une totale opacité.

Sur la stratégie des amendements, nous avons entendu M. Luc Belot. Selon les journalistes, il avait été acté entre l'équipe d'Uber et l'équipe d'Emmanuel Macron que le ministre de l'Économie donnerait un avis défavorable sur certains amendements qui visaient à remettre en cause le retour au garage des chauffeurs de VTC. Ces amendements servaient de leurre pendant que se préparait l'allègement de la formation. Pendant que des ministères faisaient appel à Thomas Thévenoud et, par la suite, à Laurent Grandguillaume pour trouver un compromis qui soit le plus respectueux de l'État de droit et qui réponde aux enjeux, une autre stratégie était développée par Emmanuel Macron.

Que pouvez-vous dire de ce qui se décidait entre vous et de la connaissance que vous aviez de toutes ces stratégies de manœuvres opérées par le biais de parlementaires ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Je ne pouvais avoir à connaître que de ce qui relevait de mes compétences au cours de réunions auxquelles je participais. Par la force des choses, je ne pouvais pas connaître ce qui m'était étranger. Cela valait à l'époque, cela vaut aujourd'hui encore.

J'ai lu que toute une série d'amendements clés en main avaient été préparés à l'attention de parlementaires qui les avaient repris in extenso. J'ai été dans cette maison pendant de nombreuses années. Je trouve ces pratiques absolument contraires à ma conception du rôle de parlementaire car un parlementaire prend en considération l'intérêt général. Il peut, bien évidemment, recevoir des gens. Ce n'est pas interdit. Avec l'article 25 de la « loi Sapin » et les règlements mis en œuvre au sein des assemblées, les choses ont beaucoup évolué. C'est très bien, nous l'avons voulu – et nous avons eu raison de le vouloir compte tenu des pratiques qui ont été révélées et dont vous venez de faire état dans votre question.

Que tout cela ait existé, c'est fort possible. Mais, même si cela a existé, cela ne pouvait pas échapper à la manière dont se conçoit le travail législatif dans un État qui fonctionne normalement. En effet, lorsqu'une série d'amendements à un texte de loi aussi important que celui auquel vous faites référence sont préparés, émanant de parlementaires ou du Gouvernement, une mécanique interministérielle se met en place. Celle-ci conduit le cabinet du Premier ministre à arrêter la position que le ministre prendra au banc du Gouvernement sur l'ensemble des sujets dont le Parlement aura à connaître. Même si le ministre de l'Économie et des Finances avait l'intensité de l'activité qui est décrite dans les articles que vous venez d'évoquer, il n'aurait donc, de toute façon, pas pu échapper à la logique interministérielle puisque, pour ma part, je n'étais pas d'accord avec ces orientations. Mes collaborateurs étaient autour de la table lorsque les décisions se prenaient à Matignon. Les ministres des Transports de l'époque, Frédéric Cuvillier puis Alain Vidalies, avaient leurs propres opinions. Emmanuel Macron n'était pas encore à la tête d'un dispositif totalement vertical le conduisant à décider de tout à tout moment. Il était un ministre parmi d'autres.

En conséquence, même si Emmanuel Macron avait voulu à ce moment-là faire tous les deals du monde, il n'aurait pas pu les faire seul. Il aurait eu en face de lui des personnes qui s'y seraient opposées pour toutes les raisons que j'évoque depuis le début de cette audition. À aucun moment, il n'aurait pu au banc du Gouvernement, si l'État fonctionnait normalement – et il a fonctionné normalement à ma connaissance –, émettre un avis sur un amendement qui n'aurait pas fait l'objet d'un accord du Gouvernement lors d'une réunion interministérielle car c'est ainsi que fonctionne l'État, quels que soient ceux qui le dirigent. Sinon, il dysfonctionne.

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Sur cette affaire d'amendements et d'avis défavorable du ministre, comprenez la manœuvre révélée par les journalistes. Il ne s'agit pas de dire que l'avis du ministre de l'Économie était contraire à celui du Gouvernement mais qu'il s'agissait d'une organisation visant à pousser des amendements, en émettant néanmoins des avis défavorables conformément à l'intérêt du Gouvernement, pour montrer dans l'hémicycle les menaces potentielles afin de mieux faire passer un compromis sur la formation. Ces stratégies étaient, en tout cas, restées dans l'opacité – y compris pour les députés porteurs de ces amendements et, comme vous le confirmez, pour les différents membres du Gouvernement.

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Ces procédés sont totalement contraires à ma conception de la Ve République – à laquelle on me reproche parfois d'être très fortement attaché. C'est de la tambouille ! Ce que j'ai vécu au sein du Gouvernement, c'est qu'il existait un dispositif qui protégeait l'État de toute tentation « tambouillarde » : le processus interministériel au service d'une vision de l'intérêt général.

Pendant cette période, quels que soient ses orientations, ses souhaits politiques et sa volonté disruptive, je n'ai pas vu le ministre de l'Économie de l'époque échapper à la logique interministérielle. Je mentirais si je disais que j'ai vu autre chose qu'un dispositif interministériel s'appliquant correctement. Que ces manœuvres aient existé...Vous pouvez être très attaché à un fonctionnement normal de l'État, souhaiter que des considérations d'intérêt général président au positionnement de l'État et n'avoir aucune naïveté à l'égard de la manière dont les choses peuvent se passer. Je vous confirme que je n'ai aucune naïveté mais le dispositif de fonctionnement de l'État sous l'autorité du Président de la République et du Premier ministre était, à mon sens, de nature à éviter que le dispositif ne dérape. C'est en tout cas le sentiment que j'ai eu.

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J'entends, mais vous comprendrez que l'objet de cette commission d'enquête est de s'attacher à l'ensemble des révélations des Uber files, qui montrent une énorme opacité dans toutes ces relations et ces échanges. À cette époque avant la « loi Sapin 2 », il n'y avait pas d'obligation de transparence – même si je pense que nous devons étudier ces faits en nous demandant si cette loi aurait permis moins d'opacité. Nous travaillons ardemment à pallier toutes les insuffisances du décret d'application de la « loi Sapin 2 ».

Par ailleurs, vous vous êtes attaché à montrer que l'État de droit était respecté ou, tout au moins, qu'il n'y avait pas de manquement de l'État à le faire respecter. Il est reconnu par les acteurs que votre ministère a affiché une véritable volonté. Néanmoins, vous reconnaîtrez que les « lois Thévenoud » puis « Grandguillaume » n'ont pas été et ne sont toujours pas appliquées intégralement. Aujourd'hui encore, l'obligation de réservation préalable et la nécessité de retour au garage ne sont pas appliquées dans les faits.

Que pensez-vous de l'utilisation d'Uber Pop dans la stratégie de lobbying d'Uber et de son maintien lorsque l'entreprise fait appel de la première décision de justice – avant qu'intervienne l'arrêté qui mettra fin à l'application, même si la procédure judiciaire n'est pas arrivée à son terme ? Ne pensez-vous pas qu'Uber Pop a servi de chiffon rouge pendant qu'Uber continuait à s'implanter ? On fait en sorte qu'Uber Pop soit la préoccupation principale. Les chauffeurs de taxi sont excédés par cette application qui représente l'extrême dérégulation. Pendant ce temps Uber continue de s'implanter, alors même que l'application « classique » Uber contrevient elle aussi à la loi dans bien les domaines. On interdit enfin UberPop mais les décisions de compromis que l'on prend – notamment sur l'abaissement de la formation – permettent à Uber de se maintenir en place.

Enfin, vous avez dit que vous souteniez le projet de directive européenne relative aux travailleurs des plateformes, qui prévoit la présomption de salariat. Pensez-vous que cette directive devrait faire l'objet d'un débat à l'Assemblée nationale, puisque la position de la France n'a pas été rendue publique ? Nous savons que les discussions entre les lobbys et les décideurs publics se poursuivent en toute opacité. Notre enquête parlementaire a aussi pour objet d'éclairer ce point.

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

La stratégie d'Uber était d'un cynisme total. Elle consistait à multiplier les fronts de façon agressive et disruptive pour obliger l'État à modifier sa réglementation de sorte que celle-ci devienne favorable aux intérêts d'Uber, ce qui était inacceptable. Pour contrecarrer cette stratégie, il me paraissait souhaitable de ne rien laisser passer à Uber sur aucun sujet, ni sur Uber Pop, ni sur le non-respect des dispositions législatives et réglementaires concernant les activités qui ne relevaient pas d'Uber Pop, ni sur les conditions d'exploitation des personnes par Uber. En effet, ce qui restait aux chauffeurs d'Uber Pop après avoir travaillé des heures durant dans des conditions de déréglementation totale était absolument inacceptable au regard des principes du droit français.

Vous avez raison sur la stratégie cynique d'Uber, tous azimuts, destinée à obtenir la déréglementation la plus totale pour permettre non pas aux chauffeurs d'Uber de prospérer, mais pour permettre à Uber de faire son business sans acquitter de charges sociales ni payer d'impôts en France – puisqu'il avait une petite activité en France, donc une assiette fiscale qui ne justifiait pas l'imposition de la totalité des revenus engendrés par son activité. Ce qui n'était absolument pas le cas des chauffeurs de taxi, qui payaient leurs impôts en France. Il faut tout de même le rappeler.

Telle était bien la stratégie d'Uber. C'est la raison pour laquelle j'étais dans l'état d'esprit que je vous ai indiqué, à savoir ne rien laisser passer sur aucun sujet. Quel que soit le gouvernement qui aura affaire à des sociétés internationales qui procèdent ainsi, il aura à témoigner de la même fermeté sur tous les sujets, quels qu'ils soient. Je partage donc votre diagnostic. C'est pour cela que l'action que nous avons conduite l'a été dans l'esprit que j'ai indiqué.

Pour ce qui concerne le débat à l'Assemblée nationale, je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition. Je ne suis plus parlementaire et je n'exerce plus de responsabilités gouvernementales. Le principe que j'aurais tendance à défendre est qu'il n'y a pas de débat dans l'hémicycle qui soit inutile. Ces questions me paraissent suffisamment essentielles pour qu'un parlement comme celui de notre pays soit amené à en débattre. Ce sont des sujets fondamentaux, par lesquels on parviendra, dans les années qui viennent, à maintenir des activités dans des conditions de respect des droits des salariés qui soient suffisantes pour éviter leur exploitation par des acteurs dont on a mesuré le cynisme.

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Monsieur le Premier ministre, vous avez été extrêmement clair. J'ai néanmoins quelques difficultés à comprendre comment, en France, on peut laisser perdurer des pratiques illégales. Vous disiez que, face à cet état de fait, les solutions étaient de deux ordres, législatif et administratif.

Une première loi, la « loi Thévenoud », a été adoptée ; avec celle-ci, on reconnaît un état de fait car on laisse les VTC agir. En tant que citoyenne lambda, je suis surprise qu'une pratique perdure au point qu'il faille une loi pour l'empêcher. Pourquoi ne pas stopper cette pratique tout de suite ?

La « loi Thévenoud » visait à apaiser la situation, disiez-vous. Était-il prévu une quelconque indemnisation pour les chauffeurs de taxi qui ont vu la valeur de leur licence chuter parfois de moitié ? Certains se sont même suicidés. Pourquoi la « loi Thévenoud » n'a-t-elle pas envisagé une indemnisation ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

Nous n'avons pas laissé perdurer une situation illégale puisque Uber Pop a été fermé. Des actions ont été déclenchées contre Uber grâce à des signalements par des ministres aux procureurs de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale. Des tribunaux ont pris des décisions qui ont été confirmées en appel. Il n'est pas possible de dire que rien n'a été fait puisque, au contraire, toute l'action que j'ai rappelée était destinée à préciser le cadre juridique et à faire cesser l'activité lorsque ce dernier n'était pas respecté.

S'agissant de l'indemnisation des chauffeurs, la valeur de la licence avait considérablement décru en raison de l'arrivée des VTC sur le marché. La licence était l'équivalent pour les chauffeurs de taxi du fonds de commerce des commerçants, c'est-à-dire un élément de leur patrimoine en vue de la retraite. On l'a oublié mais c'était un élément déterminant. Sur le plan des principes, le fait que l'État vienne compenser avec de l'argent public des pertes de ressources résultant du non-respect des dispositions législatives et réglementaires par des acteurs privés était un sujet qui me semblait mériter débat.

Il fallait réguler l'activité des transports de personnes pour que les licences ne perdent plus de valeur, voire reconstituent leur valeur. À cet égard, ce qui a été fait avec des licences incessibles et gratuites était de nature à maintenir la valeur des licences qui avaient été acquises, et éventuellement leur revente. C'était une solution préférable à celle qui aurait vu l'État venir compenser avec l'argent public ce qui résultait de la spéculation et du non-respect de la loi par des acteurs privés, dont on connaissait les marges. Éventuellement, il me paraissait plus sensé de mettre en place un fonds d'indemnisation payé par Uber qu'un fonds d'indemnisation public.

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Monsieur le Premier ministre, je vous remercie de votre témoignage, de votre présence et de l'exhaustivité de vos réponses. Si nous avons des questions complémentaires, nous vous les ferons parvenir. Bien évidemment, n'hésitez pas à revenir vers nous si vous souhaitez apporter des précisions ou des éléments complémentaires, puisque nous poursuivons nos travaux jusqu'au mois de juillet.

La commission d'enquête entend M. Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche.

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Nous avons l'honneur d'accueillir M. Alain Vidalies, en tant qu'ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche au sein du gouvernement Valls II à partir du 26 août 2014. Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions dans cette salle que vous connaissez très bien.

Nous avons entamé en février les travaux de notre commission d'enquête sur les révélations des Uber files, l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences. Ainsi, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête poursuit deux objectifs : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; et d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France – l'ubérisation – et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.

Dans la mesure où vous avez été nommé secrétaire d'État chargé des Transports, à l'époque du conflit entre les taxis et les VTC en 2014, après l'arrivée d'Uber sur le marché français et que vous avez participé à l'élaboration des « lois Thévenoud » puis « Grandguillaume » pour résoudre ce conflit, il nous est apparu essentiel de recueillir votre témoignage.

D'une manière générale, nous souhaiterions connaître votre appréciation des révélations des Uber files et de l'implantation de la société Uber et des VTC en France. Vous avez pris connaissance des débats qui ont animé notre commission d'enquête, notamment l'équilibre à trouver entre l'accompagnement des nouveaux acteurs, la place laissée à la croissance et l'innovation et bien sûr le respect du droit, de l'ordre public et la protection d'une activité réglementée, qui était celle des taxis.

Nous venons à l'instant d'entendre le Premier ministre M. Cazeneuve qui nous a rapporté qu'il n'y avait pas eu de « deal » entre le Gouvernement et Uber au sujet de l'harmonisation des conditions d'accès à la formation et à la profession de chauffeurs de taxi et de VTC. Je souhaite avoir votre avis sur les révélations des Uber files, votre rôle à l'époque ainsi que les différents éléments que je viens de mentionner, lesquels ont fait l'objet d'une couverture médiatique conséquente.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Alain Vidalies prête serment)

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

La société Uber s'est installée en France avec la certitude que la révolution dans le transport particulier de personnes qu'elle proposait justifiait la méthode du passage en force et le risque assumé d'un conflit juridique exacerbé. Cette stratégie n'est pas spécifique à la France, elle a été répétée dans toutes les métropoles concernées.

En France, pour parvenir à ses fins, la société Uber a délibérément mis en service UberPop, un système aberrant où chaque citoyen pouvait devenir chauffeur à ses heures perdues et a utilisé le cadre juridique de la loi d'orientation des transports intérieurs (LOTI), qui permettait le recrutement de chauffeurs avec un simple permis B. Initialement, il s'agit là de la fraude massive d'Uber.

Il a été mis fin au système UberPop et le contournement de la loi par la LOTI a été rendu impossible par un dispositif législatif. Le gouvernement de l'époque a donc été confronté à un double conflit : le conflit entre les taxis et les VTC mais aussi le conflit entre les chauffeurs VTC et la société Uber. Ces deux conflits devaient être gérées, parfois en même temps.

Je rappelle que l'opinion publique et les médias étaient très favorables à Uber qui rencontrait un véritable succès chez les utilisateurs et recrutait des milliers de chauffeurs dans les banlieues, notamment en Seine-Saint-Denis. Le service public de l'emploi, que j'avais interrogé à l'époque, participait d'ailleurs à ces opérations de recrutement aux côtés d'Uber dans une période où l'objectif de l'inversion de la courbe du chômage était le sujet majeur du débat public.

Les experts économiques, dont nous savons aujourd'hui que certains ont été rémunérés par Uber, alimentaient ce succès en célébrant la victoire du nouveau monde, autrement dit celui de la dérèglementation, sur l'ancien monde ; autrement dit celui du respect du droit du travail, mais aussi des règles spécifiques, par exemple pour les chauffeurs de taxis. J'ajoute que le ministre des Transports n'avait au départ qu'une compétence limitée, puisque pour des raisons historiques, les taxis relevaient de la compétence du ministre de l'Intérieur. Bernard Cazeneuve a demandé le transfert de l'ensemble du dossier au ministère des Transports, qui était chargé des VTC.

Au sein du Gouvernement, la ligne favorable à Uber était défendue par le ministre Emmanuel Macron alors qu'avec Bernard Cazeneuve, nous avions une autre approche. Emmanuel Macron ne cachait pas ses convictions et elles nourrissaient régulièrement nos débats lors des séances de travail communes. Cependant, les positions que je défendais ont toujours reçues un arbitrage favorable du Premier ministre et le soutien de la majorité de l'Assemblée nationale. Les « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » ont apporté des réponses utiles et efficaces.

Sur le fond, ce n'est pas l'émergence des plateformes de ce modèle de réservation qui me pose un problème mais les conséquences sociales du modèle choisi, qui aboutit à la création de travailleurs précaires. Je regrette qu'à cette période, nous n'ayons pas su rappeler que le salariat était historiquement une conquête pour répondre à la précarité des tâcherons et que finalement ce soi-disant nouveau monde réinventait des recettes sociales appartenant à un monde très ancien.

La question de la présomption de salariat qu'évoque votre commission reste aujourd'hui d'actualité et je souhaite que le gouvernement français exprime une position de soutien à l'initiative européenne. En effet, le travail de votre commission met en exergue la question de la transparence des relations entre les responsables publics et les représentants d'intérêts privés.

Les propositions faites par le président Didier Migaud lors de son audition me paraissent pertinentes. Il convient probablement d'y ajouter une réponse particulière sur la traçabilité des amendements. À mon sens, les révélations des Uber files n'ont pas eu de conséquence pratique pendant la période où j'exerçais mes responsabilités ministérielles mais manifestement, elles interrogent sur la question de la transparence des pratiques gouvernementales.

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Je vous remercie. Pour revenir sur les débats de l'époque, pouvez-vous nous décrire les forces en présence au sein du Gouvernement lors de l'examen des « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » ? Le Premier ministre a évoqué la position du ministère de l'Intérieur, qui est traditionnellement proche de la protection des taxis et de l'ordre public, quand le ministre de l'Économie favorise plutôt l'innovation, la croissance et l'accompagnement des acteurs technologiques. Selon vous, ce débat a-t-il été conduit dans la transparence interministérielle, comme le Premier ministre Cazeneuve vient de nous le dire ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Sur le fond, toutes les décisions prises en interministériel ont été respectées. Sur la forme, il y a eu quelques assouplissements à la règle commune. Dans une majorité, il n'est pas normal que certains s'exonèrent des décisions collectives qui ont été prises. Les amendements Belot ou Caresche ne représentaient pas une pratique de grande qualité mais ils n'ont pas eu de conséquence. Je le répète : il n'y a jamais eu de remise en cause des décisions prises dans les réunions interministérielles auxquelles j'ai participées. D'un côté, le ministère de l'Intérieur et mon ministère soutenions la question des taxis, mais aussi la question sociale face au ministère de l'Économie, dont le point de vue était différent sur ce sujet.

Ensuite, je pense que les journalistes ont effectué une erreur d'appréciation sur la portée de l'arrêté du 2 février 2016. Celui-ci a été signé par des hauts fonctionnaires du ministère des Transports, du ministère de l'Intérieur et de la direction de la Concurrence et de la Consommation au ministère de l'Économie. J'aurais donc accepté le supposé « deal » avec Uber alors même que je n'étais pas en meilleurs termes avec la société ?

Ensuite, si ce « deal » existait avec les conséquences que vous craignez, s'est-il manifesté dans les chiffres ? Selon certains, en réduisant de 250 à sept heures la durée de formation, on aurait facilité l'accès des VTC. Si tel avait été le cas, le nombre de licences aurait connu une croissance exponentielle. Or le résultat a été exactement l'inverse. Au préalable, le marché de la formation fonctionnait au noir, sans contrôle. L'arrêté a changé radicalement le système, en faisant en sorte que le juge de paix ne soit plus la formation mais l'examen. Comment peut-on nous reprocher une forme de laxisme alors que nous avons remplacé une formation qui était suspecte pour tout le monde par un véritable examen ?

J'en veux pour preuve la réaction d'Uber, qui a été développée par Thibaud Simphal, le directeur général d'Uber France au mois de juin 2016, dans la publication L'Usine digitale. Celui-ci y indiquait, dans son interview, que « la préoccupation des gens qui nous contactent aujourd'hui, ce n'est malheureusement pas " comment je fais pour avoir une assurance accident du travail ", mais tout simplement " comment je fais pour pouvoir travailler et devenir chauffeur ? ". Aujourd'hui, des centaines d'aspirants chauffeurs sont sur listes d'attente, en raison de l'examen qui a été mis en place. Pendant trois mois, de janvier à mars, ils ont attendu, révisé. Et en avril, l'examen est enfin arrivé et le taux de réussite fut élevé (85 %). Les taxis ont râlé. En mai, pour le deuxième examen, l'administration a revu les questions, durci l'épreuve d'anglais et mis du Camus dans l'épreuve de français. Le taux de réussite est tombé à 25 %, et la liste d'attente s'allonge (…). Soyons clairs, j'adore La Peste d'Albert Camus, et tant mieux si beaucoup de gens le lisent. Mais est-ce vraiment une compétence indispensable pour conduire ? »

Il n'est donc pas possible de continuer à penser que l'arrêté faisait preuve de laxisme.

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Cet arrêté a effectivement bénéficié d'une importante couverture médiatique. Vous indiquez bien qu'il n'a pas fait l'objet d'un « deal » avec Uber. En outre, il n'est même pas favorable à Uber.

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Exactement. Uber a réagi contre le contenu de cet arrêté, qui comportait des épreuves de sécurité routière, de langue et de conduite. Dans le détail, ce sont même deux arrêtés qui ont été pris successivement

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Quel est le bilan de l'action des pouvoirs publics en 2017 ? Nous avons entendu le lanceur d'alerte Mark MacGann, qui a indiqué que les lois successives ont été perçues comme une douche froide par Uber. À l'inverse, les représentants de G7 estimaient qu'un bon équilibre avait été trouvé. Quel regard portez-vous sur l'équilibre entre, d'une part, l'innovation et l'accompagnement de nouveaux acteurs et, d'autre part, la protection sociale, le droit et la régulation à la fin de l'année 2017 ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Si l'on prend un peu de distance avec ces situations de crise, on peut considérer que le problème aurait pu trouver d'autres solutions. D'un côté, il y avait une profession réglementée, qui de surcroît avait acquis une valeur patrimoniale le jour où Charles Pasqua avait décidé que l'on pouvait vendre les licences de taxi. De l'autre, on voyait émerger un service apprécié par la population, par rapport à un service de taxis qui n'était pas totalement satisfaisant avant l'arrivée des VTC.

Pour ma part, je n'étais pas intellectuellement opposé ni à une fusion des professions, ni à la question des indemnisations. Quand les professions d'avoués et d'avocats ont été fusionnées au niveau des tribunaux de grande instance dans les années 1970 et des cours d'appel plus récemment, une indemnisation des propriétaires de leur charge avait été mise en place. Pour moi, il n'était pas question de financer cette indemnisation par des fonds publics mais il aurait été possible d'agir autrement pour alimenter un fonds d'indemnisation. Cependant, les chauffeurs de taxi préféraient conserver leur système.

La régulation actuelle me semble assez pertinente, à condition que les règles soient respectées. La question porte désormais plus sur les moyens de contrôle. Tout le monde sait aujourd'hui que le travail clandestin, notamment lors de la captation d'une partie de la clientèle touristique qui arrive à l'aéroport de Roissy, ne fait pas honneur à la France. Du point de vue de l'État, un renforcement marqué des contrôles sur de telles pratiques constituerait une amélioration notable de la situation. De la même manière, il est nécessaire de faire respecter les règles en matière d'occupation du domaine public, qui distingue les taxis des VTC. Globalement, même si je pense que les décrets d'application de la « loi Grandguillaume » ont tardé à être publiés lors du changement de majorité, le cadre législatif et réglementaire est aujourd'hui cohérent.

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Je vous remercie des déclarations que vous avez pu effectuer à l'issue des révélations sur les Uber files, qui montrent à quel point vous avez été scandalisé par le lobbying agressif d'Uber. Vous avez également témoigné de votre refus que ce lobbying ait pu peser sur le fonctionnement démocratique.

Ensuite, le terme de « deal » n'a pas été inventé par les journalistes. Il a été évoqué en premier lieu par Emmanuel Macron, qui a parlé d'un « deal » entre Uber et lui-même, c'est-à-dire l'arrêt d'UberPop en échange d'un allégement de la réglementation. Uber a conduit une bataille depuis le début, en voulant imposer un état de fait face à l'État de droit. Ils ont même théorisé la stratégie de la « pyramide de merde » pour s'attaquer à la réglementation existante et imposer une dérégulation du secteur.

Pour revenir à ce qui nous concerne, vous estimez que le résultat n'est pas le « cadeau » d'un passage de 250 à sept heures de formation, mais plutôt la mise en place d'un véritable examen exigeant. Ne pouvons-nous pas en déduire qu'Emmanuel Macron avait peut-être l'intention d'opérer ce « deal » avec les dirigeants d'Uber mais qu'il n'avait pas réussi à y parvenir complètement ? En tant que ministre des Transports, avez-vous eu à l'époque des désaccords avec le contenu de ce que le ministre de l'Économie négociait en matière de formation ?

Des membres de votre cabinet ont-ils été en contact avec leurs homologues du cabinet d'Emmanuel Macron pour orienter le dossier dans telle ou telle direction avant la publication de cet arrêté ? Dans les révélations des Uber files, le nom de monsieur Lacresse, membre du cabinet d'Emmanuel Macron à l'époque, revient à plusieurs reprises comme un interlocuteur privilégié pour les dirigeants d'Uber. A-t-il joué un rôle dans le portage des intérêts d'Uber par la suite ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu un « deal » entre Emmanuel Macron et Uber. En revanche, un tel « deal » n'est pas intervenu entre le Gouvernement et Uber. Je n'ai eu aucun contact avec Emmanuel Macron sur la question de la formation ni non plus personne de mon cabinet, à ma connaissance. Lorsque le dossier m'a été transféré, nous avons été particulièrement attentifs au contenu de l'examen, dont l'encadrement est resté au niveau des administrations et de mon ministère. Je n'ai eu aucun contact avec Uber, ni avec Emmanuel Macron à ce sujet.

J'ajoute que le dispositif Uber était assez sophistiqué, notamment à travers sa filiale Hinter, qui venait compléter le système. Cette filiale à 100 % d'Uber était chargée de faire travailler les chauffeurs VTC dans la période comprise entre l'obtention de leur agrément et leur inscription, soit un intervalle de quatre à cinq mois. Pendant cette période, Uber les faisait travailler pour leur compte, avec une autorisation VTC appartenant à Uber. Cette filiale, qui n'avait aucun salarié, prenait un pourcentage sur l'activité des chauffeurs de VTC et avait dégagé 500 000 euros de bénéfices chaque année. Un article de Mediapart l'avait révélé à cette époque.

Ensuite, je tiens à répondre sur le départ de Grégoire Kopp de mon cabinet. Il était mon chargé de communication au ministère des Transports, après avoir exercé les mêmes fonctions lorsque j'étais ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement. Avocat, diplômé de Sciences Po et de droit européen, il exerçait des fonctions de conseiller juridique au sein de l'association UFC Que Choisir lorsque je suis devenu ministre. Passionné de technologie, il a été pendant deux ans un bon conseiller et m'a accompagné lorsque j'ai été nommé au ministère des Transports.

Il ne participait pas aux décisions politiques sur le fond mais faisait bien son travail de communicant. Un jour, il est venu me dire qu'il allait partir et a lâché le mot Uber. Nos relations se sont arrêtées là. Il a travaillé deux ans chez Uber, avant d'aller chez OVH comme conseiller du président et a été un temps chargé de la communication à l'Olympique de Marseille. À l'heure actuelle, il me semble qu'il travaille dans son propre cabinet.

Lorsque je lui ai demandé comment Uber l'avait contacté, il m'a répondu qu'un cabinet de chasseur de tête était venu le chercher. La commission de déontologie a donné un avis favorable et il a respecté scrupuleusement l'interdiction qui lui était faite d'avoir des contacts avec le ministère des Transports pendant trois ans.

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Il n'a donc eu aucun contact ni avec vous, ni avec votre cabinet pendant la période où il a travaillé pour Uber, n'est-ce pas ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Exactement, à ma connaissance. Il a été « réglo ».

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Avant de rejoindre Uber, avait-t-il travaillé sur les dossiers concernant les VTC ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Il abordait tous les sujets traités par mon cabinet mais dans la limite des compétences d'un chargé de communication : il ne participait pas aux réunions techniques et politiques de mon cabinet. Il en est parti assez tôt, en juin 2015. Évidemment, il avait connaissance de ce que je faisais mais il n'a pas eu de contact avec Uber au titre de mon cabinet avant son départ.

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Interrogé par la presse, après les Uber files, sur Emmanuel Macron, vous avez tenu les propos suivants : « Je savais qu'il était favorable à Uber, ça correspondait à son état d'esprit, à sa défense de la start-up nation . J'avoue que j'ignorais que ça avait l'ampleur révélée aujourd'hui. Que ça se traduise par ce lobbying ou par un mouvement permanent d'influence institutionnelle au service d'une entreprise internationale qui a comme principale règle de n'en respecter aucune, je dois dire que même moi, je tombe des nues. »

Vous avez donc indiqué que vous n'aviez pas conscience à l'époque de l'ampleur de ce lobbying (vous parlez même de « connivence »), qui a été découvert à la faveur des révélations des Uber files. Vous avez ajouté que le lobbying n'a pas gagné dans le domaine de la formation. Néanmoins, dans cette même interview, vous avez ajouté les éléments suivants : « Je savais qu'il y avait une initiative d'Uber derrière et j'ai toujours été en première ligne pour les faire retoquer mais les textes de ces amendements étaient ensuite repris dans des arrêtés, des décrets, voire en essayant d'influencer des services administratifs. Donc c'était un combat pratiquement de tous les jours qu'Emmanuel Macron a mené ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Les positions d'Emmanuel Macron étaient bien connues. Nous nous sommes d'ailleurs affrontés sur d'autres sujets, dont la privatisation d'Aéroports de Paris (ADP). Mais le Président de la République a arbitré en défaveur de la vente du capital d'ADP proposé par Emmanuel Macron, à laquelle je m'étais fortement opposé dans une note argumentée que j'avais adressée au Président et au Premier ministre.

Les relations étaient donc franches. Je connaissais les convictions mais j'ignorais les connivences. Même si j'estime qu'elles n'ont pas eu de conséquence, je les ai découvertes à la lecture des révélations. C'est la raison pour laquelle je pense qu'il faut renforcer les dispositifs sur la transparence, notamment des activités gouvernementales.

Quiconque a exercé des responsabilités de ce type sait bien que les rencontres entre les responsables publics et les responsables d'entreprise sont souhaitables pour le bon fonctionnement de la Nation. Au ministère des Transports, on reçoit de nombreux responsables d'entreprise, parfois pour sauver telle ou telle implantation. Par exemple, il vous est demandé de commander des trains pour ne pas fermer l'usine d'Alstom à Belfort ou telle autre usine en Alsace.

Cependant, les citoyens ne doivent jamais avoir le sentiment que ces rencontres puissent se dérouler de manière opaque. En revanche, la traçabilité des amendements me semble plus compliquée. Je ne pense pas que l'on puisse obliger un député qui dépose un amendement de préciser sa provenance. J'ai été rapporteur d'un certain nombre de projets de loi pendant vingt-cinq ans à l'Assemblée nationale, notamment dans les domaines du droit du travail et du droit de la famille. La pratique est toujours la même : on rencontre de nombreux interlocuteurs.

Dans le domaine du droit du travail, on reçoit par exemple les syndicats et le patronat. Ils proposent des amendements et c'était déjà le cas en 1988, lorsque j'ai été élu député pour la première fois. Pourquoi faudrait-il que l'amendement porte le nom de tel syndicat ou de telle organisation, dont la proposition rejoint les préoccupations du député qui le présente ? En revanche, je propose que ceux qui effectuent des propositions d'amendement les rendent publiques, notamment sur le site de l'Assemblée. Ensuite, chacun pourra voir ce qui a été repris et ce qui ne l'a pas été.

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Pendant cette période, par conviction idéologique et, selon certains, par fascination pour la personnalité particulière de Travis Kalanick, Emmanuel Macron disposait de liens extrêmement puissants avec le lobby d'Uber, dans l'opacité la plus totale. M. Bernard Cazeneuve, à l'époque ministre de l'Intérieur, nous a indiqué que les arbitrages ministériels étaient défavorables à Emmanuel Macron et Uber. Néanmoins, le contexte idéologique était fortement favorable à Uber, dont la communication a été très agressive (études d'économistes dont les conclusions figuraient dans le bon de commande, articles non signés mais permettant de vanter le modèle Uber) afin d'opposer les « modernes » aux « archaïques ».

Les « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » n'ont pas été appliquées à l'époque. La plateforme a utilisé Uber Pop pour développer Uber, qui a été un moment hors-la-loi. J'en veux pour preuves les décisions de justice ou prudhommales sur le travail dissimulé ou les problèmes liés à la fiscalité : Uber ne paye pas ses impôts en France et fait payer la TVA par ses chauffeurs sans en assumer la responsabilité. Dix ans plus tard, cet opérateur continue son « braquage » des lois de la République. Même si nous ne sommes plus aujourd'hui dans le même contexte, dans la mesure où de nombreux citoyens ont pris conscience du modèle Uber, les lois ne sont toujours pas appliquées. Avec le recul dont nous disposons aujourd'hui, ne pensez-vous pas qu'à l'époque, le poids idéologique a pesé sur la capacité des pouvoirs publics à faire respecter l'État de droit ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

À l'époque, le ministre Emmanuel Macron avait la volonté de remettre en cause ce qu'il appelait « l'économie de la rente », notamment à travers la « loi Croissance ». Par exemple, la création des bus Macron était une bonne idée en matière de complémentarité sociale et d'aménagement du territoire. Je l'ai soutenue.

En revanche, dans le domaine des VTC, le véritable problème porte sur le statut des chauffeurs. S'il y a une victoire d'Uber, elle est sur ce terrain-là. Cependant, la directive européenne effectuera peut-être le travail que nous n'avons pas, à tort, accompli à l'époque. Il faut néanmoins rappeler que la période était plus qu'intense sur le plan domestique, en raison notamment des attentats.

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La grande victoire d'Uber et de son modèle a donc été d'imposer la possibilité de contourner totalement le droit du travail. Le contexte culturel, juridique et politique a changé, puisque les décisions de justice aboutissent quasiment toutes aujourd'hui à une requalification en salariat. La position de la France sur la proposition de directive ne fait pas l'objet d'un débat au Parlement. Qu'en pensez-vous ? Je rappelle que cette position consiste, d'une part, à faire en sorte que les pays qui ont instauré un dialogue social puisse se voir exemptés d'appliquer la loi et, d'autre part, à augmenter le nombre de critères entraînant une présomption de salariat. La connivence n'atteint-elle pas aujourd'hui un stade supérieur ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

En la matière, on peut plus parler de conviction que de connivence. La position de la France dans la négociation est regrettable, dans la mesure où nous sommes là confrontés à la question du choix de la société que nous voulons. La « loi Novelli » partait d'une bonne idée mais la dérégulation générale et la remise en cause du salariat représentent un enjeu majeur. Je suis favorable à une évolution de la position de la France, de manière transparente. Jusqu'à présent, le statut intermédiaire a émergé par des dispositions législatives successives.

Or la position de la France compte en Europe : ce que dit la France à Bruxelles peut être déterminant pour l'évolution du vivre-ensemble en Europe, particulièrement à un an des élections européennes. J'espère vraiment que la France sera au rendez-vous.

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Lors de son audition, M. Thomas Thévenoud nous a dit qu'il avait ressenti un lobbying intense de tous les acteurs, VTC et taxis. Lorsque nous avons entendu M. Nicolas Rousselet, celui-ci nous a indiqué qu'il avait été en lien avec les principaux décideurs publics, auxquels il avait accès personnellement. Avez-vous eu le sentiment que les opérateurs de taxi disposaient également d'un accès facilité aux principaux dirigeants de l'époque ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

La franchise m'oblige à répondre par l'affirmative. Les opérateurs de taxi effectuaient des démarches auprès des responsables politiques. Pour préparer cette audition, j'ai repris mes agendas de l'époque. J'ai tenu de nombreuses réunions, auxquelles j'ai convié l'ensemble des intervenants. Au cours de ces auditions, je me suis d'ailleurs rendu compte qu'Uber n'avait aucune culture des rapports avec les autorités publiques ou du dialogue social. J'ai ainsi été témoin d'un incident notable, après une rencontre entre les chauffeurs de VTC et Uber. La personne qui négociait pour Uber a envoyé un courriel le soir même, considérant qu'on lui avait mal parlé et que les propositions qui lui avait été faites étaient inadmissibles. Cela témoignait d'une absence totale de culture en matière de négociation sociale. Deux mondes se confrontaient.

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Vous avez indiqué que la question de l'indemnisation des chauffeurs de taxis pouvait se poser mais que, de votre point de vue, il n'était pas cohérent de le faire avec des fonds publics. Ne pensez-vous pas que l'utilisation de fonds publics était légitime, puisqu'une décision publique a diminué le coût des licences et a imposé une situation qui dépossédait les licences de leur valeur patrimoniale ? De plus, vous avez souligné que les consommateurs étaient satisfaits des services proposés par Uber.

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Les deux solutions étaient possibles mais, dans la mesure où cette question concernait un secteur particulier et que d'autres priorités budgétaires existaient par ailleurs, je n'étais pas très enthousiaste à l'idée d'une telle indemnisation. En outre, je rappelle qu'un précédent avait eu lieu : les avoués avaient été indemnisés par une taxe spéciale sur les frais de justice, laquelle alimentait un fonds spécifique. J'ai proposé de créer un fonds adossé à la Caisse des dépôts et de créer une taxe de quelques centimes sur les courses, qui aurait alimenté pendant quelques années ledit fonds mais cette proposition n'a connu qu'un succès d'estime.

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Puis-je vous demander pourquoi ? Je rappelle qu'avant même l'arrivée des VTC, la commission Attali avait nourri ce débat. De son côté, Mark MacGann nous a fait part de ses regrets de n'avoir pas saisi la main tendue par Emmanuel Macron, lequel proposait à Uber de mettre en place à l'époque un fonds de compensation. De votre côté, vous aviez proposé une taxe. Pourquoi n'avons-nous pas pu aboutir à une solution dans ce domaine ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

Si cette solution avait dû être mise en œuvre, il aurait fallu qu'elle intervienne dans un climat apaisé. Or la manière dont Uber s'est comporté vis-à-vis des pouvoirs publics a engendré une situation conflictuelle permanente. Ensuite, même lorsque j'ai suggéré la proposition que je viens d'évoquer, la décision des chauffeurs de taxi de ne pas y répondre favorablement était compréhensible, compte tenu de la question patrimoniale, que je n'avais pas totalement prise en compte. Or celle-ci était essentielle pour eux.

Le dernier incident majeur suscité par Uber est intervenu lorsque la chambre des métiers et de l'artisanat a été choisie pour organiser les examens. Les parlementaires et le Président de la République ont reçu une lettre enflammée de la part des plateformes, à l'initiative d'Uber, qui criaient au scandale, considérant que les taxis avaient la main mise pour organiser les examens des VTC. Je ne comprenais pas ce déferlement, dans la mesure où les chambres des métiers et de l'artisanat organisent déjà des concours de cuisiniers ou de plâtriers par exemple. Elles me semblaient donc légitimes pour organiser les concours concernant les chauffeurs de VTC.

J'ignorais que cette réaction était liée au fait que M. Alain Griset, le président de la chambre nationale des métiers et de l'artisanat était lui-même chauffeur de taxi. Il est devenu ensuite ministre sous Emmanuel Macron. C'était donc lui qui était l'objet de la vindicte d'Uber, dont la réaction était totalement déraisonnable et outrancière. Cette bataille contre les chambres de métiers a fait l'objet d'un amendement inspiré par Uber à l'Assemblée et au Sénat et même d'une espèce de limitation du pouvoir législatif dans un projet d'acte réglementaire. En effet, quand le décret d'application est arrivé au Conseil d'État, le haut fonctionnaire qui nous représentait dans la préparation du texte m'a fait savoir que le rapporteur du Conseil d'État voulait limiter la compétence à dix-huit mois. Cela ne s'est naturellement pas fait. Cet épisode témoigne néanmoins du climat de l'époque et de l'énervement, le mot est faible, d'Uber sur cette question.

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Auparavant, Uber contrôlait tout, puisque ses filiales étaient en charge de la formation. Tout était organisé pour mettre en place un système parallèle. Uber pouvait s'inquiéter que les taxis fonctionnent comme eux et redoutait que la présence d'un chauffeur de taxi à la chambre de métiers entraîne une logique d'écosystème parallèle et illégal équivalent à celle du modèle Uber. Uber avait la volonté déterminée de tout court-circuiter.

De fait, l'État manque toujours à ses obligations pour faire respecter le code du travail, les obligations sociales de l'employeur et la fiscalité. Le modèle de l'ubérisation s'est développé dans d'autres secteurs, sans avoir été particulièrement inquiété. Certes, des décisions de justice commencent à voir le jour mais les derniers chiffres sur les créations d'entreprises attestent que celles-ci sont en majorité le fait de microentreprises : chacun crée son propre statut précaire d'autoentrepreneur.

Le mythe du plein emploi à travers cette voie-là est donc en train de s'effondrer face aux chiffres et à la réalité. Mais le modèle capitaliste d'Uber, qui consiste à se passer du code du travail et à échapper à la solidarité nationale fiscale, s'est en réalité bien étendu. Pensez-vous que si le gouvernement actuel y adhère, le gouvernement de votre époque a été pris de court par l'accélération du développement de ce modèle ?

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Alain Vidalies, ancien secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche

À l'époque, le phénomène était seulement naissant mais nous avions conscience que la situation pouvait s'aggraver. Simultanément, le dispositif permettant de créer les entreprises mérite d'être soutenu. Je ne suis pas opposé à ce qui devait être initialement le statut d'autoentrepreneur. Le problème concerne en réalité le détournement général ou généralisé dans des professions. Par exemple, l'existence de moniteurs d'auto-école autoentrepreneurs me paraît assez stupéfiante.

Il faut garder ce qui peut être un objectif partagé sur la création d'entreprise, avec l'utilisation de ce statut pour des gens qui veulent expérimenter une idée ou s'adonner à leur passion. En revanche, il n'est pas acceptable que les pouvoirs publics assistent en spectateur à un démembrement général du code du travail. En effet, le coût général pour la société en termes de perte de cotisations, de situations sociales à compenser par d'autres politiques et de cohésion se pose. Depuis toujours, je suis très dubitatif sur cette évolution.

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Les derniers points que vous venez d'évoquer concernent à part entière le périmètre de notre commission d'enquête. Nous devrons rendre des recommandations et des conclusions sur cet aspect, y compris concernant les débats en cours sur la directive européenne. Nous serons ainsi conduits à entendre différents ministres du gouvernement actuel.

Je vous remercie de votre disponibilité et de vos réponses. Nous vous transmettrons peut-être des demandes complémentaires. De votre côté, n'hésitez pas à nous faire parvenir des compléments de réponse et des réflexions supplémentaires. Dans l'immédiat, je vous souhaite une excellente journée, Monsieur le ministre.

La séance s'achève à douze heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Benjamin Haddad, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl